Harmonies poétiques et religieuses/éd. 1860/L’Abbaye de Vallombreuse/Commentaire

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Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 349-352).
COMMENTAIRE

DE LA DOUZIÈME HARMONIE



Il y avait dans ce temps-là à Florence un Français, ancien proscrit de Toulon, que l’incendie de sa patrie et la crainte de l’échafaud révolutionnaire avaient jeté tout enfant avec sa famille en Toscane. C’était un homme d’une beauté noble et calme, une pensée douce incarnée dans une forme mâle et gracieuse à la fois. Ses yeux bleus et ses cheveux blonds, déjà légèrement teints de neige, rappelaient l’homme du Nord. Sa taille était élevée, ses membres souples, son costume soigné, quoique simple et révélant presque la gêne. Son accent était timbré, sonore, argentin, comme ces mots de métal dont la langue toscane est composée. Il n’avait jamais revu sa patrie depuis 1793.

Lorsque la restauration des Bourbons fut accomplie, on lui fit une petite pension d’émigré, dont il vécut. Il avait mangé jusque-là le pain de l’exil, que le Dante trouvait si amer. Quelques petits secours du gouvernement toscan lui étaient venus en aide. À l’époque où je le connus, il avait environ cinquante ans ; mais l’apparence était d’un homme de trente. La candeur de l’âme conserve le corps. Son esprit était d’un enfant.

Le marquis de la Maisonfort l’avait attaché en qualité de chancelier à la légation de France. Après la mort du marquis de la Maisonfort, je l’élevai de quelques degrés dans la hiérarchie ; il avait tous les détails de l’ambassade. Nous ne tardâmes pas à nous lier d’une véritable amitié : il était botaniste, j’étais poëte ; nous nous touchions de près par cette nature qu’il étudiait et que je chantais, mais que nous aimions d’une même passion tous les deux. Il connaissait Florence bien mieux qu’un Florentin, car il n’avait pas eu autre chose à faire, pendant les trente plus belles années de sa vie, qu’à étudier cette ville de l’art. Il n’y avait pas dans la ville et dans les campagnes environnantes un site, une villa historique, un couvent, une chapelle, une statue, un tableau, qu’il n’eût visité, noté, enregistré. C’était le cicerone du siècle des Médicis, de Boccace et de Dante. Jusqu’à Alfieri et à Nicolini, il savait tout ; il était pour moi l’histoire vivante. La poussière de ces siècles et de ces galeries m’entrait ainsi par tous les pores. Il jouissait de me communiquer son patriotisme artistique pour Florence et pour les Toscans.

C’est avec lui que je visitai Vallombreuse, abbaye monumentale, grande Chartreuse de l’Italie, bâtie au sommet des Apennins, derrière un rempart de rochers, de précipices, de torrents, et de noires forêts de sapins. Cependant la beauté du ciel italien et la douceur du climat laissent à ce séjour de l’ascétisme abrité du monde un caractère habitable et même délicieux : c’est la retraite, ce n’est pas la torture des sens ; c’est la solitude, et ce n’est pas la mort. Des façades majestueuses, des portiques retentissants, des corridors hauts, larges, sonores, pavés de marbre ; des chapelles tapissées de bronze et d’or ; des appartements décents pour les étrangers ; des cellules recueillies, mais à grandes ouvertures et à grands horizons sur le ciel et sur les montagnes, pour les moines ; des pelouses peuplées de génisses et de chèvres blanches ; des colonnades végétales d’arbres à la verdure permanente ; des eaux dormantes ou jaillissantes dans les jardins ; des souffles doux et harmonieux des deux mers, qui viennent se rencontrer et se fondre sur ces hauteurs intermédiaires entre l’Adriatique et la Méditerranée, font de Vallombreuse une habitation d’ermites que le monde peut leur envier. Aussi tous les grands poëtes et tous les grands artistes de l’Italie y sont-ils venus tour à tour chercher un asile temporaire contre les misères, contre les désespoirs ou contre les proscriptions dont la vie des hommes mémorables est presque toujours travaillée. On y montre la cellule de Boccace, celle de Dante, celle de Michel-Ange, celles des différents proscrits des maisons rivales qui se disputèrent la liberté ou la tyrannie pendant les luttes des républiques du moyen âge.

Grâce au nom de M. Antoir et à sa familiarité avec les moines, qui reconnaissaient en lui un visiteur de tous les étés, nous fûmes bien reçus à Vallombreuse ; on nous donna une gracieuse hospitalité : une cellule au midi, un pain savoureux, le miel et le beurre des montagnes, le poisson des viviers, et surtout les sentiers libres de ces solitudes. Ces journées passées avec la mémoire de tant de grands hommes malheureux, au-dessus de l’horizon des agitations terrestres, en compagnie d’un homme né philosophe, dans la confidence de ces arbres, de ces murs, de ces eaux, de ces déserts bourdonnants de végétation, de source, de vol d’insectes, de rayons et d’ombres, me laissèrent une longue et forte impression de recueillement et de rafraîchissement dans l’âme. Je m’en suis souvenu en écrivant, dix ans après, les sites de Valneige, dans le petit poëme de Jocelyn ; la figure de M. Antoir se retrouve aussi dans celle de ce pauvre prêtre.

Nous redescendîmes en laissant là-haut des regrets. Les moines, sachant par mon compagnon que j’étais un poëte français, me prièrent d’écrire mon nom sur leur registre d’étrangers : j’y écrivis ces vers.

La solitude à deux ouvre l’âme. M. Antoir avait un secret dans sa vie. Le secret de tout Italien, c’est un amour. Il aimait depuis vingt ans une Florentine de la bourgeoisie, sans fortune comme lui. Ainsi que tous les soupirants de ce pays de la constance, où le sentiment se change en culte, il portait chaque matin un bouquet de fleurs à la fenêtre grillée de la maison qu’habitait sa Béatrice. Il passait toutes les soirées avec elle et avec ses sœurs, en famille, et les conduisait à la promenade dans ces beaux bois routés qui bordent l’Arno. Ils s’étaient interdit le mariage, de peur de laisser après eux des enfants dénués de biens et de patrie. Leur amour n’était qu’une amitié passionnée, une habitude douce, une résignation à deux dans la douleur. La pureté de ce sentiment en avait conservé la fraîcheur : ils se voyaient toujours à vingt ans.

Quelques années après, je fus assez heureux pour fixer le sort d’Antoir et pour le rassurer sur son avenir. Il épousa celle qu’il aimait. Je fus le témoin de son bonheur tardif. Il acheta une petite maison et un petit jardin sur la poétique colline de Fiesole, le Tibur de Florence. Il y transporta ses herbiers, ses tableaux, ses recueils de dessins des grands maîtres florentins, qu’il avait amassés pendant quarante ans avec une patience et une ponctualité de cénobite. Il y cultiva ses légumes et ses fleurs, content de peu, dans le sein de la nature, de l’amour, de la prière. La solitude à deux était sa vocation ; il l’avait atteinte à la fin. Sa nature était trop timide, trop délicate, trop facile à froisser, pour supporter le rude contact des événements, des choses, des hommes. On sentait en lui l’exilé condamné à baisser le front et à chercher en vain sa place, dès son enfance, parmi les étrangers ; dépaysé partout, et portant sa seule patrie dans son cœur.

Dieu le laissa jouir quelques années de son bonheur et de son jardin de Fiesole ; puis il mourut, laissant un souvenir doux à tout le monde. Sa femme m’écrivit pour me dire l’adieu qu’il m’avait adressé par elle en partant, et pour me renvoyer ces vers. Si je revois jamais les collines de Fiesole, que j’ai si souvent montées avec lui en récitant des vers de Dante, en écoutant les aventures de Bianca Capella, j’irai chercher son nom sous quelque dalle du campo santo de ce village, et m’entretenir de lui avec celle qu’il a tant aimée.