Hartmann (E. de). — La religion de l’avenir

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E. de Hartmann. La Religion de l’avenir, trad. de l’allemand. (Biblioth. de philos. contemp. Paris, Germer-Baillière, 1876).

Tandis que l’Allemagne protestante, à la suite du gouvernement prussien, s’engage presque tout entière dans une lutte suprême contre le catholicisme romain, le protestantisme, à son tour, se voit menacé par des adversaires aussi redoutables, quoique moins nombreux. Le Culturkampf, le combat pour la civilisation, lequel n’est qu’une forme supérieure de la lutte universelle pour l’existence, ne semble pas moins dirigé, au-delà du Rhin, contre l’avenir du protestantisme libéral que contre celui de la foi catholique.

Le vieux Strauss, le chef illustre de l’école de Tubingue, terminait sa carrière, il y a quelques années à peine, par une évolution inattendue de son genre novateur qui n’a pas porté au sein du protestantisme, un trouble moins grand, que l’ouvrage capital par lequel le même auteur signalait ses débuts en 1835, la Vie de Jésus. À cette question, audacieusement posée : les protestants libéraux sont-ils encore chrétiens ? le livre de l’Ancienne et de la nouvelle foi (der alte und der neue Glaube. Leipzig, 1872), répondait sans hésiter par la négative, et concluait à la nécessité d’une foi nouvelle, fondée sur le culte de la nature, de la matière éternelle, sur la glorification d’une sorte de naturalisme à la Lucrèce.

Voici qu’un autre combattant, moins ancien dans les luttes de la libre pensée et de la foi chrétienne, mais dont le renom a devancé les années et dont l’ouvrage capital, la Philosophie de l’inconscient, vient en quelques années d’atteindre à sa septième édition ; voici que le plus célèbre des représentants actuels du panthéisme allemand, M. Édouard de Hartmann, entre à son tour dans la lice ; et, avec la franchise parfois brutale de son libre génie, rassemble et résume dans une sorte de réquisitoire, d’un bout à l’autre animé par une dialectique passionnée et soutenu par un savoir étendu, les arguments qui condamnent à l’impuissance les tentatives religieuses des protestants libéraux. M. de Hartmann ne recommence pas la tâche que M. Draper s’est proposée et a remplie avec tant de succès dans son livre sur les Conflits de la science et de la religion (chez Germer-Baillière, 3e édit. 1875). Tandis que M. Draper étudie surtout les conflits de la religion du syllabus et ceux de la science moderne, M. de Hartmann s’attache à démontrer l’opposition irréconciliable de la pensée moderne et du christianisme, sous quelque forme qu’il se présente. Considérant la démonstration comme faite en ce qui regarde, non-seulement le catholicisme romain, mais même le protestantisme orthodoxe, il s’applique surtout, comme Strauss, à mettre en lumière l’antagonisme profond du protestantisme libéral et de l’esprit du siècle.

Cette vigoureuse attaque, qui a ranimé les passions allumées déjà par le dernier livre de Strauss, a provoqué de nombreuses ripostes. Bornons-nous à signaler celle de l’auteur des Lettres de Janus et de l’Histoire des Jésuites, le professeur de théologie catholique de l’Université de Munich, M. Johannes Huber. Le public français ne saurait demeurer indifférent à ce débat. La cause, à laquelle de généreux et savants esprits, les Reuss, les Colani, les Michel Nicolas, les Réville, les Pressensé, les Bosc, les Athanase Coquerel, ont depuis nombre d’années, consacré tout l’effort de leurs prédications et de leurs écrits, se trouve directement menacée par la polémique de M. de Hartmann. Il faut relire, comme nous l’avons fait nous-mêmes, les opuscules, si modestes par leurs dimensions, mais si pleins d’éloquence émue, de savoir solide, et de bonne foi communicative, qui ont été publiés de 1865 à 1869 par MM. Bosc, Coquerel et Réville[1], depuis la récente évolution de l’idée protestante, si l’on veut juger avec quelque compétence l’argumentation de M. de Hartmann. Notre tâche n’est pas de prononcer ici entre les deux parties ; il nous suffit d’avoir indiqué au lecteur les sources principales d’information, auxquelles il pourra puiser.

M. de Hartmann intitule son livre « la Décomposition du christianisme et La religion de l’avenir » (Die Selbstzersetzung des Christenthums und die Religion der Zukunft) : c’est que son dessein est autant d’établir la nécessité et la possibilité d’une religion nouvelle, que de démontrer la décadence et l’impuissance irrémédiable de la foi chrétienne. Là est, à vrai dire, l’inspiration originale de son livre, et ce qui distingue sa tentative de l’œuvre plus ancienne et non moins radicale de Ludwig Feuerbach (das Wesen des Christenthums, 1841). Mais cela ressortira de l’analyse de l’opuscule de M. de Hartmann.

Après avoir, dans le premier chapitre, établi la nécessité d’une religion, mais d’une religion qui ne soit pas hostile au développement de la culture moderne, et affirmé comme une vérité indiscutable que le catholicisme ne répond pas à cette exigence, l’auteur se demande quelle peut être la mission historique du protestantisme. Ce n’est pas de reprendre l’œuvre du catholicisme, ni d’essayer d’adapter le christianisme aux besoins nouveaux de la société. Le rôle véritable du protestantisme est d’entretenir et de discipliner l’esprit de libre examen, et de préparer l’avénement d’une religion nouvelle. Les protestants orthodoxes ont eu tort de croire qu’après avoir ébranlé le principe d’autorité, ils pourraient conserver et maintenir un credo ; et qu’il leur suffirait pour cela de remplacer la foi à l’église romaine par la foi à l’église primitive. En appelant les fidèles à l’interprétation individuelle des Écritures, ils ouvraient un libre champ à la diversité infinie des opinions, et mettaient en péril l’unité de la foi. Luther le pressentait déjà, et exprimait ses craintes à ce sujet dans une lettre curieuse, que cite l’auteur. Le protestantisme ne se fait pas moins illusion, s’il croit pouvoir concilier le christianisme avec la culture moderne. Le catholicisme, plus logique, s’est toujours gardé d’entreprendre une œuvre aussi chimérique. N’a-t-il pas récemment, dans le syllabus, déclaré bravement la guerre et lancé l’anathème à la culture moderne.

C’est qu’en effet il y a incompatibilité absolue entre le christianisme et la science. Les exigences de l’esprit scientifique sont entièrement étrangères à l’esprit religieux, qui se complaît dans l’incompréhensible, dans la contradiction, qui considère le besoin de la démonstration comme la marque d’une foi hésitante, et craint de voir s’éteindre sous le souffle glacé de l’abstraction la chaleur de la vie extérieure. « La religion, en tant qu’elle est un sentiment sûr de lui-même et que ne trouble aucun scrupule scientifique, a la capacité de digérer, sans en être incommodée, ce qu’il y a de plus coriace en fait de contradictions. Certum quia impossibile, » dit Tertullien.

La nécessité inexorable de « se chercher un protecteur » pour se défendre contre l’hostilité du monde a pu seule décider la religion à unir de temps en temps ses destinées à celles de la science. C’est de cette union forcée qu’est née la théologie. Mais la théologie n’est faite que pour répondre à des besoins d’apologétique, et nullement pour satisfaire la curiosité ou les exigences de l’esprit scientifique : l’histoire du protestantisme, comme celle du catholicisme, le prouvent par d’irrécusables témoignages. En résumé, la religion ne s’associe à la science que dans l’espoir qu’un christianisme « paré des plumes de la culture moderne sera plus acceptable aux enfants du siècle. »

La religion chrétienne n’est pas moins hostile à l’art, qui vit surtout du culte de la nature, tandis que l’idéal du chrétien est, au contraire, le détachement, le mépris de la vie. Mais l’argumentation de l’auteur est ici trop brève pour paraître concluante.

M. de Hartmann insiste davantage sur l’opposition de la métaphysique et de la morale chrétienne avec les conceptions correspondantes du génie moderne. Nous rencontrons ici les affirmations capitales du livre, celles sur lesquelles l’auteur revient le plus complaisamment. « La conscience moderne s’insurge contre l’anthropomorphisme inséparable du théisme chrétien comme de tout théisme. » Elle ne veut plus accepter qu’un « Dieu immanent ou le Dieu des lois éternelles de la raison. » Au concept d’un Dieu personnel, séparé du monde et le gouvernant du dehors, au Dieu transcendant du christianisme qui agit sur le monde par des miracles, l’esprit moderne oppose invinciblement l’idée d’un Dieu immanent qui régit l’univers par des lois immuables ; et, pour sauver les droits menacés de la science, il n’hésiterait pas à faire appel au scepticisme et même à l’athéisme. Les conséquences pratiques, qui découlent du théisme chrétien, sont encore plus antipathiques à la conscience moderne que ses conséquences théoriques. En face de la volonté toute-puissante d’un Dieu personnel, la volonté humaine se sent asservie, anéantie, et perd son autonomie morale. Le devoir n’est plus un ordre qu’elle se donne à elle-même, mais le commandement d’une volonté étrangère et supérieure. Tandis que, depuis Kant, la moralité et l’autonomie de la personne humaine sont, pour la conscience moderne, deux termes identiques, le théisme chrétien affirme, au contraire, qu’ils sont contradictoires.

Au triple point de vue de la science, de l’art, de la moralité, le christianisme est donc l’ennemi de la culture moderne. La guerre d’extermination que se livrent l’État et l’Église, en Allemagne, n’est pas autre chose, au fond, que celle de l’esprit moderne et de l’esprit chrétien. Et cela est tellement vrai que les orthodoxes protestants prennent parti contre l’État, témoignant ainsi, à leur insu, que les intérêts du christianisme sont solidaires de ceux du catholicisme. « Un avantage remporté par l’utramontanisme serait suivi instantanément d’une victoire des tendances orthodoxes ou évangéliques au sein du protestantisme ; le triomphe de l’État sur le catholicisme balaierait ces microscopiques adversaires comme en soufflant on nettoie un vieux bouquin. »

À la lumière de ces considérations générales, nous pouvons entreprendre l’examen historique et l’appréciation critique des diverses tentatives faites par l’exégèse protestante pour accommoder la doctrine chrétienne aux exigences de la culture moderne.

Le protestantisme n’a rompu avec l’interprétation catholique de la foi chrétienne qu’avec le dessein d’en ressaisir la forme primitive dans toute sa pureté. Luther croit retrouver ce véritable christianisme dans l’Évangile de saint Paul. Mais la doctrine paulinienne « n’a absolument rien de commun avec celle de Jésus. » D’ailleurs, le Christ de saint Paul, qui sauve le monde par sa mort des suites du péché originel et de la damnation éternelle, est un défi jeté à la raison et à la conscience de l’homme moderne. On a donc été obligé d’abandonner la doctrine paulino-augustino-luthérienne, et de chercher dans le Nouveau-Testament une autre base pour édifier ce « christianisme moderne », qui doit assurer la conciliation de la religion et du siècle.

Schleiermacher, et, après lui, Schelling, entreprirent de substituer l’évangile de saint Jean à celui de saint Paul. Ils avaient été frappés, avec raison, de la profondeur et de la beauté philosophiques des idées développées par le premier. Mais, moins encore que celle de St. Paul, la doctrine de saint Jean n’est l’expression authentique des idées de Jésus. Et puis elle fait violence, à son tour, à la pensée moderne par son dualisme manichéen qui oppose les enfants de Dieu et ceux du diable, condamnant ces derniers à la damnation éternelle, et surtout par l’affirmation, non moins décidée que chez saint Paul, de la divinité et de la fonction médiatrice de Jésus-Christ.

Le protestantisme libéral dut se résigner à une nouvelle évolution. Oubliant ou supprimant tout le développement ultérieur de l’idée chrétienne, il entreprit de revenir à la doctrine primitive et authentique, à la pure doctrine de Jésus. Mais la vraie doctrine de Jésus, si l’on écarte tous les éléments suspects dont la fausse sentimentalité ou la philosophie humanitaire de certains historiens l’ont enrichie, ne nous découvre en lui qu’un Juif, nourri des enseignements du Talmud, imbu des idées de sa race, et en partageant la foi profonde dans l’avénement social du règne de Dieu, dans la destruction prochaine du monde et la réalisation des promesses messianiques. « Rien n’était plus loin de la pensée de Jésus… que d’être le fondateur d’une nouvelle religion. À l’instar des anciens prophètes, il ne voulait enseigner absolument que le pur judaïsme, publiant en plus que l’accomplissement des promesses nationales de la religion judaïque était proche, se présentant comme le messie attendu, » étendant enfin du peuple juif à l’humanité entière les promesses de la rédemption. Mais Jésus (et le protestantisme libéral n’hésite pas à l’admettre) ne s’est jamais donné pour Dieu. Il ne se regarda d’abord que comme un prophète élu de Dieu, et finit plus tard par se considérer comme le Messie attendu. La pensée moderne ne peut pas plus partager les illusions de Jésus sur son rôle messianique, que sa foi dans la destruction prochaine du monde.

Quant aux autres enseignements de Jésus, ils consistent « en paraboles et en sentences, qui, attendu que Jésus acceptait simplement la métaphysique de la théologie juive, ne disent rien, pour ainsi dire, en fait de métaphysique et n’apportent rien de nouveau en morale. » La morale, en effet, s’y réduit aux préceptes mosaïques de l’amour de Dieu et du prochain, qui ne sont même pas suffisamment distingués des maximes de la morale utilitaire et de cette règle de la sagesse vulgaire : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qui te fût fait. C’est saint Jean, le premier qui a fait de l’amour le principe suprême de la morale, et qui l’a saisi dans son sens profond. « L’erreur fondamentale des adhérents du christianisme est double : elle consiste à croire qu’il faut chercher la valeur historique de Jésus dans sa doctrine plutôt que dans son influence personnelle sur son entourage ; ensuite que Jésus doit être considéré comme le fondateur de la religion chrétienne universelle. » Mais qu’on se demande ce qui resterait du christianisme, si l’on en retranchait tout ce que Jean et Paul y ont ajouté. À peine un fonds de croyances originales suffisant pour constituer une secte juive.

En réalité, ce que veulent les protestants libéraux en invoquant « le christianisme de Christ, c’est envoyer leurs propres idées dans le monde, c’est-à-dire envoyer les idées de la culture moderne naviguer sous pavillon chrétien. »

Le protestantisme libéral, au fond, n’est pas chrétien. « Il ne cherche qu’à profiter du respect pour la Bible, qui survit chez le peuple à la ruine de la foi dans la révélation. » Mais c’est un jeu peu honorable, « un tour d’escamotage, » « un truc, » « une pure jonglerie. » Sans doute on n’a pas le droit de suspecter la sincérité des personnes, on ne peut que condamner leur illusion, et s’efforcer de la dissiper. Les protestants libéraux ont déjà une vague conscience de la fausseté de leur position : ils se sentent mal à l’aise en face de leurs adversaires. De là leur indignation contre l’indiscrète question et la brutale franchise de Strauss. Ils sont condamnés, en effet, à être plus intolérants que les protestants orthodoxes, par cela seul que leurs affirmations sont plus embarrassées que celles de ces derniers. Et ces hésitations ne leur permettent d’exercer qu’une influence médiocre sur les masses dont la foi robuste s’accommode mal des réserves et des distinctions subtiles.

Si le protestantisme libéral n’est pas véritablement chrétien, a-t-il, au moins, le droit de s’appeler une religion ? « L’homme qui porte en soi des conceptions métaphysiques, telles que sa sensibilité en est affectée d’une manière positive, a de la religion. » C’est par la métaphysique, quelle qu’elle soit, c’est-à-dire par des conceptions générales sur l’origine, l’essence et la fin des choses, que sont inspirés et vivifiés dans chaque religion les pratiques du culte et les préceptes de la morale. Le mystère n’est pas moins essentiel à la religion que la métaphysique. « Une métaphysique sans mystère n’aurait aucune action sur le sentiment religieux. »

Demandons-nous maintenant quelle est la métaphysique du protestantisme. Il évite d’en parler, ayant bien conscience de tout ce qui lui manque sous ce rapport. D’ailleurs, s’il veut être chrétien, il est obligé d’admettre la personnalité de Dieu, la liberté, l’immortalité de l’âme ; et par suite, « si son théisme est sérieux, il est en dehors de la ligne du développement philosophique des dernières années. » Or le déisme antérieur à Kant ne saurait plus se faire accepter de la conscience moderne. « La vieille conception théiste du monde est devenue incompatible avec la conscience moderne, qui n’a plus de choix qu’entre le naturalisme matérialiste à la Strauss, et le monisme ou le panthéisme spiritualiste. » — Le mystère, avons-nous dit, fait partie de l’essence de la religion ; « mais le mystère se trouve aussi peu dans le théisme que dans le matérialisme. » Est-ce la prière qui fournira l’aliment nécessaire au besoin religieux du mystère ? Mais elle n’est plus, pour le protestant libéral, qu’une illusion « dont on a soi-même conscience, mais que cependant il est bon de pratiquer à cause de ses heureux effets psychologiques ; quelque chose comme le juron énergique par lequel un portefaix s’excite lui-même à de nouveaux efforts. »

Le protestantisme libéral n’ayant pas de métaphysique est très-embarrassé pour démontrer sa morale : car sans métaphysique, point de morale. Il cherche volontiers à s’autoriser de l’exemple de Kant ; mais, « si l’on y regarde de près, la raison pratique de ce philosophe a un caractère très-métaphysique par le fait de son universalité. » L’éthique demande le détachement, l’oubli de soi-même. Le théisme, au contraire, confirme l’individu « dans l’illusion de la substantialité, et le provoque à renouveler la révolte de Prométhée contre le créateur, qui l’a créé sans lui en demander la permission. » Le prédicateur protestant se tire de la difficulté en invoquant d’ordinaire l’amour, comme principe moral : mais comment faire reposer la morale sur le fonds essentiellement individuel et mobile du sentiment ?

En résumé, ni la vérité métaphysique, ni le mystère, ni la certitude morale, toutes ces conditions essentielles de la religion, ne se rencontrent dans la doctrine du protestantisme libéral. Un dernier et non moins important élément de la vie religieuse lui fait complétement défaut : je veux dire l’étonnement douloureux de l’âme devant le redoutable problème du mal, le dégoût d’un monde où la souffrance et le péché prédominent, le sentiment pessimiste enfin. C’est ce sentiment qui a donné partout naissance à la religion, et en particulier au christianisme. Le protestantisme, avec sa conception optimiste de la réalité, tarit la source la plus profonde des émotions religieuses.

Dans les deux derniers chapitres du livre, M. de Hartmann insiste sur la nécessité et la possibilité d’un renouvellement religieux. Loin de lui la pensée de vouloir fonder la religion de l’avenir : il se borne à interroger l’histoire du développement de l’idée religieuse et l’état présent de la conscience humaine sur les conditions essentielles de cette religion nouvelle, qu’il appelle et qu’il prévoit. Elle devra représenter la synthèse du génie de l’Orient et de celui de l’Occident, concilier le monothéisme sémitique et le panthéisme aryen. Mais surtout, elle réunira tous les éléments que nous avons énumérés précédemment et qui constituent l’essence même de la religion.

Le monisme ou le panthéisme pessimiste, paraît seul à M. de Hartmann satisfaire à toutes ces conditions. « Le panthéisme, disait Henri Heine, est « la religion latente de l’Allemagne ; » il contient aussi les germes d’où sortira la religion de l’avenir. Seul, il enseigne une métaphysique, qui fait au mystère sa part, sans méconnaître les droits imprescriptibles de la science ; seul il permet de fonder une morale autonome et par suite vraiment désintéressée ; seul enfin il porte en lui ce détachement, ce dégoût de la vie, qui inspire le sentiment religieux. Lui aussi, comme le christianisme, promet la rédemption du péché et de la souffrance par l’anéantissement du monde actuel, mais sans tromper l’homme par l’espoir décevant d’un monde meilleur, et sans lui permettre de compter, pour atteindre cette délivrance, que sur l’effort collectif et désintéressé de toutes les volontés individuelles, se sacrifiant au salut de l’humanité et du monde.

C’est dans les derniers chapitres de la Philosophie de l’Inconscient, qu’il faut chercher le complément des brèves indications de l’auteur. On y verra comment M. de Hartmann conçoit que pourra être satisfaite, dans la suite des siècles, l’aspiration suprême au Nirvana, que le panthéisme pessimiste doit développer et rendre toute puissante dans la conscience humaine ; comment toutes les volontés raisonnables sont appelées à préparer par un travail incessant et à réaliser dans une conspiration finale l’anéantissement de l’univers et de la vie à l’aide des puissances destructrices que la science de la nature aura mises à leur disposition. Cette apocalypse du monisme pessimiste n’est certes pas la partie la moins étrange d’une métaphysique, qui ne ménage pas au lecteur français les sujets d’étonnement et même de scandale. Mais nous n’avons ici qu’à signaler ces curieuses et étranges conclusions pratiques d’une philosophie qui, par tant d’autres côtés, nous fait admirer l’originalité, la profondeur, la fécondité de ses principes.

Tel est, en résumé, le livre de M. de Hartmann. Les idées justes et neuves y abondent ; la pensée est toujours nette et décidée, l’expression vive et ingénieuse, même dans sa crudité. On y peut regretter seulement que les jugements soient trop pressés et trop concis, et les affirmations souvent plus fréquentes que les preuves. Ce livre suppose des lecteurs capables de suppléer à l’absence des unes et d’entendre la concision des autres : c’est qu’il est surtout une œuvre de polémique, une sorte de pamphlet, qui s’adresse à un public versé dans les controverses religieuses. Il nous offre, en tout cas, comme l’a très-bien dit M. Maurice Vernes (Revue littéraire du 20 mars 1875), un très-curieux spécimen de l’état présent de la conscience religieuse en Allemagne. Et cela seul suffirait à le recommander comme un document historique de la plus haute valeur à tous ceux qui ont suivi avec l’intérêt qu’elle mérite, par le caractère des hommes et le talent des œuvres qu’elle a suscités, l’évolution religieuse accomplie au sein du protestantisme français dans ces dernières années.

La traduction que nous annonçons à nos lecteurs, nous paraît de tout point d’une exactitude scrupuleuse. Nous n’aurions qu’à lui reprocher en quelques endroits une fidélité trop littérale (ainsi p. 158 et 170), et l’emploi de termes trop germaniques (ainsi p. 97 « fausseté subjective » et p. 157 « anthropopathisation » ). Mais nous nous bornons à indiquer au traducteur ces taches légères, persuadés qu’il les fera aisément disparaître dans une prochaine édition.

X.

  1. Histoire du dogme de la divinité de Jésus-Christ, par Réville, 1869, dans la Bibliothèque de philosophie contemporaine. — Le protestantisme libéral, par M. le docteur Bosc, 1865. — Des premières transformations historiques du christianisme, par Athanase Coquerel fils, 1866.