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Hasse et la Faustina

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Hasse et la Faustina
HASSE ET LA FAUSTINA.





Il y a long-temps qu’il existe des relations historiques entre l’Allemagne et l’Italie. Malgré la barrière des Alpes que la nature a mise entre elles, ces deux nations, d’origine si différente et de caractère si opposé, n’ont pas cessé de se rapprocher et de se combattre tour à tour. Sans parler des Romains, qui ont franchi le Rhin du temps de César et d’Auguste, et qui ont déposé le long de ce fleuve magnifique les premiers germes de la civilisation, sans même s’arrêter à l’invasion des Barbares, qui ont mêlé, dans un désordre fécond, le génie du nord à celui de la race latine, l’empereur et le pape, ces deux moitiés de la puissance politique et spirituelle au moyen-âge, ne se sont-ils pas disputé pendant des siècles le gouvernement du monde ? La domination de l’Autriche sur la Lombardie, qui est le résultat final de cette lutte mémorable de l’empire et de la papauté, domination qui, pour le dire en passant, constate le triomphe des combinaisons politiques sur les antipathies de race et les obstacles naturels, a maintenu entre l’Allemagne et l’Italie des relations forcées qui ont eu leur influence sur les productions de l’esprit.

Venise aussi a eu des rapports constans et de toute nature avec l’Allemagne. Les villes d’Augsbourg et de Nuremberg ont été pendant long-temps les entrepôts de son commerce avec le Nord, points intermédiaires où elle faisait parvenir les richesses de l’Orient, dont elle a été la dispensatrice jusqu’à la fin du XVIe siècle. Ces relations tout extérieures en amenèrent nécessairement de plus intimes entre les esprits, et l’on peut dire que Venise a joué dans les temps modernes le rôle que la ville d’Alexandrie a joué dans l’antiquité : elle a été un confluent de doctrines diverses, un lieu prédestiné où s’est accompli le mariage mystique du Nord et du Midi, de la rêverie et du souffle panthéistique du peuple allemand avec la grâce, la lumière et la précision des Italiens. Qui ne connaît les rapports nombreux qui existent entre l’école flamande et l’école vénitienne? N’est-ce pas à Venise qu’Antonello de Messine est venu divulguer le secret de la peinture à l’huile que lui avait communiqué Jean de Bruges? et ne sait-on pas que le plus grand peintre de l’Allemagne, Albert Durer, a trouvé à Venise une hospitalité généreuse, et dans Jean Belin un protecteur et un ami? Dans l’histoire de la musique, la relation des deux écoles est encore plus féconde en résultats curieux. C’est un Belge, par exemple, Adrien Willaert, qui, nommé organiste de la chapelle ducale de Saint-Marc en 1527, y a posé les bases d’un enseignement scientifique de la composition, et c’est un élève de l’école de Venise, Henri Schütz, qui fut le premier directeur de la chapelle de l’électeur de Saxe George Ier, dont il organisa la musique; c’est lui aussi qui a fait représenter à Dresde le premier opéra qu’on y ait entendu, la Daphné de Rinuccini, traduite en allemand par le poète Opitz et que Schütz mit en musique en 1627, pour célébrer le mariage de la sœur de l’électeur de Saxe avec le landgrave de Hesse.

Non-seulement les opéras et les virtuoses italiens régnèrent sur tous les théâtres princiers de l’Allemagne depuis le commencement du XVIIe jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, mais la musique même du culte protestant a subi l’influence du goût ultramontain, qui était alors le goût prépondérant dans toute l’Europe. Luther, en se séparant de l’unité catholique, avait conservé dans son église les plus belles mélodies du plain-chant grégorien, qu’il fit arranger en choral à trois et quatre parties d’une harmonie très simple. Le choral, expression contenue et pieuse des sentimens de tous les fidèles réunis, était la seule forme musicale admise par le culte protestant, lorsqu’un groupe de compositeurs, qui tenaient à l’école vénitienne par une tradition directe, introduisirent dans l’église réformée du nord de l’Allemagne les monodies, c’est-à-dire les airs, les récitatifs et toutes les fantaisies vocales du style dramatique que Monteverde venait d’inaugurer à Venise. Les musiciens hardis qui opérèrent cette révolution dont l’histoire a gardé le souvenir sont Jean Eccard, élève d’Orland de Lassus; Stobäeus, élève de Jean Eccard; Henri Albert, Michel Praetorius et Henri Schütz, que nous avons déjà nommé, tous grands admirateurs du génie italien et surtout de l’école de Venise, dont ils étaient pour ainsi dire les disciples. Cette influence de l’Italie sur le génie allemand, cette attraction puissante et sympathique que Venise a exercée pendant si long-temps sur les plus illustres compositeurs du pays de Gluck et de Mozart, se révèle d’une manière toute charmante dans l’alliance longue et prospère du compositeur Hasse avec la Faustina.

Qui n’a entendu prononcer ces deux noms, qui ont été dans toutes les bouches pendant la première moitié du XVIIIe siècle, et qui ont rempli l’Europe du bruit de leur renommée? Dans ce moment surtout, lorsque l’Allemagne semble vouloir rompre tous les liens qui la rattachent à l’école italienne, lorsqu’un groupe d’esprits faux et aventureux, tels que MM. Richard Wagner et Listz, s’efforcent de créer une école impossible, qui serait la négation de toutes les lois sanctionnées par le temps et par les chefs-d’œuvre qu’elles ont enfantés, il nous a paru utile de faire une excursion dans le passé, de raconter la vie d’un compositeur et d’une cantatrice illustres qui ont été l’expression d’une période brillante de l’histoire de la musique dramatique en Allemagne. Aussi bien on a publié depuis quelque temps au-delà du Rhin plusieurs livres intéressans, qui touchent par quelques points au sujet que nous voudrions traiter. Nous signalerons entre autres une fort bonne histoire de l’art dramatique en Allemagne, par Edouard Devrient[1], qui nous a fourni plus d’un renseignement curieux sur la création des premiers théâtres lyriques dans la patrie de Gluck, de Mozart et de Weber.

Jean-Adolphe Hasse est né à Bergdorf, petite ville dans les environs de Hambourg, le 25 mars 1699. Fils d’un pauvre organiste qui était à la fois maître d’école, il reçut de son père les premières notions de l’art qui devait illustrer son nom, puis il alla continuer ses études dans la grande ville anséatique qui était alors le centre d’un remarquable mouvement musical. D’heureuses dispositions, une physionomie agréable et une très belle voix de ténor le firent remarquer d’un poète influent, Ulrich Kœnig, qui le recommanda au directeur de l’opéra de Hambourg, au célèbre Keiser, homme de génie qu’on peut considérer comme le premier compositeur qui ait essayé d’écrire de la musique dramatique d’après des paroles allemandes. C’est en qualité de virtuose que Hasse débuta, en 1718, au théâtre de Hambourg dans les opéras de Keiser, dont les conseils ont eu la plus grande influence sur le développement de ses facultés. Les succès qu’il obtint d’abord dans cette carrière difficile, et quelques morceaux de sa composition qui annonçaient du talent, lui valurent bientôt une nouvelle recommandation de Kœnig. Ce poète adressa le jeune Hasse à la petite cour de Brunswick, où il arriva en 1722. Il parut d’abord comme chanteur sur le théâtre de cette résidence, où il fit représenter un an après, en 1723, son premier opéra, Antigonus, qui eut un très grand succès et qui lui valut la protection du prince. Cet opéra, qui, vraisemblablement, ne renfermait qu’un ou deux morceaux agréables plus ou moins développés, laissait aussi apercevoir tout ce qui manquait encore à l’instruction du jeune compositeur. Le duc de Brunswick se décida donc à envoyer Hasse en Italie pour y perfectionner ses études musicales. C’est en 1724 que Hasse quitta sa patrie pour aller dans le beau pays de la lumière et de la mélodie, le rêve d’or de tous les poètes, de tous les artistes allemands, la terre de promission où ils aspirent dès l’enfance. Il arriva à Naples et se mit d’abord sous la discipline de Porpora, dont le caractère et les conseils n’eurent point de prise sur son esprit. Comme Hasse était un très habile claveciniste pour son temps, il était fort recherché par la belle société, où il eut occasion de se faire entendre du vieux Alexandre Scarlati, qui le prit en amitié et lui voua une affection toute paternelle. Quarante-cinq ans plus tard, en 1769, le jeune Mozart touchera aussi du clavecin dans un conservatoire de Naples, devant un grand maître de cette école féconde, Jomelli, dont il excitera l’admiration. Aidé des conseils et de la protection de Scarlatti, Hasse eut le bonheur de rencontrer un riche marchand qui lui demanda une sérénade à deux voix pour une fête de famille, sérénade qui fut ensuite chantée en public par le célèbre Farinelli et la Tosi, cantatrice éminente. Le succès de cette première production fut si grand à Naples, que le jeune et caro Sassone, comme l’appelaient déjà les belles dames, reçut l’ordre de composer pour le grand théâtre royal un opéra, Sésostrate, qui fut représenté dans le mois de mai 1726, et dont le succès répandit le nom du jeune maître dans toute l’Italie.

En 1727, Hasse se rendit à Venise, où l’appelaient son bon génie et l’éclat dont jouissait alors cette ville unique dans les annales du monde. Il avait vingt-huit ans, il était dans la force de l’âge et dans ce premier épanouissement de la célébrité qui accroît à l’infini les illusions de la jeunesse. Hasse fut accueilli avec une grande distinction par la haute aristocratie vénitienne, qui l’admit dans ses palais et dans ses casini. Applaudi au théâtre, applaudi à l’église et recherché dans le monde dont il charmait les loisirs par sa belle voix de ténor et son talent sur le clavecin, Hasse fut bientôt le maestro à la mode que les dames couronnaient de fleurs, que les petits abbés di qualità poursuivaient de leurs sonnets, et que les gondoliers accompagnaient de leurs bruyantes acclamations : E viva il caro Sassone ! Il fut nommé professeur à l’une des quatre scuole de Venise, celle degl’ Incurabili, pour laquelle il composa un Miserere à quatre voix avec accompagnement d’instrumens à cordes, morceau resté célèbre, et dont le père Martini, qui s’y connaissait, a fait le plus grand éloge. Après un court voyage à Naples en 1728, où Hasse se rendit pour y faire représenter un nouvel opéra, Attalo, re de Betinia, qui confirma ses premiers succès, il revint à Venise, où devait s’accomplir un des plus grands événemens de sa vie.

Il y avait alors dans cette ville d’enchantemens une femme jeune, belle, d’un esprit magique, une de ces reines de l’art et de la fantaisie comme l’Italie seule en sait produire. Née à Venise, d’une famille honorable, on ne sait trop quel jour ni dans quel mois de la première année du XVIIIe siècle, Faustina Bordoni fut destinée dès son jeune âge à la carrière dramatique. Intelligente, vive et pleine d’ambition, elle étudia avec ardeur les principes de la musique sous Francesco Gasparini, qui avait été le maître de Marcello et le directeur du conservatoire della Pietâ. Les rares dispositions de la Faustina, les charmes de sa personne et les magnificences de son bel organe fixèrent l’attention du grand Benedetto Marcello, l’auteur des admirables psaumes que tout le monde connaît. Il eut occasion de rencontrer la jeune Faustina chez son amie Isabella Renier Lombria, qui tenait dans son salon des conversazioni très recherchées des hommes à la mode. Marcello attira la Faustina dans son palais, qui était situé sur le Grand-Canal, et dont il avait fait aussi une sorte d’académie où se rendait tout ce qu’il y avait à Venise de poètes et de musiciens célèbres.

Marcello était un grand seigneur dont l’illustration historique était rehaussée par une vaste érudition, par un esprit mordant et plein de malice, par un noble caractère et un génie de premier ordre. Cultivant la poésie, la littérature et surtout la musique en amateur, il se plaisait à encourager la jeunesse studieuse de sa bourse et de ses conseils. Il donna des leçons à la charmante Faustina, il lui apprit à bien respirer, à poser la voix, et à dire le récitatif, qui était, selon Marcello et les meilleurs maîtres du commencement du XVIIIe siècle, la partie la plus importante de l’art de chanter. Il travaillait alors à ses psaumes, dont le texte avait été traduit en vers italiens par son ami Girolamo Justiniani, un autre grand seigneur de Venise qui ne se contentait pas non plus des avantages qu’il tenait de la naissance. La Faustina fit ses premiers débuts à Venise, à l’âge de seize ans, dans Ariodante, opéra d’un compositeur obscur, Polarolo. Devant ce peuple d’artistes qui savait concilier le sérieux de la politique avec les folles distractions d’une vie de plaisir, les soucis du commerçant avec les fantaisies d’un gentilhomme, son succès fut éclatant. Néanmoins, soit que la Faustina fût mécontente d’elle-même, soit plutôt que son illustre maître Benedetto Marcello lui eût fait comprendre tout ce qui lui manquait encore pour atteindre le but que sans doute il avait assigné à son ambition, elle disparut tout à coup de la carrière et passa quelque temps dans la retraite à méditer, à étudier les parties les plus difficiles du bel art d’enchanter les hommes. Elle reparut sur la scène en 1717; plus sûre d’elle-même, son triomphe fut complet et ne rencontra plus que des cœurs soumis. Faustina fut bientôt appelée à Florence, où elle excita des transports d’enthousiasme dont il nous reste un témoignage irrécusable : c’est une médaille qu’on fit frapper en son honneur. Naples voulut aussi admirer une si charmante divinité. La Faustina débuta dans cette grande ville en 1722 dans un opéra de Léo, Bajaset, et son succès y fut aussi complet qu’à Venise et à Florence. Sa réputation déjà grande ayant franchi les limites de l’Italie, Faustina fut engagée au théâtre de Vienne pour la somme de 15,000 florins par an. C’est à la fin de l’année 1724 qu’elle parut à la cour de l’empereur Charles VI, le père de Marie-Thérèse, le compétiteur de Louis XIV à la succession d’Espagne et le plus grand mélomane de l’Europe. Non-seulement Charles VI aimait beaucoup la musique, mais il touchait fort bien du clavecin et composait lui-même des opéras qu’il faisait exécuter par les membres de sa propre famille et par les plus grands personnages de sa cour. A la naissance de l’un de ses enfans, il fit représenter un drame lyrique de sa composition, dont les paroles étaient du poète vénitien Apostolo Zeno, qui en parle dans sa correspondance. L’empereur tenait le clavecin, l’orchestre était composé des premiers dignitaires de la monarchie, et l’archiduchesse Marie-Thérèse dansait et chantait sur la scène avec d’autres princes de la famille impériale. Charles VI avait pour maître de chapelle le vieux Eux, froid compositeur, mais savant contre-pointiste, dont le livre fameux, Gradus ad Parnassum, a fait l’éducation de tous les musiciens allemands de la première moitié du XVIIIe siècle. Un jour que l’empereur accompagnait à livre ouvert et sans se tromper un opéra de Fux, celui-ci, étonné de tant d’habileté, lui dit avec admiration : « Quel dommage que votre majesté ne soit pas un maître de chapelle! — Merci de votre souhait, mon cher Fux, mais je suis assez content de mon sort, » lui répondit en riant le dilettante couronné.

La cour de l’empereur Charles VI était remplie de musiciens et de virtuoses qui lui coûtaient des sommes immenses. La Faustina y fut accueillie avec distinction, et mérita bientôt les applaudissemens des connaisseurs les plus difficiles. Tous les grands seigneurs voulurent l’entendre et lui témoigner à l’envi leur admiration. Un soir qu’elle chantait chez le prince de Lichtenstein devant une nombreuse assemblée, le maître de la maison s’approcha de la belle cantatrice et lui remit une bourse contenant cent ruspi d’or de Hongrie comme témoignage de sa haute satisfaction. L’ambassadeur de France, qui était alors le duc de Richelieu, lui fit un cadeau plus considérable encore. Il paraît cependant qu’une légère opposition s’éleva contre un si magnifique talent. L’esprit germanique, qui n’a jamais eu à Vienne beaucoup de consistance, trouva quelques représentans courroucés de voir ces belles sirènes du pays de l’aurore, toutes pétries de volupté, venir accaparer les faveurs de la cour et susciter dans le cœur de la jeunesse de coupables désirs. La Faustina laissa dire ces philosophes moroses, et d’un coup de gosier elle dissipa bientôt les nuages dont on essayait d’obscurcir sa gloire et de tempérer sa toute-puissance. Elle était depuis deux ans à la cour d’Autriche, lorsque Haendel, qui voyageait pour chercher des chanteurs qui pussent le seconder dans sa lutte contre les ennemis de son génie, arriva à Vienne, entendit la Faustina, et l’engagea aussitôt pour son théâtre de Londres au prix de 2,000 livres sterling par an.

La passion des Anglais pour la musique et les virtuoses italiens remonte au XVIe siècle; elle n’a fait que s’accroître depuis la naissance de l’opéra et les progrès de l’art de chanter. Dès le commencement du XVIIIe siècle, il y avait à Londres un opéra italien qui était le rendez-vous de la haute fashion, et, comme les partis politiques qui divisent et vivifient si heureusement ce grand pays aiment à manifester sur toutes choses l’antagonisme qui les caractérise, il y eut bientôt un théâtre rival, encouragé, soutenu et fréquenté par les chefs du parti contraire. Haendel, qui, en sa qualité d’Allemand, était attaché à la maison de Hanovre, se trouvait tout naturellement le musicien de la cour, et le théâtre qu’il dirigeait, Haymarket, devenait ainsi le champ de bataille où se rendaient les partisans exclusifs des prérogatives de la couronne. Le compositeur italien Bononcini était au contraire soutenu par le fameux duc de Marlborough et par les whigs, dont il était le chef. Ces deux musiciens, d’un mérite si différent, et qui représentaient à Londres le génie de leur patrie, avaient sous leurs ordres une armée de virtuoses avec lesquels on se disputait non pas l’empire des mers, mais la palme d’une paisible victoire. Non-seulement la lutte existait entre les deux théâtres et les deux compositeurs, mais elle s’engageait encore parmi les chanteurs qui combattaient sous la même bannière.

La Faustina, qui arriva en Angleterre en 1726, y trouva la Cuzzoni, qui depuis trois ans régnait sur les cœurs des trois royaumes, et qui ne se laissa pas enlever sa conquête sans la défendre unguibus et rostro. Ces deux femmes célèbres s’étaient déjà mesurées à Venise en 1717, en chantant ensemble dans un opéra de Gasparini, Lamano, — et, bien qu’elles eussent chacune des qualités différentes qui se complétaient en formant un heureux contraste, mises en face l’une de l’autre, excitées par un public qui s’amusait de leur rivalité, elles se livrèrent un combat mémorable, qui partagea la haute société en deux camps ennemis. C’est la première de ces grandes luttes entre des cantatrices célèbres dont l’Angleterre a été le théâtre depuis le commencement du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours. La Cuzzoni et la Faustina, la Banti et la Marra, la Billington et la Grassini, la Pasta et la Malibran, se sont tour à tour mesurées sur le même champ de bataille, devant un public aussi cruel pour les vaincus que l’étaient les Romains aux combats du cirque.

Faustina trouvait, il faut le reconnaître, dans la Cuzzoni, une émule digne d’elle. Née à Parme vers 1700, Françoise Cuzzoni, qui avait appris la musique d’un maître de la ville nommé Lanza, jouissait déjà d’une grande célébrité, lorsqu’elle vint à Londres en 1723. C’était une femme d’une beauté admirable dont la voix de soprano, étendue, limpide, flexible et charmante, avait été qualifiée de voix angélique pour la douceur de son timbre et pour l’égalité parfaite de ses différens registres qui s’emboîtaient les uns dans les autres sans la moindre aspérité. Pendant trois ans, elle fut l’idole du public anglais et l’objet des plus incroyables adulations. Capricieuse, irritable, fière de ses talens, de sa beauté et de ses succès, la Cuzzoni n’était rien moins que facile à gouverner, et il fallut que le grand maître dont elle chantait la musique et qui n’était pas d’humeur à se laisser manquer de respect, la mît souvent à la raison. Haendel la menaça même un jour de la jeter par la fenêtre, menace d’autant plus redoutable qu’il était d’une force herculéenne.

C’est dans un opéra de ce grand musicien, Alessandro, que débuta la Faustina à son arrivée à Londres en 1726. La Cuzzoni et le sopraniste Senesino y avaient chacun un rôle que le maître y avait dessiné avec le plus grand soin en y faisant entrer les morceaux qui pouvaient convenir au talent de ces trois virtuoses. La Cuzzoni chanta d’abord un premier air, — Dolce amor sorise, — qui était plein de grâce, auquel succéda un air de la Faustina, — Lusinghe più care, — d’un caractère plus pénétrant et dont la mélodie franche devint bientôt populaire. Après s’être ainsi essayées chacune séparément, Clorinde et Herminie chantèrent ensemble un duo, — Plaça l’alma, — dans lequel Haendel avait ménagé avec beaucoup d’adresse l’amour-propre des deux rivales. L’effet de ce duo fut prodigieux. Au troisième acte, la Cuzzoni chanta encore : Alla sua gabbia d’oro, — qui lui valut un triomphe complet. Plus tard un dernier opéra de Haendel, Othon, où il y avait un air, —- un lampo è la speranza, — que la Cuzzoni disait à ravir, rapprocha de nouveau les deux cantatrices, et puis il fallut les séparer, car la discorde et la guerre étaient dans le camp d’Agramant. Le grand compositeur, malgré sa volonté et la rudesse de son caractère, ne put réussir à mettre d’accord ces deux notes extrêmes du clavier des passions. Leur jalousie était si grande, qu’il était impossible de les réunir dans une même maison. Il fallut que la mère d’Horace Walpole employât la ruse pour faire entendre dans la même soirée ces deux héroïnes de la mode. Pendant que la Cuzzoni chantait devant une nombreuse assemblée composée de la plus haute noblesse de l’Angleterre, lady Walpole amusait la Faustina en lui faisant admirer, dans une pièce éloignée, de belles porcelaines de la Chine. Lorsque la Cuzzoni eut fini son morceau, un domestique vint prévenir tout bas la maîtresse de la maison que le coup était fait, et la Faustina entra aussitôt dans le salon que venait de quitter sa rivale. Je crois qu’Horace Walpole a consigné le récit de cet incident dans un passage de ses écrits. Les choses allèrent si loin dans cette querelle, que le duc de Bedford, champion de la Faustina, se battit avec un prince français de la maison d’Orléans qui tenait pour la Cuzzoni et qui fut vaincu. Celle-ci dut en effet quitter l’Angleterre en laissant sa rivale maîtresse du champ de bataille. Elle se retrouvèrent encore une fois à Venise en 1730, mais chacune chantait dans un théâtre différent. La Cuzzoni retourna à Londres en 1734, puis en 1745; elle n’était plus alors que l’image effacée de sa belle jeunesse. Après avoir compliqué sa destinée en épousant un compositeur obscur, Sandoni, après avoir été mise en prison pour dettes en Hollande, cette brillante et admirable cantatrice, qui avait passé la première moitié de sa vie dans l’opulence, au milieu des plaisirs, des illusions de la gloire et de l’amour, mourut à Parme, en 1770, travaillant à fabriquer des boutons de soie pour gagner le morceau de pain de chaque jour. Y a-t-il un roman qui renferme plus de contrastes saisissans que la simple biographie de ces monstres divins qui, pour nous charmer, ont dérobé à Dieu un rayon de sa lumière et de sa grâce efficace? Hogarth, le caricaturiste anglais, dans sa vaste comédie de la Vie de Londres, a crayonné la figure de la Cuzzoni au milieu d’un cadre symbolique qui laisse deviner les inégalités maladives de son caractère.

La Faustina quitta aussi l’Angleterre en 1728, et retourna à Venise chargée de gloire et de guinées. Elle vécut dans la retraite pendant quelque temps, entourée d’adorateurs et répandant autour d’elle les libéralités d’une fée. Elle ne voulut chanter sur aucun théâtre, ayant besoin de repos, disait-elle aux impresarii, qui l’obsédaient de leurs offres d’engagement. Elle ne se fit entendre que dans quelques maisons amies et devant un petit nombre d’auditeurs choisis, parmi lesquels se trouvait toujours son maître Benedetto Marcello. Dans une réunion même où l’illustre musicien faisait entendre ses admirables psaumes qui venaient de paraître, la Faustina chanta avec un tel succès, que Marcello, dit-on, se leva précipitamment de sa chaise et embrassa son élève avec la plus vive émotion. Le psaume si connu :

I cieli immensi narrano
Di Dio la vera gloria,


lorsqu’il fut chanté pour la première fois dans le salon de Marcello, arracha les applaudissemens des gondoliers du Grand-Canal qui stationnaient sous les fenêtres, et dont les acclamations s’élevèrent au ciel comme un cri spontané de ravissement.

La Faustina était cependant importunée du bruit que faisait alors à Venise un jeune compositeur tedesco, déjà renommé pour ses talens et les agrémens de sa personne. Elle avait refusé de l’entendre par caprice et par dépit peut-être de ne l’avoir pas encore aperçu parmi les courtisans qui peuplaient sa solitude. Un jour, elle consentit à se laisser conduire dans une conversazione où devait se trouver aussi il caro Sassone. Celui-ci, très modeste dans sa contenance, était resté inaperçu dans un coin une partie de la soirée, lorsqu’on le pria de chanter un morceau de sa composition. Il se leva, s’approcha du clavecin et chanta de sa belle voix de ténor un de ces airs tendres qu’il composait si bien, puis il termina la séance en jouant avec une grande habileté je ne sais plus quelle sonate de Bach ou de Scarlati. La Faustina, qui l’avait écouté avec beaucoup d’attention et qui ne l’avait pas quitté du regard, se dit tout bas, en femme qui n’a qu’à former un désir pour le voir satisfait : Questo sarà mio sposo, et le mariage eut lieu en effet peu de temps après cette heureuse rencontre. Hasse donna à sa femme pour Morgengabe, c’est-à-dire pour cadeau de noce, un beau rôle dans le premier opéra qu’il écrivit pour elle, Dalisa, et qui fut représenté à Venise en 1730. Il composa encore pour sa belle Vénitienne un de ses meilleurs ouvrages, Artaserse, qui fut joué au théâtre de Saint-Jean-Chrysostôme avec un très grand succès; puis il accepta les propositions du roi de Pologne, qui le nomma son maître de chapelle, et il partit pour la cour de Dresde avec sa chère Faustina. Il y a tout lieu de croire qu’ils s’arrêtèrent en passant à Munich, où la Faustina se fit entendre, car un bel esprit de la cour de Bavière lui adressa un poème latin, où nous avons remarqué ces deux vers qui peignent assez fidèlement le talent de la charmante cantatrice :

Auditum recreant alii, tu sola medulas
Cordis et attenti pectoris...

Au commencement du XVIIIe siècle, l’Allemagne se dégageait à peine de l’enveloppe un peu fruste et des mœurs grossières du moyen-âge. Après un premier effort fait au XVe siècle et au début du siècle suivant pour se créer une littérature qui fût l’expression de son propre génie, l’Allemagne était retombée promptement sous l’influence de la France pour la politique, les œuvres de l’esprit et les rapports de la société civile, puis sous l’influence de l’Italie, dont la musique, les arts, les monumens, l’avaient complètement éblouie. Le règne de Louis XIV a été pour tous les princes de la confédération germanique un modèle de grandeur et de dignité royales qu’ils se sont empressés d’imiter, chacun dans la mesure de son pouvoir et de l’étendue du pays qu’il gouvernait. Toutes les résidences princières de l’Allemagne datent de cette époque, et toutes les grandes maisons de plaisance sont des miniatures de Versailles. Les qualifications données à ces palais et à ces châteaux de plaisance sont presque toutes empruntées à la langue française : c’est Mon-Séjour, Mon-Plaisir, Sans-Souci, Bel-Air, le Point du Jour, etc. Les mœurs, le faste de la cour de Louis XIV, la littérature et le théâtre français, la musique, les virtuoses et les arts de l’Italie, tels étaient les élémens dont se composait la vie des princes et des grands seigneurs de l’Allemagne au commencement du XVIIIe siècle. On ne voyait partout que mascarades, fêtes mythologiques, jeux de brelan, soupers, comédies et sérénades, et chaque prince avait à sa cour une myriade de grands dignitaires de la couronne qui rappelaient la hiérarchie de la haute domesticité de Versailles. Les princes dansaient sur le théâtre, à l’instar de Louis XIV, et, comme lui, ils avaient des maîtresses, des bâtards nombreux qu’ils établissaient aux dépens du trésor public.

C’était vraiment un spectacle curieux que la cour de tous ces petits potentats où la musique italienne et la comédie française, élémens nécessaires de tous les plaisirs, n’empêchaient pas le caractère germanique de se manifester par quelques singularités piquantes. Le duc de Mersebourg, par exemple, avait dans son palais une salle toute remplie de basses de viole, parmi lesquelles il y en avait une dont le manche touchait le plafond. On y montait par un escalier, et le duc se plaisait à faire admirer cette curiosité à tous les voyageurs. Le duc de Weimar passait son temps à fumer, à danser avec des femmes de chambre et à jouer du violon. Le prince héréditaire de Wurtemberg aimait avec la même ardeur la musique, la danse et la comédie française, et tout le monde était admis à son théâtre sans payer un sou. L’électeur palatin s’enivrait sur son grand tonneau de Heidelberg, où il dansait la sarabande avec les premières dames de sa cour aux sons des violons et du hautbois. Le plus original de tous ces princes était le margrave de Bade-Dourlach, qui a bâti le château et la ville de Carlsruhe. Il n’était servi que par des femmes de chambre, au nombre de soixante, grasses et vigoureusement constituées. Lorsque le prince allait à la promenade, ces femmes montaient à cheval, habillées en housards, et formaient ainsi un beau régiment qui lui servait de gardes-du-corps. De retour au palais, elles reprenaient les atours de leur sexe, chantaient des opéras, jouaient de toute sorte d’instrumens et faisaient le service musical de la chapelle. C’était, comme on voit, un prince économe que ce margrave de Bade, et du reste le meilleur homme du monde.

Les plus brillantes de ces cours princières de l’Allemagne étaient celles de Vienne, de Munich, et surtout la cour de Dresde, depuis que l’électeur de Saxe était devenu roi de Pologne par la grâce de son armée et de son argent. Auguste II, qui, après la mort de Sobieski, fut élu roi de ce peuple turbulent malgré les intrigues et les beaux discours latins du cardinal de polignac, ambassadeur de France, était un monarque fastueux, qui aimait la guerre, la musique, les arts et les plaisirs. Grand, fort et d’une adresse remarquable à tous les exercices corporels, chasseur intrépide et danseur élégant, se plaisant aussi

……. A conduire un char dans la carrière.


Auguste II avait beaucoup voyagé dans sa jeunesse; il avait parcouru l’Italie et visité, sous le règne de Louis XIV, la cour de France, dont l’éclat et la magnificence l’avaient frappé. Il eut des démêlés avec le roi de Suède, Charles XII, qui vint le visiter à Dresde à la tête d’une armée, et lui suscita un rival au trône de Pologne dans la personne du bon roi Stanislas. Placé ainsi dans une situation difficile entre deux voisins fort incommodes, Pierre-le-Grand et le conquérant suédois, Auguste II se consolait des revers et des soucis de la politique avec de belles cantatrices et de la bonne musique. Il a eu un grand nombre de maîtresses, et autant d’enfans naturels qu’il y a de jours dans l’année, s’il fallait s’en rapporter à la chronique galante de la cour de Saxe. Parmi ses maîtresses avouées et reconnues comme faisant partie des joyaux de la couronne, il y en eut sept, dont nous ne citerons que la comtesse de Kœnigsmark, mère du maréchal de Saxe, le plus illustre des bâtards d’Auguste II[2]. Ce roi très vert et très galant, qui avait beaucoup du diable à quatre dont parle la chanson, n’était jamais plus heureux que lorsqu’il revenait dans sa bonne ville de Dresde, qu’il embellissait chaque année et où il était adoré.

C’est à la cour de ce roi aimable et fastueux, au milieu des intrigues et des séductions de toute nature, que Hasse conduisit, en 1731, la belle Faustina. Ils étaient jeunes tous les deux encore, tous les deux étaient célèbres et maîtres reconnus dans l’art de charmer. En revenant dans sa patrie après sept ans d’absence, Hasse y retrouvait le goût et la musique de l’Italie, qu’il venait de quitter et où il avait acquis sa réputation. Il n’avait donc pas à changer de manière pour réussir à Dresde, comme il avait réussi à Naples et à Venise, car la jolie capitale de la Saxe, nous l’avons dit, était bien moins alors une ville allemande qu’une colonie lointaine, où régnaient le luxe, la sociabilité et les arts du midi de l’Europe. Les musiciens et les virtuoses les plus célèbres y apparaissaient tour à tour, et l’orchestre de l’opéra de Dresde jouissait d’une si grande réputation pendant la première moitié du XVIIIe siècle, que Rousseau, dans son Dictionnaire de musique, en a donné le plan et la composition comme un modèle qu’il propose d’imiter. Le premier opéra que Hasse écrivit pour le théâtre de Dresde fut Alessandro nell’ Indie, qui a été considéré comme l’un de ses chefs-d’œuvre. La Faustina y était admirable, et mérita les suffrages de tous les connaisseurs. Tous les opéras que le maestro a composés à la cour de Saxe pendant les trente années qu’il y a passées étaient conçus pour la plus grande gloire de la belle Vénitienne. Faustina était le modèle qui posait incessamment devant le peintre ébloui; elle était la muse qui inspirait le poète ému; elle était le démon qui troublait le sommeil de l’amant et du pauvre mari, car Hasse a été toute sa vie innamorato morto de celle qui l’avait choisi pour son époux. Y a-t-il au monde une position plus délicate que celle d’un homme qui a donné son nom et son cœur à une cantatrice à la mode? Le génie, l’esprit, la renommée, la beauté même, ne suffisent pas toujours pour vous préserver contre les caprices de la fortune. Il faut une bien grande dose de philosophie pour voir sans inquiétude la femme qu’on aime exprimer à d’autres que soi les plus vifs sentimens de l’ame. Je sais bien qu’une cantatrice n’est, après tout, qu’une comédienne qui s’inspire à froid d’une pensée qu’on lui a communiquée, et dont elle est chargée de rendre le sens avec plus ou moins de vérité; mais qui peut dire où s’arrête la fiction dans les arts et où commence l’émotion réellement éprouvée? Le paradoxe de Diderot sur le comédien est insoutenable, et Talma en a fait depuis long-temps une réfutation qui ne laisse rien à désirer. Une cantatrice d’ailleurs occupe dans les arts d’imitation un rang plus élevé que la comédienne proprement dite; elle plonge plus avant dans les sources de sa propre sensibilité, et le son qui s’échappe de sa bouche frémissante est plus qu’un artifice de vocalisation. Dans un opuscule ingénieux, où Lemontey a tracé d’une main un peu lourde la physionomie de la danseuse, de la femme peintre et de la cantatrice, il termine son parallèle par cette conclusion qui renferme moins de malice que de fine observation : « L’amour, dit-il, est l’affaire d’une danseuse, le rêve d’une artiste, et la vie d’une cantatrice[3]. »

Hasse était un trop grand artiste pour ignorer cette vérité, et il était trop amoureux de sa femme pour ne pas s’inquiéter du nombre toujours croissant d’admirateurs qui venaient se grouper chaque soir autour de cette incomparable sirène. Aussi, soit que son cœur ait manqué de courage en face du danger, soit plutôt qu’on lui eût fait comprendre qu’un voyage en Italie ferait du bien à son talent. Hasse s’éloigna de Dresde en 1733, laissant derrière lui la trop charmante Faustina, dont il emportait l’image au fond de son cœur. Il parcourut en effet l’Italie, il visita de nouveau Naples, Milan, Venise, en composant des opéras qu’on accueillait toujours avec la même faveur, mais dont le succès ne suffisait plus au bonheur de sa vie. C’est à Dresde que se trouvait l’objet de ses préoccupations, et c’est là qu’il accourait toujours plein d’espérances et d’inquiétudes. Hasse fut appelé aussi en Angleterre pour y continuer la lutte acharnée dont Londres était resté le théâtre. Lorsqu’on lui fit cette proposition, Hasse s’écria avec une modestie digne de son talent : « Est-ce que Haendel est mort? » ne pouvant croire qu’un pays qui possédait un si beau génie pût s’adresser à d’autres compositeurs. Son apparition à Londres ne fut que de courte durée. Après avoir dirigé la mise en scène de son opéra Artaserse, il quitta bien vite cette ville, où il ne pouvait jouer qu’un rôle secondaire à côté du musicien illustre dont l’Angleterre s’est approprié la gloire. A Dresde même, au centre de son autorité, Hasse eut à se défendre contre le vieux Porpora, qui avait été nommé professeur de chant de la princesse héréditaire, une archiduchesse d’Autriche. Depuis qu’ils s’étaient rencontrés à Naples en 1726, ces deux célèbres compositeurs s’étaient voué une haine cordiale que le temps n’avait pas adoucie. Porpora n’avait pu pardonner au jeune Saxon d’avoir dédaigné son enseignement pour celui de Scarlati, et Hasse avait conservé un souvenir très amer des rapports qu’il avait eus avec le vieux maître napolitain. L’accueil tout gracieux qu’on fit à Porpora, son influence sur l’esprit de la princesse héréditaire de Saxe qui chantait avec goût, excitèrent la jalousie de Hasse qui, en sa qualité de maître de chapelle, saisit la première occasion qui se présenta de jouer à son rival un tour de son métier.

Il y avait alors à Dresde une élève de Porpora, Regina Mingotti, qui est devenue une des plus célèbres cantatrices du XVIIIe siècle. Douée d’une voix magnifique et d’une intelligence plus qu’ordinaire, la jeune Mingotti était l’objet de toutes les conversations, et, à la cour aussi bien qu’à la ville, on attendait ses débuts avec la plus vive impatience. On peut s’imaginer de quelle inquiétude Hasse fut saisi quand il vit s’élever cet astre nouveau qui pouvait au moins diminuer l’éclat de la cara Faustina. En époux dévoué et en amant jaloux de la gloire de sa belle, Hasse essaya d’empêcher le succès de la débutante au moyen d’une petite malice qui a été souvent imitée depuis, et que M. Scribe a reproduite dans son joli opéra-comique le Concert à la Cour. Dans un air qu’il écrivit expressément pour la Mingotti dans l’opéra Demofoonte, il mit un accompagnement perfide qui, au milieu d’un andante appassionato, devait produire l’effet d’un tic-tac de moulin. La Mingotti aperçut le piège à la répétition générale, et, sans dire un mot à personne, elle s’étudia en secret à vaincre la ruse par l’adresse. L’air se tutti i mali miei, où devait échouer sa réputation naissante, fut un triomphe pour la jeune prima donna, qui l’a chanté depuis avec le même succès dans toutes les capitales de l’Europe.

La Faustina n’a-t-elle jamais suivi son mari dans les fréquens voyages qu’il a faits en Italie pendant les trente années qui s’écoulèrent depuis son arrivée à Dresde comme maître de chapelle du roi de Pologne? Les biographes ne sont pas d’accord sur ce fait particulier de la vie de l’aimable couple, et Rochlitz lui-même, qui a consacré à la Faustina une notice intéressante, a laissé ce point sans solution[4]. Il est certain cependant que Hasse et sa femme étaient à Venise dans l’hiver de 1739 à 1740, car le président De Brosses, qui s’y trouvait, entendit la Faustina, dont il loue le caractère et le talent en ajoutant que la voix de cette femme extraordinaire n’était plus alors d’une extrême fraîcheur.

Après la mort du roi de Pologne Auguste II, arrivée en 1733, son fils lui succéda sous le titre d’Auguste III. C’était aussi un prince fastueux, grand chasseur, grand amateur de musique italienne, qui se laissa gouverner toute sa vie par son premier ministre, le comte de Brühl. Sous ce règne débile, où les fêtes, les spectacles, les arts et les plaisirs de toute nature absorbaient l’esprit du roi et les revenus de l’état, survint la guerre de sept ans, qui bouleversa l’Allemagne et compromit l’indépendance de la Saxe. Le grand Frédéric entra deux fois à Dresde l’épée à la main, et d’abord en 1745, après la bataille de Kesselsdorf. Le vainqueur assista le soir même à l’opéra italien, où l’on donnait Arminio de Hasse. Il fut émerveillé du talent de Faustina et de l’excellent orchestre qui l’accompagnait. Pendant les neuf jours que Frédéric passa dans la capitale de la Saxe, Hasse fut appelé chaque soir auprès du roi dilettante, qui, en partant, lui témoigna sa satisfaction par le don d’une bague en diamans et en lui faisant distribuer la somme de 1,000 thalers aux musiciens de l’orchestre. Le roi de Prusse revint à Dresde d’une façon moins polie en 1760, en assiégeant la ville à coups de canon. C’est pendant ce bombardement, dont l’histoire a gardé un triste souvenir, que le pauvre Hasse vit brûler une partie de ses manuscrits qu’il avait réunis pour une édition complète de ses œuvres dont le roi de Pologne faisait les frais. Le siège de Dresde et la guerre qui l’avait amené eurent des résultats plus graves encore pour Hasse que la perte de ses manuscrits. Le roi de Pologne, éprouvant le besoin de mettre un peu d’ordre dans ses finances délabrées, délia son maître de chapelle de son serment de fidélité, et le récompensa de ses longs services passés par une forte pension. Hasse et la Faustina quittèrent donc la cour de Saxe en 1763, après la mort d’Auguste III, et se retirèrent à Vienne, où le maestro sexagénaire continua à écrire des opéras pour les fêtes de la cour impériale. En 1771, il se rendit à Milan, où il composa sa dernière œuvre, lRuggiero, pour le mariage de l’archiduc Ferdinand, et puis il se retira à Venise, où il est mort de la goutte le 16 décembre 1783, âgé de près de quatre-vingt-cinq ans.

Comme il faut qu’il y ait toujours un peu de mystère dans l’histoire des belles cantatrices, on ne sait pas au juste en quelle année la Faustina a rendu le dernier soupir. Il est certain du moins qu’elle est morte avant son mari. Trois enfans sont issus de ce couple célèbre, un fils et deux filles, qui n’avaient pas hérité de la grâce de leur mère. Hasse était grand, d’une forte complexion et doué d’une très belle figure; sur son front ample et placide que retracent tous ses portraits, on semble lire la droiture de son ame et la douceur de ses mélodies suaves. Il eut pourtant aussi des inégalités fâcheuses dans le caractère, et sa conduite avec Porpora, dont il a tourmenté la vieillesse, n’est pas à l’abri de tout reproche de jalousie. Sans doute le maître napolitain n’était pas d’un commerce très facile, et, en suscitant une rivale à la toute-puissante Faustina, il a dû blesser profondément l’affection de Hasse, qui a été toute sa vie le premier cicisbeo de sa femme. Qui sait ce que le pauvre Saxon a dû éprouver d’angoisses mortelles dans cette union où l’amour avait survécu au mariage, comme l’oiseau fabuleux s’échappe du bûcher qui devait le consumer? Il se peut que les caprices et les succès de la prima donna aient entretenu dans le cœur de l’époux la passion de l’amant, laquelle se serait évanouie dans une possession moins troublée.

L’amour croit s’il s’inquiète,
Il s’endort s’il est content;
Une bergère un peu coquette
Rend le berger plus constant.

Hasse a beaucoup écrit. Son œuvre, plus considérable que variée, se compose de cantates, d’oratorios, de messes, de quelques morceaux de musique instrumentale et de cent opéras au moins. Il a mis en musique tout le théâtre de Métastase, dont il ne s’est guère écarté, et, sur chaque pièce du poète italien, il a fait deux, trois et jusqu’à quatre partitions. C’est le système qu’ont suivi tous les compositeurs italiens du XVIIIe ’ siècle depuis Pergolèse jusqu’à Paisiello. — Mais quel est le caractère général de la musique de Hasse? quelle place occupe dans l’histoire de l’art ce célèbre compositeur, que le trop facile enthousiasme de l’Italie avait qualifié de caro e divino Sassone? C’est une question qu’il est temps d’aborder.

Jusqu’à la fin du XVIe siècle, la musique de tous les peuples de l’Europe avait un caractère à peu près uniforme. C’était comme une langue à peine formée, aux articulations indécises, qui ne pouvait exprimer que des velléités de l’ame, et qui avait beaucoup d’analogie avec cette langue latine sans saveur et sans précision que s’étaient forgée les érudits de la renaissance. C’est à partir du XVIIe siècle et de la naissance de la modulation, qui est presque contemporaine de l’emploi de la couleur à l’huile en peinture, que l’art musical acquiert successivement les propriétés d’un idiome vivant, qui lui permettront d’exprimer les émotions du cœur humain, et c’est alors aussi que les différentes nations de l’Europe commencent à posséder une musique qui leur est propre, dont on ne pourra plus méconnaître l’originalité. Après avoir subi la domination des contre-pointistes belges, ces froids grammairiens qui pendant deux cents ans ont travaillé à créer les élémens de l’art musical, l’Italie s’empare de ces formes vides de la dialectique des sons et les remplit du souffle de son génie mélodique. Elle produit alors Palestrina dans la musique religieuse et trouve le drame lyrique. Cette découverte achève en quelque sorte l’œuvre de la renaissance; l’éclat de l’art nouveau se répand dans toute l’Europe. L’Allemagne, nous l’avons déjà dit, fut une des premières à se laisser pénétrer par la civilisation nouvelle de l’Italie; elle lui emprunta ses fêtes, ses mascarades, ses musiciens et ses virtuoses, qui firent les délices des princes et des classes élevées de la société. Cet élan d’imitation fut poussé si loin, qu’on introduisit jusque dans le culte protestant, qui était pourtant le résultat d’un mouvement plus national que théologique, les airs, les récitatifs et toutes les sensualités vocales de l’Italie. Il y eut cependant des tentatives de résistance contre cet envahissement de l’art méridional, et ces velléités précoces d’émancipation méritent de nous arrêter un instant.

On a souvent remarqué que l’Allemagne se divise en deux grandes régions, aussi différentes par le climat que par la culture de l’esprit. Dans l’une, qui comprend l’Autriche, la Bavière, le Wurtemberg, le Palatinat et une moitié de la Saxe, on voit dominer les goûts, les arts et la civilisation du midi de l’Europe, qui trouvent un asile somptueux à Vienne, à Munich, à Stuttgart, Manheim et Dresde. Dans l’autre, formée de la Prusse, des villes libres et anséatiques, le génie national, moins docile à la volonté des princes, s’essaie de très bonne heure à secouer le joug de l’étranger. La différence de culture et de tendances qui distinguent ces deux parties de l’Allemagne se fait déjà remarquer à la sortie du moyen-âge et trouve sa grande expression dans le double essor du protestantisme et du catholicisme parmi les populations allemandes. Malgré l’influence du grand Frédéric, malgré sa passion exclusive pour la littérature française et son dédain pour la langue nationale, le nord de l’Allemagne et particulièrement la Prusse n’en sont pas moins restés le foyer de l’esprit germanique, dont Luther, Kant, Fichte et Hegel sont les représentans les plus élevés. La musique a suivi la marche des autres connaissances, et c’est aussi dans la partie vraiment nationale de l’Allemagne qu’ont eu lieu les premiers essais de résistance contre l’ascendant de l’opéra et du génie italiens.

Les chefs de la réaction germanique eurent, pour la faire triompher, à lutter contre les sympathies mêmes de l’Allemagne. Il s’y était formé, on l’a vu, toute une famille de compositeurs qui s’inspiraient des maîtres de la renaissance. Trois grands musiciens dominent cette époque : Palestrina, le sublime restaurateur du style religieux et le chef de l’école romaine; Roland de Lassus, né à Mons en 1520, qui vécut long-temps à la cour de Bavière, où il est mort en 1595, un an après Palestrina, et Jean Gabrielli, chef de l’école de Venise, où il était organiste de l’église Saint-Marc de 1585 à 1612. Ces trois hommes, qui se ressemblent par l’uniformité des procédés, se distinguent aussi par des nuances assez vives. C’est la grandeur, l’onction et la sérénité qui caractérisent le génie de Palestrina, qui se meut avec grâce dans l’ancienne tonalité du plain-chant sans jamais en franchir les limites, ni faire pressentir qu’elles pourront être dépassées après lui. Il y a plus de mouvement, plus d’inquiétude, plus de fantaisie et moins de correction dans le génie touchant de Roland de Lassus. Ainsi que Palestrina, dont il est l’émule, Lassus reste fidèle aux moyens déjà connus pour exprimer sa pensée, tandis que Jean Gabrielli, qui a toujours vécu à Venise, où il est mort dix-sept ans après ses deux illustres contemporains, est un précurseur des temps nouveaux, un esprit hardi qui ne se contente plus de la tradition, et dont les œuvres diverses, remplies de rhythmes incidentes et de modulations chromatiques, font pressentir l’arrivée de Monteverde, appartenant aussi à l’école de Venise, et le vrai créateur du drame lyrique. Ainsi donc c’est à Venise, dans cette ville unique, point d’intersection entre le Nord et le Midi, que se sont produits les deux plus grands événemens de la renaissance : c’est de là que se propagèrent la couleur à l’huile et la modulation, qui ont donné à la peinture et à la musique, ces deux arts essentiellement modernes, les moyens de reproduire les accidens de la lumière et ceux de la passion, les phénomènes du monde extérieur et ceux du monde moral, c’est-à-dire la vie. Ce sont des admirateurs du génie italien et particulièrement des disciples de Jean Gabrielli, le chef audacieux de l’école de Venise, qui ont introduit en Allemagne le drame lyrique et avec lui toutes les délicatesses de l’art de chanter. Ces disciples peuvent se diviser en deux groupes différens, les compositeurs dramatiques, qui ont imité avec plus ou moins de docilité l’opéra italien, et les compositeurs de musique religieuse, qui se sont montrés au moins aussi soumis. Parmi les premiers, il faut citer d’abord Henri Schütz, que nous avons déjà nommé, Graün, le musicien favori du grand Frédéric, et beaucoup d’autres qu’il est inutile d’arracher à l’obscurité qui les couvre, chaîne d’imitateurs qui se prolonge jusqu’à Winter. Parmi les seconds se trouvent Jean Eccard, Stobäus, Henri Albert, Michel Praetorius, Henri Schütz et Graün, qui se sont essayés dans les deux genres, surtout le dernier, dont tout le monde connaît le bel oratorio, la Mort de Jésus.

C’est en combattant l’influence de ces maîtres habiles que l’art national avait à grandir. Heureusement, à côté de ce grand mouvement de l’art étranger qui envahissait toutes les cours princières de l’Allemagne, il y eut, vers les dernières années du XVIIe siècle, un petit nombre d’esprits indépendans qui essayèrent d’évoquer le génie allemand et de créer un point de résistance à l’imitation servile de la musique italienne et de la littérature française. C’est à Hambourg, dans une ville libre et commerçante qui, par sa position géographique et la nature de ses institutions municipales, échappait à l’influence des cours, que, dans l’année 1678, fut construit le premier théâtre public qu’ait possédé l’Allemagne. On y représenta successivement les opéras de Keyser, de Haendel, de Telemann, de Matheson et d’autres musiciens dont l’histoire n’a pas conservé le nom. Ces opéras, tous composés sur un poème en langue nationale, ayant pour interprètes des chanteurs allemands, n’étaient, après tout, qu’une imitation plus ou moins libre de l’opéra italien, une succession d’airs tous coupés de la même manière, avec quelques duos et des chœurs d’une harmonie fort simple. Ce qui a fait le succès de l’opéra de Hambourg, qui a duré jusqu’en 1738, c’est l’esprit national qui avait présidé à cette institution. On était fier de voir des poètes, des musiciens et des chanteurs allemands offrir un spectacle intéressant qu’on pût opposer à l’opéra et aux virtuoses de l’Italie que les princes et les rois payaient au poids de l’or. Ce mouvement d’indépendance qui se prolongeait jusqu’à Leipzig, où résidait le grand Sébastien Bach, et par Leipzig touchait à Berlin, où deux célèbres théoriciens, Kirnberger et Marpurg, faisaient opposition au goût exclusif du grand Frédéric pour la musique et les virtuoses italiens, n’eut point d’abord dans l’ordre dramatique de résultats vraiment féconds. C’est dans la musique religieuse et instrumentale, dans les oratorios de Haendel et dans l’œuvre immense de Sébastien Bach, que le génie national manifesta ses qualités profondes et méditatives. Haendel et Sébastien Bach sont en effet les deux plus grands musiciens qu’ait produits l’Allemagne avant l’arrivée d’Haydn, de Gluck et de Mozart, dont le génie n’est pas purement autochtone, car il se mêle un rayon de mélodie italienne au tissu de leurs inspirations. Les opéras, les virtuoses et l’influence de la musique italienne ont donc régné sur les théâtres de toutes les cours princières de l’Allemagne jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, et c’est contre cette domination tyrannique de l’art étranger que Beethoven, Weber et leurs partisans, reprenant l’œuvre essayée plutôt qu’accomplie par Keyser, ont levé l’étendard de l’insurrection. Tel est le caractère général de l’école romantique, qui est dans l’ordre de l’esprit ce que l’insurrection de 1813 est dans l’ordre politique. Elle vint évoquer le génie national, qui, depuis la renaissance, s’était laissé éblouir et charmer par l’art, la littérature et la civilisation de l’Europe méridionale. Il est curieux de remarquer en passant qu’aujourd’hui même, au moment où l’Europe semble marcher vers de nouvelles destinées et vouloir effacer toutes les distinctions traditionnelles qui caractérisent la vie particulière de chaque peuple, l’Allemagne, au contraire, s’efforce de répudier tout ce qui la rattache à la civilisation latine, cette base de la civilisation générale de l’Europe. Elle trace autour de ses frontières une sorte de barrière féodale pour défendre son esprit et ses mœurs du contact de l’étranger. Ce phénomène singulier de l’histoire contemporaine, qui n’a pas été signalé, ce nous semble, trouve son explication dans le passé de l’Allemagne. De très bonne heure éblouie par l’éclat de la France et de l’Italie, elle a vu long-temps leur double influence entraver le développement de son originalité. Ce n’est qu’au milieu du XVIIIe siècle, à partir de Klopstock et de Lessing, que l’Allemagne commence à se réveiller de son long assoupissement et cherche à créer une littérature qui soit l’expression de son propre génie. C’est à la suite de ce mouvement d’indépendance qui a produit Goethe et Schiller, que Beethoven, Weber, Schubert et plus tard Mendelssohn brisent toute relation avec la muse italienne, et achèvent la révolution dont l’école de Hambourg, de Leipzig et de Berlin avait prématurément donné le signal.

On pourrait diviser les musiciens de l’Allemagne en deux grandes familles qui seraient l’expression assez fidèle des deux tendances qui caractérisent la civilisation de ce peuple depuis la renaissance jusqu’à nos jours. Keyser, Haendel, Sébastien Bach, Beethoven, Weber, sont les représentans exclusifs et grandioses du génie national et autochthone, tandis que Meyerbeer, Winter, Mozart, Haydn dans la partie vocale de son œuvre, et Gluck reflètent la double influence du Nord et du Midi. Quant à l’amant de la Faustina, ce n’est pas un musicien allemand qu’il faut voir en lui. Hasse fut un disciple soumis et joyeux de l’école italienne. Né aux environs de Hambourg, élevé dans cette ville auprès de Keyser, dont il a chanté les opéras et admiré le génie, il n’emprunta presque rien aux formes indécises de la musique dramatique de son pays, et courut en Italie comme vers la source de sa gloire et de son inspiration. C’est à Naples, sous la discipline d’Alexandre Scarlati, que l’imagination de Hasse a pris l’essor. Choyé par les femmes, qui appréciaient sa figure et sa belle voix de ténor, admiré et fêté de ce peuple naïf qui avait l’enthousiasme facile et bruyant des temps héroïques, Hasse fut couronné de fleurs dès son début dans la carrière et adopté comme un enfant du pays. Ses opéras nombreux, dont un seul, Antigone, a été composé sur des paroles allemandes, ressemblent, pour la distribution et la coupe des morceaux, aux opéras de Vinci, de Léo, de Porpora, de Pergolèse et de tous les premiers maîtres de l’école napolitaine. C’est une succession d’airs invariablement coupés de la même manière, c’est-à-dire en deux parties, avec le da capo ou la reprise du premier motif. Ces airs sont entremêlés d’un duo ou deux, rarement d’un trio, et de quelques chœurs fort simplement écrits. Tous les opéras de Hasse qu’il nous a été possible de consulter présentent la même division et ne diffèrent entre eux que par le sujet de la pièce et la variété des mélodies. Son instrumentation se réduit à peu près au quatuor accompagné de quelques soupirs du hautbois, de la flûte et du basson. Dans les scènes pathétiques, le maître fait intervenir le cor et parfois la trompette. Telles sont les couleurs dont se compose l’orchestre de Hasse, qui n’était ni plus varié, ni plus nourri que l’orchestre de Haendel et celui des compositeurs italiens de la même époque. C’est par la grâce et la tendresse des mélodies, par la beauté de ses airs et de ses duos, qui servaient à faire briller le talent des plus admirables virtuoses, que Hasse a conquis la grande renommée dont il a joui pendant les soixante premières années du XVIIIe siècle. C’était un musicien d’instinct, — comme on l’a très bien dit, — qui écrivait avec facilité les chants heureux et simples que lui dictait son cœur et qui savait les approprier avec adresse à la voix de ses interprètes. Aussi les opéras de Hasse étaient-ils fort recherchés par les sopranistes et les cantatrices à la mode; ses mélodies limpides et suaves, qui exprimaient les joies et les peines de l’amour, ont fait les délices de l’Europe. Pendant dix ans, le célèbre Farinelli a égayé le triste roi d’Espagne Philippe V en lui chantant chaque soir deux airs de Hasse : Pallido è il sole, et Per questo dolce amplesso.

Par la grâce et le caractère tempéré de ses mélodies, par la simplicité de ses formes et celle de la fable dramatique où s’est renfermée son imagination, Hasse appartient à l’école italienne de la première moitié du XVIIIe siècle. Il en a les défauts et les qualités charmantes. Il chante plutôt pour évoquer les désirs et distraire la passion que pour en exprimer les emportemens et la douleur. Il n’a rien de la profondeur de Gluck, son compatriote, tout en étant comme lui transfuge dans le camp de l’étranger. Aussi l’influence de cet aimable génie sur l’Allemagne n’était-elle pas destinée à lui survivre. Lorsqu’en 1771 le vieux Hasse se rendit à Milan pour y composer son dernier opéra, Ruggiero, il y rencontra le jeune Mozart, qui, à l’âge de quatorze ans, venait d’écrire son premier essai dramatique : Mitridate, re di Ponte. En écoutant les bégaiemens de cette muse divine, Hasse prononça ces paroles qui sont devenues une vérité de l’histoire : Voilà un enfant qui nous fera tous oublier!

Quant à la cantatrice dont le nom est inséparable de celui de Hasse, est-il besoin de répéter qu’elle était la digne interprète des gracieuses mélodies du maître saxon? En répudiant le génie national qui s’éveillait à peine et en allant chercher l’inspiration dans le pays de la lumière et de la mélodie, Hasse semble avoir épousé toutes les séductions de l’Italie dans la charmante Faustina. Elle était petite, d’une taille bien prise, et sur un visage épanoui brillaient deux beaux yeux noirs remplis de flammes et de malice. Sa bouche, toujours entr’ouverte comme une grenade mûre, laissait apercevoir deux rangées de belles dents courtes et fines qui distillaient un sourire lumineux. Bien élevée, instruite, d’une imagination vive et féconde, la Faustina était une femme agréable qui possédait toute la grâce d’une gentildonna vénitienne. Sa voix était un mezzo-soprano d’une étendue presque de deux octaves, partant du si au-dessous de la portée jusqu’au sol supérieur, limite qu’elle dépassait au besoin en poussant jusqu’au si aigu. Cette longue et belle échelle de sons argentins et purs était d’une flexibilité admirable, et chaque note exhalait un timbre délicieux. Excellente musicienne, douée d’un instinct dramatique des plus rares, elle trouvait spontanément les ornemens les plus compliqués qu’elle exécutait avec un brio étonnant. Toutes les merveilles de la vocalisation, les gammes simples et doubles, les trilles, les étincelles mélodiques, les caprices les plus adorables de l’esprit le plus fin et le plus gai, jaillissaient de sa bouche de rose en répandant au loin un parfum d’ambroisie. Il fallait la voir et il fallait surtout l’entendre lorsqu’elle attaquait une note aiguë qu’elle suspendait dans l’espace en la remplissant lentement de son haleine inextinguible dont elle savait économiser le souffle avec une maestria suprême. Jamais une intonation douteuse, jamais elle ne manquait le but qu’elle voulait atteindre, et sa voix douce, pénétrante, plus limpide que forte, exécutait sans broncher les difficultés les plus ardues. La Faustina était une cantatrice de demi-caractère, touchant à la passion sans y entrer complètement, effleurant de son aile les eaux de l’abîme sans y plonger le regard. Elle aimait surtout à lutiner la mesure, à se jouer du rhythme comme l’oiseau qui se balance sur un rameau flexible, à manifester la grâce et l’enjouement de son esprit par ces tempo rubato qu’elle employait souvent dans les mouvemens rapides, et où elle excellait à rendre les mille coquetteries de l’imagination féminine dont elle était pétrie.

La Faustina avait une prononciation parfaite; chaque mot était articulé dans la juste mesure qui doit empêcher le clapotement des lèvres et le revêtir de la sonorité nécessaire. Tous les contemporains de cette admirable cantatrice s’accordent à lui reconnaître ce que les Italiens appellent il canto granito, c’est-à-dire un style perlé, fluide, mellifluo, doux et mordant, un mélange heureux de grâce et de force, d’ombre et de lumière, de gaieté et de sentiment. Mancini, Burney, Hawkings, Schubad; un célèbre critique allemand du XVIIIe siècle, Rochlitz, que nous avons déjà cité; Majer de Venise, le président De Brosses et beaucoup d’autres voyageurs qui avaient entendu cette dixième muse de l’Italie, ou qui se sont faits l’écho de sa renommée, sont unanimes dans le jugement qu’ils portent de la Faustina. Ce jugement est d’ailleurs confirmé par deux contemporains dont on ne saurait contester l’autorité : par Quantz, flûtiste célèbre qui a été le maître du grand Frédéric, et surtout par Tosi, sopraniste de premier mérite, qui, après avoir chanté dans les principales villes de l’Europe, s’était retiré à Londres, où il est mort et où il a publié un livre du plus grand intérêt sur l’art de chanter : Opinioni dè cantori antichi e moderni, o sieno osservazioni sopra il canto figurato. Dans cet opuscule de cent dix-huit pages, Tosi discute avec un goût parfait toutes les questions qui se rattachent au bel art de chanter, dont il pressent déjà la décadence au commencement du XVIIIe siècle, et l’on s’explique le cri d’alarme poussé par un si excellent maître, lorsqu’on réfléchit que Tosi, par son âge et l’éducation qu’il avait reçue, appartenait à une époque encore voisine de la naissance de l’opéra, où le récitatif, la belle déclamation et la musique simple retenaient la fantaisie des virtuoses dans des limites assez étroites. Après un siècle de tâtonnemens et de progrès, les chanteurs, devenus plus habiles, s’étaient émancipés en donnant une libre carrière à leur imagination, qui se substituait souvent à la pensée du compositeur. Voilà ce que redoutait Tosi en voyant apparaître sur la scène ces merveilleux sopranistes qui pendant si long-temps devaient éblouir et charmer l’Europe. Après avoir analysé successivement chacune des parties qui composent l’arsenal d’un chanteur parfait, Tosi termine l’avant-dernier chapitre de son excellent ouvrage par ces paroles : « Que celui qui veut apprendre à chanter, dit-il, étudie la méthode des bons chanteurs, qu’il étudie surtout ces deux femmes au-dessus de tout éloge, qui soutiennent de nos jours l’éclat de notre belle profession : l’une de ces femmes (la Faustina) est inimitable par la rapidité et le fini de son exécution merveilleuse, qui semble moins un résultat de l’art qu’un don de la nature; l’autre (la Cuzzoni) se fait remarquer par la noblesse de son style et la beauté de sa voix incomparable. Ah! quel ensemble exquis on formerait avec les qualités respectives de ces deux angéliques créatures, en réunissant dans un seul sujet le chant pathétique de la Cuzzoni à l’entrain, à la gaieté, à la bravoure de la Faustina ! »

Généreuse, fantasque, remplie d’esprit, de verve et de gaieté bénigne, la Faustina avait d’ailleurs un de ces caractères à mille reflets chatoyans qui présentent les contrastes les plus étranges. Malheur à celui qui méconnaissait l’empire de ses charmes, ou qui éprouvait quelque distraction pendant qu’elle chantait! Un soir qu’elle jouait au théâtre de la cour de Dresde le rôle de Zénobie, s’apercevant que le roi Auguste III causait un peu trop haut avec une belle princesse polonaise, elle prononça d’un ton si impérieux ces mots, qui faisaient partie de son rôle :

Taci, io tel commando !

que le roi ne se le fit pas dire deux fois, et, jusqu’à la fin de la représentation, il observa le plus scrupuleux silence. La conversation de la Faustina était un feu roulant d’anecdotes curieuses, une histoire vivante de la musique contemporaine, dit Burney, qui l’a beaucoup vue à Vienne en 1772. Quoiqu’elle fût âgée alors de soixante-douze ans, elle n’avait rien perdu de la gaieté de son humeur et de la vivacité de son esprit. Elle aimait la société, s’intéressait à tout ce qui était jeune, et, sous les traces du temps, on voyait encore reluire quelques rayons de sa grâce printanière. Elle disait à Burney que ses compatriotes les Anglais n’entendaient rien à la musique, que les airs de Haendel étaient un peu rudes et n’avaient pas la douceur pénétrante de ceux de Hasse, son mari. Burney ayant prié la Faustina de lui chanter quelque chose : — Ah! non posso. dit-elle en poussant un gros soupir, ho perduto tutte le mie facolta ! j’ai perdu tous mes moyens. — Que de choses dans ce soupir de la Faustina, que de regrets et quels souvenirs!

Il existe deux portraits de la Faustina : l’un, fait à Londres, qui la représente dans tout l’éclat de la jeunesse, et dont on peut voir une reproduction dans le cinquième volume de l’Histoire de la Musique, par Hawkings; l’autre, peint par la Rosalba au pastel, qui se trouve dans la galerie de Dresde au milieu des chefs-d’œuvre de l’art italien acquis à la Saxe par la munificence du roi de Pologne Auguste III. La Rosalba était aussi une Vénitienne qui a long-temps vécu à Dresde, et dont le pinceau délicat a fixé sur la toile à peu près toutes les jolies femmes qui ont fait les beaux jours de cette cour galante.

L’époque que nous avons essayé de caractériser en racontant la vie de deux artistes trop oubliés est une des plus heureuses que présente l’histoire de la musique italienne. Né au commencement du XVIIIe siècle, quelques années avant Gluck, dont il n’a pas la passion vigoureuse, Hasse, contemporain de Keyser, de Haendel et Sébastien Bach, qui expriment quelques-unes des qualités robustes du génie allemand, se laisse entièrement éblouir et charmer par l’art mélodieux de Naples et de Venise. Son règne finit le jour où commence à poindre la gloire de Mozart, qui vient continuer cette œuvre de conciliation entre le Nord et le Midi, dont il reste la plus haute expression. Hasse est à Mozart ce que le Pérugin est à Raphaël, un précurseur doux et bénin, qui lui prépare les élémens de son style harmonieux, et dont Rossini suivra la tradition avec le brio et l’éclat incomparable d’un Titien.

Hasse et la Faustina, c’est donc la première alliance du génie allemand avec la mélodie italienne, le triomphe de l’art de chanter et le premier épanouissement du drame lyrique. Tous deux représentent l’âge d’or du sentiment, et ils brillent dans l’histoire de l’art comme ces enfans de Jupiter dont la pieuse et poétique antiquité a fait deux étoiles inséparables du firmament.


P. SCUDO.

  1. Geschichte der deutschen Schauspielkunst, 3 vol. petit in-4o, Leipzig, chez J,-J. Weber.
  2. Voyez, sur la comtesse de Kœnigsmark, la livraison du 15 octobre dernier.
  3. Œuvres de Lemontey, vol. IIe, p. 226.
  4. Voir cette notice dans l’ouvrage intitulé Für Freunde der Tonkunst (Pour les Amis de l’Art musical), 4 vol. in-8o ; Leipzig, 1824.