Hazlitt, artiste, métaphysicien, critique

La bibliothèque libre.
Hazlitt, artiste, métaphysicien, critique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 84 (p. 165-198).


HAZLITT
ARTISTE, MÉTAPHYSICIEN, CRITIQUE

D’APRÈS DE NOUVEAUX DOCUMENS.

I. Memoirs of William Hazlitt, with portions of his Correspondence, by W. Carew Hazlitt ; 2 vol., London 1868. — II. List of the writings of William Hazlitt and Leigh Hunt, with critical notes, and a selection of opinions regarding tluir genius, by Alexander Ireland ; London 1869.

Un témoin de l’époque d’Hazlitt, lord Lytton, a exprimé à propos de ce vif esprit le jugement suivant : « le premier intervalle de calme et de paix qui suivra les querelles politiques présentes fera revivre son nom, et confirmera sa réputation[1]. » La plupart des grands écrivains anglais de ce siècle ont joui de leur gloire avant de disparaître de la scène. Un peu plus tôt, un peu plus tard, ils ont eu leur jour, ils ont obtenu justice. Celui dont nous avons aujourd’hui l’occasion d’entretenir le public, un peu par sa faute, beaucoup par la rigueur des temps, n’a pas eu la même fortune. La grande renommée ne lui a pas fait défaut ; mais à chacune de ses brillantes journées les hasards du champ de bataille de l’opinion attachèrent quelque blessure. Jamais sa réputation ne brilla sans nuages. Il était libéral, radical même ; cependant il n’était pas agréé des chefs de son parti : de celui-ci parce qu’il méprisait les sectes, de celui-là parce qu’il se moquait des utilitaires. Il sentait vivement la poésie, et interprétait avec une sympathie convaincue les poètes nouveaux, en particulier Wordsworth, Coleridge et Southey ; les amis de ces derniers ne lui pardonnaient pas des mots amers sur leurs palinodies politiques ; il s’était même un jour égayé outre mesure à propos de leurs manies littéraires. Il avait le tort de se connaître et de montrer qu’il s’estimait assez haut. Comme il avait des systèmes sur toute chose, et qu’il ne prenait aucun soin d’en dissimuler la singularité, il était accusé de cultiver le paradoxe ; on attribuait ses propositions hardies au désir d’étonner. À ces singularités de l’esprit s’ajoutait une sensibilité quelquefois maladive. Sa vie privée, plus orageuse qu’irrégulière, fournissait des prétextes à ses ennemis, et il avait le malheur de se brouiller souvent avec ses amis.

Cependant il est peu d’écrivains qui aient moins écouté leur fantaisie personnelle. Quand il s’est trompé, — ce qui est rare, au moins dans les matières qui intéressaient le public, — il obéissait encore à des principes mal compris. Nul peut-être, dans une époque de débats passionnés, ne fut plus fidèle à ses convictions. Il resta toute sa vie un de ces enthousiastes de 1796 qui voulaient établir en Angleterre le règne des idées françaises. À travers les vicissitudes des trente premières années de notre siècle, il garda toujours quelques-unes des espérances de sa jeunesse. Il vécut dans l’attente de la réforme. Ce grand changement dont nous sommes témoins et que l’Angleterre a préparé non par la force, mais par les progrès successifs de l’opinion, tous les partis libéraux y ont travaillé, chacun à sa manière. Les dissidens religieux l’ont attendu comme une sorte de millenium politique ; ils fondaient le bonheur public sur l’abolition des privilèges du clergé. D’autres aspiraient à un âge d’or qui mettrait en honneur le travail et concilierait les citoyens en les gagnant par l’intérêt ; c’étaient les utilitaires. Ils ne doutaient pas qu’en appelant tous les hommes à la richesse la société absorberait l’aristocratie dans une vaste unité industrielle. Les carrières de l’intelligence avaient de même leurs radicaux, — avocats, savans, écrivains, poètes. Ceux-ci rêvaient aussi un eldorado politique et social : le clergé, l’aristocratie, étaient également à leurs yeux des obstacles à la prospérité commune ; mais le grand ennemi, le fléau public, ils le voyaient dans la royauté, telle qu’elle existait encore, avec des prérogatives qui tendaient à s’agrandir depuis George III et la prépondérance des tories. La perspective d’une république, si elle n’éclatait pas dans leurs discours, apparaissait du moins à leur imagination comme un mirage lointain. Hazlitt à l’âge de vingt ans faisait partie de ce bataillon sacré, soutenu par le talent et l’espérance, et il demeura jusqu’à la fin ce qu’il était à vingt ans. Cette persistance au milieu d’une réaction qui dura trente années, cette constance parmi les défections nombreuses, étaient un reproche vivant, une contradiction incessante, incommode, pour tous ceux qui avaient écouté les conseils de l’expérience ou la voix de l’intérêt. Comment s’étonner que le critique persévérant parût un raisonneur obstiné, un homme à paradoxes ?

L’événement a donné raison à ceux qui le jugeaient d’une manière plus favorable, à ceux qui ont regretté de le voir mourir sans avoir joui de sa part de gloire. Il est toujours temps d’être juste. Trente-neuf ans écoulés n’ont pas vu s’effacer la mémoire de cet écrivain original, de cette intelligence profonde et vive. Il n’a pas cessé d’avoir des lecteurs ; le nombre en augmente peut-être. Ses œuvres, qu’il n’avait pas eu l’honneur et le plaisir de recueillir lui-même, l’ont été depuis sa mort, et plus d’une fois. Sa vie, racontée brièvement par son fils, il y a trente ans, quand les préjugés dont il avait souffert étaient encore debout, la voici tout au long reproduite avec les papiers de famille et les fragmens de correspondances que la piété d’un petit-fils a pu réunir. Il serait fâcheux de ne pas saisir l’occasion d’aborder une étude qui, je crois, n’a pas été faite sérieusement dans notre pays, d’esquisser un portrait qui n’est pas assez connu. Puisque les préjugés contre Hazlitt ont passé le détroit, il importe aujourd’hui de faire place au jugement équitable. Sans nous proposer d’autre plan que la suite de sa biographie, peu chargée d’événemens, nous tâcherons d’analyser en lui l’artiste, le métaphysicien, le critique, puisque aussi bien il a été tout cela successivement.


I.

William Hazlitt, né à Maidstone, comté de Kent, en 1778, était par son père d’origine irlandaise. Anglais de naissance, il ne s’est jamais réclamé de ses ancêtres celtiques. Les Irlandais sont éloquens et spirituels ; mais, pour trouver des penseurs, des métaphysiciens, des hommes constans et fermes en leurs desseins, appliquant à un but pratique toute leur intelligence et toute leur habileté, il faut traverser le canal Saint-George. Les bateaux à vapeur de l’île d’Anglesea et le pont tubulaire que l’industrie a jeté sur les flots grondans et indignés du détroit de Menai, pontem indignatus Araxes, ne paraissent pas avoir porté en abondance dans la verte Erin ces dons et ces qualités de nature britannique. Hazlitt est parfois éloquent, spirituel toujours ; mais c’est un penseur parmi les critiques, plus même qu’il ne faudrait quelquefois pour échapper au reproche de subtilité. Il est métaphysicien au moins par son goût pour les analyses psychologiques. Il a porté la constance de ses idées jusqu’à l’obstination. Les tendances pratiques ne lui sont pas étrangères, si l’on songe que tous ses travaux philosophiques, politiques, littéraires, traités dogmatiques, articles de journaux, critique de théâtre, essais, cours publics, il a tout dirigé en vue du triomphe des idées libérales auxquelles il avait dévoué sa vie. Par là, il est bien du pays de sa mère, simple fille de fermiers du comté de Cambridge ; c’est un Anglais obéissant déjà aux tendances de l’avenir, démocrate avant que le nom en fût adopté dans ce pays, partisan déterminé de la réforme qu’il n’eut pas le bonheur de voir, radical, et en cette qualité ennemi des anciennes formes, des vieilles associations, des universités. C’est là l’esprit nouveau s’annonçant de loin en Angleterre, et Hazlitt, quoiqu’il n’ait pas joué de rôle politique, en est un représentant fidèle.

Il est moderne non-seulement par la couleur des opinions, mais par une largeur de libéralisme sans laquelle le règne absolu de la démocratie serait un sérieux péril pour la civilisation. Il ne veut pas d’une organisation de la société qui rendrait tous les hommes esclaves de ce qu’on appelle l’essentiel, c’est-à-dire des besoins matériels et du travail destiné à les satisfaire. En appelant tous les citoyens à l’exercice de leurs droits, il ne leur impose pas une pénible ornière qu’il faut suivre et un joug pesant où il faut s’atteler, comme le veulent les utilitaires trop écoutés dans un pays presque amoureux de tristesse et de labeur. Il les convoque au banquet des arts et des lettres, et son idéal est une Angleterre joyeuse et saine comme celle de Shakspeare et des excellens poètes que la nation applaudissait quand elle avait un théâtre. Culte du beau sous toutes ses formes, traditions de délicatesse et d’esprit sans connivence avec les aristocraties et les pouvoirs héréditaires, en deux mots voilà le critique Hazlitt. Lui qui se moquait de la chimère des utilitaires, n’avait-il pas aussi la sienne ? Il rêvait une Attique au milieu d’un de nos états gigantesques, et il crut la trouver à Paris quand il y passa quatre mois de l’année 1802 pour faire des études de peinture. À ce moment, la victoire avait fait de Paris une Athènes sans rivale : c’était l’affaire de deux ou trois campagnes. Il faut l’entendre décrire son ravissement tous les jours renouvelé devant les chefs-d’œuvre divins que renfermait la galerie du Louvre. Il n’est pas jusqu’à l’avertissement des gardiens à la fin de la journée qui ne fût un plaisir pour lui : « citoyens, il est quatre heures, on va fermer. » Ce mot le chassait du sanctuaire, mais c’était un mot républicain. Ce mot seul le faisait passer sur la nécessité de partir, et sur l’ennui de rentrer rue Coq-Héron. Si c’était une chimère, elle était noble, et après tout, quoi de plus humain que d’aimer la liberté adoucie par les arts et les arts ennoblis par la liberté ? Dans ce siècle de tâches laborieuses et d’efforts constans, où la démocratie ne semble grandir qu’en augmentant le poids du travail, quoi de plus nécessaire, de plus vital, que de conserver le feu sacré et de perpétuer l’habitude des jouissances de l’esprit ?

Le père de Hazlitt, placé à la tête d’un petit troupeau d’unitariens, désirait faire de lui un ministre, comme il l’était lui-même. C’était une secte de chrétiens à peu près rationalistes qui se faisaient gloire de leur titre de rational dissenters, et croyaient très sincèrement en Dieu, seule personne divine, et en Jésus-Christ crucifié ; protestans rationnels, ils se persuadaient à peine, dit Hazlitt, que les autres fussent des êtres raisonnables. L’esprit de secte enseigne la proscription à ceux-là même qui en souffrent. Soit tendance au mécontentement, soit plutôt jugement réfléchi qui le porta toujours à se faire un parti à lui seul dans son parti, Hazlitt conçut de bonne heure une prévention contre cette petite église où l’on remerciait Dieu régulièrement d’avoir donné à ses élus une religion plus logique qu’au vulgaire des chrétiens. Plus tard, il devait également prendre en dégoût la philosophie positive du temps, dont l’édifiante habitude était de se féliciter dans tous ses discours de professer une doctrine plus éclairée que le commun des philosophes. Hazlitt resta simplement déiste en continuant de lire la Bible et respectant les croyances ; il refusa de se faire pasteur.

Sans avoir connu par expérience le puritanisme dans toute sa perfection, Hazlitt fut élevé dans le respect des vieux unitariens du XVIe siècle, qui s’interdisaient comme un manque de gravité, sinon comme un péché, une image de style, une saillie pour éveiller l’esprit, un mouvement pour saisir le cœur. Au milieu de ces in-folios pour lesquels son digne père s’était pris de passion dans une université d’Ecosse, une nostalgie du beau s’empara de cet enfant qui avait peut-être reçu le premier baiser paternel entre deux grands feuillets des Fratres Poloni. Il appelle ainsi une bien respectable collection où le nom le moins difficile à prononcer était celui de Pripscovius. Un génie follet s’était pourtant caché parmi ces redoutables dieux pénates de la maison ; c’était un exemplaire du Tatler de Steele, le modèle le plus parfait des essayists, parce qu’il a le charme de la grâce naturelle. La fée sans doute l’avait glissé là lors de la naissance du critique. Elle s’y prenait bien d’avance, et le germe jeté dans ce jeune esprit qui s’ignorait absolument ne devait fructifier qu’après trente-sept ans et plus.

L’instinct qui empêchait le fils du pasteur d’entrer dans les voies arides de l’unitarianisme l’appelait naturellement vers la littérature et les beaux-arts ; mais son choix n’était pas fait. Il hésita douze ou treize ans entre la plume et le pinceau, et quand il se décida pour la plume, il n’en fit pas encore l’usage qui devait assurer sa célébrité. Les travaux de critique et les essais qu’il a marqués d’une personnalité si riche et si forte sont des fruits lentement préparés qui, parvenus enfin à leur maturité, tombèrent sans effort et coup sur coup, comme d’un arbre chargé de sa récolte et secoué par le vent. Durant les longues années que se fit en lui cette sourde végétation des idées, il partagea ses facultés entre les deux études qui l’invitaient également. À La peinture, il appliqua son imagination et ce que la nature lui avait donné d’enthousiasme pour admirer le beau, de courage pour l’exprimer. À la littérature, il consacra son goût très décidé pour la philosophie et les habitudes d’esprit qu’il avait puisées dans la controverse. Le critique chez lui se composait ainsi peu à peu d’un peintre et d’un métaphysicien. Il y a entre les arts une émulation : lorsque l’un d’eux prend l’essor, l’autre tâche de suivre. Il profite de la leçon, en extrait ce qui est à son usage. Hazlitt a observé que la faveur dont la peinture fut l’objet en Angleterre vers la fin du dernier siècle donna l’éveil à la littérature. Son propre talent est un exemple de cette influence. Il dut sans doute aux travaux de l’atelier comme à l’observation de la nature son goût des justes proportions, une rare précision du trait, l’art d’interpréter la vie et la pensée dans les objets extérieurs, celui de voir et de sentir ce qui échappe au regard distrait de la foule. La peinture fut la première qui dissipa pour lui le brouillard de la scolastique, qui déchira le voile gris à travers lequel la métaphysique lui montrait les hommes et les choses. Les disputes avaient laissé son esprit hésitant : l’art lui parla par les sens ; il crut à ce qu’il voyait ; la vérité lui devenait palpable. Sa toile, ses pinceaux, sa palette, lui révélèrent une philosophie sensible qui ne manquait pas d’élévation.

D’autre part, ses lectures théologiques, celles-là même où il avait contracté le dégoût de la carrière paternelle, lui fournirent une arme pour cette nouvelle épreuve. Il y a dans l’étude exclusive et matérielle de la beauté quelque chose qui énerve : l’âme de l’artiste qui ne réagit pas contre à plaisir d’une contemplation passive tombe dans une sorte d’épicuréisme de l’art ; la puissance de l’admiration paralyse la pensée et l’invite à une paresse qui se communique à l’industrie même du peintre. S’il faut en croire ceux qui ont manié le pinceau aussi bien que la plume, il y a plus de plaisir à peindre qu’à écrire. Hazlitt du moins n’était jamais fatigué du premier de ces deux métiers. Écrire, c’est traduire des sentimens vivans en paroles qui ne le sont pas toujours et jamais au même degré ; peindre, c’est avec des noms d’objets faire des choses, c’est-à-dire créer. Chaque coup de pinceau est une découverte ; à chaque instant, c’est un triomphe que vous remportez ; tout est plaisir. Voici maintenant le revers. La faculté de sentir le beau n’est pas la même que celle de l’exprimer. La première, qui est la source de tant de jouissances, n’est pas toujours accompagnée de la seconde. On s’y arrête comme les voyageurs de la fable à l’écueil des sirènes. On passe de la pureté divine de Raphaël à la grâce de Léonard, des séductions de Corrége à la science de Michel-Ange, de la riche facilité de Véronèse à la vie puissante de Titien ; puis c’est Rubens qui vous enivre, c’est Claude Lorrain qui parle à votre âme, c’est Ruysdael, c’est Backuisen qui vous captive. Vous êtes tour à tour peintre d’histoire, paysagiste, peintre de marine, et au bout de ces initiations successives il se trouve que vous êtes impuissant ou découragé. Plus vous avez admiré, plus votre imagination est devenue stérile. Quel est alors le refuge du peintre qui a senti son incapacité ? Malheur à celui dont les doigts ne connaissent que le pinceau ! S’il sait tenir une plume, il portera du moins dans l’art d’écrire une part quelquefois précieuse d’originalité ; pourtant n’est-il pas à craindre qu’il soit esclave de son premier métier, qu’il répande avec profusion sur le papier les couleurs chatoyantes de sa palette ? Riche de nuances, mais pauvre d’idées arrêtées, ne sera-t-il pas livré au hasard des circonstances, à la merci du vent qui souffle ? Hazlitt connut le découragement dont nous venons de parler, il l’a décrit dans un essai sur les peintres anglais à Rome ; mais il y avait en lui un philosophe ébauché. Sa pensée, exercée aux âpres sentiers de la métaphysique, était capable de marcher au but d’un pas assuré.

Les quatre mois de son séjour à Paris, en 1802, marquent l’époque de son exaltation la plus vive comme artiste et le commencement de sa défiance de lui-même. Il revient toujours avec délices sur les heureuses journées qu’il passait au Louvre ; il raconte que longtemps après dans ses rêves il s’y revoyait encore. Plusieurs fois aussi il exprime ses angoisses dans la crise qui bientôt décida de sa vocation. C’est une étude d’après Titien qui fit succomber son courage ; Titien fut l’ange redoutable avec lequel, comme Jacob, il engagea une lutte qui devait se terminer par sa défaite. Il est probable que sa métaphysique, si elle lui rendit service plus tard, contribua quelque peu à le brouiller avec les pinceaux. C’était l’avis sans doute d’un conservateur du musée pour lequel il avait une lettre de recommandation. Cet homme obligeant causait avec lui d’un paysage auquel le jeune Anglais reprochait d’être d’une couleur trop claire. Ne pouvant le persuader par ses raisonnemens, Hazlitt eut recours à un moyen qu’on peut appeler son argument favori : suivant lui, c’était une question qui ne pouvait être résolue que par la métaphysique. L’objection ne parut pas concluante à son interlocuteur, qui se contenta de marquer par un hochement de tête qu’il y était peu sensible. Ce connaisseur médiocrement prévenu en faveur de la métaphysique était M. Mérimée, le père du célèbre écrivain. Revenu dans son pays, Hazlitt essaya de faire argent avec son métier. Après avoir couru les provinces à la chasse des portraits, n’ayant ni l’espoir de s’illustrer ni le désir de sacrifier la gloire à l’industrie, il quitta la peinture.

Entre tous les artistes qui ont ajouté à leur gloire une réputation d’écrivain, il n’y a peut-être que Benvenuto Cellini qui ait marqué ses pages d’une vive empreinte d’originalité. Encore n’était-il pas peintre ; les vrais peintres qui ont écrit se sont contentés, je crois, d’une prose toute simple et nue, sèche même à force de sobriété ; il semble que leur imagination ne se réveille que devant une toile, et qu’en dehors des pinceaux il n’y ait plus de couleur au monde. Hazlitt ne fait pas d’exception à cette espèce de loi. Il eut deux manières comme écrivain. Ses premiers écrits sont dénués de toute grâce et de tout ornement. Ils produisent ce qu’il appelle lui-même, à propos d’un autre, l’effet de l’étouffement. La métaphysique y étale pour ainsi dire toute sa rigueur. Peu de lectures sont plus pénibles à faire que celle des traités philosophiques réunis par son fils dans les Literary Remains. À peine deux ou trois traits caractéristiques sur Locke et sur Hobbes font-ils entrevoir dans le lointain la promesse d’un critique. Quant à son premier ouvrage, qui est de 1805 et porte le titre d’Essai sur les principes des actions humaines, il est presque oublié ; les curieux n’en ont conservé que ce souvenir, qu’il était aussi sec, aussi rigide dans son style que les formidables ouvrages dont il est la réfutation ; on ajoute encore qu’il fut lu par Mackintosh. Il est vrai que ce dernier se trouvait alors dans les Indes, et jouissait de tous les loisirs d’un juge à Calcutta. Heureusement il est aisé de se faire une idée juste de la philosophie de l’auteur d’après les petits traités des Literary Remains, et encore mieux d’après ceux de ses essais de sa seconde manière qui se rapportent à la psychologie ou à la morale.

La métaphysique d’Hazlitt, c’est-à-dire, pour nous servir des termes usités dans l’école française, ses principes de psychologie et de morale générale, se réduit à une réfutation constante de la théorie de l’intérêt bien entendu. Il n’a cessé de combattre la doctrine d’Helvétius sous toutes les formes successives qu’elle a prises en Angleterre avec Paley, Hartley, Godwin, James Mill et Jeremy Bentham. La lutte qu’il a soutenue contre ces différens systèmes se retrouve dans presque tous ses écrits, dans ceux-là même qui paraissent le plus étrangers à la philosophie. Elle explique les paradoxes qui étonnent le plus ses lecteurs, et fait comprendre en partie cet air de singularité dont l’accusent ceux qui n’ont vu chez lui que le désir de penser autrement que les autres. Elle prouve d’une manière incontestable qu’il avait des principes arrêtés dont il ne s’est jamais départi. À cet égard, il ressemble d’une manière surprenante à notre Rousseau, qui a été son auteur favori, son épée de chevet, comme dit Montaigne, et souvent son modèle dans ses écrits, quelquefois même dans sa vie. Dans ce combat prolongé contre la morale matérialiste, on peut saisir aisément plusieurs époques : ce sont aussi les périodes qui renferment toute l’histoire de sa vie et de son talent.

Dans la première, il se déclare d’abord contre les maîtres de la philosophie anglaise. Des doctrines de Hobbes, dont il admire le vigoureux génie, il accepte celle de la nécessité plus ou moins conciliée avec le libre arbitre, et repousse le sensualisme, c’est-à-dire la théorie d’après laquelle toutes les idées, toutes les volontés, devenues passives, dériveraient simplement des sens. À Locke, chez lequel il ne trouve rien d’original, il oppose sur tous les points une négation absolue. Ce philosophe, à son avis, n’a fait qu’adoucir pour les esprits timides le matérialisme de Hobbes en inventant une prétendue faculté de réflexion qui n’est qu’un mot, puisqu’elle n’implique pas dans sa pensée une puissance d’agir, et qu’il en fait seulement une élaboration spontanée, mécanique, de la sensation. Il se sépare également de tous les deux en revendiquant pour l’âme humaine le principe d’activité, sans lequel il n’y a pas d’intelligence proprement dite ni de volonté. Il exprime non sans bonheur sa pensée en disant que, dans l’Essai sur l’entendement de Locke, ce qui manque est précisément l’entendement. La conséquence naturelle de ces principes, la plus importante à mettre en lumière dans une étude sur Hazlitt, c’est que l’âme n’est pas un simple organisme, un instrument monté par la nature pour vivre et se conserver suivant des lois auxquelles elle ne peut rien changer. Elle porte en soi un principe d’action ; elle a des volontés réelles, et elle le prouve en s’écartant de ce qui est conforme à sa conservation personnelle et à son intérêt, en le négligeant même pour l’intérêt d’autrui. Hazlitt, pour le moment du moins, ne va pas plus loin ; il lui suffit d’avoir trouvé une objection sérieuse à la morale de l’intérêt personnel, et cette puissance particulière de l’âme qui lui semble détruire la doctrine des matérialistes en morale, il l’appelle bienveillance, benevolence. Jusque-là rien d’original, rien qui puisse expliquer ni promettre les riches développemens des écrits du célèbre essayist. On devine aisément qu’il n’était ni avec Paley, ni avec Hartley. Le premier, par ses efforts pour concilier le système de Locke avec l’orthodoxie, avait pu conquérir l’autorité la plus considérable dans les universités d’Angleterre, mais non briser les liens qui l’enchaînaient à une doctrine sans élévation. Le second avait greffé sur le tronc vieilli de la philosophie nationale la théorie nouvelle de l’association des idées ; mais un ingénieux procédé de plus ne rendait pas la sève de l’arbre plus abondante. On s’étonne peut-être que le métaphysicien ne parle guère de ses devanciers écossais. Après ce que nous avons dit de sa discussion contre le lockisme, il est impossible de méconnaître qu’il avait bien quelque dette de ce côté ; mais les Anglais sont jaloux en métaphysique aussi bien qu’en littérature. Hazlitt est Anglais ; il combat des Anglais, et se garde bien de le faire avec des argumens venus d’Écosse. Il ne fait mention qu’une fois d’Hutcheson, qui avait sa place marquée d’avance dans un débat sur la morale de la sympathie. En l’absence d’autorités pour soutenir sa doctrine de la bienveillance, Hazlitt a préféré en chercher une dans notre pays. Jean-Jacques Rousseau a eu cet honneur inattendu d’être opposé par lui aux métaphysiciens les plus autorisés d’Angleterre. Ce n’est pas le seul exemple d’un critique spirituel aboutissant, après un combat en règle contre les plus grands noms, à choisir comme patron le personnage le moins fait pour jouer ce rôle.

Une comparaison superficielle du philosophe français et du critique anglais ne permet d’abord de voir entre eux que des différences. Le premier aime la phrase riche, harmonieuse ; la rhétorique ne lui déplaît pas : il n’attend pas toujours que son sujet le soulève de terre pour s’exalter jusqu’à l’éloquence ; le second, dans sa première manière, marche à pas comptés, roulant devant lui sa période lourde et embarrassée. Il procède par déduction perpétuelle. On est surpris qu’il ait si peu profité des leçons de son modèle ; on s’étonne encore plus du choix qu’il a fait de son guide, quand on songe que c’est par la Nouvelle Héloïse et par les Confessions qu’il l’a connu, quand on se rappelle qu’il a rêvé, qu’il a pleuré sur Julie, sur Saint-Preux, sur Rousseau, qu’il en a nourri son cœur et son imagination. Est-ce bien là l’écrivain de ses affections, quand il méditait dans sa pensée les pages ternes et sévères par où il s’est fait connaître dans le principe ? Il n’y a qu’une manière d’expliquer cette sorte de contradiction. Hazlitt, quand il écrivait ces pages, tenait en réserve comme dans un coin de son cœur son trésor d’éloquence et d’images, à peu près comme Rousseau l’a fait lui-même quand il a composé le Contrat social, tout condensé en propositions successives et pour ainsi dire bourré de déductions géométriques. L’un et l’autre, à un certain moment, se sont défiés systématiquement de leur talent. Seulement Hazlitt a commencé par là ; Rousseau en eût peut-être fait autant, s’il avait débuté comme écrivain à Genève. Peu importent les dissemblances : sans doute Rousseau a fait l’éloge de l’état sauvage, et Hazlitt a été le champion passionné des arts et des lettres ; mais l’idéal d’une solitude au sein de la nature était un aliment pour la sensibilité de Rousseau, que blessaient les raffinemens d’une société corrompue et d’une vie artificielle. Si je le place par la pensée au milieu d’un matérialisme utilitaire, d’une sorte de puritanisme industriel, et que je me souvienne de sa passion pour la musique, de son goût pour les vers italiens, de son enthousiasme pour la Grèce et pour Plutarque, surtout de ses poétiques promenades et de ses rêves d’amour à l’Ermitage, je ne vois plus en lui le sauvage ni le solitaire en bonnet d’Arménien. Au lieu de copier de la musique pour vivre, il écrit des comptes-rendus d’opéras sous la dictée de sa passion dominante et sincère. Au lieu d’argumenter contre le théâtre et de se livrer à d’ingénieux paradoxes sur Bérénice et sur le Misanthrope, il venge Racine et Molière des caprices de la mode ou des mépris d’une secte qui voudrait mettre une utilité basse et servile à la place des plus nobles plaisirs. Sans cesser d’être démocrate, il demeure attaché à la civilisation, à la société, et se sert de sa plume pour en faire pénétrer les bienfaits dans les rangs inférieurs. Sans devenir optimiste ni grand admirateur des hommes, ce qui est impossible avec une sensibilité maladive, il sait jouir de l’indépendance qu’une grande ville comme Paris assure à celui qui fait profession d’écrire sa pensée. Quoi qu’il en soit de cette hypothèse, qui a l’avantage de mettre en lumière un certain côté de l’esprit d’Hazlitt, il est hors de doute que Rousseau exerça trop d’influence sur lui pour qu’il n’y eut pas entre eux de nombreuses affinités. Le moyen de concevoir autrement un Anglais qui cite à chaque instant le philosophe de Genève, et qui dit quelque part que cet écrivain a changé la face de la littérature moderne ?


II.

Dans sa première manière, Hazlitt combattait des morts, et sa dialectique semblait se ressentir de la contagion de leur froideur. Comme le héros troyen, il tirait son épée contre des ombres, et ses coups ne portaient pas. Du jour où il se tourna contre des vivans, il trouva une vigueur qu’il ne s’était pas connue. C’était pourtant toujours la même guerre, mais avec d’autres armes, celles qui étaient à sa main et qui devaient attirer sur lui les regards. Il les tira de l’arsenal de Steele, d’Addison, de Johnson, et les remit sur l’enclume pour en faire un nouvel usage.

Entre les contemporains qui s’étaient faits les champions de la morale de l’intérêt, le plus heureux, le plus populaire, était sans comparaison Godwin, l’auteur des Recherches sur la justice politique. L’homme était un ami déclaré de la révolution française, le livre une défense éloquente de la liberté dans un temps où l’Angleterre, revenant en arrière comme effrayée, se donnait tous les jours de nouveaux démentis. Godwin se trouvait alors à l’apogée de sa réputation. On allait à lui comme à l’orale de la vérité. Les jeunes universitaires jetaient aux orties leur robe avec leur espoir d’avancement dans l’église établie, et se précipitaient sur ses pas comme le peuple élu à la recherche d’un nouveau Gamaliel. Les docteurs pleins d’avenir quittaient l’amphithéâtre et les leçons de clinique pour le suivre ; ils délaissaient le corps pour l’esprit, et ne rêvaient que de la constitution nouvelle des sociétés. Godwin voyait se mêler à ses admirateurs Wordsworth, Coleridge, Southey, qui depuis,… ils étaient alors d’intrépides démocrates. D’ailleurs la doctrine était noble, et avait pour base l’intérêt de tous. Point d’autre loi de la morale que le bien public. Après une démonstration en règle sur l’utilité qu’il y a pour chacun de chercher en toutes choses l’intérêt général, il ne paraissait pas douteux que tout se réglât pour le mieux dans la société. Plus de passions, plus de vices. Le bonheur inaltérable du genre humain allait commencer. Il est vrai que les partisans de la philosophie moderne (c’était le nom adopté) ne comptaient dans le monde que des héros et des héroïnes ; ils voyaient la terre peuplée de Catons, de Cornélies, de Codrus et de Régulus ; autrement il était à craindre que la nouvelle Jérusalem du bien public, « brillante de clarté, » ne fît place aux affreuses échoppes de l’égoïsme et au dégoûtant bourbier de l’intérêt personnel[2]. Nous ne donnerons pas Hazlitt pour le premier ni pour le plus puissant des adversaires de l’école de Godwin. Coleridge fut par sa parole et par ses écrits un ennemi plus redoutable de la doctrine de l’intérêt, qu’il déclarait une tache et presque un opprobre pour le caractère national ; Malthus eut un succès sans pareil avec son Essai sur la population, dont le premier volume était une réponse aux utopies de Godwin. La campagne fut longue, remplie d’incidens, et Hazlitt y prit part seulement comme partisan. Libéral et réformiste autant que Godwin, il combattit Malthus, et lança quatre ou cinq fois sa pierre à la tête du Goliath des tories ; mais il eut le mérite de résister à ceux qui suivaient en aveugles le maître des radicaux, et défendit la démocratie tout en rejetant des théories compromettantes ou frivoles. On le voit dès lors ce qu’il fut toujours depuis, très fort sur les réserves, à cheval sur les distinctions, ayant son parti à lui dans le parti de ses amis. D’ailleurs la pensée littéraire l’occupait désormais autant que le but politique ou philosophique. Il avait fait son choix ; les essais, les articles de journaux, les morceaux de critique, étaient désormais son domaine. Il faisait servir sa littérature à la défense de ses principes, et les principes étaient un soutien pour sa littérature. Il y avait en lui un écrivain et un philosophe qui répondaient l’un pour l’autre.

Dans une de ses maximes à la manière de La Rochefoucauld, Characteristics, nous lisons cette phrase sur les moralistes qui veulent rapporter toutes les actions humaines à l’intérêt : « ils font de l’exception la règle ; il serait aisé de renverser leurs argumens et de prouver que nos actions les plus égoïstes sont contraires à l’intérêt. » Ce paradoxe apparent est au fond de tous les essais d’Hazlitt sur la morale. Il revendiqua pour la passion, qu’elle portât le nom de vertu ou de folie, la place énorme qu’elle a toujours dans la vie humaine, même aux époques d’utopies rationnelles et utilitaires. Avec cette idée, il combattit plus ou moins les doctrines de Godwin et celles de Bentham, la philosophie moderne et l’utilitarianisme. Tant qu’il était resté dans les limites de sa théorie de la bienveillance, il n’ajoutait pas un mot à ce que Rousseau avait avancé contre Helvétius, il ne faisait pas un pas hors du cercle tracé par les Écossais, et en particulier par Adam Smith et Hutcheson. Désormais il entre sur le terrain des adversaires, et il le leur conteste ; il fait invasion dans ce domaine de l’intérêt personnel que La Rochefoucauld a décrit en termes magnifiques, et il en chasse cet usurpateur. Vous prétendez que l’amour de soi règne et domine dans toute la vie humaine ; montrez-nous donc ses titres. L’homme est si ondoyant, si divers, si passionné, qu’il est même incapable de s’aimer réellement. Il croit le faire, et il se trompe. Ce qu’il appelle amour de soi, c’est tantôt une passion, tantôt une autre. Vous, honnête et chimérique Godwin, vous tombez dans l’erreur la plus profonde en imaginant que cet amour de soi peut être réglé, corrigé, épuré. Vous attendez tout de notre égoïsme, vous croyez donc bien à notre vertu ! mais cet intérêt que vous revêtez du beau nom de raison, où est-il ? Cherchez un amour de soi bien manifeste, bien avéré ; vous n’y trouverez que passions et mouvemens désordonnés de ce cœur que vous espérez supprimer dans l’homme. Vous, respectable Bentham, vous changeriez toute la société humaine en une de vos écoles de l’utile, que vous appelez chrestomathies. Vous avez horreur de la nature, vous seriez fâché de vous chauffer au bois, de vous éclairer à la lampe. Vous demandez à quoi sert un bel arbre, une campagne riante, un horizon lointain. Ils servent au même usage que les arts ; les hommes ne peuvent pas plus s’en passer que de poésie. L’utilité même, dont vous faites si grand cas, n’a plus d’objet sans le plaisir. Vous ôtez à la nature humaine sa respiration naturelle ; vous mettez l’homme dans le récipient d’une machine pneumatique. Pour développer ces pensées, la métaphysique n’était plus de saison, elle n’aurait fait que trahir ce qu’il pouvait y avoir de subtil. A raisonner sur le cœur, Hazlitt eût perdu sa peine, surtout en un sujet d’où il prétendait exclure le raisonnement et bannir le système. Il se tourna du côté de l’observation des hommes, de la peinture des mœurs, ferma ses livres de philosophie, et, confiant dans ses principes, inaugura la liste presque innombrable de ses essais. Le mouvement, la couleur, le style, lui vinrent comme par surcroît.

Prenons pour exemple l’un des plus estimés de ses essais sur la morale, celui qui a pour sujet The main chance, l’essentiel, le positif ; le titre en est très caractéristique et bien anglais. Cet essentiel, c’est l’argent ; point de langue où ces deux mots ne soient à peu près synonymes, point de pays où la raison et le calcul, appliqués aux intérêts de la vie privée, n’aboutissent en général à une question d’argent. Le propriétaire qui ne cesse d’agrandir ses résidences, le capitaliste qui ajoute tous les ans un million nouveau à l’édifice de ses millions, le marchand qui travaille du matin au soir pour remplir sa caisse, et, victime volontaire, se sacrifie au devoir d’amasser des écus, la ménagère insatiable qui lésine sur les gages de ses domestiques, la maîtresse de maison qui fait enlever de dessus sa table le bon plat ou la primeur à laquelle ses convives ont à peine osé toucher, le bon clergyman qui visite sa cuisine après tous ses repas pour voir si ses cristaux et son argenterie sont mis en sûreté, la jeune fille qui a résolu de n’épouser qu’un lord, toutes les variétés de l’espèce qui attachent à l’argent un grand prix, c’est-à-dire l’immense majorité des hommes, semblent bien pratiquer le culte des intérêts positifs, et faire de l’essentiel ou de la main chance la règle de leur vie. Ce sont autant de prosélytes de Godwin et de Bentham, qui n’attendent sans doute que la prédication de l’évangile de l’intérêt pour arriver en foule autour des nouveaux apôtres. Comment douter que la doctrine utilitaire ne soit reçue à bras ouverts, et que le règne de la liberté et de la vertu ne soit bientôt établi sur les intérêts positifs ?

Il importe cependant de regarder de plus près à ces dispositions merveilleuses des adeptes que l’on croit si bien préparés. Comment et pourquoi ces personnes aiment-elles l’argent ? Le propriétaire achète ou bâtit une maison magnifique, il n’épargne ni ses millions ni sa peine pour la meubler et l’embellir. Il a des appartemens pour y recevoir ses amis, des dépendances pour leurs domestiques, des écuries pour leurs chevaux. Il se ruine pour bien faire les choses. Quel est son intérêt positif dans ces dépenses ? Un lit lui suffirait pour y dormir, une salle pour y manger, une chambre pour s’y retirer après son repas. Le reste n’est pas pour lui, et s’il ne désirait pas recevoir ses amis, se faire honneur de son argent, étonner le monde de son luxe, il n’en aurait eu que faire. Dites qu’il est libéral, généreux, ou bien appelez-le prodigue, insensé, mais ne prétendez pas qu’il obéit à son intérêt.

Le capitaliste avare amasse pour lui, chaque parcelle qu’il ajoute à sa fortune lui paraît une défense de plus contre le fantôme de la pauvreté ; mais ne voyez-vous pas que plus il s’en éloigne, plus il en a peur ? Semblable au voyageur qui fait l’ascension d’un pic élevé, plus il monte, plus l’abîme qui est au-dessous lui donne le vertige. Est-ce de l’intérêt positif ou de la passion et la folie ? Un enfant roule sa boule de neige et la grossit jusqu’à ce qu’elle ne tienne plus dans ses petits bras ; il veut montrer, il veut admirer lui-même son habileté, sa persévérance. L’avare amoncelé son or ; il ne peut ni ne veut en consommer la valeur, pas plus que l’enfant n’a l’idée d’avaler sa boule de neige. Il sait qu’il mourra bientôt, et l’enfant n’ignore pas que son œuvre fondra demain aux premiers rayons du soleil. Tous deux se valant, et l’un n’est pas plus positif que l’autre. L’avare aime l’or pour l’or, non pour ce qu’il peut produire à son avantage. L’avare a un idéal comme le poète ; la religion du main chance n’a donc pas le droit de la compter parmi les siens.

Mais le marchand qui fait de sa vie une balance journalière entre le doit et l’avoir sera peut-être le modèle, le type du sage utilitaire que nous cherchons. Eh bien ! tout comme un autre, il sera gouverné par une coquette, il aura des querelles avec sa femme, il battra ses apprentis, il épousera une personne qui a deux fois son âge en vue d’une grosse dot, il sera dupé par sa fille à peine sortie de pension, il s’enivrera tous les soirs, il s’acheminera par ses excès de table vers la seule échéance qu’il ne sait pas prévoir, celle d’une bonne apoplexie ; il ne conservera la confiance de personne, il sera un whig ou un tory forcené, il aura mille défauts, une mauvaise humeur ou des colères qui deviennent la véritable affaire et le tourment de sa vie. Utilitaires, ne comptez pas sur lui : cet homme-là n’est pas des vôtres.

On en peut dire tout autant de la ménagère : ses domestiques la trompent, et ses lésineries ne lui rapportent pas 5 shillings par an ; tout autant de la maîtresse de maison : ses primeurs se perdent, ses bons plats ne reparaissent pas sur la table ; tout autant du clergyman : il ne réussit qu’à devenir la fable de ses cuisinières ; de la jeune fille : elle ne veut accepter qu’un lord pour mari, précisément parce qu’elle n’a aucune chance raisonnable d’en rencontrer un : plus elle est mortifiée de ne pas réussir, plus elle s’acharne. Et d’où vient ce ridicule désir ? A-t-elle calculé ses intérêts, a-t-elle des vues sérieuses d’avenir ? Elle a rêvé de s’entendre appeler my lady et de voir des armoiries peintes sur son carrosse. Où sont donc les citoyens futurs de la république utilitaire ? Sont-ce les joueurs, les ivrognes, les amoureux, les sectaires, les gens qui se battent en duel, ceux qui sont esclaves, — et tous ne le sont-ils pas plus ou moins ? — de leurs passions ou de leurs préjugés ? Écartons encore les ambitieux, les glorieux, les poètes, les artistes ; écartons enfin, car il y en a, les patriotes, les amis dévoués de l’humanité, les saints, les martyrs de leur foi ou de leur conviction. Que restera-t-il ? Conclusion : l’essentiel est si peu la règle constante de la conduite des hommes que ce qui paraît en eux pur égoïsme n’est que passion, imagination, habitude, caprice, en un mot absence de raison.

Dire que la science du cœur humain c’est l’étude des passions n’est pas une proposition bien nouvelle ; mais les moralistes qui prétendent corriger les passions avec le secours de la raison ne sont pas les maîtres suivis par Hazlitt. Il ne croit qu’à la victoire d’une passion sur une autre, et il admet des passions vertueuses en reconnaissant qu’il y en a de criminelles. Le sentiment est son critérium en morale, en littérature, dans les arts. Aussi ne faut-il pas s’étonner que Montaigne et Rousseau soient ses guides. D’abord il se serra contre le second, puis il s’approcha de plus en plus du premier, et il est bon de noter que dans un chapitre sur les essayists il attribue à celui-ci l’invention du genre. La parenté des esprits n’est pas difficile à suivre du moraliste sceptique du XVIe siècle au moraliste métaphysicien dont nous nous entretenons. Substituez aux chapitres inégaux — où l’esprit de Montaigne suit sa pente comme une eau qui s’épanche — de libres causeries pleines d’humour, mais sur des sujets déterminés, vous avez les essais de Steele. Supposez à côté de ces causeries des conversations élégantes où l’esprit a plus de part que la nature, c’est Addison que vous lisez. On sent d’ailleurs que tous deux aiment Horace. Les essais, sous la forte main de Johnson, deviennent de petites dissertations en style périodique ; on voit qu’il lit Sénèque et Cicéron. Les personnages, correspondans fictifs, héros de romans qui peuplaient agréablement cette région littéraire et y jouaient de petits drames variés, s’y montrent encore de loin en loin ; mais ils sont raides et froids, semblables à des marionnettes jouant des comédies vertueuses. Nous les ôterions volontiers pour n’entendre que ce brave Johnson, le plus honnête homme de la littérature anglaise. Accordez enfin à l’essai plus d’étendue ; que la dissertation s’y coudoie avec la causerie, en sorte que l’auteur ait souvent lieu de revenir à ses moutons et d’user de ces transitions, « nous disions plus haut » et « reprenons, » familières à Montaigne ; faites-y place à la métaphysique du sentiment, aux querelles de parti, au spleen politique et social : c’est Hazlitt, le rédacteur de l’Examiner ou du Libéral, qui entre en scène.

Telle est son originalité. Quand on lit ses pages tour à tour brillantes et familières, il ne faut pas perdre de vue les principes du métaphysicien. C’est pour l’avoir fait trop souvent qu’on se représente Hazlitt, surtout à l’étranger, comme un esprit paradoxal dont le plaisir, ainsi que le talent, consistait à chercher quelque jolie thèse à soutenir, quelque question curieuse à traiter. Sans cette précaution, il arriverait, par exemple, que l’Essai sur les testamens (On will-making) serait interprété comme une satire sur les testateurs et sur les bons tours que les défunts se plaisent à jouer aux vivans. Au reste ce ne serait pas avoir la main heureuse que de la mettre sur ce sujet après Horace, Lucien et tant de modernes qui l’ont traité, Hazlitt n’a pas songé à écrire douze ou quinze pages sur les méchancetés posthumes : il a fait une analyse des passions qui sont en tiers entre le notaire et le testateur. L’héritage, ce prolongement de la propriété, lui fournit une suite à son Essai sur l’amour du positif. Ne croyez pas légèrement que son petit Traité sur les Plaisirs de la haine (Pleasures of hating) soit une occasion d’exhaler sa misanthropie ; il a voulu montrer que la haine n’est pas plus que l’affection un résultat de l’amour de soi. Ses titres souvent nous trompent. Que penser de celui-ci : Pourquoi les objets éloignés nous plaisent, sinon que l’esprit de l’auteur s’amuse autour d’une pensée, et qu’il écrit un essai comme on ferait une partie à un jeu d’adresse ? Lisez pourtant, et vous aurez un nouvel aperçu de l’auteur sur les passions : vous penserez sans doute avec lui que, si la distance est à l’avantage des objets, major e longinquo reverentia, elle tourne au détriment des personnes. Le sentiment de l’humanité se développe au contact de nos semblables, et l’amour du prochain est le mot le plus juste pour l’exprimer.

Au contraire, la loi de l’intérêt nous rend barbares. L’éloignement nous représente les Hottentots et les Cafres comme des êtres d’une autre espèce, la doctrine utilitaire nous réconcilie aisément avec la traite des noirs, et nous arrivons à mettre un morceau de sucre en balance avec le sang et la vie des malheureux qui souffrent les horreurs de l’esclavage pour nous le procurer à meilleur marché. Bentham réduit les hommes à l’état de machines destinées à produire le plus possible. James Mill, un autre utilitaire, écrivant une histoire de l’Inde, prétend que le meilleur moyen d’y réussir est de rester en Europe et de s’entourer de documens officiels ; jamais de sa vie peut-être il ne vit un de ces Indiens dont il rédigeait les annales. Les hommes, pour cette école, sont des chiffres, des êtres sans âme et sans cœur. Les purs raisonneurs méprisent la vie humaine. Hazlitt explique ainsi les excès de la terreur : suivant lui, ce sont les théories qui ont dressé la guillotine en permanence sur la place publique. M. Owen de Lanark, un utilitaire encore qui vient de mourir, s’était procuré un sauvage d’Amérique afin de le mettre en opposition avec l’homme civilisé, et en particulier avec l’homme reformé suivant sa méthode. Ce sauvage, qu’il montrait au public, était un argument favori, une antithèse qui lui servait à prouver d’une manière triomphante la supériorité de l’homme européen, surtout quand celui-ci aurait passé par ses mains. Était-il bien sûr que l’argument fût excellent pour le sauvage, et, si ce dernier avait eu sa liberté, serait-il resté chez M. Owen ? Bentham, James Mill et Owen prenaient tous leurs semblables pour des animaux logiques : ils construisaient la société comme un théorème de géométrie. Ils ne voyaient pas que l’homme apprend beaucoup plus par les sens, par le cœur et l’imagination que par le raisonnement. Leurs noms, si bruyans autrefois, plongent tous les jours davantage dans le silence et l’oubli. On lit encore Hazlitt. Comme eux, il a combattu pour la réforme ; mais il l’a voulue comme elle s’est faite, sans priver la démocratie des ornemens de l’esprit et des jouissances de l’imagination. Insister sur sa lutte contre les utilitaires proprement dits nous entraînerait trop loin ; on peut lire ses essais sur la Raison et l’imagination, sur les Gens de bon sens, et sa notice sur Bentham. Il suffit que dans le critique nous ayons retrouvé le métaphysicien.


III.

Les œuvres de critique littéraire d’Hazlitt nous font pénétrer plus intimement dans son caractère. Là surtout, nous retrouvons le naturel de l’homme, ses passions dans la vie privée et dans la vie politique. Ses premiers essais dans ce genre datent de 1814 ; ils coïncident avec la première restauration. La paix semblait faite au détriment de la réforme et de la liberté ; l’heure était mauvaise pour le radicalisme militant. Hazlitt, de concert avec son collaborateur Leigh Hunt, entreprit la publication d’une suite d’esquisses à la manière du Tutler et du Spectator ; mais le débarquement à Cannes entraîna de nouveau les deux amis dans la tourmente politique. Le nom de Table-Ronde (Round Table) fut donné au recueil de ces morceaux de transition qui ne sont ni tout à fait de la vieille école ni entièrement du genre dont Hazlitt devait faire son domaine. Les chevaliers de ce nouvel ordre allaient chacun de son côté à la recherche du Saint-Graal de la démocratie. On peut même dire qu’ils avaient leur roi Arthur dans l’île d’Elbe, endormi d’un sommeil beaucoup moins profond que l’autre. Cela est vrai du moins d’Hazlitt, qui regardait Napoléon comme l’ennemi le plus redoutable du droit divin, et qui de loin le chérissait, donnant un démenti à son discours sur les objets éloignés, mais confirmant par son propre exemple sa doctrine sur la puissance des sentimens.

Dans les deux ou trois années de colère et de représailles aveugles qui suivirent Waterloo, Hazlitt prit part à toutes les discussions qui passionnèrent l’Angleterre. Il n’est guère de questions ou d’hommes politiques du temps dont il n’ait parlé en vrai réformiste de l’avenir, ni whig, ni tory. Écrivain brillant, plein de traits et d’idées ingénieuses, mais dans un pays où la signature n’est encore aujourd’hui qu’à moitié entrée dans les mœurs, causeur vif et heureux à ses momens, mais privé du talent oratoire indispensable chez nos voisins à tout homme qui s’occupe de politique, il était encore peu connu. Sa grande réputation commença réellement avec ses leçons sur la littérature. On sait qu’en Angleterre les leçons publiques portent et méritent à tous égards le nom de lectures. L’orateur lit son cours pour la forme, car il le doit posséder par cœur ; par convenance, il regarde son papier plutôt que son écriture. L’auditoire est d’ailleurs fort difficile sur la façon de lire, et plus d’un de nos plus habiles conférenciers échouerait dans une lecture à Londres. C’est un art où quelques-uns seulement réussissent. Dickens y excella. Pas n’est besoin d’un texte inédit ; il lit quelques-unes de ses pages connues de tout le monde, et c’est à sa lecture que le public apporte ses applaudissemens et son argent. Les leçons d’Hazlitt eurent un grand succès ; mais cette fois le sujet, la composition, les idées, tout était nouveau. D’ailleurs les nécessités de la vie, un mariage qui n’avait pas changé sa position de fortune, l’obligeaient de multiplier son industrie d’homme de lettres. De 1816 à 1821, il donna quatre cours de littérature, Characters of Shakspeare’s plays, Lectures on the English Poets, Lectures on the English comic Writers, Dramitic Literature of the Age of Elizabeth. Son attitude dans cette carrière nouvelle a été reproduite avec intérêt par un témoin qui compte parmi les critiques distingués de son temps[3].

Nous ne croyons pas nous éloigner de la vérité en disant que ces quatre ouvrages sont peu connus en France. La critique française n’a guère reçu que de seconde main les idées dont ils sont remplis et qu’ils ont mises en circulation, celles-ci entre autres, que Shakspeare n’est pas dans la littérature du XVIe siècle une exception colossale, une espèce de géant et comme un monstre de beauté que le hasard a vu naître au milieu d’un temps barbare. Ces quatre livres mériteraient une étude approfondie. Il serait surtout intéressant de montrer comment Hazlitt a suivi l’exemple de se reporter vers le temps où la littérature anglaise a été le plus nationale, et de mettre en relief les développemens originaux qu’il a tirés de cette étude. L’initiation lui vint de Coleridge. « Dans l’année 1798, dit-il (les chiffres qui composent ce nombre sont pour moi comme le nom redoutable de Démogorgon), M. Coleridge vint à Shrewsbury[4]. » La résidence du père d’Hazlitt n’était pas loin de cette ville. La philosophie fut l’entrée en matière entre le maître et le disciple ; mais après leurs premières entrevues il se trouva qu’Hazlitt était gagné à la vieille littérature nationale. Coleridge avait le faible d’estimer surtout ce dont les autres ne s’étaient pas avisés ! Un autre maître, le révérend Fawcett, apprit à Hazlitt à mettre sa confiance dans le sentiment personnel. C’était un de ces hommes, comme il s’en trouve plus que les critiques de profession ne l’imaginent, qui ont un jugement exquis lorsqu’ils causent, quoiqu’ils perdent le sentiment du vrai lorsqu’ils s’avisent de faire le métier d’écrivains. Le signal était donné, les perspectives nouvelles étaient aperçues. Dès lors Hazlitt vécut dans l’intimité d’un petit nombre de grands auteurs du passé, mais sans intermédiaires. Les ayant connus à fond et pour ainsi dire dans l’âme, toutes les fois qu’il eut occasion d’en parler, ce fut avec une sorte d’abondance de cœur, rarement pour suivre une tradition, jamais pour édifier un de ces systèmes qui ne portent que sur des raisonnemens. Telle fut la source de son originalité comme critique. Il n’était pas érudit ; Jeffrey lui reprochait discrètement son peu de lecture, il trouvait en lui beaucoup moins de savoir que de vivacité de sentiment, et une sorte d’ivresse du beau. Jamais peut-être on n’a mieux appliqué cette devise de Quintilien qu’Hazlitt ne connaissait sans doute pas, non multa sed multum, lire souvent et peu de livres. Il digéra durant de longues années cette nourriture de l’esprit, et, par une nouvelle ressemblance avec Rousseau, l’éclosion de son talent se fit tard et fut complète. Il avait déjà toutes les idées qu’il devait répandre dans ses écrits. Du moment qu’il prit la plume, la lecture lui devint superflue. Nous aimons les richesses qui ne sont pas d’emprunt ; en parcourant Hazlitt, on sent qu’il a mis beaucoup du sien dans ce qu’il nous présente. La chaleur de cœur est communicative ; quand elle prête son secours à la critique, elle est comme la flamme qui fait reparaître sur le papier des caractères effacés.

Hazlitt juge Shakspeare avec la sensibilité exquise qu’éveille en lui la poésie, et pour lui la poésie jaillit de l’imagination et du cœur. Johnson l’a jugé en le réduisant à la prose, pis que cela, en le soumettant au critérium d’un poète certainement médiocre. Voilà pourquoi Hazlitt a réussi à casser l’arrêt porté par Johnson. Il a l’honneur d’avoir fait pour l’Angleterre ce que Schlegel avait fait pour le reste de l’Europe : il a remis Shakspeare sur le trône d’où Voltaire, de l’avis de beaucoup d’Anglais, l’avait presque fait descendre. Ses leçons sur les poètes anglais sont le développement de ses idées sur l’art. Il en remonte le cours dans le domaine du génie anglais, comme on revient à la source d’un beau fleuve. Né dans un siècle de prose, parmi des générations utilitaires dont il a déjà combattu les impérieuses prétentions, il croit que la poésie va toujours s’amoindrissant. Faut-il partager son avis ? Comme nous n’imaginons que ce que nous ne pouvons savoir, il semble naturel de penser que le domaine de la science s’agrandit aux dépens de celui de l’imagination. Nous entendons plus d’un critique de ce temps-ci, temps de science positive, exprimer les mêmes craintes. Ces craintes après tout témoignent d’un invincible besoin de l’esprit humain. Le fleuve de poésie, comme les autres, a des affluens ; quand son niveau baisse, quand on voit apparaître le fond, voilà tout à coup, au sortir de ces sables, au détour de ce marécage, un cours nouveau qui vient le grossir et rouler ses eaux dans son lit intarissable. Les leçons d’Hazlitt sur les comiques anglais furent plus que tout autre ouvrage le fruit lentement préparé de ses pensées de jeune homme. Lui qui aimait tant le théâtre, il n’avait pas connu d’autre comédie que ces livres vieux d’un siècle et demi. Toutes les vives impressions qu’il avait reçues des beaux esprits de la cour de Charles II, toutes les joies secrètes et défendues qu’il avait goûtées en cette compagnie audacieuse et raffinée, au milieu de son petit monde campagnard et puritain, voilà ce qu’il a mis dans ses Comiques anglais. Sa littérature dramatique du temps d’Elisabeth ne coule pas autant de source que les ouvrages précédens. Il sort souvent du domaine de ses premières lectures, et, suivant l’observation de Talfourd, ce qu’il écrit a quelquefois été appris la veille. Ce qui n’a pas été, à notre avis, assez remarqué cependant, c’est la belle étude sur le XVIe siècle qui sert d’introduction à ce dernier cours. Nous avons sur ce sujet d’excellens ouvrages, mais pas un chapitre où l’on ait saisi et marqué avec cette force l’influence de la Bible sur la littérature de la renaissance. En résumé, si, comme historien de la poésie nationale, il a été original et nouveau, il le doit au caractère très personnel de ses jugemens.

À mesure qu’il se livrait davantage à la littérature proprement dite, la personnalité gagnait du terrain dans ses écrits. C’est l’écueil où de notre temps la curiosité publique attend les auteurs. De quel sujet parleraient-ils plus volontiers, et en est-il un qu’ils croient mieux connaître ? Nous approchons du moment où Hazlitt à son tour tomba dans le piège. De 1821 à 1822, il passa par une crise des plus étranges. La mort de Napoléon le mit presque au désespoir ; un chagrin d’amour acheva de l’accabler. Il avait quarante ans, jamais il n’avait aimé sérieusement. Ces passions d’arrière-saison ravagent d’autant plus sûrement le cœur qu’elles le prennent au dépourvu, et que, défiant de lui-même, connaissant ses désavantages, comptant avec tristesse ses années, espérant peu de l’avenir, jaloux de l’univers entier, l’homme n’a plus l’orgueil qui soutient ; il se met à la merci de son idole. Hazlitt étonna ses lecteurs par la confidence de son malheureux amour, et mit contre lui le public, ses amis, ses parens. Il publia sous un voile fort transparent les conversations intimes qu’il avait eues avec la jeune fille, les encouragemens qu’il en avait reçus, le refus qui lui fut opposé au-delà d’une certaine limite qui n’était pourtant pas celle de la modestie. Rien ne put vaincre cet obstacle, pas même les propositions sérieuses et plusieurs fois répétées d’un mariage. On en aimait un autre. D’où venaient les familiarités singulières, les excessives privautés dont se prévalait la partie plaignante ? Elles ne pouvaient être expliquées que par la coquetterie ; de plus elles avaient pris naissance dès la première semaine, et, circonstance aggravante, la belle Sarah Walker, fille d’un brave tailleur et d’une prudente maîtresse d’hôtel, rendait des services personnels aux locataires de ses dignes parens, et pouvait avoir trop d’expérience dans l’art de les retenir sous le toit paternel.

L’honnête homme trompé s’éloigne et ne dit mot.


Hazlitt s’éloigna, mais il écrivit un volume de deux cents pages auquel il donna le titre de liber amoris, ou le Nouveau Pygmalion. Il était en effet le Pygmalion d’une statue qu’il adorait et insultait tour à tour, mais qui resta toujours de marbre pour lui. Pourquoi refusa-t-elle de prêter l’oreille à des propositions qui l’honoraient au-delà peut-être de ce qu’elle pouvait espérer ? Avait-elle un engagement sérieux ? C’est un problème qui sans doute, s’il avait été désintéressé dans la question, aurait excité la curiosité de moraliste d’Hazlitt. Tout eût été pour le mieux, si cet échec était tombé sur un homme qui voulût admettre que le raisonnement peut quelque chose contre la passion. Combien d’autres ont prouvé comme lui que moraliste n’est pas synonyme de sage !

Une autre circonstance compliquait la situation de l’auteur du Liber amoris : il était marié, quoiqu’il vécût séparé de sa femme. Pour arriver à toucher le cœur de la belle Sarah, il demanda et obtint le divorce suivant la loi d’Ecosse, plus indulgente en cette matière que la loi anglaise. Personne ne s’y opposait, ni la femme d’Hazlitt, qui avait assez du mariage, le connaissant par une fâcheuse épreuve, ni les familles des deux époux, qui continuèrent à vivre dans le meilleur accord. Sur ce point, la correspondance d’Hazlitt est confirmée par le journal que sa femme, fidèle à une habitude anglaise, tenait fort exactement. Jamais ils ne s’étaient mieux entendus que depuis qu’ils plaidaient en séparation ; ils se rencontraient souvent, logeaient parfois presque porte à porte, prenaient dans l’occasion le thé ensemble, se donnaient les meilleurs conseils. Il arriva même à Mme Hazlitt de blâmer amicalement son époux d’avoir mis le public dans la confidence, et à M. Hazlitt de s’excuser comme il put en disant que la publication s’était faite sans qu’il le voulût, ce qui n’était vrai qu’en un sens : ce n’était point par un acte de volonté réfléchie qu’il avait mis sous presse le Liber amoris ; l’amour déçu, la vengeance peut-être, la passion certainement, en avaient donné le bon à tirer. Le critique de Quincey a prononcé sur ce livre le mot définitif : « Ce fut l’explosion d’un moment de folie. Il jeta au vent le cri de son angoisse, sans se demander qui l’entendrait, quelles sympathies ou quelles dérisions pouvaient l’accueillir. Il n’avait souci ni des marques de pitié ni des éclats de rire. Son unique besoin était d’exhaler ce qu’il avait dans le cœur. »

Hazlitt fut donc séparé de sa femme. Il mit sa liberté aux pieds de Sarah Walker, qui n’en agréa point l’hommage ; il épousa une seconde femme qui fit avec lui le voyage d’Italie et de Suisse, et fut quitté par elle au retour. Cela donne lieu de croire que, si la belle Sarah avait quelques torts dans le passé, elle ne jugeait pas mal de l’avenir. Rousseau avait à peu près le même âge lorsqu’il aima pour la première fois de sa vie. La femme qui lui inspira ce sentiment profond n’eut pas moins de complaisance pour lui que Sarah Walker pour Hazlitt. Elle opposa le même refus et la même excuse à sa passion : elle aimait un autre homme. Mais Mme d’Houdetot était comtesse et Sarah une demoiselle d’hôtel garni ; la première était sincère, dans la seconde il y avait calcul et coquetterie. Bien que les intentions d’Hazlitt fussent plus correctes, il a été dupe, et son aventure ne peut supporter la comparaison avec le roman des amours de Rousseau. Le Liber amoris, malgré des pages délicates ou passionnées, est plus curieux qu’intéressant. On peut aujourd’hui s’assurer de l’authenticité des correspondances et d’une partie des récits qui le composent. M. Carew Hazlitt, qui possède les pièces originales, n’a trouvé dans le livre de son grand-père que des changemens d’ordre et des interversions en vue de l’effet à produire.

Nous avons parlé de son désespoir à propos de la mort de Napoléon. Quoiqu’il fût très bon Anglais d’ailleurs, il partageait le préjugé, fort répandu sur le continent, que le héros de la conquête française était le plus ferme soutien du progrès et de la liberté. La sainte-alliance avait eu soin de commettre toutes les fautes nécessaires pour populariser cette idée. Les espérances que l’auteur du Round Table avait pu garder après 1815, il les perdit en 1821. Ce n’étaient plus des marques ordinaires de tristesse que l’on pouvait apercevoir dans le laisser-aller de sa mise ou même dans l’oubli de sa sobriété habituelle. La mort de l’empereur fut pour lui beaucoup plus qu’une calamité publique : il porta son deuil, non en bonapartiste, mais en radical pur, en radical d’or vierge, suivant le mot des Anglais, a virgin gold radical. Il le pleura comme le capitaine de la révolution, et parce que ses larmes étaient autant d’injures à la royauté légitime et aux tories. Ses idées prirent un tour particulier qui est visible dans les essais de cette époque. Plus que jamais il s’isole et s’enferme avec ses pensées, comme si la pierre de la tombe était scellée sur le siècle et sur lui-même, et qu’elle portât la fatale inscription que Dante a gravée sur sa porte de l’enfer. Plus que jamais il vit en lui et pour lui, inflexible dans ses principes et détaché de tout, même du prosélytisme. Il vit dans le passé : son goût littéraire l’y portait déjà ; mais il détourne ses yeux de l’avenir, auquel il ne croit pas. De là de nouveaux paradoxes faits pour étonner ceux qui ne suivent pas le développement de ses idées dans sa vie, celui-ci par exemple, que l’idée des années qui ne sont plus fournit à l’âme autant d’aliment et de plaisir que celle des années qui ne sont pas encore. Il va plus loin dans le scepticisme du découragement, et s’efforce de nier les bienfaits de l’intelligence ; il applique tout son esprit à prouver le néant de l’esprit. De là des comparaisons entre la force intellectuelle et la force physique, à laquelle il donne la victoire. Dégoûté du talent, dont les résultats ont trahi ses plus nobles aspirations, il envie la supériorité d’un athlète, d’un joueur de paume, d’un boxeur. Il y a peu d’essais plus originaux que celui où il fait l’oraison funèbre du grand joueur de balle Cavanagh, et cet autre dont une lutte de boxeurs est le sujet. Rousseau vante l’état sauvage par haine des raffinemens de la société ; Hazlitt met les corps robustes au-dessus des grandes intelligences par ennui et fatigue des vains efforts de l’intelligence[5]. Dans cette veine pathétique et profonde de l’écrivain, nous choisissons la page suivante, comme échantillon de son style à la fois ému et brillant. On y retrouvera l’écho lointain de sa double plainte dans les consolations même qu’il demande au passé.


« Je fus toujours porté à mettre bien haut le pouvoir de l’amour. Je pensais que cette douce puissance devait associer les formes les plus aimables aux cœurs les plus aimans, que nul n’avait part à ses triomphes, s’il n’avait sa beauté divine imprimée au front et son empire établi au cœur. Aussi le contemplais-je à distance, me jugeant indigne de grossir un si brillant cortège, et je n’avais garde, même un instant, de ternir une si belle vision en prétendant m’y faire admettre. C’était ma pensée alors ; mais Dieu sait que c’était une des erreurs de ma jeunesse. Quand je le considérai de plus près, je vis le boiteux, l’aveugle, l’estropié, entrer dans l’enceinte ; j’y vis également le bossu, le nain, le laid, le vieux, l’infirme, l’homme de plaisir, l’homme mondain, le petit impertinent, le vantard ridicule, l’imbécile et le pédant, l’ignorant et le brutal, les êtres les plus étrangers à ce qu’il y a de plus beau sur la terre, à ce qui fait l’orgueil de la vie humaine. Voyant tous ceux-ci entrer dans la cour d’Amour, je pensai que je pourrais m’y risquer moi-même à la faveur de la foule ; mais, comme je fus rejeté, j’imaginai, peut-être à tort, que j’étais au-dessus plutôt qu’au-dessous du niveau commun… Je m’enorgueillis de ma disgrâce, et je conclus que mon patrimoine était ailleurs. Le seul titre dont je me sois jamais prévalu est l’Essai sur les principes des actions humaines, ouvrage que pas une femme n’a lu, que pas une sans doute ne comprendrait… Pourquoi me plaindre ? comment espérer de recueillir de beaux fruits parmi des ronces et des chardons ? La pensée en moi a étouffé le plaisir ; ce front soucieux, penché sur la vérité, est devenu un roc sur lequel toute affection s’est brisée. J’ai exhalé ma vie en un long soupir ; si jamais une douce figure s’est tournée vers la mienne, ce fut bien tard, trop tard ; mais quoi ? je ne regrette rien, si cette image pure et modeste, si cette figure tendrement inclinée sur moi, réjouit mon avenir de sa douceur angélique, si elle jette un rayon sur mon passé, un rayon perçant comme un sourire à travers les larmes. Une lumière vient alors couronner ma tête. Une atmosphère d’amour se répand dans ma chambre solitaire… Les fleurs de l’espérance et de la joie, renaissant dans ma pensée, rappellent le temps où elles y fleurirent pour la première fois. Les années enfuies frappent à ma porte et rentrent chez moi. Je suis encore au Louvre. Le soleil d’Austerlitz ne s’est pas couché. Il brille encore ici, dans mon cœur, et lui, le fils de la Gloire, n’est pas mort, il ne le sera jamais pour moi… Tout ce que j’ai pensé et senti n’a pas été en vain. Je ne suis plus un être sans valeur ; je ne mourrai pas, je ne périrai pas dans le mépris. Je puis m’asseoir sur la tombe de la Liberté, je puis écrire un hymne à l’Amour. Oh ! si tout cela est déception, laissez-moi mon erreur ! laissez-moi vivre dans l’enchantement de ces doux regards ! et toi, quand tes baisers devraient être mon poison, quand tes sourires me donneraient la mort, trompe-moi jusqu’à la fin par l’idée de ton amour[6] ! »


On a dans ce morceau Hazlitt peint par lui-même, avec ses illusions, avec ses entraînemens personnels et aussi avec son exubérance de style. Ce style, un peu flamboyant dans quelques passages, a pu étonner sa génération ; mais il lui appartenait en propre, et jaillissais, ainsi par momens comme une fontaine bouillonnante. La personnalité, si l’on met à part le Liber amoris, fait souvent la vie de ses essais. Ses illusions, il les lui faut pardonner ; elles sont rachetées par une rare constance dans ses principes. Il a écrit une vie de Napoléon qui est une apologie ; mais c’était déjà le temps des plaidoyers historiques, et il répondait au long réquisitoire de Walter Scott devant l’Angleterre courroucée et en face de lord Wellington. Au reste, s’il n’avait jamais eu de parti-pris, il eût fait exception à la règle commune. Il exerça la critique dans le camp des radicaux, mais avec moins d’injustice qu’elle n’était pratiquée dans celui des tories par Croker, Gifford et les autres. Jeffrey lui-même parmi les whigs, quoique moins passionné, se montra souvent plus partial. Hazlitt appartenait à une génération qui avait salué la révolution française comme une aurore ; mais il avait vu les espérances communes pâlir et s’éclipser l’une après l’autre, les hommes manquer à leurs promesses et trahir leur cause. C’était pour lui comme si la foi et la vertu disparaissaient de la terre. Sa constance fut inflexible ; tantôt irrité contre ses amis qui avaient changé, tantôt attristé, mais sympathique à leurs succès, il resta toujours le même au fond, pour les tories irréconciliable, pour les whigs dédaigneux et défiant.


IV.

Dans le portrait d’Hazlitt que nous venons d’esquisser, nous avons suivi les documens dont on doit la publication à son petit-fils ; nous avons emprunté à lui-même les principales lignes qui composent sa figure. Toutefois on serait loin de posséder l’idée d’Hazlitt tout entier, si l’on ne prenait pas soin de dégager de son œuvre ce qui en fait le critique d’une époque spéciale de la littérature anglaise, et si à côté de sa doctrine littéraire on n’indiquait pas ses titres comme écrivain en matière d’art. C’est de 1822 à 1826 qu’il a donné ses meilleurs essais sur la littérature contemporaine. On les trouve dans le Table Talk, dans le Plain Speaker, et surtout dans le Spirit of the age, l’esprit du siècle. À ceux qui veulent surtout connaître l’homme, les deux premiers recueils ont le droit de plaire ; à ceux qui veulent aussi étudier le temps, le dernier se recommande plus que tout autre ouvrage de l’auteur. C’est un aperçu rapide et plein de couleur sur les hommes d’état, les poètes, les philosophes d’outre-Manche à l’époque des grands combats entre les réformistes et l’aristocratie.

Hazlitt, à notre avis, est l’écrivain qui représente le mieux le mouvement littéraire anglais d’il y a trente ou quarante ans. Ses devanciers avaient fait de la critique française, ceux du XVIIe siècle en rapportant les œuvres aux règles traditionnelles, à la manière de Rapin et de Le Bossu, ceux du XVIIIe en rédigeant des jugemens discrets avec de petites citations à l’appui, comme Johnson. Désormais les livres étaient trop nombreux pour qu’il fût possible aux lecteurs de contrôler par eux-mêmes les arrêts portés par cette magistrature littéraire, et le besoin d’en parler dans les conversations trop général pour qu’on s’en tînt aux modestes dissertations dont on s’était jusque-là contenté. Non-seulement les critiques demeuraient investis de leur fonction de dégustateurs en titre du goût public : on leur demandait dans le triage des écrits de signaler ceux qu’il fallait absolument lire, on exigeait sur le reste des raisonnemens tout faits pour s’en entretenir sans les avoir lus. De là cette dialectique abondante qui étonne un peu les lecteurs de Jeffrey et de Macaulay ; ces écrivains étaient comme chargés de pourvoir les salons et les clubs d’élémens de discussion. C’est ainsi que peu à peu les critiques se substituaient aux auteurs ; ils étaient maintenant mieux que des essayeurs assermentés, et devenaient des intermédiaires entre le public et la littérature. Il y avait sur chaque ouvrage la thèse des whigs, qui prirent l’initiative, celle des tories, qui suivirent de près, celle des radicaux, qui levèrent vingt ans plus tard le drapeau utilitaire. Telle était la situation du temps d’Hazlitt. On ne peut plus dire qu’il en soit de même aujourd’hui. Les partis existent toujours ; mais la critique a cessé d’être si bien enrégimentée. Elle a encore des drapeaux, et n’arrivera pas de si tôt à l’impartialité philosophique où M. Matthew Arnold voudrait la voir parvenue ; cependant elle ne porte plus de livrée, elle fait la guerre de partisans. Chacun suivant sa conviction ou son humeur, chacun pour son compte, attaque ou soutient, blâme ou loue les hommes et les œuvres. Le fond même de la critique paraît sensiblement changé. On raisonnait à perte de vue sur l’esthétique ; après un débat sur quelques principes mis en avant, on tirait des conclusions sur la bonté de l’ouvrage. On écoutait d’ailleurs les adversaires non pour apprécier leurs argumens, mais pour y répondre. Comme la littérature était un champ clos, la critique était une escrime. Rien ne rassemblait davantage à une conférence de stagiaires, debating Society. Jeffrey, qui excellait dans l’art de ne pas céder, fut nommé le prince des critiques. Se faire admettre à la Revue d’Edinbourg, c’était alors bander l’arc d’Hercule ; durant trente ans, celui qui réussit le mieux dans cette opération d’athlète fut ce petit homme poli, qui avait toujours des réserves à faire de la meilleure grâce du monde, et qui n’était jamais à court d’argumens. Aujourd’hui certes la métaphysique ne fait pas défaut dans les travaux de ce genre, les longs raisonnemens paraissent autant que jamais être du goût des lecteurs anglais ; mais la discussion porte sur le fond, non sur la forme de l’ouvrage. Le livre est-il bon, pourquoi s’attarder à le prouver ? On se contente généralement de le dire, et l’on passe à l’analyse des idées qui le composent. Nous ne saurions nous étonner que le grand critique d’Edimbourg ressemble aujourd’hui aux oracles grecs dont parle Plutarque. Le silence s’est fait bien vite autour de son sanctuaire. La renommée d’Hazlitt a mieux résisté, et la cause n’en est pas seulement dans la vivacité de son talent et dans le radicalisme de ses opinions. Il ne recevait le mot d’ordre que de son propre sentiment, et son esthétique était d’intuition beaucoup plus que de raisonnement. Comme il se pénétrait des sensations et des pensées de chaque esprit qu’il voyait passer devant lui, ses analyses étaient vivantes. Son Esprit du siècle est une galerie de portraits qui n’a rien perdu de sa fraîcheur.

Les critiques d’intuition et de sentiment sont de deux sortes : le goût des uns est tranché, original ; ils aperçoivent les objets à travers un milieu qui leur est particulier ; ils voient vivement, mais seulement avec leurs yeux. Le goût des autres est plus général et plus souple ; ils savent se mettre à plusieurs points de vue ; ils comprennent, ils devinent même votre sensation. Ils reçoivent une vive impression d’un plus grand nombre de choses ; ils enrichissent leur nature d’un plus grand nombre d’emprunts. Les premiers ressemblent davantage aux poètes ; les seconds sont, je crois, des critiques plus complets. Hazlitt était de ces derniers. Dans la célèbre discussion sur Pope, il n’embrassa rigoureusement aucun des deux partis. Il demandait la correction, l’élégance à Pope, et ne permettait pas qu’on le dépouillât du titre de poète ; mais s’il s’agissait de force et de sublimité, il les cherchait dans Shakspeare et dans Milton, « Quand on veut proscrire, disait-il, tout ce qui n’atteint pas à un modèle de perfection imaginaire, ce n’est pas qu’on ait un goût plus pur ni une intelligence plus haute, c’est qu’on voudrait escamoter les opinions qu’on ne partage pas ou les plaisirs d’esprit auxquels on est étranger. » Il a écrit des lignes charmantes sur ce Fawcett, son ami, dont nous avons parlé, et qui l’initia aux secrets de la vraie critique.


« Aimez-vous Sterne ? — Oui, sans doute, répondait-il ; je mériterais d’être pendu, si je ne l’avais pas aimé. Entendre seulement M. Fawcett répéter quelques vers du Comus de Milton, de sa belle voix, douce et profonde, et les commenter ensuite avec enthousiasme, c’était une fête pour l’oreille et pour l’âme. Il lisait la poésie de Milton avec la même ferveur et la même dévotion que depuis j’en ai vu d’autres lire leur propre poésie. Je l’ai entendu s’écrier : « C’est le plus délicieux des sentimens que d’aimer ce qui est excellent, peu importe de qui. » À cet égard, il pratiquait sa maxime. Il était incapable d’une injustice secrète, et jugeait d’après ce qu’il sentait. Il n’y avait pas une paille, pas une tache dans le clair miroir de son esprit. Il était aussi ouvert aux impressions qu’il était ferme pour les soutenir. Que l’auteur fût ancien ou nouveau, en vers ou en prose, il n’en prenait aucun souci. « Ce qu’il voulait, disait-il, c’est quelque chose qui le fît penser. »


Voilà bien le critique parfait ; mais qui se rendra le témoignage d’avoir toujours été le lucide miroir sans défaut et sans nuage ? qui pourra dire qu’il a conservé avec courage les impressions qu’il a reçues avec candeur ? Le vrai critique ne s’aime pas lui-même ; sa conscience lui parle avec toute l’impérieuse sévérité d’une religion. Il ne fait pas de son talent son excuse. « Quand j’aurais toute la science, quand je parlerais avec la langue des anges, je ne serais rien sans la charité. » Il s’applique ces paroles du texte sacré ; elles signifient qu’il vaut mieux, pour lui, avoir un sentiment libéral et porter des jugemens désintéressés que d’être grand et original avec beaucoup de haine et d’envie, et de nier misérablement tout ce qui n’est pas son œuvre, tout ce qui n’est pas lui. Hazlitt était d’un parti. Il a ravalé Byron, parce que Byron était lord. Il a mal compris Shelley, parce « qu’il se défiait des Grecs et de leurs présens, » et qu’à ses yeux tous les nobles étaient des Grecs. Il a été dur pour Thomas Moore, parce que l’auteur de Lallah-Rook était le poète lauréat des aristocrates du whiggisme. Il s’est plu au moins une fois à exagérer les ridicules des lakistes, parce que les lakistes étaient tories. S’il a sacrifié à la passion, il a professé, il a toujours voulu pratiquer des maximes honnêtes, celles de la conscience littéraire, et qui s’expriment en deux mots, humanité et désintéressement. Ainsi nous le retrouvons comme critique ce qu’il était comme moraliste. D’autres ont mieux parlé que lui sur quelques points, Charles Lamb par exemple ; mais on ne trouve que dans Hazlitt l’image complète de la littérature du temps. Jeffrey a eu le succès complet et la puissance ; mais il passera, il a passé déjà. Hazlitt est resté, parce qu’il a été moins exclusif pour les hommes et moins systématique dans les choses. La renommée de Macaulay est encore tout entière. C’est un esprit d’une trop grande étendue pour le mettre en balance avec Hazlitt, et nous ne pouvons avoir l’idée de comparer un écrivain aventureux et toujours contesté avec un auteur d’une popularité immense. Pourtant, dans le cercle limité de la critique littéraire, Hazlitt est pour ainsi dire indispensable ; Macaulay néglige l’art et se détourne vers les appréciations morales. Hazlitt sera toujours un guide plus sûr ; il fait aimer ceux dont il parle, son rival songe plutôt à se faire admirer lui-même et à étaler ses vastes connaissances.

Si nous rapprochons Hazlitt de ses successeurs, nous ne sommes pas moins frappé des ressemblances que des différences entre eux et lui. En général, ils sont plus érudits ; ils savent plus en détail, non pas mieux, je crois, leur littérature anglaise ; ils connaissent beaucoup mieux, j’en suis sûr, l’antiquité et les littératures du continent. Il en est qui sont parvenus à une sorte d’éclectisme cosmopolite qui est une preuve bien curieuse, surtout pour l’Angleterre, de la marche rapide de l’esprit moderne. Quelques-uns même, fatigués des caprices du sens individuel, invoqueraient volontiers le secours d’une autorité littéraire dans le genre de l’Académie française. Sans bâtir en vue de Westminster une coupole de l’institut de la Grande-Bretagne, M. Matthew Arnold ne serait pas éloigné de l’idée d’ériger un tribunal de l’opinion publique en matière littéraire, une cour suprême de la critique sans distribution de prix ni réceptions solennelles, une académie sans directeur ni chancelier. Hazlitt se contentait à peu près de savoir la langue anglaise, mais il la savait en perfection. Il était un partisan trop déclaré de la liberté pour avoir prévu la tendance qui existe aujourd’hui vers un essai d’autorité et de centralisation dans les lettres et dans l’éducation publique. En un mot, il était de son temps ; mais il ressentait déjà tout ce qui porte l’esprit contemporain à réclamer un partage égal des avantages sociaux, il voulait le libéralisme largement appliqué au domaine des lettres et des arts ; il rêvait de voir le beau, cet ornement de la vie humaine, cesser d’être le patrimoine de certaines classes, et devenir l’héritage de tous. Tel est le caractère généreux de ses ouvrages, et c’est pour cela qu’il nous paraît un critique vraiment moderne.

Les dernières années d’Hazlitt furent à peu près consacrées à la publication de ses écrits divers sur les arts. Ces morceaux détachés, formant trois volumes, Criticisms on art et Conversations of northcote, ont le mérite d’avoir stimulé le goût anglais, qui commençait à s’éveiller, d’avoir répandu dans un public presque entièrement novice les idées et les notions relatives à la peinture et à la sculpture. L’Angleterre est la dernière venue au banquet des arts ; elle y a sa place. C’est la nature libre, sans procédés, sans conventions, qui règne sur ces toiles que nous n’avons pas vues d’abord sans surprise. Il ne faut pas croire cependant que les Anglais aient commencé par là, ni que cette peinture ait pris naissance comme une génération spontanée. La nature ne vient pas ainsi prendre les hommes par la main : suivant le mot de Goethe, elle nous dérobe ses secrets avec obstination. Il y a eu des peintres avant Reynolds, et Reynolds lui-même était non-seulement un disciple scrupuleux des anciens maîtres, mais un adepte fervent de l’idéal. La peinture a été longtemps pour l’Angleterre un objet d’exportation, et même une marchandise qu’elle a d’abord reçue sous pavillon étranger. Elle faisait venir du continent sas peintres comme ses chanteurs d’opéra, ses maîtres de danse et ses cuisiniers. Elle eut ensuite des artistes anglais ; mais l’art continua d’être un produit étranger introduit par des nationaux. Ils n’avaient rien qui ne fût italien, flamand ou hollandais. Les Anglais sont un peuple laborieux par goût et triste par humeur. Tout ce qui est pénible et dur, canaux, machines, industrie, labour, travaux scientifiques, problèmes ardus d’économie politique, — tout ce qui n’a ni fleur ni sourire a des attaches singulières pour ces hommes froids, sérieux et robustes. Dans ces sortes de labeurs, ils n’ont pas besoin du continent. On dirait que l’épanouissement du plaisir leur est étranger. Ils le ressentent au fond de l’âme, et le rendent par la poésie comme par une sorte de respiration. Ils ne l’expriment point par les sens et pour les yeux. Ils y arrivent cependant, mais beaucoup plus tard que les autres peuples, — singulier désavantage dans les arts, où les temps postérieurs semblent toujours frappés d’une espèce de stérilité. Ils y arrivent, mais quand le moment favorable est passé. Le sentiment du beau est éveillé, mais le plaisir a pris d’autres routes ; la richesse est devenue trop grande, le besoin d’argent trop impérieux ; le caprice règne en maître parce qu’il peut payer toutes ses folies. La surprise a pris la place de l’admiration, et la vanité se contente sans avoir besoin du génie.

Il y a cependant un art anglais, une école anglaise, et Hazlitt n’a pas peu contribué à les fonder. Jusqu’à lui, la critique d’art, si l’on peut dire qu’il en existât une, ne différait pas beaucoup de la critique littéraire. Elle consistait dans la description du sujet, des groupes, de la perspective et des détails matériels. C’est ainsi que, pour apprécier une tragédie, on faisait l’analyse de l’exposition, de l’action, du dénoûment, en ajoutant quelques mets sur les caractères des personnages et sur le style du poète. De la pensée, de la passion, de l’âme même du drame, il n’en était pas question. Ainsi du tableau : l’expression et le sentiment de la beauté disparaissaient. Les écrivains rédigeaient, pour ainsi dire, des notes, comme des voyageurs qui ne veulent pas sortir d’un musée leur carnet vide. Hazlitt est aussi pour un public peu artiste un voyageur qui revient de loin ; mais ce n’est pas son carnet, c’est son cœur qui est plein. Un critique brillant et facile a de notre temps renouvelé l’art d’écrire sur la peinture en faisant passer le dessin et la couleur dans son propre texte. Hazlitt se rapproche davantage de Diderot : il décrit ce qu’il sent ; mais il ne substitue jamais la sensation à l’objet réel, il voit aussi bien qu’il sent : à travers la toile, il atteint jusqu’à l’artiste. Il a une puissance de perception et d’analyse correspondante à la puissance d’exécution du maître et de sa réalisation de la beauté. Bien que sa tendresse passionnée soit pour Titien, son esprit n’est pas moins compréhensif dans l’art que dans la littérature. Je ne vois que les Hollandais pour lesquels il soit sobre d’éloges ; encore faut-il se souvenir qu’il combat le goût dominant de son pays, et en particulier celui du roi George IV et de ses courtisans, lesquels étaient amoureux de ces magots qui déplaisaient si fort à Louis XIV. Même en peinture, si l’on veut, les préjugés du radical reparaissaient. Il triomphait de voir les grands se méprendre en ces matières. Il apprenait avec plaisir que lord Wellington ne pût goûter Raphaël. « Raphaël, s’écriait-il, on est heureux de savoir que c’est un homme incapable de te comprendre qui a fait des bévues si fatales à l’humanité ! » Cependant son esprit est ouvert à toutes les formes du beau. Il ne fait pas grand état de la hiérarchie des genres, pourvu que les genres soient pris dans la nature. Sans doute tout ne dépend pas toujours de l’exécution ; mais la grandeur des sujets ne fait pas la grandeur des maîtres. L’art de bien voir est le même partout, et il peut être poussé si loin qu’il compense l’infériorité du modèle.

La nature est toute la loi pour l’école anglaise ; elle est aussi le dernier mot de la critique d’Hazlitt. Si nous avons insisté, c’est qu’il a été pour les Anglais le théoricien de la nature. Reynolds, dont les Discours sur l’art sont estimés, avait développé la théorie contraire. Il proposait pour objet aux artistes l’idéal ; mais cet idéal, qui est une chose réelle et vraie tant qu’il reste dans la métaphysique pure, perd toute sa valeur, s’il est envisagé d’une manière pratique et en quelque sorte grossière. Choisissez non le modèle, mais les traits qui le composeront ; prenez des formes non individuelles, mais moyennes ; voyez plusieurs objets à la fois, jamais un seul en particulier ; songez à l’ensemble et négligez le détail : vous êtes alors, suivant Reynolds, sur le vrai chemin de l’idéal, et vous n’avez qu’à marcher devant vous. On reconnaît ici la théorie de Cicéron, qui nous semble, par l’assimilation de l’éloquence à la philosophie, altérer singulièrement celle de Platon. Hazlitt, que les attaches de l’autorité des anciens n’incommodent en aucune façon, a rompu complètement avec cette doctrine. Le mot d’idéal, il ne le repousse pas ; il est vrai qu’il n’y met pas d’autre sens que celui du mot réalité. L’artiste choisit ses modèles suivant la beauté qu’il y entrevoit ; mais c’est toujours une imitation immédiate des objets qu’il se propose. Raphaël a pris ses vierges dans la nature, et c’est la nature qui a fourni les belles formes qui respirent dans les marbres du Parthénon. Dans ses essais et dans ses livres spéciaux, par occasion ou directement, partout, Hazlitt a réfuté Reynolds. L’étude du mouvement de l’art en Angleterre remonte donc à lui comme à l’une de ses sources. Si l’on avait le loisir d’instituer une comparaison entre l’auteur des Criticisms et M. Ruskin, on arriverait peut-être à se convaincre que les idées du second sont à plusieurs égards le développement extrême des idées du premier. Sauf les exagérations, nous sommes porté à penser que le génie moderne, qui en tout aspire à l’affranchissement, penche du côté de cette doctrine de la nature, nous dirions du naturalisme, si ce mot ne semblait pas un peu gros de prétentions. Relisez une page bien remarquable de Goethe, celle où Werther dessine ce groupe de deux enfans, le premier de quatre ans, le second de six mois, dans les bras l’un de l’autre.

Point d’autorité, peu de raisonnement, de la métaphysique, mais pas d’autre que celle du sentiment, on voit que notre auteur établit dans les arts les mêmes principes qu’en morale et en littérature. Reste une seule observation à faire pour retrouver Hazlitt toujours semblable à lui-même. De son temps, les galeries les plus précieuses appartenaient à de riches propriétaires, et, dispersées dans les différens comtés, étaient d’un accès difficile. Gardées comme le jardin des Hespérides, quelque indomptable dragon, sous la forme d’un intendant, veillait à l’entrée de ces collections comme si l’admiration publique en eût diminué la valeur. La fatale barrière élevée entre l’artiste et les chefs-d’œuvre qu’il était seul capable d’apprécier ne tombait parfois que devant le noble visiteur descendant d’une chaise de poste ou arrivant à cheval accompagné d’un domestique en riche livrée. Les offres les plus généreuses d’un touriste à pied n’étaient pas toujours entendues. La fantaisie du maître ouvrai, ou fermais tour à tour les collections, et Hazlitt fut contraint de décrire de mémoire des œuvres que depuis plusieurs années il n’avait pas vues. C’était un premier obstacle à l’entreprise de populariser les notions d’art. Le libéralisme des grands seigneurs d’Italie faisait absolument défaut à l’aristocratie anglaise. Ce n’est pas tout, l’amour de l’art s’est développé en Angleterre bien après la richesse. Quand les personnes qui pouvaient payer ces nobles jouissances commencèrent à soupçonner le plaisir que peut procurer un précieux marbre ou bien une noble peinture, le superflu de la fortune avait trouvé d’autres issues. La balance nécessaire entre l’excédant de la richesse et le sentiment du beau n’existait pas dans ce pays : l’argent par sa pente naturelle allait à la rareté, à l’orfèvrerie, aux mosaïques étrangères, aux pierres précieuses, aux porcelaines. De là cette tendance tout anglaise à l’étalage de l’or et des pierreries. « Ceci est à moi, semblait dire au public toute personne qui ouvrait aux visiteurs ses salons encombrés de trésors, et il n’y a personne au monde qui ait le droit d’éprouver à la vue de toutes ces choses d’autre sentiment que celui d’admirer combien je suis riche. » Hazlitt a combattu avec esprit, avec éloquence, ce double préjugé du faste qui étale les raretés et de l’avarice qui cache les chefs-d’œuvre. Tandis que le roi, la cour, la noblesse, couraient à l’exhibition de la richesse ou des objets d’art dont la garde jalouse faisait à leurs yeux le plus grand prix, l’écrivain radical invoquait le principe humain, généreux, du partage des jouissances de l’esprit. Il montrait que l’œuvre d’un grand maître agrandit la pensée de tous ceux qui l’admirent, autant que l’appareil de la fortune rapetisse les âmes de tous ceux qui en sont les témoins curieux. En soutenant cette thèse, que faisait-il, si ce n’est de porter dans la critique d’art les mêmes sentimens sympathiques et libéraux dont en dernière analyse tout lecteur équitable peut le voir partout inspiré ?

Hazlitt mourut en 1830, quelques mois après notre révolution de juillet. Toutes les causes qu’il avait défendues étaient encore pendantes ; il avait eu sa part de toutes les défaites que son drapeau avait essuyées. Le succès de la réforme parlementaire était encore douteux. Le radicalisme, il est vrai, gagnait tous les jours du terrain ; mais il semblait étroitement lié à la doctrine utilitaire. Les idées d’Hazlitt paraissaient donc condamnées. En politique, les événemens lui donnaient tort comme en morale. Il avait fait une guerre sourde et continue au système monarchique, et jamais la nation ne s’était montrée plus attachée de cœur à la royauté. Il léguait à l’Angleterre une apologie de Napoléon, et la popularité de la dynastie perpétuait dans son pays le triomphe de la légitimité. En littérature, où il suivait le mouvement général, ses jugemens se compliquaient souvent de ses antipathies politiques. Dans les arts, il contrariait les goûts de l’aristocratie, qui seule s’intéressait d’une manière évidente à la question ; il combattait les opinions reçues et renversait les traditions. De plus, le sentiment très vif de sa supériorité le rendait hautain. Il abordait de front ses adversaires, et il en avait sur tous les points, il en cherchait au besoin. Sa manière même de composer était provoquante. Il allait droit à ce qui lui paraissait faux, et poussait sa pensée jusqu’à la limite extrême. Sans reconnaître, sans contester ce qui avait été dit sur un sujet, il se bornait à dire ce qui lui semblait nouveau. La critique des devanciers lui apparaissait comme un grand livre que tous pouvaient lire et d’où il était inutile de rien extraire. Il se contentait d’écrire en marge sur ce livre : ce n’était pas sa faute si ces observations, placées pour ainsi dire en vedette, attiraient les yeux et semblaient dictées par l’humeur contredisante. Hazlitt laissa la réputation d’un esprit paradoxal. Nous ne pouvons, nous, être blessés de ces allures originales ; elles le tirent de la foule et le mettent en lumière. Nous lui savons gré d’avoir évité toute compilation, d’avoir eu l’horreur des redites. Aujourd’hui des radicaux sont au pouvoir, mais ni l’esprit de secte, ni la doctrine utilitaire n’y est entrée à leur suite ; la dynastie royale s’appuie sur l’affection des sujets, et cependant elle exige d’eux si peu de sacrifices de leur indépendance qu’ils peuvent se croire en république. À qui le temps a-t-il donné raison, d’Hazlitt ou de ses mortels ennemis les tories ? Les velléités d’humeur du juge en matière de goûts sont oubliées ; les années ont consacré la plupart de ses arrêts littéraires. Une école remarquable de peinture a prouvé tout au moins que l’auteur de tant d’écrits sur l’art ne prêchait pas dans le désert. Les paradoxes d’hier sont devenus, en grande partie du moins, des vérités. Il est donc permis de dire en toute assurance, et avec le beau sens que les Anglais attachent à ces expressions, que William Hazlitt, malgré quelques entraînemens, fut « un critique noble et libéral, » noble à cause de son grand talent, libéral à cause des généreux principes qu’il a toujours défendus.


Louis Étienne.
  1. Some Thoughts on the genius ot William Hazlitt.
  2. Voy. Hazlitt, Spirit of the Age, notice sur Godwin.
  3. Sergeant Talfourd, Pensées sur le caractère intellectuel de William Hazlitt.
  4. Literary Remains. — My first acquaintances with poets.
  5. Voyez les essais intitulés des Advantages of intellectual superiority, Indian Jugglers, On the pleasure of hating, On living to one’s self, On great and little things, dans les recueils du Table Talk et du Plain Speaker.
  6. On great and tittle things.