Hector Servadac/I/05

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Hetzel (p. 29-47).
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CHAPITRE V


DANS LEQUEL IL EST PARLÉ DE QUELQUES MODIFICATIONS APPORTÉES À L’ORDRE PHYSIQUE, SANS QU’ON PUISSE EN INDIQUER LA CAUSE.


Cependant, aucun changement ne semblait s’être produit dans cette portion du littoral algérien, bornée à l’ouest par la rive droite du Chéliff et au nord par la Méditerranée. Bien que la commotion eût été très-violente, ni sur cette fertile plaine, peut-être un peu bossuée çà et là, ni sur la ligne capricieuse de la falaise, ni sur la mer qui s’agitait outre mesure, rien n’indiquait qu’une modification eût altéré leur aspect physique. Le poste de pierre, sauf en quelques parties de la muraille assez profondément disjointes, avait suffisamment résisté. Quant au gourbi, il s’était aplati sur le sol comme un château de cartes au souffle d’un enfant, et ses deux hôtes gisaient sans mouvement sous le chaume affaissé.

Ce fut deux heures seulement après la catastrophe, que le capitaine Servadac reprit connaissance, Il eut tout d’abord quelque peine à rassembler ses souvenirs, mais les premiers mots qu’il prononça — cela ne surprendra personne — furent les derniers de ce fameux rondeau, qui avaient été si extraordinairement coupés sur ses lèvres :

Et pour…… je le jure,
Et pour…

Puis aussitôt : « Ah çà, dit-il, qu’est-il-arrivé ? »

À cette demande qu’il s’adressa, il lui était assez difficile de répondre. Soulevant alors le bras, il parvint à défoncer la couverture de paille, et sa tête apparut hors du chaume.

Le capitaine Servadac regarda d’abord autour de lui.

« Le gourbi par terre ! s’écria-t-il. C’est quelque trombe qui aura passé sur le littoral ! »

Il se tâta. Pas une luxation, pas même une égratignure.

« Mordioux ! et mon brosseur ! »

Il se releva. Puis :

« Ben-Zouf ! » cria-t-il.

À la voix du capitaine Servadac, une seconde tête fit sa trouée à travers le chaume.

« Présent ! » répondit Ben-Zouf.

On eût dit que l’ordonnance n’attendait que cet appel pour paraître militairement.

« As-tu quelque idée de ce qui est arrivé, Ben-Zouf ? demanda Hector Servadac.

— J’ai idée, mon capitaine, que nous avons tout l’air de tirer notre dernière étape.

— Bah ! Une trombe, Ben-Zouf, une simple trombe !

— Va pour une trombe ! répondit philosophiquement l’ordonnance. — Rien de particulièrement cassé, mon capitaine ?

— Rien, Ben-Zouf. »

Un instant après, tous deux étaient debout ; ils déblayaient l’emplacement du gourbi ; ils retrouvaient leurs instruments, leurs effets, leurs ustensiles, leurs armes à peu près intacts, et l’officier d’état-major disait :

« Ah çà, quelle heure est-il ?

— Au moins huit heures, répondit Ben-Zouf en regardant le soleil, qui était très-sensiblement élevé au-dessus de l’horizon.

— Huit heures !

— Au moins, mon capitaine !

— Est-il possible ?

— Oui, et il faut partir !

— Partir ?

— Sans doute, pour notre rendez-vous.

— Quel rendez-vous ?

— Notre rencontre avec le comte…

— Ah ! mordioux ! s’écria le capitaine, j’allais l’oublier ! »

Et tirant sa montre :

« Qu’est-ce que tu dis donc, Ben-Zouf ? Tu es fou ! il n’est que deux heures à peine.

— Deux heures du matin, ou deux heures du soir ? » répondit Ben-Zouf en regardant le soleil.

Hector Servadac approcha la montre de son oreille.

« Elle marche, dit-il.

— Et le soleil aussi, répliqua l’ordonnance.

— En effet, à sa hauteur au-dessus de l’horizon….. Ah ! de par tous les crus du Médoc !….

— Qu’avez vous, mon capitaine ?

— Mais il serait donc huit heures du soir ?

— Du soir ?

— Oui ! Le soleil est dans l’ouest, et il est évident qu’il va se coucher !

— Se coucher ? Non pas, mon capitaine, répondit Ben-Zouf ! Il se lève bel et bien, comme un conscrit au coup de la diane ! Et voyez ! Depuis que nous causons, il a déjà monté sur l’horizon.

— Le soleil se lèverait maintenant dans l’ouest ! murmura le capitaine Servadac. Allons donc ! Ce n’est pas possible ! »

Cependant, le fait n’était pas discutable. L’astre radieux, apparaissant au-dessus des eaux du Chéliff, parcourait alors cet horizon occidental, sur lequel il avait tracé jusqu’alors la seconde moitié de son arc diurne.

Hector Servadac comprit sans peine qu’un phénomène absolument inouï, en tout cas inexplicable, avait modifié, non pas la situation du soleil dans le monde sidéral, mais le sens même du mouvement de rotation de la terre sur son axe.

C’était à s’y perdre. L’impossible pouvait-il donc devenir vrai ? Si le capitaine Servadac avait eu sous la main un des membres du Bureau des longitudes, il aurait essayé d’obtenir de lui quelques informations. Mais, absolument réduit à lui-même :

« Ma foi, dit-il, cela regarde les astronomes ! Je verrai, dans huit jours, ce qu’ils diront dans les journaux. »

Puis, sans s’arrêter plus longtemps à rechercher la cause de cet étrange phénomène :

« En route ! dit-il à son ordonnance. Quel que soit l’événement qui s’est accompli, et quand bien même toute la mécanique terrestre et céleste serait sens dessus dessous, il faut que j’arrive le premier sur le terrain pour faire au comte Timascheff l’honneur…

— De l’embrocher, » répondit Ben-Zouf.

Si Hector Servadac et son ordonnance eussent été d’humeur à observer les changements physiques qui s’étaient instantanément accomplis dans cette nuit du 31 décembre au 1er janvier, après avoir constaté cette modification dans le mouvement apparent du soleil, ils auraient, à coup sûr, été très-frappés de l’incroyable variation qui s’était opérée dans les conditions atmosphériques. En effet, pour parler d’eux tout d’abord, ils se sentaient haletants, forcés de respirer plus rapidement, ainsi qu’il arrive aux ascensionnistes sur les montagnes, comme si l’air ambiant eût été moins dense, et, par conséquent, moins chargé d’oxygène. En outre, leur voix était plus faible. Donc, de deux choses l’une : ou bien ils avaient été frappés d’une demi-surdité, ou bien il fallait admettre que l’air fût tout à coup devenu moins propre à la transmission des sons.

Mais ces modifications physiques n’impressionnèrent, en ce moment, ni le capitaine Servadac ni Ben-Zouf, et tous deux se dirigèrent vers le Chéliff, en suivant l’abrupt sentier de la falaise.

Le temps, qui était très-embrumé la veille, ne présentait plus la même apparence. Un ciel singulièrement teinté, qui se couvrit bientôt de nuages très-bas, ne permettait plus de reconnaître l’arc lumineux que le soleil traçait d’un horizon à l’autre. Il y avait dans l’air des menaces d’une pluie diluvienne, sinon d’un orage à grand fracas. Toutefois, ces vapeurs, faute d’une condensation incomplète, n’arrivèrent pas à se résoudre.

La mer, pour la première fois sur cette côte, semblait être complètement déserte. Pas une voile, pas une fumée ne se détachaient sur les fonds grisâtres du ciel et de l’eau. Quant à l’horizon, — était-ce une illusion d’optique ? — il semblait être extrêmement rapproché, aussi bien celui de la mer que celui qui circonscrivait la plaine, en arrière du littoral. Ses infinis lointains avaient disparu pour ainsi dire, comme si la convexité du globe eût été plus accusée.

Le capitaine Servadac et Ben-Zouf, marchant d’un pas rapide, sans échanger aucune parole, devaient avoir bientôt franchi les cinq kilomètres qui séparaient le gourbi du lieu de rendez-vous. L’un et l’autre, ce matin-là, purent observer qu’ils étaient physiologiquement organisés d’une toute autre manière. Sans trop s’en rendre compte, ils se sentaient particulièrement légers de corps, comme s’ils eussent eu des ailes aux pieds. Si l’ordonnance eût voulu formuler sa pensée, il aurait dit qu’il était « tout chose ».

« Sans compter que nous avons oublié de casser une forte croûte, » murmura-t-il.

Et, il faut en convenir, ce genre d’oubli n’était pas dans les habitudes du brave soldat.

En ce moment, une sorte d’aboiement désagréable se fit entendre sur la gauche du sentier. Presque aussitôt un chacal s’échappa d’un énorme fourré de lentisques. Cet animal appartenait à une espèce particulière à la faune africaine qui porte un pelage régulièrement tacheté d’éclaboussures noires, et dont une raie, noire également, sillonne le devant des jambes.

Le chacal peut être dangereux, pendant la nuit, lorsqu’il chasse en troupe nombreuse. Seul, il n’est donc pas plus redoutable qu’un chien. Ben-Zouf n’était pas homme à s’inquiéter de celui-ci, mais Ben-Zouf n’aimait pas les chacals, — peut-être bien parce qu’il n’en existait pas une espèce spéciale à la faune de Montmartre.

L’animal, après avoir quitté le fourré, s’était acculé au pied d’une haute roche, qui mesurait bien dix mètres de hauteur. Il regardait avec une visible inquiétude les deux survenants. Ben-Zouf fit mine de l’ajuster, et, sur ce geste menaçant, l’animal, à la profonde stupéfaction du capitaine et de son ordonnance, s’élança et atteignit d’un seul bond le sommet de la roche.

« Quel sauteur ! s’écria Ben-Zouf. Il s’est enlevé à plus de trente pieds de bas en haut !

— C’est parbleu vrai ! répondit le capitaine Servadac tout songeur. Je n’ai jamais vu faire un bond pareil ! »

Le chacal, posé au sommet de la roche et planté sur son derrière, restait à les observer tous deux d’un air goguenard. Aussi, Ben-Zouf ramassa-t-il une pierre pour le forcer à déguerpir.

La pierre était fort grosse, et, cependant, elle ne pesa pas plus à la main de l’ordonnance que si elle n’eût été qu’une éponge pétrifiée.

« Satané chacal ! se dit Ben-Zouf. Cette pierre-là ne lui fera pas plus de mal qu’une brioche ! Mais pourquoi est-elle à la fois si légère et si grosse ? »

Cependant, n’ayant pas autre chose sous la main, il lança vigoureusement la susdite brioche.

Le chacal fut manqué. Toutefois, l’acte de Ben-Zouf, indiquant des intentions peu conciliantes, avait suffi à mettre en fuite le prudent animal, qui, bondissant par-dessus les haies et les rideaux d’arbres, disparut après une série de sauts gigantesques, comme eût pu faire un kangourou en gomme élastique.

Quant à la pierre, au lieu de frapper le but visé, elle avait décrit une trajectoire très-tendue, à l’extrême surprise de Ben-Zouf, qui la vit tomber à plus de cinq cents pas au delà de la roche.

« Nom d’un bédouin ! s’écria-t-il, mais je rendrais maintenant des points à un obusier de quatre ! »

Ben-Zouf se trouvait alors à quelques mètres en avant de son capitaine, près d’un fossé, rempli d’eau et large de dix pieds, qu’il s’agissait de franchir. Il prit donc son élan et sauta avec l’entrain d’un gymnaste.

« Eh bien ! Ben-Zouf, où vas-tu donc ? Qu’est-ce qui te prend ? Tu vas te casser les reins, imbécile ! »

Ces paroles échappèrent soudain au capitaine Servadac, et elles étaient provoquées par la situation de son ordonnance, qui se trouvait alors à une quarantaine de pieds en l’air.

Hector Servadac, à la pensée du danger que Ben-Zouf pouvait courir en retombant, s’élança à son tour pour franchir le fossé ; mais l’effort musculaire qu’il fit le porta lui-même à une hauteur qui ne pouvait être moindre de trente pieds. Il croisa même, en montant, Ben-Zouf qui redescendait. Puis, obéissant à son tour aux lois de la gravitation, il revint au sol avec une vitesse croissante, mais sans éprouver un choc plus violent que s’il ne se fût élevé qu’à quatre ou cinq pieds de hauteur.

« Ah çà ! s’écria Ben-Zouf, en éclatant de rire, nous voilà donc passés clowns, mon capitaine ! »

Hector Servadac, après quelques instants de réflexion, s’avança vers son ordonnance, et lui mettant la main sur l’épaule :

« Ne t’envole plus, Ben-Zouf, lui dit-il, et regarde-moi bien ! Je ne suis pas réveillé, réveille-moi, pince-moi jusqu’au sang, s’il le faut ! Nous sommes fous ou bien nous rêvons !

— Le fait est, mon capitaine, répondit Ben-Zouf, que ces choses-là ne me sont jamais arrivées que dans le pays des rêves, quand je rêvais que j’étais hirondelle, et que je franchissais la butte Montmartre, comme j’aurais fait de mon képi ! Tout ça n’est pas naturel ! Il nous est arrivé quelque chose, mais là, quelque chose qui n’est arrivé à personne encore ! Est-ce que c’est particulier à la côte d’Algérie ce qui se passe ? »

Hector Servadac était plongé dans une sorte de stupeur.

« C’est à devenir enragé ! s’écria-t-il. Nous ne dormons pas, nous ne rêvons pas !… »

Mais il n’était pas homme à s’arrêter éternellement devant ce problème, très-difficile à résoudre en ces circonstances.

« Après tout, arrive que pourra ! s’écria-t-il, décidé désormais à ne plus s’étonner de rien.

— Oui, mon capitaine, répondit Ben-Zouf, et, avant toute chose, terminons notre affaire avec le comte Timascheff. »

Au delà du fossé, s’étendait une petite prairie d’un demi-hectare, tapissée d’une herbe moelleuse et à laquelle des arbres, plantés depuis une cinquantaine d’années, chênes-verts, palmiers, caroubiers, sycomores, mêlés aux cactus et aux aloës, que dominaient deux ou trois grands eucalyptus, faisaient un cadre charmant.

C’était précisément le champ clos où devait s’effectuer la rencontre des deux adversaires.

Hector Servadac promena un rapide regard sur la prairie. Puis, ne voyant personne :

« Mordioux ! dit-il, nous sommes tout de même les premiers arrivés au rendez vous !

— Ou les derniers ! répliqua Ben-Zouf.

— Comment ? Les derniers ? Mais il n’est pas neuf heures, répliqua le capitaine Servadac en tirant sa montre qu’il avait à peu près réglée sur le soleil avant de quitter le gourbi.

— Mon capitaine, demanda l’ordonnance, voyez-vous cette boule blanchâtre à travers les nuages ?

— Je la vois, répondit le capitaine, en regardant un disque fortement embrumé, qui, en ce moment, apparaissait au zénith.

— Eh bien, reprit Ben-Zouf, cette boule-là, ça ne peut être que le soleil ou son suppléant !

— Le soleil au zénith, au mois de janvier, et sur le trente-neuvième degré de latitude nord ? s’écria Hector Servadac.

— Lui-même, mon capitaine, et il marque bien midi, ne vous en déplaise. Paraît qu’il était pressé aujourd’hui, et je parie mon képi contre une soupière de couscoussou, qu’il sera couché avant trois heures d’ici ! »

Hector Servadac, les bras croisés, resta pendant quelques instants immobile. Puis, après avoir fait un tour sur lui-même, ce qui lui avait permis d’examiner les divers points de l’horizon :

« Les lois de la pesanteur modifiées ! murmura-t-il, les points cardinaux changés, la durée du jour réduite de cinquante pour cent !… Voilà qui pourrait bien retarder indéfiniment ma rencontre avec le comte Timascheff ! Il y a quelque chose ! Ce n’est pas ma cervelle, que diable ! ni celle de Ben-Zouf qui ont déménagé ! »

L’indifférent Ben-Zouf, auquel le plus extraordinaire des phénomènes cosmiques n’aurait pas arraché une interjection quelconque, regardait tranquillement l’officier.

« Ben-Zouf ? dit celui-ci.

— Mon capitaine ?

— Tu ne vois personne ?

— Je ne vois personne. Notre Russe est reparti !

— En admettant qu’il fût reparti, mes témoins, eux, seraient restés à m’attendre, et, ne me voyant pas venir, ils n’auraient pas manqué de pousser jusqu’au gourbi.

— Juste, cela, mon capitaine.

— J’en conclus donc qu’ils ne sont pas venus !

— Et que s’ils ne sont pas venus ?…

— C’est que, très-certainement, ils n’ont pas pu venir. Quant au comte Timascheff… »

Au lieu d’achever sa phrase, le capitaine Servadac s’approcha de la lisière rocheuse qui dominait le littoral, et il regarda si la goëlette Dobryna n’était pas en vue à quelques encâblures de la côte. Il pouvait se faire, après tout, que le comte Timascheff vînt par mer au lieu du rendez-vous, ainsi qu’il avait fait la veille.

La mer était déserte, et, pour la première fois, le capitaine Servadac observa que, bien qu’il ne fit aucun vent, elle était extraordinairement agitée, comme eût été de l’eau qui aurait été soumise à une ébullition prolongée sur un feu ardent. Certainement, la goëlette n’aurait pas tenu sans peine contre cette houle anormale.

En outre, et pour la première fois aussi, Hector Servadac remarqua avec stupéfaction combien le rayon de cette circonférence, sur laquelle se confondaient le ciel et l’eau, avait diminué.

En effet, pour un observateur placé sur la crête de cette haute falaise, la ligne d’horizon aurait dû être reculée à une distance de quarante kilomètres. Or, dix kilomètres au plus formaient actuellement l’étendue du regard, comme si le volume du sphéroïde terrestre eût été considérablement diminué depuis quelques heures.

« Tout cela est par trop étrange ! » dit l’officier d’état-major.

Pendant ce temps, Ben-Zouf, aussi leste que le plus leste des quadrumanes, s’était hissé à la cime d’un eucalyptus. De ce point élevé, il observa le continent aussi bien dans la direction de Tenez et de Mostaganem que dans sa partie méridionale. Puis, une fois redescendu, il put affirmer à son capitaine que la plaine paraissait être absolument déserte.

« Au Chéliff ! dit Hector Servadac. Gagnons le fleuve ! Là, nous saurons peut-être à quoi nous en tenir !

— Au Chéliff ! » répondit Ben-Zouf.

Trois kilomètres au plus séparaient la prairie du fleuve que le capitaine Servadac comptait franchir, afin de pousser ensuite jusqu’à Mostaganem. Il lui fallait se hâter, s’il voulait atteindre la ville avant la chute du jour. À travers l’opaque couche de nuages, on sentait bien que le soleil déclinait très-rapidement, et, — singularité inexplicable à joindre à tant d’autres, — au lieu de tracer la courbe oblique qu’exigeait la latitude de l’Algérie à cette époque de l’année, il tombait perpendiculairement à l’horizon.

Tout en marchant, le capitaine Servadac réfléchissait à ces étrangetés diverses. Si, par quelque phénomène absolument inouï, le mouvement de rotation du globe semblait avoir été modifié, si même, à considérer le passage du soleil au zénith, on devait admettre que la côte algérienne avait été reportée au delà de l’équateur dans l’hémisphère austral, il ne semblait pas que la terre, sauf en ce qui concernait sa convexité, eût éprouvé quelque modification importante, — du moins en cette portion de l’Afrique. Le littoral était ce qu’il avait toujours été, une succession de falaises, de grèves et de roches arides, rouges comme si elles eussent été ferrugineuses. Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, la côte n’avait subi aucune déformation. Aucune modification n’apparaissait sur la gauche, vers le sud, ou du moins vers ce que le capitaine Servadac persistait à appeler le sud, bien que la position de deux points cardinaux eût été évidemment changée. — car, pour le moment, il fallait bien se rendre à l’évidence, ils étaient intervertis. À trois lieues environ se développaient les premières rampes des monts Merjejah, et leur ligne de faîte traçait nettement sur le ciel son profil accoutumé.

En ce moment, une trouée se fit dans les nuages, et les rayons obliques du soleil arrivèrent jusqu’au sol. Il était patent que l’astre radieux, après s’être levé à l’ouest, allait se coucher à l’est.

« Mordioux ! s’écria le capitaine Servadac, je suis curieux de savoir ce qu’ils pensent de tout cela à Mostaganem ! Que dira le ministre de la guerre, lorsqu’il aura appris par télégramme que sa colonie d’Afrique est désorientée au physique comme elle ne l’a, en aucun temps, été au moral ?

— La colonie d’Afrique, répondit Ben-Zouf, on la fourrera tout entière à la salle de police !

— Et que les points cardinaux sont en désaccord complet avec les règlements militaires !

— Aux compagnies de discipline, les points cardinaux !

— Et qu’au mois de janvier, le soleil vient me frapper perpendiculairement de ses rayons !

— Frapper un officier ! Fusillé le soleil ! »

Ah ! c’est que Ben-Zouf était à cheval sur la discipline.

Cependant, Hector Servadac et lui se hâtaient le plus possible. Servis par l’extraordinaire légèreté spécifique, devenue leur essence même, faits déjà à cette décompression de l’air qui rendait leur respiration plus haletante, ils couraient mieux que des lièvres, ils bondissaient comme des chamois. Ils ne suivaient plus le sentier qui serpentait au sommet de la falaise et dont les détours eussent allongé leur route. Ils se dirigeaient par le plus court, — à vol d’oiseau, comme on dit sur l’ancien continent, — à vol d’abeilles, comme on dit sur le nouveau. Nul obstacle ne pouvait les arrêter. Une haie, ils s’élançaient par-dessus ; un ruisseau, ils le franchissaient d’un bond ; un rideau d’arbres, ils le sautaient à pieds joints ; une butte, ils la passaient au vol. Montmartre, dans ces conditions, n’eût coûté qu’une enjambée à Ben-Zouf. Tous deux n’avaient plus qu’une crainte : c’était de s’allonger suivant la verticale en voulant s’accourcir suivant l’horizontale. Vraiment, c’est à peine s’ils touchaient ce sol, qui semblait ne plus être qu’un tremplin d’une élasticité sans limites.

Enfin, les bords du Chéliff apparurent, et, en quelques bonds, le capitaine Servadac et son ordonnance étaient sur sa rive droite.

Mais là, ils furent bien forcés de s’arrêter. Le pont, en effet, n’existait plus, et pour cause.

« Plus de pont ! s’écria le capitaine Servadac. Il y a donc eu par là une inondation, une reprise du déluge !

— Peuh ! » fit Ben-Zouf.

Et, cependant, il y avait lieu d’être étonné.

En effet, le Chéliff avait disparu. De sa rive gauche il n’existait plus aucune trace. Sa rive droite, qui se dessinait la veille, à travers la fertile plaine, était devenue un littoral. Dans l’ouest, des eaux tumultueuses, grondantes et non plus murmurantes, bleues et non plus jaunes, remplaçaient à perte de vue son cours paisible. C’était comme une mer qui s’était substituée au fleuve. Là finissait maintenant la contrée dont le développement formait hier encore le territoire de Mostaganem.

Hector Servadac voulut en avoir le cœur net. Il s’approcha de la rive, toute cachée sous les touffes de lauriers-roses, il puisa de l’eau avec sa main, il la porta à sa bouche…

« Salée ! dit-il. La mer, en quelques heures, a englouti toute la partie ouest de l’Algérie !

— Alors, mon capitaine, dit Ben-Zouf, cela durera plus longtemps, sans doute, qu’une simple inondation ?

— C’est le monde changé ! répondit l’officier d’état-major en secouant la tête, et ce cataclysme peut avoir des conséquences incalculables ! Mes amis, mes camarades, que sont-ils devenus ? »

Ben-Zouf n’avait jamais vu Hector Servadac si vivement impressionné. Il accorda donc sa figure avec la sienne, bien qu’il comprît encore moins que lui ce qui avait pu se passer. Il en aurait même pris philosophiquement son parti, s’il n’eût été de son devoir de partager « militairement » les sentiments de son capitaine.

Le nouveau littoral, dessiné par l’ancienne rive droite du Chéliff, courait nord et sud, suivant une ligne légèrement arrondie. Il ne semblait pas que le cataclysme, dont cette portion de l’Afrique venait d’être le théâtre, l’eût aucunement touché. Il était resté tel que l’établissait le levé hydrographique, avec ses bouquets de grands arbres, sa berge capricieusement découpée, le tapis vert de ses prairies. Seulement, au lieu d’une rive de fleuve, il formait à présent le rivage d’une mer inconnue. Mais c’est à peine si le capitaine Servadac, devenu très-sérieux, eut le temps d’observer les changements qui avaient si profondément altéré l’aspect physique de cette région. L’astre radieux, arrivé sur l’horizon de l’est, y tomba brusquement, comme fait un boulet dans la mer. On eût été sous les tropiques, au 21 septembre ou au 21 mars, à cette époque où le soleil coupe l’écliptique, que le passage du jour à la nuit ne se fût pas opéré plus rapidement. Ce soir-là, il n’y eut pas de crépuscule, et, le lendemain, il était probable qu’il n’y aurait pas d’aurore. Terre, mer, ciel, tout s’ensevelit instantanément dans une obscurité profonde.