Hector Servadac/II/19

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Hetzel (p. 277-285).
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CHAPITRE XIX


DANS LEQUEL ON CHIFFRE, MINUTE PAR MINUTE, LES SENSATIONS ET IMPRESSIONS DES PASSAGERS DE LA NACELLE.


La montgolfière atteignit une hauteur de deux mille cinq cents mètres. Le lieutenant Procope résolut de la maintenir dans cette zone. Un foyer en fil de fer, suspendu à l’appendice inférieur de l’appareil et chargé d’herbe sèche, pouvait être allumé facilement et conserver l’air intérieur au degré de raréfaction voulue pour que la montgolfière ne s’abaissât pas.

Les passagers de la nacelle regardèrent sous eux, autour d’eux, au-dessus d’eux.

Au-dessous s’étendait une large partie de la mer Gallienne, qui semblait former un bassin concave. Dans le nord, un point isolé, c’était l’île Gourbi.

En vain eût-on cherché, dans l’ouest, les îlots de Gibraltar et de Ceuta. Ils avaient disparu.

Au sud se dressait le volcan, dominant le littoral et le vaste territoire de la Terre-Chaude. Cette presqu’île se raccordait au continent, qui encadrait la mer Gallienne. Partout cet étrange aspect, cette contexture lamelleuse, alors irisée sous les rayons solaires. Partout cette matière minérale du tellurure d’or, qui semblait uniquement constituer la charpente de la comète, le noyau dur de Gallia.

Autour de la nacelle, au-dessus de l’horizon, qui semblait s’être relevé avec le mouvement ascensionnel de la montgolfière, le ciel se développait avec une extrême pureté. Mais vers le nord-ouest, en opposition avec le soleil, gravitait un astre nouveau, moins qu’un astre, moins qu’un astéroïde, — ce que serait une sorte de bolide. C’était le fragment qu’une force intérieure avait rejeté des flancs de Gallia. Cet énorme bloc s’éloignait suivant une nouvelle trajectoire, et sa distance se mesurait alors par plusieurs milliers de lieues. Il était peu visible, d’ailleurs ; mais, la nuit venue, il se fût montré comme un point lumineux dans l’espace.

Enfin, au-dessus de la nacelle, un peu obliquement, apparaissait le disque terrestre dans toute sa splendeur. Il semblait se précipiter sur Gallia et occultait une portion considérable du ciel.

Ce disque, splendidement éclairé, éblouissait le regard. La distance était déjà trop courte, relativement, pour qu’il fût possible d’en distinguer à la fois les deux pôles. Gallia s’en trouvait moitié plus rapprochée que n’en est la lune à sa distance moyenne, qui diminuait avec chaque minute dans une énorme proportion. Diverses tâches brillaient à sa surface, les unes avec éclat, c’étaient les continents, les autres, plus sombres, par cela même qu’elles absorbaient les rayons solaires, c’étaient les océans. Au-dessus se déplaçaient lentement de grandes bandes blanches, que l’on sentait obscures sur leur face opposée : c’étaient les nuages répandus dans l’atmosphère terrestre.

Mais bientôt, avec une telle vitesse de vingt-neuf lieues à la seconde, l’aspect un peu vague du disque terrestre se dessina plus nettement. Les vastes cordons littoraux se détachèrent, les reliefs s’accentuèrent. Montagnes et plaines ne se laissèrent plus confondre. La carte plate s’accidenta, et il semblait aux observateurs de la nacelle qu’ils fussent penchés sur une carte en relief.

À deux heures vingt-sept minutes du matin, la comète n’était pas à trente mille lieues du sphéroïde terrestre. Les deux astres volaient l’un vers l’autre. À deux heures trente-sept, quinze mille lieues restaient encore à franchir.

Les grandes lignes du disque se distinguaient nettement alors, et trois cris échappèrent au lieutenant Procope, au comte Timascheff et au capitaine Servadac :

« L’Europe !

— La Russie !

— La France ! »

Et ils ne se trompaient pas. La terre tournait vers Gallia cette face où s’étalait le continent européen, en plein midi. La configuration de chaque pays était aisément reconnaissable.

Les passagers de la nacelle regardaient avec une vive émotion cette terre prête à les absorber. Ils ne songeaient qu’à atterrir et non plus aux dangers de l’atterrissement, Ils allaient enfin rentrer dans cette humanité qu’ils avaient cru ne jamais revoir.

Oui, c’était bien l’Europe qui s’étalait visiblement sous leurs yeux ! Ils voyaient ses divers États avec la configuration bizarre que la nature ou les conventions internationales leur ont donnée.

L’Angleterre, une lady qui marche vers l’est, dans sa robe aux plis tourmentés et sa tête coiffée d’îlots et d’îles.

La Suède et la Norwége, un lion magnifique, développant son échine de montagnes et se précipitant sur l’Europe du sein des contrées hyperboréennes.

La Russie, un énorme ours polaire, la tête tournée vers le continent asiatique, la patte gauche appuyée sur la Turquie, la patte droite sur le Caucase.

L’Autriche, un gros chat pelotonné sur lui-même et dormant d’un sommeil agité.

L’Espagne, déployée comme un pavillon au bout de l’Europe et dont le Portugal semble former le yacht.

La Turquie, un coq qui se rebiffe, se cramponnant d’une griffe au littoral asiatique, de l’autre étreignant la Grèce.

L’Italie, une botte élégante et fine qui semble jongler avec la Sicile, la Sardaigne et la Corse.

La Prusse, une hache formidable profondément enfoncée dans l’empire allemand et dont le tranchant effleure la France.

La France enfin, un torse vigoureux, avec Paris au cœur.

Oui, tout cela se voyait, se sentait. L’émotion était dans la poitrine de tous. Et cependant une note comique éclata au milieu de cette impression générale.

« Montmartre ! » s’écria Ben-Zouf.

Et il n’aurait pas fallu soutenir à l’ordonnance du capitaine Servadac qu’il ne pouvait apercevoir de si loin sa butte favorite !

Quant à Palmyrin Rosette, la tête penchée hors de la nacelle, il n’avait de regards que pour cette abandonnée Gallia, qui flottait à deux mille cinq cents mètres au-dessous de lui. Il ne voulait même pas voir cette terre qui le rappelait à elle, et il n’observait que sa comète, vivement éclairée dans l’irradiation générale de l’espace.

Le lieutenant Procope, son chronomètre à ta main, comptait les minutes et les secondes. Le foyer, de temps en temps ravivé par son ordre, maintenait la montgolfière dans la zone convenable.

Cependant, on parlait peu dans la nacelle. Le capitaine Servadac, le comte Timascheff observaient avidement la terre. La montgolfière, par rapport à lui, se trouvait un peu sur le côté, mais en arrière de Gallia, c’est-à-dire que la comète devait précéder dans sa chute l’appareil aérostatique, — circonstance favorable, puisque celui-ci, en se glissant dans l’atmosphère terrestre, n’aurait pas à effectuer un revirement bout pour bout.

Mais où tomberait-il ?

Serait-ce sûr un continent ? Et, dans ce cas, ce continent offrirait-il quelques ressources ? Les communications seraient-elles faciles avec une portion habitée du globe ?

Serait-ce sur un océan ? Et, dans ce cas, pouvait-on compter sur le miracle d’un navire, venant sauver les naufragés en mer ?

Que de périls de toutes parts, et le comte Timascheff n’avait-il pas eu raison de dire que ses compagnons et lui étaient absolument dans la main de Dieu ?

« Deux heures quarante-deux minutes, » dit le lieutenant Procope au milieu du silence général.

Cinq minutes trente-cinq secondes six dixièmes encore, et les deux astres se heurteraient !… Ils étaient à moins de huit mille lieues l’un de l’autre.

Le lieutenant Procope observa alors que la comète suivait une direction un peu oblique à la terre. Les deux mobiles ne couraient pas sur la même ligne. Cependant, on devait croire qu’il y aurait arrêt subit et complet de la comète, et non pas un simple effleurement, comme cela s’était effectué deux ans auparavant. Si Gallia ne choquait pas normalement le globe terrestre, néanmoins, semblait-il, « elle s’y collerait vivement, » dit Ben-Zouf.

Enfin, si aucun des passagers de la nacelle ne devait survivre à cette rencontre, si la montgolfière, prise dans les remous atmosphériques au moment où se fusionneraient les deux atmosphères, était déchirée et précipitée sur le sol, si aucun de ces Galliens ne devait revenir parmi ses semblables, tout souvenir d’eux-mêmes, de leur passage sur la comète, de leur pérégrination dans le monde solaire, allait-il donc être à jamais anéanti ?

Non ! le capitaine Servadac eut une idée. Il déchira une feuille de son carnet. Sur cette feuille, il inscrivit le nom de la comète, celui des parcelles enlevées au globe terrestre, les noms de ses compagnons, et le tout, il le signa du sien.

Puis, il demanda à Nina le pigeon voyageur qu’elle tenait pressé sur sa poitrine.

Après l’avoir baisé tendrement, la petite fille donna son pigeon, sans hésiter.

Le capitaine Servadac prit l’oiseau, lui attacha au cou sa notice, et il le lança dans l’espace.

Le pigeon descendit en tournoyant dans l’atmosphère gallienne, et se tint dans une zone moins élevée que la montgolfière.

Encore deux minutes, et environ trois mille deux cents lieues ! Les deux astres allaient s’aborder avec une vitesse trois fois plus grande que celle qui anime la terre le long de l’écliptique.

Inutile d’ajouter que les passagers de la nacelle ne sentaient rien de cette effroyable vitesse, et que leur appareil semblait rester absolument immobile au milieu de l’atmosphère qui l’entraînait.

« Deux heures quarante-six minutes, » dit le lieutenant Procope.

La distance était réduite à dix-sept cents lieues. La terre semblait se creuser comme un vaste entonnoir au-dessous de la comète. On eût dit qu’elle s’ouvrait pour la recevoir !

« Deux heures quarante-sept minutes, » dit encore une fois le lieutenant Procope.

Plus que trente-cinq secondes six dixièmes, et une vitesse de deux cent soixante-dix lieues par seconde !

Enfin, une sorte de frémissement se fit entendre. C’était l’air gallien que soutirait la terre, et avec lui la montgolfière, allongée à faire croire qu’elle allait se rompre !

Tous s’étaient cramponnés aux rebords de la nacelle, épouvantés, effarés…

Alors les deux atmosphères se confondirent. Un énorme amas de nuages se forma. Des vapeurs s’accumulèrent. Les passagers de la nacelle ne virent plus rien ni au-dessus ni au-dessous d’eux. Il leur sembla qu’une flamme immense les enveloppait, que le point d’appui manquait sous leurs pieds, et sans savoir comment, sans pouvoir l’expliquer, ils se retrouvèrent sur le sol terrestre. C’était dans un évanouissement qu’ils avaient quitté le globe, c’était dans un évanouissement qu’ils y revenaient !

Quant au ballon, plus de vestige !

En même temps, Gallia fuyait obliquement par la tangente, et, contre toute prévision, après avoir effleuré seulement le globe terrestre, elle disparaissait dans l’est du monde.