Helgvor du Fleuve Bleu/Partie III/Chapitre I
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
LE RETOUR DES BATTEURS D’ESTRADE
Jusqu’à l’aube, l’énorme pluie avait torturé les Ougmar… Sans feu, dans des ténèbres si denses qu’ils semblaient ensevelis dans une fosse noire, avec ce bruit mou et innombrable, le corps trempé dans le liquide froid, ils grelottaient. Parfois, après un sommeil pesant, ils s’éveillaient avec des sensations intolérables qui leur ôtaient toute force et toute volonté.
Ceux qui environnaient Glavâ ne songeaient même plus à elle et l’idée d’une évasion à travers cette nuit insondable ne se formait pas dans les crânes.
Enfin, la pluie cessa. Peu avant l’aube, une brise froide souffla sur les chairs souffrantes ; une lumière molle finit par transparaître ; les nomades se dressèrent… L’un d’eux poussa une exclamation ; plusieurs regardèrent, troublés. Puis, un guerrier dit :
— Où est la fille des Tzoh ?
Akroûn s’était levé péniblement. Des douleurs lentes traversaient ses muscles, car il était à l’âge où l’humidité est pernicieuse… Au cri du guerrier, il se tourna et ne vit nulle part la captive.
La fureur bondit entre ses tempes ; il éleva une voix retentissante :
— Qu’ont fait les hommes qui devaient garder la fille des Rocs ? Ont-ils des yeux, des oreilles et des mains, ou sont-ils semblables aux vers qui rampent sur la terre ?
Les quatre guerriers qui entouraient la fugitive baissèrent la tête :
— Les hommes aveugles et sourds ne méritent pas d’être des guerriers. Ils ne méritent ni femme ni descendance. Ils sont plus inutiles que les chiens !
— Les chiens n’ont pas aboyé ! dit humblement l’un des hommes.
— La fille Tzoh n’était plus une étrangère pour eux. Elle l’était pour les hommes…
Il se tut, partagé entre le désir de châtier les coupables et la crainte de perdre des partisans. Glavâ devait servir ses desseins, tenir Heïgoun et Helgvor en suspens, finalement, les jeter l’un contre l’autre.
— Que les guerriers interrogent la terre ! ordonna-t-il.
Lui-même se mit à l’œuvre et, très vite, se persuada que le hasard seul pouvait faire découvrir la fugitive. À travers la fange et la pluie, peut-être s’était-elle abattue, de fatigue et de froid. Comme le chef, les guerriers surent qu’aucune piste n’était perceptible : la pluie avait tout noyé. Ils cherchaient toutefois, quelques-uns animés d’une ardeur ambiguë.
L’un d’eux, arrivé au lieu où l’on avait fait atterrir le canot, exclama :
— Une pirogue a disparu !
Akroûn se souvint que les femmes Tzoh étaient venues de leur pays dans une embarcation et, ne doutant plus que Glavâ eût saisi le canot, sa colère se mêla d’estime pour la jeune fille.
— La Tzoh a combattu avec Helgvor ! murmura-t-il. Elle a le cœur d’un homme…
Il souhaita d’autant plus la ressaisir, car il revit le regard luisant de haine et de dégoût qu’elle dardait vers Heïgoun ; il songeait à son aïeule Awa, laquelle avait tué un guerrier qui voulait faire d’elle sa femme.
— Que deux pirogues poursuivent la fille des Rocs ! fit-il. Mais les guerriers reviendront avant que le soleil soit entre les eaux du matin et le haut du ciel…
L’absence d’Heïgoun et de Chtrâ commençait à l’impatienter.
Les pirogues revinrent avant les éclaireurs, sans rapporter aucun indice, et Akroûn songea encore, plein de regret :
— La fille des Rocs est aussi rusée que le lynx !
Soumis à la fatalité et n’ayant du temps qu’une notion embryonnaire, il se rassit pour attendre.
Le soleil franchit le zénith ; il était dans la première phase de sa descente lorsque les guetteurs du nord-est se rabattirent sur le campement :
— Heïgoun arrive derrière les collines !
Les mâchoires d’Akroûn saillirent ; il prévit la victoire du rival :
— Heïgoun amène des prisonniers ! vint dire un second guetteur.
L’âme du chef devint amère comme la feuille du saule. Ses oreilles bourdonnèrent : Heïgoun saisirait le commandement…
Tournant la tête vers les collines, il vit debout sur un sommet, Heïgoun qui agitait des bras triomphants et montra deux Tzoh captifs avec quatre femmes.
Les Ougmar hurlèrent, frénétiques d’enthousiasme, et l’un d’eux osa dire :
— Heïgoun sera un grand chef !
Tous allèrent à la rencontre des arrivants ; trois guerriers, reconnaissant leurs femmes, bondirent comme des ægagres.
Heïgoun marcha d’abord vers le chef, par bravade, et dit orgueilleusement :
— Voici deux captifs et quatre femmes ; trois Tzoh ont été immolés…
— Heïgoun est un guerrier habile ! fit Akroûn avec effort. Combien de Tzoh a-t-il combattus ?
— Cinq ! répondit l’autre. N’ai-je pas dit que trois avaient péri ?
— Pourquoi n’y avait-il que cinq Tzoh ?
Une des femmes répondit :
— Il y avait d’abord plus de vingt Tzoh et dix femmes… L’inondation a noyé six femmes et quinze guerriers. Alors, Heïgoun est venu avec ses compagnons.
— Et les cinq Tzoh ont combattu ? demanda astucieusement Akroûn.
La femme répondit, sans méfiance :
— Les Tzoh n’avaient plus de force.
Un rire silencieux brida les sourcils d’Akroûn, tandis que Heïgoun regardait la femme avec indignation. Mais peu d’Ougmar comprirent ; tous admiraient l’habileté d’Heïgoun…
Les guerriers se pressaient autour des captifs qui, pitoyables, couverts de sang et de fange, les pieds blessés, le ventre creux de faim, les yeux agrandis par la fièvre, tremblaient d’inquiétude. Quelques-uns les injurièrent en les menaçant de mort.
Heïgoun acquiesça :
— Le Fils du Loup a voulu que les Ougmar voient le visage des ennemis, fit-il. Mais ils seront anéantis…
— N’ont-ils pas massacré les vieillards, les enfants et frappé les femmes des Ougmar ? dit celle qui avait déjà parlé.
Un guerrier brandit sa hache, approuvé par des clameurs véhémentes, et déjà des sagaies s’enfonçaient dans le ventre des captifs, qui levaient des mains misérables. Les massues s’abattirent, les épieux pointèrent : les Tzoh, écroulés sur le sol, se débattaient obscurément, avec des lamentations suraiguës. Leur sang jaillissait à flots rouges, leurs entrailles coulaient comme des reptiles bleus, et avant qu’ils ne mourussent, on leur arracha les yeux, on leur ouvrit le crâne, on leur trancha les membres. Graduellement, les misérables cessèrent de panteler, tandis que les Gwah découpaient des bandes de chair chaude, arrachaient les cœurs et buvaient le sang.
Écœurés, Akroûn et plusieurs Ougmar se retirèrent…
Heïgoun, qui épiait avidement le site, n’apercevant pas Glavâ, demanda :
— Où est l’étrangère ?
Akroûn, soucieux, répondit :
— L’étrangère a fui !
Ses grandes épaules vacillaient, ses yeux menacèrent le chef :
— Qui l’a laissée fuir ?
Akroûn secoua la tête :
— Le chef jugera plus tard ! fit-il, énigmatique.
Il s’était redressé ; la haine lui rendait l’énergie : Heïgoun devina qu’il ne fallait pas aller plus loin.
— Qu’on la recherche ! dit-il.
— Nous l’avons cherchée.
Déjà un apaisement entrait dans la lourde poitrine ; la voix devenait moins rude :
— Chtrâ n’est pas encore revenu ? demanda-t-il.
— Chtrâ n’est pas revenu.
Un rire opaque secoua Heïgoun ; il espéra que Helgvor avait péri et cet espoir le rendit presque joyeux… Puis, un doute farouche le griffa : la Tzoh n’aurait-elle pas rejoint le fils de Chtrâ ?
Le soleil était au tiers de sa marche descendante et Chtrâ n’était pas revenu. Aiguë, l’inquiétude mordait Akroûn : sans Chtrâ, sans Helgvor, la lutte devenait plus pénible et plus incertaine.
Cependant, les femmes avaient raconté leur périple et l’on savait qu’une troupe importante de Tzoh fuyait dans le sud-est, tandis qu’une autre était demeurée plus près du fleuve…
Il fallait choisir, car il eût été périlleux d’organiser une double poursuite. Heïgoun et les siens exigèrent qu’on marchât vers le Sud Oriental ; Akroûn ripostait :
— Nous devons attendre le retour de Chtrâ !
— Chtrâ ne reviendra pas ! ricanait le géant.
Un cri lointain s’éleva sur la colline méridionale, où les veilleurs élevaient les bras :
— Voilà ! dit Akroûn… Attendons.
Il ne savait point si les veilleurs annonçaient de bonnes ou mauvaises nouvelles, il épiait sombrement un homme qui arrivait à grandes foulées et qui, lorsqu’il fut assez près pour se faire comprendre, cria :
— Chtrâ revient…
— Ramène-t-il des prisonniers ? demanda railleusement Heïgoun.
— Il ramène des femmes… beaucoup de femmes.
Le visage de Heïgoun se couvrit de cendre, il grogna :
— Beaucoup de femmes ?
— Deux fois autant que les doigts de la main.
Les guerriers, pressés autour des veilleurs, meuglaient comme un troupeau d’aurochs… Il y en eut qui dirent :
— Chtrâ est un grand guerrier !
Mais Heïgoun pressentait que Chtrâ n’était pas le vrai vainqueur et le sang des meurtres montait entre ses tempes.
Une joie vive exaltait Akroûn.
Bientôt Chtrâ, Helgvor, Iouk, quatre autres Ougmar, vingt femmes et les Gwah parurent. Et comme naguère pour Heïgoun, tous les guerriers se ruaient à la rencontre des éclaireurs. Beaucoup, reconnaissant leurs femmes, riaient sauvagement…
Chtrâ s’avança au-devant du chef et dit :
— Voici celles que Helgvor, Chtrâ et les guerriers ramènent aux Ougmar.
— Et les Tzoh ? demanda le chef.
— Presque tous sont morts… Très peu se sont sauvés… Ils étaient comme trois fois les doigts de la main…
Comme Heïgoun ricanait d’une manière insultante, Chtrâ, Iouk, Helgvor et les autres, en silence, jetèrent devant eux les pouces retranchés aux cadavres : il y en avait vingt-quatre.
— C’est bien ! dit le chef… Chtrâ est un grand guerrier…
Chtrâ répondit :
— Chtrâ n’est pas un grand guerrier… Helgvor, rusé comme le lynx et fort comme le tigre, a tué plus de douze Tzoh !
— Chtrâ ment ! hurla Heïgoun.
— Chtrâ dit vrai, intervint Iouk.
Et les guerriers Ougmar, qui avaient suivi Chtrâ, répétèrent :
— Chtrâ dit vrai !
Alors d’autres guerriers acclamèrent Helgvor et Akroûn se sentit plus puissant.
De plus, le retour des femmes donnait à Helgvor un prestige incomparable.
— Helgvor est plus fort que Heïgoun ! fit une voix dans la foule.
— Heïgoun écrasera Helgvor comme le léopard écrase l’ægagre ! rugit le Fils du Loup.
— Helgvor ne craint pas Heïgoun.
Le fils de Chtrâ se dressait devant Heïgoun, tenant la massue et la sagaie…
Les guerriers se précipitèrent ; Akroûn déclara :
— Les Ougmar n’ont pas repris toutes les femmes ! Ils ont besoin de Heïgoun et de Helgvor !
— Akroûn est le chef ! crièrent vingt voix.
Le Fils du Grand Loup réfréna sa colère :
— Helgvor périra quand nous aurons repris les femmes !
— Helgvor abattra Heïgoun !
Étonné de n’avoir pas encore aperçu Glavâ, Helgvor demanda :
— Où est la fille des Rocs ?
— L’étrangère s’est enfuie ! dit le chef… La pluie noyait le camp… tous les feux étaient morts… il faisait si noir qu’un troupeau de mammouths aurait été invisible… les chiens mêmes n’ont rien senti.
Parlant ainsi, il rassurait et ralliait à sa cause ceux qui devaient veiller sur Glavâ, car ils concevaient que, Heïgoun tout-puissant, ils seraient châtiés.
Comme naguère son rival, Helgvor dit :
— Il faut la reprendre.
— Les guerriers ont longtemps cherché sa trace…
La tristesse qui envahit Helgvor fut si lourde qu’il oublia sa victoire.
— Helgvor ira à la recherche de Glavâ ! déclara-t-il.
Le chef répondit :
— Quand les Ougmar auront repris toutes les femmes !
La révolte secoua le jeune homme, mais la loi de la race l’emporta :
— Helgvor attendra que les femmes soient reprises…