Hellé/06

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Calmann-Lévy (p. 22-28).

VI


Mon oncle était trop sévère pour madame Gérard. Cette grosse personne au


ENFIN M’APPARUT LA DÉESSE DE MILO.

bavardage affligeant, avait tous les défauts et pas un vice. M. de Riveyrac l’eût trouvée plus intéressante si elle avait eu tous les vices et pas un défaut. La coquetterie de madame Gérard était sans arrière-pensée ; ses médisances égratignaient à peine ; ses petits mensonges de vanité faisaient sourire. Madame Gérard était incapable de faire le mal et ne savait pas faire le bien. Elle était parfaitement médiocre, pour le plus grand bonheur de M. Charles Gérard, son mari. Une femme qui est vraiment une « personne » oblige son mari à s’occuper d’elle, pour le blâme ou pour l’éloge. Il arrive même qu’elle empiète sur la part de vie que ce mari a réservée aux lettres, à la politique, aux affaires ou au plaisir. Madame Charles Gérard bavardait et s’agitait au second plan de la vie de Charles Gérard. Il s’était accoutumé à elle comme on s’habitue au bruit incessant et toujours pareil d’une machine derrière un mur.

Leur salon était fréquenté surtout par des collègues de Gérard, des professeurs sans fortune qui avaient des filles à marier, des hommes de lettres, des académiciens, quelques politiques et de jeunes universitaires ambitieux en quête de protections et de dispenses. Tous les quinze jours, le jeudi, madame Gérard offrait un thé ; deux bals, quatre dîners de cérémonie constituaient les grandes réceptions.


CE FUT SANS ENTHOUSIASME QUE JE COMMANDAI MA PREMIÈRE TOILETTE DE SOIRÉE.

J’avais paru à ces petites soirées du jeudi, quelques semaines après mon arrivée. Je me sentais assez de tact et de prudence pour deviner ce que la vie de province et les années d’études ne pouvaient m’avoir appris. Je résolus de parler peu et de garder une contenance modeste sans fausse timidité. Madame Gérard, qui m’avait chaleureusement accueillie à une première visite, avait raconté partout mon histoire, arrangée et défigurée, si bien que j’obtins, dès le premier soir, un succès de curiosité qui se manifesta par le silence. On attendait une nouvelle Staël, une demoiselle Dacier, une savante au bagout de conférencière. On vit entrer une jeune fille blonde vêtue de crêpe blanc, sans un bijou, sans une fleur. La déception de la société s’exprima par des sourires compatissants. « Est-ce là, semblait-on dire, le phénomène annoncé ! » Je sentis que les jeunes filles désiraient ardemment me trouver laide, et que les jeunes gens eussent été ravis de me déclarer pédante. Seule, une précieuse demoiselle, une licenciée à lorgnon, à corsage plat, dont la Sorbonne absorbait tous les rêves, m’honora de son entretien. Madame Gérard avait dû lui vanter mon érudition dans un langage emphatique, et la demoiselle, piquée au jeu, voulait prouver sa supériorité. À peine avait-elle engagé la conversation, d’une manière propre à nous couvrir de ridicule, que ma réserve la déconcerta. Mais l’effet redouté s’était produit, et la compagnie me considérait avec méfiance.

J’aurais aimé causer avec ces jeunes filles de mon âge, qui m’apparaissaient pour la première fois. Je devinais en elles des êtres inachevés, demi-conscients ; et pourtant elles avaient parcouru un cycle de sentiments qui m’était fermé encore. J’avais vécu hors de mon siècle, contemporaine des morts qui n’ont plus d’âge ni de patrie, et voici que je naissais à la vie sociale où m’avaient précédée ces enfants ignorantes, vêtues de rose et d’azur. Elles représentaient l’ébauche de la femme moderne. Dans les salons familiers, sous l’œil des mères, elles s’essayaient à la lutte pour l’amour ; on leur avait enseigné la séduction, la prudence, la coquetterie permise, les périls cachés, et moi j’étais pareille à une Pallas d’ivoire, vivant un songe éternel sur un fixe piédestal.

Après quelques semaines, je n’excitai plus ni curiosité ni réprobation. Les uns m’accusèrent d’orgueil, les autres de timidité excessive. On me traita avec une bienveillance indifférente. Quelques jeunes gens, me trouvant jolie, esquissèrent une sorte de cour.


ON VIT ENTRER UNE JEUNE FILLE…

À les bien observer, je reconnus qu’ils étaient intelligents et instruits ; mais tous révélaient une déformation professionnelle. Je vis des professeurs, des médecins, des avocats ; je ne découvris pas un homme. La société les avait façonnés pour un emploi particulier ; le métier était devenu leur seconde nature, et leur intelligence même, spécialisée à l’excès, semblait démesurée et atrophiée à la fois, par défaut de proportion et d’équilibre. Ceci m’expliqua la mesquinerie de leurs idées, l’erreur de leur jugement, lorsqu’ils se hasardaient hors du domaine acquis à leur compétence, et je compris pourquoi mon oncle attachait un si grand prix à ce qu’il appelait l’éducation harmonieuse.

J’avais l’inexpérience des enfants ; j’avais aussi leur rigoureuse logique et leur clairvoyance impitoyable. Je m’étonnais de tout, des gens et des choses, des gens surtout, dont nul encore ne s’était imposé à moi par le prestige du vrai talent ou par l’indéfinissable charme qui échappe à l’analyse.

Une douceur nouvelle entra dans ma vie avec l’amitié d’une femme.

Dans l’espèce d’isolement où je m’étais trouvée, à mes débuts, chez madame Gérard, j’avais remarqué les cheveux blancs, les yeux bleu tendre, le pur profil de madame Marboy. Elle me rappelait tante Angélie. Un soir, j’osai me rapprocher d’elle et lui parler de cette ressemblance. Elle répondit du ton le plus affectueux :

— Je suis charmée de ce hasard, mademoiselle, et je souhaite qu’il soit de bon augure, car je désirerais vous connaître, vous qui m’intéressez si vivement.

— À quel point de vue, madame ? demandai-je.

— L’ensemble seul de votre physionomie m’eût obligée à l’attention. Je ne vous connais pas assez pour vous juger autrement que sur la foi de votre visage ; mais vos yeux me plaisent. Ils disent que vous êtes bonne, intelligente et loyale. En vous regardant, j’ai envie de vous embrasser. Je n’ai pas d’enfants, mademoiselle, et j’aurais souhaité une fille qui vous ressemblât.

— Je vous remercie de votre sympathie, madame. Jamais personne ne m’a parlé ainsi.

— Vraiment ?

— Mon oncle m’aime plus que tout au monde ; mais il n’a ni le loisir, ni le désir, de me traiter en enfant.

En peu de mots je racontai mon existence. Madame Marboy me regarda avec une surprise mêlée de pitié :

— Et vous n’avez jamais senti le vide de votre cœur ? L’étude suffisait à remplir votre vie ?

— Oui, madame. Mais en causant avec vous, je commence à comprendre la douceur de la sympathie.

— Vous êtes exquise, dit-elle en me prenant la main. Vous viendrez me voir, n’est-ce pas ?

— J’en serais très heureuse, madame.

Je fis part à mon oncle de cet entretien. Il me dit :

— Certes, tu peux aller chez madame Marboy. Cette aimable vieille t’enseignera les us et coutumes du monde et ne gâtera ni ton esprit ni ton cœur. Je préfère sa société à celle de madame Gérard ou à celle d’une pécore de vingt ans. Mais on dansait ce soir ? Pourquoi ne danses-tu pas ?

— Je ne sais pas danser, mon oncle.

— C’est vrai… Veux-tu prendre des leçons ? Un imbécile en habit noir, tout en raclant du violon, t’apprendra à former des pas et à compter des temps.

Je fis un geste d’horreur.

— Tu n’y tiens pas ? Tu as raison. La danse moderne est ridicule et obscène souvent.

— Obscène ?

Il ne répondit pas. Après un silence :

— J’ai bien remarqué qu’on ne t’apprécie pas comme tu le mérites. Parbleu ! Les oies s’étonnent devant les cygnes. Que cela ne t’inquiète pas pour l’avenir.

Le lundi suivant, mon oncle me conduisit chez madame Marboy.

— Madame, dit-il, ma nièce m’a fait partager son vif désir de vous connaître mieux. Je ne l’ai jamais confiée à qui que ce fût, mais elle ne saurait trouver une tutelle plus charmante et plus bienveillante que la vôtre.

— Embrassez-moi, mademoiselle Hellé, dit la vieille dame avec cette grâce souveraine à laquelle mon oncle lui-même n’avait pu échapper. Je sens que votre âme est pareille à votre visage, et j’aime votre beauté.

— Vous trouverez Hellé fort ignorante de beaucoup de choses, reprit M. de Riveyrac. C’est moi qui l’ai faite ainsi. J’ai voulu former une créature exceptionnelle qui ne fût pas un monstre moral. Je crois avoir réussi. Je ne lui ai jamais rien caché, et jamais elle n’a menti. Elle a le cerveau d’un homme et le cœur d’une vierge. Vous l’aimerez. Et l’œuvre de toute ma vie sera achevée par vous.

— Ne craignez-vous pas que je la défigure ? fit ma vieille amie en riant. Je connais vos opinions et vos idées, et il en est peu que je comprenne ou que je partage. Je suis une femme qui a eu toutes les superstitions, toutes les faiblesses de son sexe, une créature nerveuse et tendre, sensible aux idées moins qu’aux sentiments. Je me plais dans les églises, je lis des romans ; la poésie me fait pleurer, et, toute vieille que je suis, je m’émeus au spectacle des amours sincères. Vous voyez, cher monsieur, que je vous découvre, avec loyauté, la médiocrité de ma condition intellectuelle.


EMBRASSEZ-MOI, MADEMOISELLE HELLÉ…

— Vous oubliez, parmi vos défauts, la malice et la douce ironie, répliqua l’oncle Sylvain. Et, croyez-vous donc, madame, que je prétende réduire cette belle jeune fille à l’état de mademoiselle Dupont, l’insupportable licenciée ? Il y a cent espèces de femmes ; Hellé représente l’espèce la plus rare, la plus exquise ; mais elle est femme comme les Muses, comme Athéné. Parce qu’elle sait penser et comprendre, faut-il conclure qu’elle ne saura pas aimer ? Elle aimera autant qu’une autre, mieux qu’une autre, mais d’un clairvoyant et fier amour. Et, si l’amour la déçoit, elle ne descendra pas au rang de ces âmes inquiètes qui vont quêtant d’homme en homme l’aumône d’une dégradante illusion ; elle se retirera, intacte, dans le refuge que je lui ai préparé ; aussi ne redoutai-je plus pour elle ces influences féminines que j’ai soigneusement écartées de son adolescence. Elle n’en retiendra que la délicieuse douceur, et ni votre exemple, ni vos conseils ne pourraient l’incliner au mysticisme ou à la sentimentalité.

— Ne dites pas de mal de la sentimentalité, monsieur. Je sais bien qu’elle n’est plus en vogue et qu’elle se réfugie en province, dans les âmes simples des pensionnaires qui ne sont pas encore modernes, ou dans les âmes résignées d’aïeules qui ne le sont plus. Assurément on peut rire de la petite fleur bleue, mais elle a parfumé bien des existences prosaïques. On l’arrache trop facilement aujourd’hui. Croyez-moi, le meilleur asile pour les hommes comme pour les enfants, ce n’est pas les bras virils de nos sportswomen raisonneuses, mais bien le sein de la maman, de l’épouse à la vieille mode, celle qui sait compatir parce qu’elle a souffert.

— Je ne connais point ces sportswomen dont vous parlez, fit M. de Riveyrac, et je ne les veux point connaître. J’ai rencontré par les rues des êtres bizarres qui chevauchaient des véhicules d’acier. Ils m’ont fait horreur. J’estime que la marche, la course, une gymnastique rationnelle suffisent à former les beaux corps. Voyez comme ma nièce est robuste dans sa souple élégance. C’est qu’elle a grandi en liberté, exerçant ses membres autant que son esprit. Mais ce n’est point là la sportswoman. Pour en revenir à la sentimentalité, madame, je vous dirai que j’en ai éprouvé l’effet, car ma mère était une de ces belles rêveuses de 1820, une de ces femmes à écharpe, à grands sentiments, à poétiques mélancolies. Elle avait pétri ma sœur à son image ; mais, trouvant en moi une ferme raison, une solide énergie et des passions concentrées, elle me méconnut parfois, cruellement. Je n’ai gardé nulle rancune à sa mémoire, mais je me souviens que ce goût malheureux de l’émotion excessive et de l’attendrissement à propos de tout et de rien me gâta ma jeunesse et fit un enfer de notre intérieur. Mon père admirait la sensibilité de sa femme, et toute la famille me considérait comme un égoïste, un jacobin à cœur de roche. Mon refus de devenir prêtre aggrava le malentendu… Ah ! madame, quand j’ai dû, à mon tour, élever une jeune âme, j’ai fait serment de ne point l’énerver et de la dissoudre dans ce bain tiède de la sentimentalité. Je l’ai trempée dans les fécondes eaux de la vérité et de la sagesse. Hellé ne s’attendrira pas à tout propos ; mais elle n’amollira pas l’énergie de son mari : elle élèvera une race vraiment virile. Tandis que vos tremblantes ingénues seront la proie éternelle des don Juans, elle sera capable d’amour héroïque et d’héroïque abnégation.

— Telle qu’elle est, je l’aime, répondit madame Marboy. Cette forte éducation, qui me fait un peu peur, ne lui a point enlevé sa grâce, et puisque Hellé est bonne, simple et heureuse, il faut convenir, monsieur, que vous avez raison.