Hellé/09

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Calmann-Lévy (p. 37-39).

IX


J’avais caché sous ma pelisse deux volumes de Maurice Clairmont, empruntés à madame Marboy, et pendant que la voiture roulait vers Saint-Sulpice, il me semblait que j’emportais l’âme même du poète, réfugiée ainsi dans l’ombre, tout près de mon cœur.

La voix de mon oncle m’arracha à ma rêverie.

— Je suis content de ma soirée, Hellé. Bien que la robe de madame Gérard fût d’un velours rouge insupportable, j’ai pris grand plaisir à la conversation. Sais-tu que j’ai engagé Genesvrier à venir nous voir ? Mon enfant, c’est un homme extraordinaire.

— Je ne suis pas bon juge, répondis-je. Monsieur Genesvrier s’est constamment tenu loin de moi. À peine lui ai-je entendu prononcer quatre paroles.

Je remarquai que mon oncle ne parlait point de Maurice Clairmont, et je fis une discrète allusion au talent probable de ce jeune homme. Mais, de même que Clairmont m’avait absorbée, de même Genesvrier avait accaparé toute la pensée de M. de Riveyrac. Il déclara que Maurice avait de l’imagination, de l’éclat, de l’élégance, une de ces figures charmantes que les artistes aiment à reproduire. Puis chacun reprit sa méditation, et nous ne parlâmes plus qu’au seuil de ma chambre, où mon oncle me souhaita le bonsoir.

Quand j’eus allumé ma petite lampe, étalé sur l’antique bergère le corsage de mousseline neigeuse et l’ample jupe de satin blanc, je revêtis un chaud peignoir noué d’une simple cordelière. Puis, sans penser à l’heure tardive, j’ouvris le premier volume des poésies de Clairmont.

C’étaient des vers de jeunesse, des odelettes amoureuses dans une jolie forme parnassienne ; un petit musée de figurines antiques ciselées et peintes avec un art séduisant, mais impersonnel. Je n’y trouvai rien que je n’eusse pu trouver dans les œuvres des joailliers poétiques célèbres depuis trente ans. Et ce que j’y cherchais, c’était l’âme de Clairmont elle-même.

Le second volume, publié sept ans plus tard, portait sur la feuille de dédicace un prénom de femme que je lus avec une curiosité poignante : Pour Madeleine. Quelque maîtresse, sans doute, une de ces grandes dames chez lesquelles Clairmont fréquentait et que je m’imaginais pareilles à ces patriciennes florentines du xvie siècle, hardies, galantes et lettrées, prêtes à récompenser d’un baiser le poète qui avait enlacé son myrte à leur chevelure.

Les premières pièces étaient propres à confirmer ce pressentiment. J’avais lu quelques passages choisis des petits poètes grecs et latins, qui m’avaient paru froids comme un exercice de rhétorique. Ces amours, ensevelies sous la poussière des siècles, étaient mortes avec la langue même où le poète les avait chantées, et les mots latins m’apparaissaient tels que des urnes cinéraires, vides d’un parfum évanoui.

Ici je retrouvais encore l’éternel thème de volupté, le Da mihi basia mille, les cent, les mille baisers dont la page, écrite d’hier, était toute chaude encore. C’était la révélation d’une poésie que je comprenais à peine, et que je sentais pourtant vivante et vraie.



PUIS, SANS PENSER À L’HEURE TARDIVE…

Elle ne me plaisait qu’à demi, car je n’aimais pas le trouble qu’elle me causait, ce malaise moral et presque physique auquel se mêlait obstinément le souvenir de Clairmont.

Le coude sur la table, le front dans ma main, je restai rêveuse. Je devinai bien quelle femme Clairmont avait aimée et de quel amour, mais il y avait, jusque dans cette exaltation charnelle, comme une lassitude et aussi une aspiration. Que ce fût un artifice littéraire, l’idée ne m’en vint même pas. Je me disais que Clairmont avait reçu de la Madeleine mystérieuse tout ce que celle-ci pouvait donner, et qu’il attendait d’une autre l’amour suprême, le prix du génie qui fit Dante et Pétrarque immortels.

Longtemps, longtemps, je songeai, si bien que je vis pâlir ma lampe et blanchir la fenêtre entre les rideaux. L’aube aux yeux bleus souriait sur la cité, éveillant les moineaux dans les arbres et les cloches dans les tours grises. Le froid matinal me fit frissonner. Je fermai le livre de Clairmont, et la tête pleine de rêves confus et de mots sonores, je m’endormis profondément.