Hellé/20

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 86-90).

XX


Antoine avait déjeuné avec moi. Il allait me quitter, quand Babette introduisit Maurice Clairmont.

— M’excuserez-vous, mademoiselle ? Je viens vous demander conseil, — dit le poète qui semblait un peu gêné de la rencontre et désireux d’expliquer sa visite inattendue. Les répétitions de Sapho vont commencer, et Noémi Robert souhaite quelques modifications. Je voudrais lire à mademoiselle de Riveyrac certains passages de mon drame et prendre son avis.

— Assurément, Hellé vous sera de bon conseil ! dit Genesvrier, sans que je pusse distinguer dans son accent une nuance d’ironie.

Il se leva pour partir.

— Et vous, Genesvrier, dit Clairmont, que faites-vous ? Je sais que vous dirigez l’Avenir social. Mais votre livre va-t-il enfin paraître ?

— Bientôt. J’ai malheureusement, moi aussi, des retouches à faire, auxquelles mademoiselle de Riveyrac ne peut m’aider.

Ils échangèrent une poignée de main, et j’accompagnai Genesvrier jusqu’à la grille extérieure.

— Vous n’attendiez pas monsieur Clairmont aujourd’hui ? me dit-il.

— Antoine, est-ce que vous êtes fâché contre moi ?

— Contre vous, chère petite ? dit-il avec tendresse. Et pourquoi donc ?

— J’ai craint… une minute… que la visite de monsieur Clairmont ne vous ait déplu.

— Et vous êtes assez loyale pour m’avouer ce souci… Eh bien, je vous en estime davantage, chère Hellé. Non, dit-il en redressant sa haute taille, — ne vous y trompez pas : je ne prétends avoir aucun privilège d’amoureux ; je n’y ai aucun droit et, si j’étais capable de jalousie, je dompterais ce vilain sentiment… Vous êtes libre, Hellé, jusqu’au jour où vous mettrez votre main dans la mienne, si ce jour doit jamais venir. Vous pouvez recevoir qui vous plaît, autant qu’il vous plaît. D’ailleurs, je ne crains personne, Hellé… Hormis vous-même, et l’imagination qui veille sous ce beau front… Allons, ma petite amie, rentrez. Vous allez prendre froid… et puis que dirait votre hôte ? Vous vous compromettez beaucoup !



ILS ÉCHANGÈRENT UNE POIGNÉE DE MAIN…

Il souriait. À travers la grille, je le regardai s’éloigner ; puis je rejoignis Maurice.

Babette desservait la table. Je priai Clairmont de m’accompagner dans la bibliothèque, où je me tenais habituellement.

C’était un de ces jours d’hiver, purs et glacés, qui brodent de givre l’arête des toits et les rameaux noirs. Un grand feu brûlait. Nous nous assîmes près de la cheminée monumentale, que dominait la Pallas d’Olympie, entre deux flambeaux en cuivre massif.

— Quelle noble sévérité règne ici ! dit Maurice, Paris semble loin. Quand je vous regarde, mademoiselle, toute jeune, toute blanche, et blonde, dans ce cadre austère, je crois vivre un conte d’Hoffmann.

— Je me plais ici. J’aime ces meubles sombres et luisants, ces rayons chargés de livres, ces frises de plâtres où défilent des cavaliers. Ici je retrouve l’image de mon oncle. J’y relis ses livres préférés, et parfois je crois entendre un pas, un grincement de plume, un frôlement de feuillets.

— Oui, c’est votre refuge, votre tour d’ivoire. Vous n’y recevez pas les importuns…

— Je vois si peu de monde depuis mon deuil.

— Vous n’allez plus chez madame Gérard ?

— À ses soirées ? Non.

— Et chez madame Marboy ?

— Souvent. Mais madame Marboy est une véritable amie.

— Vous êtes liée avec Genesvrier, fit-il d’un ton affirmatif, comme s’il entendait bien constater un fait, et non poser une question.

— Mon oncle l’aimait beaucoup.

— C’est un homme de valeur… évidemment ; mais ce n’est pas un artiste. Je le trouve chimérique et violent.

— Il ne me paraît pas que monsieur Genesvrier soit indifférent aux choses de l’art. C’est un remarquable écrivain. Il a un sentiment juste et fin de la poésie, de la musique, de la sculpture. S’il était un barbare, il n’aurait pas mis dans son cabinet de travail la Mélancolie de Dürer et l’Esclave de Michel-Ange.

— Vous êtes allée chez lui fit vivement Clairmont.

— Oui. Je m’intéresse à des œuvres qu’il patronne, à des gens qu’il secourt.

— Si vous l’écoutez, mademoiselle Hellé, il vous transformera en nonne laïque, et ce sera grand dommage pour vous… et pour nous.

— Si nous parlions de vous, monsieur Clairmont ? Où est votre manuscrit ?

Il posa un portefeuille sur la table.

— Vous pensez bien que je ne veux pas vous infliger la lecture de trois actes. J’ai détaché quelques fragments.

— Eh bien, lisez.

— Soit… Mais, quoique je sois venu pour travailler, je n’en ai aucune envie.



IL M’EXPLIQUA LE SUJET DU DRAME…

Il m’expliqua sujet du drame, insistant sur les modifications scéniques que demandait Noémi Robert. Peu à peu ses yeux s’éclairèrent, sa voix sonna plus haut. Il lut un chœur, divisé en strophes et antistrophes, à la manière antique, — une scène entre Alcée et Sapho, — un dialogue entre Phaon et Mélissa. Je le priai de continuer.

— Mais c’est tout.

— Comment ?

— Je n’ai rien apporté d’autre.

— C’est dommage !

— Mon drame vous plaît donc ?

— Je suis dans l’émerveillement. Tandis que vous lisiez, tout à l’heure, je voyais la mer violette, la conque d’or de la grève, le bois sacré, le chœur des jeunes filles… toutes mes visions enfantines… À peine savais-je lire que, sous le figuier de notre jardin, je m’enchantais à répéter les vers de Chénier et de Lamartine. Oui, déjà, j’étais sensible au rythme, au choc des syllabes sonores, à la douceur ondoyante et longue des grands vers élégiaques… Je savourais, sans la bien comprendre, la beauté mystérieuse des mots… Mais vous allez me trouver pédante et rire de moi.

— Ah ! dit-il, les applaudissements de la foule ne valent pas votre silence attentif, votre émotion, le songe que je vois passer dans vos yeux. Je vous remercie de toute mon âme, mademoiselle Hellé. Maintenant, critiquez, et sévèrement !

— Cela me serait bien difficile, aujourd’hui surtout. Et puis je n’ai pas qualité.

— Alors, dit-il vivement, vous me permettrez de revenir ?

— Oui.

— Demain ?

— Volontiers.

Il se leva et s’adossa à la cheminée :

— C’est une heureuse fortune pour moi de vous avoir rencontrée ! s’écria-t-il gaiement. Ne pensez-vous pas, Hellé… pardon, je vous nomme tout haut comme j’ose vous nommer dans ma pensée… ne pensez-vous pas qu’il y ait entre nous des affinités secrètes et charmantes, puisque les mêmes mots font vibrer nos âmes, qui rendent le même son ?

— Peut-être… mais vous êtes un artiste, un créateur, et moi, sans génie, sans talent, je ne puis qu’admirer et me taire. J’aurais honte de vous donner des conseils, moi qui n’ai rien fait et qui ne suis rien !

— Comptez-vous donc pour rien le miracle d’être devenue, en ce siècle brutal et laid, la créature que vous êtes ? Votre œuvre, c’est vous-même, Hellé. Vous avez la beauté du marbre et la grâce ailée de la strophe. Vous êtes la statue et le poème à la fois. Exilée parmi les barbares, vous vivez un rêve plus beau que nos œuvres.

Il se rapprocha.

— Rêvez un peu tout haut, je vous en prie, dit-il avec l’irrésistible sourire de l’homme qui connaît sa force et pressent sa victoire. Rêvez votre avenir ; je resterai silencieux à mon tour, pour vous écouter.

— Hélas ! dis-je, je ne saurais vous répondre… Mon avenir ! Un voile le couvre, tour à tour sombre et brillant. Autrefois je n’imaginais point d’autre bonheur que d’enclore ma vie dans les beaux horizons de la Châtaigneraie, lire, étudier, regarder les fleurs, saluer par leurs noms les étoiles familières. Je ne demandais rien de plus. Mais, depuis, j’ai vu les hommes, leurs douleurs, le mal qu’ils renouvellent perpétuellement, et ma sérénité s’est troublée à ce spectacle.

— Ah ! je reconnais ici l’action de Genesvrier.

— Il est vrai… monsieur Genesvrier m’a suggéré des scrupules que j’ignorais. Il m’a dit que l’art tenait à la vie par des racines profondes : que, séparé d’elle, il n’était plus qu’une fleur morte et sans parfum. Il a voulu me jeter dans la réalité.

— Sacrilège ! Ah ! je reconnais sa chère théorie… Mais nous parlions de votre avenir.

— Que j’ignore.

— Que je vois nettement, Votre avenir, c’est le triple triomphe de la beauté, de l’intelligence, de l’amour. Je vous vois et je vois le compagnon élu par vous entre les élus de la gloire. Il adore en vous son idéal réalisé, la forme vivante de son génie. Il règne sur les âmes, et vous régnez sur lui.

Je souris.

— Chimère !

— Qui sait ? répondit-il.

Maurice revint le lendemain, et ses visites furent bientôt quotidiennes.

Parfois, je souhaitais qu’il les espaçât, malgré l’extrême plaisir qu’elles m’apportaient. J’espérais, par un effort que je m’imposais comme un devoir, reculer son image à l’arrière-plan de ma vie. Déjà, je ne trouvais plus le goût ni le loisir de me recueillir comme je l’avais promis à Antoine. J’allais moins souvent rue Clovis ; je délaissais mes protégés. Tout mon temps était pris par les lectures et les causeries que prolongeait habilement Clairmont, au nom de l’art, au nom de notre amitié naissante. Les heures qui s’écoulaient ainsi étaient des heures d’enchantement. Mais pourquoi, dès que le jeune homme avait franchi mon seuil, une tristesse me prenait-elle, au souvenir des heures pareilles que j’avais passées près de Genesvrier ?

Celui-ci ne pouvait ignorer les brusques phénomènes de révolution morale qui se succédaient en quelques semaines, contrariés par ma volonté, aidés par un obscur désir. Je me reprochais de ne point savoir équilibrer mes plaisirs, mes devoirs, mes affections. Mais Genesvrier, dont je devinai l’inquiétude, semblait refréner sa passion pour respecter ma liberté. Que de fois, émue par sa tristesse, j’étais prête à me réfugier vers lui, à lui découvrir les contradictions de mon cœur ! Une pudeur mêlée de honte, de pitié, d’incertitude aussi, scellait mes lèvres, — et peu à peu je sentais une gêne dans mon attitude, et, dans celle de Genesvrier, un étonnement plus cruel pour moi qu’un reproche.

La nouvelle année commença : madame Marboy, souffrante, ne sortait guère ; elle se plut à nous réunir, Maurice et moi. Sensible à la gaieté de son filleul, à sa courtoisie, aux attentions dont il l’entourait, elle favorisait tous ses desseins. Elle s’appliquait à incliner mon âme vers Maurice. N’était-il pas tout pareil, peut-être, à son ancien idéal de jeune fille à l’homme qu’à mon âge elle eût aimé.