Henri Martin (Depasse)

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A. Quantin, imprimeur-éditeur (Célébrités contemporaines).

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


HENRI MARTIN


PAR


HECTOR DEPASSE



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT, 7
1883




HENRI MARTIN



La foule était nombreuse et animée, le 3 septembre 1881, dans les rues et sur la place de la petite ville de Nolay. On était accouru de Châlons et de Beaune, de Nuits et de Saint-Aubin, d’Arnay-le-Duc, de Chassagne, de Chantenay, de plus loin encore, d’Autun et de Paris : vignerons, paysans, ouvriers, et les élus du suffrage, députés, sénateurs, délégations des écoles, soldats, généraux, tous étaient heureux de célébrer la mémoire du grand Carnot et de contempler sa statue érigée sur la place de sa ville natale. Au milieu de ce peuple de patriotes un homme se leva : sa figure était austère et quelque peu rude en apparence, avec sa barbe et ses cheveux blancs ébouriffés, son geste sans apprêt, irrégulier et brusque, sa parole ardente et simple. Il était tout à fait bien dans ce cadre champêtre : jamais il n’avait été appelé à parler sur un théâtre qui convînt mieux à sa nature, devant un auditoire mieux fait pour battre à l’unisson avec lui, sur un sujet enfin qui fût plus en harmonie avec son éloquence et avec son cœur de patriote.

Les hommes, les femmes, les enfants étaient là tout autour, bouche béante, devant lui et à ses pieds. Son grand bras, soulignant par saccades ses paroles, planait du haut de l’estrade sur la tête des paysans qui se répétaient son nom. On eût dit une sorte d’apparition antique, avec son air sculptural, qui se dressait devant la statue et causait de pair à pair avec elle.

« Qu’il soit, disait-il, permis au vieil historien qui a passé sa vie à étudier, à remettre en mémoire les gloires de la France, qu’il lui soit permis d’exprimer sa joie de voir cette journée de réparation avant de mourir !… » Sa parole avait une profondeur de sentiment si vrai, elle était l’expression si fidèle d’une conscience juste, que nous n’en avons jamais peut-être entendu de plus touchante ; et le certain air inculte de celui qui parlait, une sorte de naïveté champêtre, devenue absolument rare et unique, le manque complet de toute forme de convention, ajoutaient encore à la beauté un peu étrange de ce tableau.

Désignant du doigt la statue de Carnot, « son austérité sans rudesse, disait-il, sa douceur grave, chez un si grand guerrier, une allure si peu militaire, ses mœurs de famille, la simplicité qu’il portait en toute chose, tout en faisait un homme à part, un de ces hommes de Plutarque, dans lesquels on n’a voulu voir que des types de convention et qui néanmoins se réalisent quelquefois pour l’honneur de l’humanité. »

C’est le grand Carnot que M. Henri Martin dépeignait en ces termes : il serait difficile de trouver en quelques lignes plus de traits qui lui convinssent parfaitement à lui-même. L’austérité sans rudesse, la douceur grave, les goûts de retraite et de science, les mœurs de famille, l’allure si simple, presque timide et effarouchée, chez un homme qui est arrivé à l’une des premières places dans l’opinion de son pays et qui a été mêlé à toutes nos luttes politiques depuis plus de douze ans, toujours modéré, inflexible sur les principes, avec un désintéressement sans bornes et un détachement de toute grandeur officielle, sans aucun mélange d’orgueil ou d’arrière-pensée ; tout cela fait aussi de M. Henri Martin un homme à part, et nous dirons volontiers, comme il le disait de Carnot, un de ces hommes de Plutarque, tels qu’on se plaît à les imaginer à travers les lointains de l’histoire.

Sous le certain air froid et compassé du paysan, il recèle un cœur chaud, impeccable dans les choses de l’amitié, et une âme toute enflammée du feu des plus nobles passions. Les jambes longues et nerveuses, le tempérament sec et sobre, la santé robuste, infatigable à la marche et au travail, pouvant à son gré demeurer assis pendant des journées entières, en face de ses papiers amoncelés, ou se transporter dans tous les sens avec la rapidité et la légèreté d’une éternelle jeunesse, M. Henri Martin semble avoir reçu tout ce qu’il faut pour accomplir les plus grands voyages à travers les livres et à travers le monde. Il est mal à l’aise à la tribune du Sénat, sur cette étroite plateforme, devant une assemblée plus littéraire que politique, souvent assez hautaine en ses allures et qui paraît se faire une règle de paraître glacée. La braise incandescente qui brûle au cœur du vieil historien reçoit dans ce milieu une singulière impression de refroidissement. Il se resserre étrangement et se recroqueville sur lui-même. La parole ne sort plus qu’avec effort, et comme arrachée de ses entrailles à force de mouvements de la tête et des bras. Aussi ne monte-t-il à la tribune du Sénat que dans les occasions les plus importantes, lorsque la grandeur des intérêts en jeu et les prières de ses amis l’arrachent de sa place et le poussent en avant. Alors il se résigne, il s’avance d’un air de victime. On voit, de la manière la moins équivoque, qu’il accomplit un acte de dévouement et d’abnégation. Une fois les forces lui ont manqué au milieu de son discours ; il est redescendu, défaillant, dans les bras de ses amis éperdus. Si plein de science, de patriotisme, de vérités, de lumière, il a horreur de se montrer, et il ne gravit qu’en triomphant de lui-même ces degrés où s’épanouissent tant de vanités obscures et de fatuités vides.

Mais dans un petit cercle d’hommes sages et qu’il aime, quel autre homme tout à coup ! Sa conversation devient intarissable. Il parle avec une bonté, une douceur, une animation tempérée et charmante. Il ne tient pas à la galerie, il ne parle que pour la vérité, pour le droit, et pour ouvrir un libre cours à toutes les nobles pensées et à tous les sentiments généreux qu’il contient si naturellement en lui-même.

Si vous avez le bonheur de lui avoir inspiré de l’estime et de l’amitié, il vous arrête au passage, n’importe où, dans la rue, au coin d’un pont, sur le chemin qui mène à la Chambre ou à l’Académie, et là il vous instruit de l’état passé et présent des affaires du monde avec une science qui embrasse toutes choses. Il est tout à votre portée, d’une complaisance infatigable, familier, doux, bienveillant, pris d’un soudain frémissement, dès qu’il s’agit de la patrie. Son teint s’allume, ses joues se couvrent d’une rougeur éloquente entre les deux franges hérissées de ses favoris blancs. Il vous écoute, il vous répond, il vous invite à l’interroger, il prend un plaisir visible à vous communiquer le fruit de ses méditations. Ce grand travailleur n’a plus de hâte ni de contrainte : il s’épanche avec la facilité et l’abondance d’un homme excellent qui a tout appris et tout retenu. Il possède les notions les plus exactes sur tous les problèmes de la politique du monde, il connaît les intérêts de tous les peuples ; l’Angleterre, l’Allemagne, les races slaves font tour à tour les frais de la conversation qu’il a engagée avec vous à l’improviste sur le pont de la Concorde ou des Arts. S’agit-il de quelque mauvaise action, d’une lâcheté politique, d’une trahison parlementaire, il l’écrase, en passant, d’un mot dur et décisif. Il a des sympathies pour toutes les nations, parce qu’il les comprend toutes, il s’intéresse à leur avenir, il explique leurs fautes, leurs faiblesses, il voit leurs dangers intimes dans les moments mêmes où elles paraissent le plus environnées de gloire et de puissance. Il n’en hait aucune, mais il adore son pays d’un amour indicible. La France malheureuse, vaincue, diminuée de cet idéal de grandeur et d’influence où il a pris l’habitude de la contempler pendant les longues heures méditatives de sa vie, la France est devenue l’incessant tourment de sa conscience, la passion exclusive et dominatrice de tout son être.

L’historien qui a consacré son existence à retracer les annales de la patrie, qui s’est identifié à elle dans ses gloires comme dans ses revers, dans ses joies triomphantes et dans ses douleurs infinies, qui l’a retirée toute vivante et tressaillante de la poussière des bibliothèques, mieux encore, de la poudre des monuments et des tombeaux sacrés des aïeux ; qui est allé la découvrir au fond le plus caché des âges, qui l’a reconnue, composée et rassemblée par la pensée, alors qu’elle n’était encore qu’un amas confus de membres épars, qui a placé la main sur son cœur et qui l’a senti battre, et qui a dit : Voilà le battement de l’âme de la France ! dans des temps où elle ne portait pas de nom encore et où elle-même n’avait pas conscience de sa vie et de sa fortune ; puis qui l’a suivie, accompagnée de degré en degré, par un travail ardent de plus d’un demi-siècle, à travers toutes les périodes splendides ou sombres de ses luttes séculaires ; qui enfin a éprouvé cette joie de pouvoir l’admirer dans toute la plénitude de sa grandeur, de sa beauté et de son génie, le jour trois fois glorieux où elle parut avoir rempli tout le plan que lui assignait sa nature, cet homme-là peut être appelé aussi, dans un certain sens, le père de la patrie : il l’a fait connaître au monde, il lui a appris à se connaître elle-même, il a collaboré à l’œuvre de création de la conscience française. La patrie est devenue l’enfant de son intelligence et de ses veilles, il a porté en lui la France, il a vécu la vie nationale. Les blessures dont la patrie saignera désormais lui fendent le cœur, et les coups du destin qui la frappe tordent les entrailles du vieil historien patriote.

Prononcez au cours de la conversation le nom d’Henri IV, de Richelieu : comme il se redresse alors ! comme il est fier ! Le voilà reparti sur cette nouvelle piste. Il vous explique les conceptions de ces grands politiques, les principes qu’ils nous ont laissés, les traditions nationales dont la République et la démocratie doivent conserver religieusement tout ce qui nous peut être aujourd’hui assimilable. La France n’est pas seulement enfermée pour lui entre les Pyrénées et l’Escaut ; il la voit, il la rêve, il la développe le long des rivages de la Méditerranée ; elle se montre à ses yeux parfaitement vivante et reconnaissable à Tunis, en Égypte, dans le plus extrême Orient, sur mille points du globe où il a suivi les traces de sa main habile et vaillante et reconnu la lumière de son génie. Voilà la France ! Vous l’avez mieux comprise dans ce quart d’heure de conversation avec lui que dans l’étude de vingt ouvrages. Mais c’est l’heure de l’Académie ou du Sénat : il vous quitte sans brusquerie, avec un sourire plein d’honnêteté, il part à grandes enjambées, car il assiste à toutes les séances des compagnies auxquelles il appartient et il est l’homme de tous les devoirs.

M. Henri Martin est né à Saint-Quentin, le 20 février 1810, au point culminant de la période napoléonienne. Fils d’un juge au tribunal civil, il grandit dans une maison modeste, au milieu des dossiers et des grimoires. Son père voulait faire de lui un bon notaire de province. C’est dans un intérieur du même genre, chez un notaire bourguignon, que Carnot avait vu le jour cinquante-sept ans auparavant. Les pères sont heureux parfois de n’être pas mieux écoutés et imités par leurs enfants. De ces deux futurs notaires, l’un est devenu l’organisateur de la victoire, le second, le grand historien national et l’orateur de Nolay pour raconter la gloire de l’autre. M. Henri Martin, dans son existence politique et littéraire, s’est rencontré souvent avec le fils du grand Carnot, devenu lui-même ministre de la seconde République, député et sénateur de la troisième. Ils ont collaboré aux mêmes travaux patriotiques, à la rédaction des mêmes journaux républicains. M. Carnot, déjà illustre et qui avait trouvé la gloire toute faite dans son berceau, aida le jeune historien encore inconnu à s’ouvrir le chemin de l’illustration.

Vers l’âge de vingt ans, M. Henri Martin se débarbouillait avec une impatience fébrile de la poussière des greffes, et, tout emporté par l’inspiration de 1830, il lançait hardiment des poésies, des chansons, des nouvelles dans les journaux de l’époque. Il publiait en collaboration avec un ami un petit roman qui paraîtrait aujourd’hui bien étrange : Wolfthurm ou la Tour du Loup, histoire tyrolienne, puis, seul, la Vieille Fronde, Minuit et Midi et le Libelliste. Les recherches historiques abondent dans ces récits, et déjà on y voit percer les préoccupations qui allaient envahir toute l’existence de M. Henri Martin. On s’est plu à citer dans les dictionnaires de biographies quelques vers patriotiques et révolutionnaires d’un Chant du Vésuve publié dans le Gastronome.

C’est la période des tâtonnements incertains en même temps que des ambitions sans bornes et sans choix, où le jeune homme est tout : poète, historien, général, et le reste. M. Henri Martin ne devait pas tarder à se fixer et à prendre d’une main sûre et pour toujours le gouvernement de son esprit et de ses études. Il commence vers la même époque, en collaboration avec le bibliophile Jacob, une compilation qui s’appelait : Histoire de France par les principaux écrivains. C’était un assemblage des extraits les plus remarquables empruntés aux historiens et chroniqueurs de notre pays. Telle fut l’origine de la grande histoire de France que nous connaissons aujourd’hui. De ce rapprochement artificiel et confus de débris du passé, elle est sortie toute originale et vivante par elle-même. Dès la fin du premier volume, Lacroix, plus répandu sous le nom de bibliophile Jacob, abandonna l’entreprise. Son génie l’emportait vers d’autres formes de l’histoire et de la critique. Mais le jeune Henri Martin comprit que, pour lui, il avait trouvé sa pensée maîtresse, que c’était là sa vocation, la veine, la mine d’où il allait tirer la gloire et faire sortir l’édifice de sa vie. Il s’obstina et, de 1834 à 1836, il continua seul la publication de l’entreprise commune, qui changea bientôt de forme et de caractère. Il quittait à son tour cette trame immense, n’en conservant que les faits, les notions authentiques, la série exacte des choses et la passion irrésistible de l’histoire. Il se dit que lui-même il écrira aussi, qu’il n’est pas né pour recoudre toute sa vie les lambeaux des livres d’autrui et qu’il saura bien se faire sa place parmi ces historiens célèbres dont il recueille depuis si longtemps les meilleures pages. Au lieu de poursuivre sa compilation, il se met dans les rangs de ceux que l’on compilera et pillera.

Quand il eut achevé en trois ans une histoire de France jusqu’en 1789, il comprit qu’il n’avait devant lui qu’une ébauche et qu’il fallait se remettre sérieusement à l’œuvre.

Alors commença à paraître, volume par volume, cette grande histoire, si calme, si pure, si large, si honnête, si sincère, portée d’année en année par le souffle le plus soutenu. M. Henri Martin nous fait l’effet d’un ancien parmi les modernes. Il a conservé quelque chose de ce grand air de simplicité primitive, dont il s’est pénétré sans doute dans la longue méditation des modèles qu’il avait entrepris de réunir sous nos yeux. Il est le moins personnel de nos historiens contemporains, non pas en ce sens qu’il n’ait point son originalité propre, mais en ce sens qu’il n’impose pas ses vues et ses sentiments à son sujet ; et par là il a mérité le nom que nous lui donnons tous aujourd’hui quand nous l’appelons notre historien national.

De 1837 à 1854, dix-neuf volumes parurent. M. Henri Martin obtenait en 1841 le 1er prix Gobert de l’Académie des Inscriptions ; en 1851, de l’Académie française, le second prix Gobert ; en 1856, après la mort d’Augustin Thierry, le premier prix. De 1855 à 1860, il publiait une nouvelle édition en seize volumes reproduite depuis successivement par le clichage. Le consciencieux écrivain y avait corrigé ses premiers jugements sur l’ancienne France, nous donnant les nouveaux résultats de ses patientes études sur nos origines. Il écrivait ensuite un abrégé populaire de son histoire, qui ne dépassait pas 89, puis il abordait enfin la Révolution française et pénétrait dans l’histoire contemporaine, toujours impartial et paisible, racontant les choses les plus récentes comme si elles appartenaient aux Celtes ou aux Gaulois.

Aussi longtemps que la vie dont il fait un si noble usage lui sera accordée, M. Henri Martin améliorera son histoire ; il s’efforcera de la mettre de plus en plus en harmonie avec toutes les parties et tous les côtés de la vérité que les sciences nouvelles éclairent sans cesse, et, d’autre part, il la conduira jusqu’aux derniers événements dont il a été le témoin et quelquefois l’un des guides ou des facteurs, non les plus éclatants peut-être, mais non les moins sûrs ni les moins vaillants. Car il a eu sa part dans la formation de l’opinion publique de ce troisième cycle révolutionnaire. Il a été l’une des lumières, l’une des forces morales de la troisième république. Il a été l’un des sages de ce temps. Sa conduite, ses discours, ses livres ont exercé une action importante sur l’éducation politique et historique de la démocratie de ce temps.

Son histoire contemporaine une fois achevée, M. Henri Martin projette une nouvelle introduction à son histoire générale, dans laquelle il nous donnera ce qu’il regarde comme son dernier mot sur le problème des origines de la nation française. D’autre part, poursuivant sa tâche jusqu’à nous, il est déjà arrivé à l’histoire de la guerre de 1870 : une page éloquente et grave sur Gambetta vient d’être publiée par la Revue politique et littéraire. Cette page restera, elle est acquise à l’histoire définitive, elle est monumentale. Le rôle extraordinaire de Gambetta pendant la guerre, comment et pourquoi il sortit de Paris, pourquoi et comment il prit à Tours ce qu’on a appelé la dictature, c’est-à-dire la maîtrise civile et militaire, ces choses sont expliquées par M. Henri Martin avec une simplicité et un naturel qui sont les formes les plus frappantes du vrai, et l’on y voit que, suivant le cours habituel de l’histoire, le héros de cette épopée a été amené, presque à son insu, sans esprit de système, sans y avoir pensé la veille, aux actes décisifs qui devaient être la source de l’enthousiasme public, de l’admiration de ses amis et de la haine implacable de ses ennemis.

M. Henri Martin a vu tout cela avec cette grande force d’objectivité qu’il porte en son regard d’historien. On reconnaît à ce caractère le contemplateur assidu des choses de ce monde. Thiers, Michelet, Quinet sont morts sous nos yeux ; Guizot, Augustin Thierry ne sont plus que de lointains souvenirs. Henri Martin, le plus uni, le plus calme, le plus tempéré de tous, le moins systématique, n’a pas, dit-on, la puissance intuitive de celui-ci, la poésie créatrice de celui-là, le génie politique d’un autre : il a su réunir toutes les qualités moyennes dans un harmonieux et puissant ensemble. Il est le plus détaché non seulement de toute ambition de jouer un rôle politique parmi ses contemporains, mais encore de celle de faire figure dans le monde littéraire de son temps. Ce n’est pas qu’il renonce à ce qui fait l’originalité de la personne humaine : aucun n’a porté plus haut que lui le culte de l’individualité. « Nous sommes, dit-il, les fils des Gaulois, du peuple qui, parmi les anciens, a eu tout à la fois le plus de sympathie pour les autres hommes et le sentiment le plus énergique de l’individualité de chaque homme et de son immortalité. » Fils des Gaulois, il l’est, il le veut être ; il sent en lui, soyez-en sûr, une conscience, une âme immortelle de Gaulois. Il tient essentiellement et religieusement à être un individu libre, homogène et distinct. Il éprouve une répulsion instinctive pour tout ce qui transpire à quelque degré le panthéisme, le socialisme, l’internationalisme, le collectivisme. S’absorber dans un grand ensemble quel qu’il puisse être et s’abreuver d’infinité n’est pas du tout son affaire. Ce qu’il veut pour lui, ce qu’il veut pour son pays, c’est la possession intégrale de ce qui constitue l’individualité d’une conscience d’homme et d’une conscience de peuple. Il est demeuré hermétiquement fermé à toutes les effluves subtiles et flottantes de l’universalité allemande. Il a mis le plus grand soin à ce que la clôture fût complète et sans interstice autour de son âme de Gaulois. Il ne revendique pas l’hégémonie pour son pays, mais il ne veut pas la laisser prendre à personne ; à personne en Europe, à personne dans le monde, à personne dans sa patrie. C’est ainsi qu’il porte son drapeau : celui de la République progressiste, mais disciplinée et passionnément soucieuse de ses droits personnels de gouvernement et d’État libre, le drapeau d’une République qui n’abdique pas, qui ne renonce jamais, qui est prête à défendre sur tous les points du globe l’influence et les intérêts légitimes de son gouvernement. M. Henri Martin ne s’écrie pas : Puisse-t-il y avoir un jour un empyrée cosmopolite, un ciel où il n’y ait ni Grec, ni Barbare, ni Germain, ni Latin ! Il veut pour chacun son ciel et sa terre. C’est à tous ces titres qu’il est devenu l’une des figures les plus hautes et les plus pures du patriotisme français, sans mélange d’aucun alliage. Comme il faut bien que le système se retrouve partout, on a dit que c’était là le système de M. Henri Martin, et que de là étaient nées des préoccupations exagérées, absorbantes, qui avaient altéré la grande simplicité limpide de son histoire de France. On a dit qu’il ne voyait partout que des Gaulois, que dis-je, des Gaulois ? des druides et des Celtes. Il est vrai qu’il a l’un des premiers entrevu sous les traces des Gaulois les plus modernes toute une antiquité celtique ; qu’il a découvert, approfondi, cette civilisation primitive, non pas seulement dans ses études de cabinet, mais sur le terrain même, et qu’il en a suivi en quelque sorte le développement pas à pas depuis les contrées Scandinaves jusqu’au fin fond de notre basse Bretagne, et depuis notre Algérie jusqu’en Irlande. Les Celtes d’Irlande ont été déterrés par ses mains. Il les a rendus au jour et à l’histoire. Parti de la basse Bretagne et poursuivant son sillon investigateur par delà la Méditerranée, il a ouvert à des savants plus jeunes, mieux munis que lui de toutes les ressources de la linguistique, un champ plein de richesses autrefois inconnues. Comme il est heureux de raconter ses voyages de découvertes, et comme il dit d’une manière charmante : « Je m’étais trompé dans mes premiers écrits, je me suis rectifié : ici j’ai vu clair ! Là je n’ai entrevu que des ombres indécises ! D’autres plus savants feront mieux que moi. » Les voyages de M. Henri Martin dans le monde celtique, voyages réels et imaginaires en même temps, grâce à des jarrets solides et à une rare hardiesse d’induction, feraient un bien curieux livre, s’il prenait la peine de l’écrire. Pour le chercheur d’hommes, qui aime à s’expliquer les consciences et les talents, ce serait peut-être le vrai livre. C’est là que nous saisirions sur le fait le Gaulois, le Celte lui-même sous la forme de M. Henri Martin, proclamant, les larmes aux yeux, sa religion et sa personnalité indestructibles parmi le tombeau de ses aïeux.

M. Henri Martin était déjà un maître, lorsque M. Carnot, ministre de l’instruction publique en 1848, le nomma membre de la haute commission des études, et le chargea d’un cours d’histoire moderne à la Sorbonne. Il prit pour texte de ses leçons la politique extérieure de la Révolution française.

Le coup d’État de décembre fit bientôt le silence. L’empire étouffa toutes les libres voix. M. Henri Martin, comme tant d’autres, se tût. La jeunesse française fut brusquement sevrée de l’enseignement véridique et loyal que la République voulait organiser pour elle. L’éducation politique de la démocratie demeura en suspens. L’ignorance de l’histoire et de l’état du monde, l’esprit de légèreté, de vanité et d’entrainement reprirent le dessus. Cet abaissement moral devait rendre toutes les catastrophes faciles. M. Henri Martin passa dans l’étude tout le temps de cette longue éclipse.

Au lendemain du 4 septembre, nommé maire de Passy, où il habitait depuis cinq ans, environné de l’estime et de l’affection de ses concitoyens, il fut régulièrement élu maire le 5 novembre. Aux élections générales de février 1871, les électeurs de Paris et de l’Aisne le nommèrent député à l’assemblée nationale : il opta pour le département où il est né.

M. Henri Martin sut associer les soins de son mandat national à ceux de sa mairie. Le désastre du 18 mars le trouva à son poste. On le vit au nombre des maires qui, dans cette effroyable situation, tentèrent de résister, de calmer, d’apaiser. Contraint à la retraite, il laissa sa mairie aux mains de la Commune et gagna Versailles, en proie aux plus cruels déchirements dont pouvait être saisie une conscience délicate et patriotique comme la sienne. La place de l’historien national ne pouvait être que du côté du gouvernement de la France. Il reprit possession de sa mairie le 22 mai, et la quitta bientôt après : il y est rentré dans ces dernières années.

À l’assemblée nationale, il s’était fait inscrire au groupe de la gauche républicaine, qui voulut l’avoir pour président à Bordeaux.

Il rédigea la plupart des manifestes de ce groupe, et il ne cessa d’y exercer une influence de modération, de fermeté et de bonne discipline. M. Henri Martin, dans nos luttes politiques, a toujours cherché le terrain des idées moyennes ; il est là sur son terrain à lui et il s’y tient avec une tranquillité qui ne se dément pas et avec une entière et perpétuelle possession de soi-même. On ne l’a pas vu comme plusieurs autres, à côté desquels il se trouvait d’abord placé par son caractère et ses traditions intellectuelles, glisser de la gauche républicaine au centre gauche, du centre gauche au centre droit, du centre droit on ne sait où… ! Si quelque modification s’est faite dans son attitude, si quelque mouvement s’est opéré dans sa manière de considérer les choses de la politique contemporaine, M. Henri Martin s’est plutôt approché des idées qui sont comme le noyau plus concret et plus substantiel de la République. Le Celte en avançant en âge, au lieu de s’amollir comme plusieurs de ses contemporains, n’a fait que gagner en solidité et en énergie morale. Le temps, au lieu de l’entamer et de le dissoudre, le solidifie et le sculpte pour l’histoire. Il n’est pas de ces limons qui s’effritent et s’en vont en eau, au cours de la vie politique. C’est un roc, mais un roc animé, avec du feu dedans.

Élu sénateur dans l’Aisne le 30 janvier 1876, M. Henri Martin a fait depuis lors partie de cette ferme phalange de sénateurs républicains qui est l’une des sauvegardes de la République, et l’honneur et la force du Sénat lui-même. Il résista de toute son énergie et au premier rang aux tentatives usurpatrices du 16 mai. Il repoussa la dissolution de la Chambre des députés, demandée par le cabinet de Broglie. En février 1879, il soutint la proposition de son collègue M. Charton, tendant à élever à Versailles un monument commémoratif de la Révolution française, à l’endroit où se tenaient les séances de l’Assemblée constituante.

Le jour, qui n’est plus bien éloigné, où le monument sera inauguré à Versailles, qui pourra, mieux que M. Henri Martin, raconter dans cette fête les gloires de la Révolution française et rappeler aux jeunes générations les vertus, les travaux et l’héroïsme des ancêtres ? Qui sera plus digne que lui d’adresser les hommages de la troisième république à la mémoire des fondateurs de nos libertés et aux pères de la démocratie moderne ? La place et le rôle de notre historien national sont marqués d’avance dans cette journée célèbre. Nous nous plaisons à le voir dans cette sorte de fonction historique et nationale qui lui siéra si bien, et nous en faisons déjà, par la pensée, le couronnement et l’apogée de sa vie.

Président du conseil général de l’Aisne, M. Henri Martin a prononcé, soit à l’ouverture des sessions, soit aux banquets traditionnels que le préfet offre aux conseillers généraux, des toasts et des discours qui ont été, en chaque circonstance, la traduction de la pensée dominante de la démocratie. C’est ainsi qu’à la session d’août 1882, après les erreurs d’une politique néfaste qui avait cru faire de l’indiscipline et du laisser-aller universel la loi primordiale de la politique républicaine, et qui avait également compromis les intérêts de l’État républicain au dedans et au dehors, M. Henri Martin s’exprimait en ces termes, bientôt relevés et commentés par toute la presse :

« À tous les degrés, aux extrémités comme au centre, rappelons-nous cette vérité parfois trop oubliée, que la démocratie est tenue d’être le plus vigilant et le plus énergique des gouvernements, si elle ne veut en devenir le plus faible ; que la France surtout, dans sa position en Europe, n’a pas le droit de se relâcher, de s’engourdir un instant ; qu’elle a un besoin absolu d’une forte organisation politique, d’une organisation qui mette constamment en action tout ce qu’elle a de lumières et de forces. »

Et il ajoutait :

« C’est une grave erreur que de s’imaginer que ce que gagne la liberté individuelle ou la liberté locale, le pouvoir national devra le perdre. Le champ du progrès de l’activité humaine est illimité. Plus les individus, plus les groupes particuliers grandissent et agissent librement, plus l’État, qui est la patrie organisée, élargit également son cercle d’action, plus il a de devoirs et de pouvoir. »

La note lancée par M. Henri Martin au banquet de Laon, dans les circonstances où l’on était alors, sonnait d’une manière tout particulièrement remarquable. Investi d’une haute réputation de modération et de libéralisme, le sage historien proclamait les droits de l’État et la nécessité d’un gouvernement fort, représentant dans la République comme sous la monarchie les intérêts permanents et supérieurs de la société, l’unité et l’indépendance de la patrie et la personnalité de la France dans le monde. Il voyait avec un chagrin profond et une vive appréhension de l’avenir compromettre ces grandes choses qui sont le soutien de la vie de tout un peuple, et surtout il ne se consolait pas de l’abdication du gouvernement de la République en Égypte, de l’obscurcissement de la France dans cet Orient sur lequel il aimait à tenir fixé son regard.

Devant le cercueil de Gambetta, M. Henri Martin reçut la mission de parler au nom d’un grand nombre de Sociétés patriotiques dont il est le président actif, ou le président honoraire, ou le membre dévoué : la Ligue des patriotes, la Ligue de l’enseignement, la Société d’instruction républicaine, les Sociétés de tir et de gymnastique, etc… Il parla de l’homme d’État et du grand patriote que la France avait perdu, comme en parlera l’histoire :

« Le voilà déjà tombé dans l’histoire, cet homme à qui il semblait promis de continuer l’histoire ! Le voilà qui prend sa place, avant l’âge, parmi les grandes figures du passé, lui qu’on espérait réservé à diriger l’avenir ! Qu’eût été, dans la seconde moitié de sa carrière, celui dont la jeunesse avait suffi à ce triple rôle historique, le puissant orateur de l’opposition républicaine contre l’empire, l’organisateur héroïque de la Défense nationale contre l’étranger, l’habile, le persévérant, le victorieux directeur de la défense de la République contre les factions du passé ? Par ce qu’il a fait, nous avions cru pouvoir augurer ce qu’il ferait. »

M. Henri Martin a toujours eu foi dans la possibilité très réelle où s’était trouvé Gambetta non pas seulement de sauver l’honneur, mais de sauver l’intégrité de la France, sans une catastrophe qui était invraisemblable. Il a toujours cru à l’efficacité de « cette guerre à outrance », comme on l’a appelée, et, loin qu’elle lui parût une folie, il l’a jugée comme l’effort d’une sagesse suprême et absolument pratique.

« Gambetta a sauvé l’honneur, a-t-on dit, c’est vrai ; il eût sauvé aussi la puissance, il eût sauvé nos chères provinces, si le crime de Metz n’eût paralysé et livré cette armée si brave et si malheureuse, cette ancienne armée dont l’armée nouvelle honore la mémoire. Le cri de colère et de désespoir que la chute de Metz arracha à Gambetta retentira dans les siècles… »

Outre sa grande Histoire de France, M. Henri Martin nous a donné des études et des livres durables, parmi lesquels nous citerons : De la France, de son génie et de ses destinées (1847) ; Jeanne Darc (1856) ; Daniel Manin (1859) ; Jean Reynaud ( 1863) ; la Russie et l’Europe (1866) ; Études d’archéologie celtique (1871) ; les Napoléon et les Frontières de la France (1874).

M. Henri Martin, membre de l’Académie des sciences morales et politiques depuis 1871, a été élu par l’Académie française en remplacement de Thiers, en juin 1878. Sa réception, fixée au 2 juin 1879, fut retardée jusqu’au mois de novembre par un incident qui occupa fort, à cette époque, le monde littéraire et politique. On sait que M. Ollivier, désigné pour répondre au récipiendaire, en sa qualité de directeur de l’Académie, avait, dans son discours, adressé à la mémoire de Thiers des critiques que la commission de lecture ne voulut pas laisser passer. M. Marinier, chancelier, fut, après six mois de pourparlers et de polémiques, chargé de recevoir M. Henri Martin.

Lorsque dernièrement le projet de loi relatif à la situation des prétendants a été apporté au Sénat, malgré son horreur de se produire, malgré son exquise réserve, M. Henri Martin a considéré qu’il était de son devoir de citoyen, de son devoir d’historien et de philosophe politique, d’affirmer hautement les droits inaliénables qui ont appartenu aux gouvernements de tous les temps et de tous les pays.

À l’Académie, comme au Sénat, il a su conserver entière l’intégrité de sa conscience politique. Il est demeuré un enfant fidèle de la démocratie, dévoué au gouvernement républicain et aux plus saines traditions de la Révolution française. L’air de ces compagnies aristocratiques, qui a gâté plus d’un esprit excellent, n’a pas troublé sa simplicité native, son sens droit, son admirable naturel, sa haute intelligence des conditions de la justice. Il ne s’est pas séparé des amis anciens et des vérités anciennes. Il les voit du même œil qu’autrefois et il les aime d’un même amour. Tel il était, tel il est. Le citoyen n’a péri ni faibli sous l’académicien et le sénateur. Il était assez pur pour approcher les castes sans rien perdre de sa vertu intellectuelle. Les sophismes de la vanité n’ont point trouvé accès dans son esprit. C’est toujours le vieux Gaulois, vous dis-je, le vieux Celte de la terre de France. Le sentiment de sa noblesse primitive, inaltérable, le met au-dessus des séductions de l’orgueil et de la mode.