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Hermann (poème)

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HERMANN
POEME



I.


HERMANN.




Crois-tu qu’en ces déserts, transfuge de la vie,
Je t’apporte à nourrir quelque lâche douleur;
Que j’y vienne abriter l’égoïsme et l’envie,
Ou farder au soleil leur immonde pâleur?

Ton flanc escaladé sent-il que je chancelle?
Est-ce un débile enfant, par son rêve égaré,
Qui, frappant ton granit de ce bâton ferré.
En fait, à chaque pas, jaillir une étincelle?

L’ESPRIT DES SOMMETS.


Je sais que la mollesse et les désirs grossiers
Et les amours vulgaires.
Au seuil de mes jardins fermés par les glaciers,
Ne se hasardent guères;

Que l’argent de ma neige et l’or du ciel en feux
Et l’encens de mes brises
N’ont jamais soulevé, du côté des hauts lieux,
Les basses convoitises.

Les simples et les forts sont mes seuls courtisans.
Mon trône de bruyère
Du pâtre et du chasseur inspire, tous les ans,
La chanson libre et fière.

Tu viens d’un pied hardi me visiter comme eux;
Un vent frais te caresse...
Et pourtant mon soleil laisse à ton front brumeux
Son voile de tristesse.

HERMANN.


Satisfait de mon sort et moins triste que fier,
Je ne viens pas gémir assombri par l’injure;
Si j’étais l’offensé de ce siècle de fer,
Je mettrais plus d’orgueil à cacher ma blessure.

Mais sous mon toit béni s’assied le vrai bonheur;
J’y vois l’aïeul sourire au nourrisson robuste.
Riche des fruits de l’arbre et des fleurs de l’arbuste,
Je ne désire rien,... j’ai le pain et l’honneur.

Je trouve en ces forêts et mon luxe et mes fêtes;
Plongé dans la nature, y parlant à nos dieux.
Tout ce que je demande à cet âge odieux,
C’est d’épargner encor tes bois et mes retraites.

Si je viens triste et seul au-devant du désert.
C’est pour fuir, dans l’azur, sur ta cime où je monte,
L’aspect même du joug dont ils aiment la honte.
Et leurs lâches plaisirs où la vigueur se perd :

Pour couvrir du silence et de l’ombre des chênes
D’indignes souvenirs dont je suis innocent;
Pour respirer un air plus vif et plus puissant,
Et qui soit pur au moins des serviles haleines.

L’ESPRIT.


Viens! j’accueille et nourris ce fécond désespoir.
Ces haines magnanimes;
Je hausse les cœurs fiers et d’un ferme vouloir
Au niveau de mes cimes.

Viens ! j’ouvre à tes désirs cet austère jardin;
Mon soleil t’y convie.
Récolte, avec mes fleurs, de gradin en gradin,
Les conseils de la vie.

II.


Jusqu’au champ suspendu sur cet étroit rocher
Où le chamois et l’aigle osent seuls se percher,
Quel sentier a conduit, dans sa longue escalade,
Depuis ce toit qui fume au pied de la cascade.
Le hardi laboureur qui fait si haut moisson?
Quel oiseau lui prêta son aile et sa chanson?
Quelle occulte vertu, sous ses mains familières.
Fait jaillir tous les ans le bon grain de ces pierres?
Ses bœufs n’ont pu le suivre, et, seul dans le granit,
Il retourne en suant son fer que Dieu bénit;
Seul dans ces hauts sillons étayés de murailles
Il a monté la herse et le sac des semailles.
Le sol même est son œuvre. Au grain blond et vermeil
Dieu n’a rien pour sa part fourni que le soleil.
L’homme a seul amassé sur le roc qui l’appuie
Ce champ aérien repris par chaque pluie.
Toi-même, ô laboureur, toi seul as, sur tes reins.
Porté le riche humus à ces maigres terrains.
Ton blé, germant là-haut, dans la roche brisée,
Y boit plus de sueurs cent fois que de rosée.
Et, comme on bénit Dieu sous son toit de sapin.
Nous devons te bénir quand nous mangeons ce pain.
Ah! qu’il est plein de vie et de saveur! Ah! comme
Ce pain, fait tout entier de la vertu de l’homme.
Donne un plus noble sang, un plus vaillant esprit
A l’aïeul qui le sème, aux enfans qu’il nourrit!

Mais nous, ô voyageur, plus haut! montons encore
Cet escalier des monts par où descend l’aurore;
Chacun de ses degrés offre au cœur agrandi
L’image et le conseil d’un travail plus hardi.

Arrêtons-nous, regarde ! aux flancs du précipice,
Sur ces murs veloutés qu’un fin gazon tapisse.
Le faucheur, sur l’abîme allongeant son râteau.
Ramène herbes et fleurs jusqu’au bord du plateau.

vois ce sapin vieilli dont les dernières branches
Pendent au bord du gouffre avec leurs mousses blanches;
Vois! l’homme ose attacher à ce tronc caverneux
Et prendre pour échelle un câble aux mille nœuds.

Il s’en va, jusqu’en bas, couper l’herbe nouvelle.
Sur le dos du faucheur la gerbe s’amoncelle.
Pour gravir sous ce poids l’impossible chemin,
Il saisit chaque nœud de sa robuste main;
Il monte; il a touché l’étroite plate-forme.
Le voilà qui dépose enfin sa charge énorme.
Il respire. Il repart; entre les hauts piliers,
Il suit de la forêt les détours familiers.

Déjà, sur la colline adoucie en sa pente,
Un sentier plus battu vers le hameau serpente;
L’homme approche, et là-bas, sur ce tertre avancé,
Sa verte meule oscille à son pas cadencé.
Voyez! le fenil s’ouvre et s’emplit; l’herbe fraîche
Et les fleurs des sommets vont parfumer la crèche.
Tombe aujourd’hui la neige, et grondent les autans,
La vache rousse aura du foin jusqu’au printemps,
Et tes fils accroupis, se réchauffant sous elle,
Pourront s’abreuver tous sans tarir sa mamelle.

Retourne un jour encor, brun faucheur aux pieds nus,
Jusqu’à ces prés sans maître et de toi seul connus;
Emmanches-y ton fer d’un bois que rien ne rompe;
Puis, reviens. Du canton, là-bas, mugit la trompe,
Et, dans la gorge étroite où roulent des tambours.
J’entends des fantassins s’approcher à pas lourds.

CHANT DES FAUCHEURS.


Au soleil levant les faux étincellent;
La cascade en feu jette moins d’éclairs
Sous l’ardent rayon qui court dans les airs;
Avec moins de bruit ses longs flots ruissellent.
Au soleil levant les faux étincellent.

Vois, là-haut, frémir nos fiers bataillons !
La liberté souffle et grossit la trombe;
Sur chaque berceau, près de chaque tombe,
Drus comme les blés dans nos verts sillons.
Ils germent du sol, nos fiers bataillons.

La faux dans, tes mains vaut mieux que l’épée,
Montagnard fidèle aux mœurs des aïeux !
Dans l’auguste foi, dans l’honneur pieux.
Ainsi que ton cœur, sa lame est trempée.
La faux dans tes mains vaut mieux que l’épée.

Ton marteau sonore a battu l’acier;
Le grès du rocher près du flot l’aiguise;
La hampe de frêne est faite à ta guise;
Présente la pointe au sanglant coursier.
Ton marteau sonore a battu l’acier.

Rustiques faucheurs, l’escadron se brise
Sur vos rangs pressés comme une forêt.
Frappez des chevaux le nerveux jarret;
Rustiques faucheurs qu’un soldat méprise,
Fauchez plus avant, l’escadron se brise !

Les hauts cavaliers tombent lourdement
Sous l’or et l’airain des riches armures.
Les épis sont pleins, les herbes sont mûres;
Comme les pavots et le blond froment.
Les hauts cavaliers tombent lourdement.

Rompez dans leurs mains, comme une quenouille,
La lance effilée au rouge pennon
Et l’écu d’azur où s’écrit leur nom.
Sous l’acier des faux lavé de sa rouille.
Leur glaive est brisé comme une quenouille.

Gravissez, faucheurs, ces monceaux de morts
Pareils aux sommets, votre âpre domaine.
Sur ces prés sanglans le fer se promène.
Pour trancher la fleur des preux et des forts,
Gravissez, faucheurs, ces monceaux de morts.

Vous n’aurez jamais de moissons plus belles;
Ramenez vos chars pleins et triomphans;
La liberté sainte a, pour vos enfans.
Lié de ses mains les blondes javelles...
Vous n’aurez jamais de moissons plus belles.

Rentrez sous le hangar les faux et les tridens;
Votre toit vous rappelle après ces jours ardens.
Moi j’irai sur vos monts, qu’en rêvant je traverse,
Cueillir à chaque cime une vertu diverse.
Les saintes visions habitent ces hauteurs;
Dieu, qui s’y manifeste à vos rudes pasteurs,
Accorde avec amour à leur race aguerrie.
Après les grands combats, la grande rêverie.


LE PÂTRE DES MONTAGNES.


Le pâtre aux longs cheveux, roi des plateaux déserts,
Seul et fort, rêve en paix sur son trône de mousse ;
Gouvernant, tout l’été, dans leurs pacages verts,
Les noirs taureaux, les vaches rousses.

D’un geste à ses grands chiens il commande, et le soir
Le troupeau vagabond, dispersé dès l’aurore,
S’assemble autour du maître et suit à l’abreuvoir
La génisse au collier sonore.

Le vent berce les pins, ces encensoirs des monts ;
Un souffle attiédi sort des bruyères voisines.
Et l’homme des hauts lieux respire à pleins poumons
La vitale odeur des résines.

La robuste fraîcheur qui tombe des glaciers,
Le soleil distillant le thym et les verveines,
Le souffle et la vertu des sommets nourriciers
Ont coulé dans ses fortes veines.

Les miasmes impurs, les morsures de l’air.
Les invisibles dards dont la nuit nous pénètre
N’atteignent pas son sang et glissent sur sa chair,
Comme sur l’écorce du hêtre.

Il combat, seul à seul, près du ravin béant,
L’ours au poil hérissé, qui recule et qui gronde ;
Il sait, au jour fatal, de l’orgueilleux géant
Percer le crâne avec sa fronde.

L’esprit de Dieu souvent a suscité sa voix,
Et la harpe obéit à cette main hardie,
Et le rude pasteur lance, à travers les bois,
La prière et la mélodie.

Ainsi, quand le printemps met la sève en éveil.
Le vieux chêne attendri se dilate en sa force,
Et l’arbre aux flancs noueux fait jaillir au soleil
Un miel blond de sa noire écorce.

Mais nous, ô voyageur, plus haut ! montons encore
Cet escalier des monts par où descend l’aurore.

Les plus âpres sommets et le front le plus fier,
Où les noirs ouragans grondaient peut-être hier.

Pour qui sait les atteindre et pour qui sait y lire,
Ont aussi leurs saisons de fleurs et de sourire.
L’amant de l’impossible atteint seul ces hauteurs,
Connaît seul ces rayons et ces vives senteurs.

LA FLEUR DES CIMES.


Cueillez sur la cime austère,
Cueillez, au prix des périls,
La fleur pure et salutaire
Qui tient à peine à la terre,
La fleur aux parfums subtils.

Dieu la sème et Dieu l’arrose;
Préférez son vague encens
A l’acre odeur de la rose,
Aux parfums que l’art compose
Pour le vain plaisir des sens.

L’esprit seul, au bout du rêve.
Rentré sur le sol natal,
Après un combat sans trêve.
Vous respire et vous enlève,
Douce fleur de l’idéal !

Nul n’atteint ces fleurs divines.
S’il n’a, dans un long effort.
Sur la pierre ou les épines,
Rougi de sang nos collines
Et monté... jusqu’à la mort.

Mais quand l’âme est parvenue
À ces jardins du haut lieu,
La terre, en bas, diminue,
Et, soulevé par la nue,
L’homme est tout près de son Dieu.

Mais nous, ô voyageur, plus haut ! montons encore
Cet escalier des monts par où descend l’aurore;
Chacun de ses degrés offre au cœur agrandi
L’image et le conseil d’un travail plus hardi.

Plus haut, toujours plus haut! Sur le glacier bleuâtre
Le chasseur est debout. Les taureaux et le pâtre
Apparaissent, là-bas, au soleil endormis,
Noirs sur les plateaux verts et tels que des fourmis.

L’ardent chasseur bondit au bord des précipices;
Un chemin sans péril est pour lui sans délices.
Il aime à respirer, sur la neige des monts,
Un air qui brûlerait nos débiles poumons.
Il cherche au bout des pics affrontés avec joie
La fatigue et la lutte encor plus que la proie;
Puis, sur la toison fauve et dans l’antre des ours,
Il dort de longues nuits, il rêve de longs jours.
Il part : le ciel est clair; dans sa force il s’enivre,
Il sent sur les sommets le vrai bonheur de vivre,
Et, comme l’aigle errant sans rival et sans loi,
Loin de la foule impure, il est seul, il est roi.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS.


Le franc chasseur suit sur la neige
L’ours et l’isard;
A chaque pas il trouve un piège.
Vit de hasard.

En déposant la carabine,
Souvent le soir
Il mange, à son feu de résine.
Un pain tout noir.

Il n’a pas même un lit de chaume
Pour s’y coucher...
Mais les sapins forment le dôme
Sur son rocher.

Dans sa cape de laine brune.
Sans nul souci.
Il dort en attendant fortune,...
Son chien aussi.

Son fusil et sa cartouchière
Près de sa main.
Il dort, dans sa pauvreté fière,
Jusqu’à demain,

Rêvant de la fée immortelle
Qui l’a doté.
Et lui fit la part la plus belle,
La liberté !

La liberté, fière et sans règle
Dans sa ferveur,
Qui donne au pain d’orge et de seigle
Tant de saveur;

Qui rend l’habit de grosse laine
Souple et soyeux,
Et fait battre, à sa chaude haleine,
Les cœurs joyeux;

La liberté, plus douce encore
Que le doux miel.
Plus éclatante que l’aurore
Au fond du ciel.

Tu viens, ô divine guerrière
Que nous aimons.
Tu descends, comme la lumière,
Du haut des monts.

Là, debout sur la feuille sèche,
Au bord d’un bois.
Tu lanças la première flèche
De ton carquois.

Là, présente à l’heure fatale
Aux oppresseurs.
Tu fondras la dernière balle
Des francs chasseurs.

Mais nous, ô voyageur, plus haut ! montons encore
Cet escalier des monts par où descend l’aurore;
Chacun de ses degrés offre au cœur agrandi
L’image et le conseil d’un travail plus hardi.

Aux confins de l’éther d’où la foudre s’élance,
Voici la région du froid et du silence,
Où la vie est voilée, où cessent les combats;,
L’œil même du chasseur ne la voit que d’en bas.
C’est le front de la terre où dort l’âme du fleuve.
Les fécondes sueurs où tout germe s’abreuve
Jaillissent de là-haut, et l’être, à grands flots, sort
De ces monts recouverts du linceul de la mort.


LE GLACIER.


L’esprit des eaux, caché dans son beau corps de neige,
Conserve tout l’hiver son immuable siège
Posé sur les sommets;
Sa statue au front blanc, calme, solide et pure,
Semble un dieu qui s’assied à part dans la nature
Pour dormir à jamais.

Elle y forme des monts l’impassible couronne;
Le nuage empourpré d’un manteau l’environne,
La lune s’y suspend,
Et la foudre du ciel, qui tonne à côté d’elle,
Sillonnant les glaciers sans qu’une onde en ruisselle,
S’éteint en les frappant.

Mais qu’un soleil ami caresse enfin la cime.
Le rocher devient flot, le dieu marche et s’anime
Sur son trône argenté;
L’esprit des eaux s’épanche avec un bruit sauvage,
Et, roulant vers la plaine, y porte le ravage...
Ou la fertilité.

Tel, dans la région des stoïques pensées,
Le héros s’est vêtu de ses splendeurs glacées;
A voir ce front serein.
Pareil aux pics blanchis, sans larme et sans murmure,
On a cru que l’amour glissait comme l’injure
Sur cet homme d’airain.

Mais que le vrai rayon vienne effleurer cette âme,
Qu’un dessein généreux colore de sa flamme
Ce front indifférent,
Et vous verrez la neige en flot d’azur se fondre,
Vous entendrez ce cœur éclater et répondre
Au fracas du torrent.

Et le grand fleuve ira susciter toute chose.
Plainte ou joie, éveillant sur les bords qu’il arrose
Mille échos assoupis;
Et l’âme s’épandra sur les âmes prochaines,
Douce et terrible, ici faisant crouler les chênes,
Là germer les épis.

III.


L’ESPRIT DES SOMMETS.


Le livre des hauts lieux plein d’images vivantes
Devant toi s’est ouvert;
Tu reçus des torrens, des oiseaux et des plantes,
Les leçons du désert.

Aujourd’hui tu parviens à des sphères plus hautes
Où la terre et le ciel
S’embrassent, en mêlant leurs confins et leurs hôtes,
Au-dessus du réel.

Dans ce monde, interdit à qui n’a pas des ailes.
Tu monteras sans peur;
Il suffit d’évoquer tes souvenirs fidèles;
Je te livre à ton cœur.

Réveille ici les dieux sacrés dans ta mémoire
Par l’amour filial,
Lorsque tu traversas les sommets de l’histoire.
En quête d’idéal.

HERMANN.


Je les vois, dans mon âme, au-dessus des nuages.
Au-dessus des vapeurs de notre temps impur.
Les aïeux, les héros! Ils passent dans l’azur,
Leur souffle excite en moi de sublimes orages.

Je viens les contempler, les entendre au désert,
Pour que les hauts sapins où l’infini murmure.
Les cascades, les vents et la grande nature
Accompagnent leurs voix d’un plus digne concert.

L’ESPRIT.


Je t’ai vu, tout enfant, pleurer sur mes collines.
Ton livre dans la main.
Cherchant, pour approcher de ces âmes divines.
Quel est le vrai chemin.

Et moi, j’ouvre à ton cœur leurs sphères immortelles;
Viens les aimer de près,
Et leur parler toi-même, et te baigner comme elles
Dans mes saintes forêts.

Viens, assis sur les fleurs, près de l’oncle écumante.
Respirer, tout l’été,
L’esprit qui les supporte et qui les alimente
Dans leur éternité.

IV.


Sur une mer de neige, une île verte et chaude
Dans son cadre d’argent luit comme une émeraude;
Les glaciers crénelés, s’étageant par gradin,
Font un rempart d’azur à ce chaste jardin.
Le sourire empourpré du jour qui se réveille,
Ruisselant sur les fleurs de l’immense corbeille,
Enflamme, sous l’or vif dont il baigne leurs fronts,
La digitale rouge et les rhododendrons,
Et la longue asphodèle, et mille herbes étranges
Qu’ailleurs n’ont vu fleurir ni l’homme ni les anges.
Et mille arbres sans nom réservés à ce lieu
Qui n’a pour jardinier que le souille de Dieu.

Vers ce paisible Éden porté de rêve en rêve.
De sommet en sommet, l’ardent songeur s’élève.
Et, comme en son berceau, vient sans étonnement
S’asseoir sur ces gazons voisins du firmament.

Visible pour lui seul, un long cortège d’âmes
Tourbillonnait dans l’air en ellipses de flammes,
Et, formant un grand aigle au plumage vermeil.
Comme un feu dans la nuit brillait dans le soleil.
Ces radieux esprits, avec des cris de joie,
Planent sur l’étranger comme sur une proie;
Car de tout noble amour par leur gloire excité
Dieu nourrit les héros durant l’éternité,
Et fait, entre eux et nous, flotter sans qu’il dévie
Un courant de vertus de l’une à l’autre vie.

Or l’amant des hauteurs devant lui, tout le jour,
Vit ces oiseaux divins se poser tour à tour.
Et tous, en lui parlant sous leur figure ancienne.
Échangeaient par éclairs leur âme avec la sienne.
Tous, divers autrefois et de race et de lieux,
Ne forment plus au ciel qu’un peuple merveilleux;
Ils ont dans l’idéal leur commune patrie
Et leur même symbole où plus rien ne varie;

Et, d’un même langage alternant les douceurs,
L’accent seul est divers entre ces âmes sœurs.

Des lyres, des parfums, une chaude lumière
Accompagnent la voix qui descend la première.
C’est l’héroïsme en fleurs dans sa jeune fierté.
C’est la Grèce enseignant la force et la beauté :

« Je t’ai vu, tout enfant, errer aux Thermopyles,
Glanant sur ces rochers, en exemples fertiles,
Où la liberté sainte a fait tant de moissons;
Tu croyais de mon sang la pierre encor trempée,
Et serrais dans ta main, comme on serre une épée,
Un livre où tu lisais nos sublimes leçons.

Tu voyais flamboyer l’épitaphe immortelle
Qui du fond de l’histoire à jamais étincelle.
Qui contient le secret, le prix de nos exploits;
Tu l’écoutais chanter dans la langue d’Homère,
Et tu pleurais tout haut, comme on pleure une mère,
Ceux qui sont morts pour Sparte et pour ses saintes lois.

Et tu voulais mourir, et, dans ton noble rêve.
Tu t’armais près de moi de la pique et du glaive;
Tu me demandais place à mon dernier festin;
Tu lançais, avec nous, le disque au son des lyres,
Et, paré pour la mort de fleurs et de sourires.
Enfant, tu défiais l’Asie et le destin.

Lorsqu’à dix ans, baigné de ces pieuses larmes.
Tu brandissais ainsi de chimériques armes.
Ce jour-là, tu fus homme et tu prouvas ton cœur;
Et ceux-là sont enfans, sous leurs infâmes rides,
Dont l’oblique regard et les lèvres arides
Te lancent aujourd’hui leur trait lâche et moqueur.

Puisqu’en son jeune essor, sans conseils et sans craintes,
Ton âme a pris sa place aux Thermopyles saintes;
Puisque tu venais là mourir à mes côtés.
Reste à ce poste auguste aimé du petit nombre,
Et combats-y sans trêve, au grand jour ou dans l’ombre,
Pour la Sparte éternelle et ses dieux insultés.

Couvre de myrte en fleurs ton arme vengeresse,
Expire en souriant comme un fils de la Grèce;

Je t’invite au souper promis à mes soldats,
Où la Muse aux bras blancs, sous de tièdes ombrages,
Verse un même nectar aux héros comme aux sages,
Et sourit à Platon près de Léonidas. »

Voici l’accent plus sombre, et la voix surhumaine,
Et les âpres conseils de la vertu romaine,
Qui défend aux grands cœurs, quand tout plie à la fois.
De fléchir sous un maître et de survivre aux lois :

« Ma mort absout ton cœur de sa morne tristesse;
J’ai compris cet abattement
Qui vient, malgré ta flamme et malgré ta jeunesse,
T’accabler ainsi par moment.

Quand je renonce à vivre et succombe à ma tâche.
Et meurs en condamnant les dieux,
Du mal qui m’a tué, tu peux, sans être un lâche,
Pleurer à la face des cieux...

Que Rome soit soumise avec la terre entière :
Je reste à jamais indompté!
Ce fer dans ma poitrine ouvre à mon âme fière
Un chemin vers la liberté.

Ainsi j’ai triomphé; m’emparant de l’histoire,
J’y règne en dépit du plus fort.
Je m’appelle Caton... César, dans sa victoire,
César est vaincu par ma mort. »

Silence, ô rude voix de l’héroïsme antique!
Laisse une âme plus pure exhaler son cantique.
Le bûcher de Rouen, les prés de Vaucouleurs
Lancent autour de nous leurs flammes et leurs fleurs.

« Tu m’aimas d’enfance, et je viens t’apprendre
A chasser bien loin tes noirs assaillans :
Garde un esprit fier dans une âme tendre;
Les cœurs les plus purs sont les plus vaillans.

Tu viens comme au pied d’un autel qui brille
Devant mon bûcher te mettre à genoux;
Pourquoi, dans ton cœur, mon nom d’humble fille
Entre les plus grands est-il le plus doux?

Si tu m’invoquas, pauvre paysanne.
Entre tous les saints de mon cher pays,

C’est qu’au fond des bois et dans ma cabane
Ces saints me parlaient, et que j’obéis.

C’est qu’à leur appel j’ai dit, sans murmure,
A ma mère en pleurs un suprême adieu.
Pour aller porter, sous ma blanche armure,
L’âme de la France et l’esprit de Dieu.

Dieu m’a tout donné, ma force et mes armes;
Pour les grands combats là-haut résolus,
Je n’avais à moi que mes douces larmes.
Et mon faible cœur... Tu n’as rien de plus!

J’ai lu dans toi-même au pied de ces chênes,
Où tu viens rêver encore aujourd’hui;
Ton âme inégale aux luttes prochaines
Ne peut rien sans Dieu,... mais tout avec lui!

Cherche donc ta force et ton vrai courage
Dans l’ardent amour au pied de l’autel.
Dans l’esprit qu’exhale, au jour de l’orage.
Un peuple embrasé par le vent du ciel.

Que ta lèvre pure et ta vie entière
Devant l’ennemi proclament ta foi!
Puis, tenant bien haut ma sainte bannière,
Au fond du combat pénètre avec moi ! »

Ecoute encor! Voici qu’une autre âme s’approche,
Un soldat qui vécut sans peur et sans reproche.
La même croix sanglante orne son bouclier;
Viens apprendre à mourir du dernier chevalier :

« Toi qui veux, à tout prix, la grandeur de ton âme.
Prêt à tous les périls, dédaigneux de tout blâme.
Ferme en ton droit chemin ;
Toi qui fais de l’honneur et ta vie et ton rêve.
Viens baiser, avec moi, le tronçon de ce glaive
Tout sanglant dans ma main.

Je te prête, un moment, ce fer que ton enfance
S’essayait à tirer en invoquant la France,
Ce glaive en qui tu crois;
Arme du vieil honneur, fidèle et bien trempée,
Que l’on peut au combat brandir comme une épée,
Baiser comme une croix. »

HERMANN.


Héros et demi-dieux dont l’histoire est le temple,
Honneur des anciens jours qu’enfant je poursuivais,
Vous offrez vainement la lumière et l’exemple
A qui respire encor l’air de ce temps mauvais.

La vertu n’a plus d’aile et de sainte folie;
Tout conspire à courber, à briser l’homme fier;
Le destin est complice, et sous sa main de fer,
Devant toute bassesse, il faut qu’on s’humilie.

Le beau s’est retiré de tout,... même du bien!
Oh! dites-moi, l’esprit que votre amour élève.
Qui vit de votre culte, et n’aspire à plus rien
Qu’à rester digne encor de vous et de son rêve.

Par où doit-il marcher dans cette épaisse nuit?
Tous les chemins frayés nous mènent à l’abîme.
Toi dont le livre ardent m’exhorte et me conduit.
Parle! un dernier conseil, poète magnanime!

Car de tous ces grands morts les cœurs te sont ouverts.
Tu sais à quel foyer s’alluma leur courage;
Leur voix grandit encore en prenant ton langage;
Leur âme et leurs vertus ont passé dans tes vers.

Réponds ! quand chacun tremble et détourne la tête,
Près du juste ébranlé par les derniers adieux,
Et qui marche au combat, certain de sa défaite.
Comment payer sa dette à l’honneur des aïeux?

LE POÈTE.


« Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux. »

UNE AME.


Tu le sais bien! il est sous le chaume et dans l’herbe
Des fleurs et des vertus sans nom chez les humains.
Mais qu’à l’égal du chêne et du laurier superbe
Dieu chérit dans son cœur et pèse dans ses mains.

Il est, près du foyer, des travaux magnanimes,
Des luttes corps à corps avec la passion.
D’invisibles combats, des victoires intimes,
Assez beaux pour suffire à tes ambitions.

Pour la foule, à grand bruit, l’héroïsme étincelle;
Mais, dans un humble effort, le cœur pur et constant,
Le flambeau du manoir qui luit dans la chapelle
Éclipse devant Dieu ces clartés d’un instant.

Sans faire au mal du siècle une guerre inféconde.
Où de plus fiers que toi subissent le vainqueur.
Reste armé de ce glaive impuissant sur le monde
Pour frapper sur toi-même et régner sur ton cœur.

Pourquoi rêver d’atteindre à ces gloires banales,
Et d’allumer ta lampe à leurs lointains soleils?
Tu portes dans ton cœur de plus sûres annales.
Et tes chers souvenirs sont tes meilleurs conseils.

Il t’est bon d’aspirer parfois, dans la tourmente,
L’esprit de ces grands morts et le vaste horizon;
Mais ma pensée à moi chaque jour t’alimente.
Et, comme l’air vital, elle emplit ta maison.

C’est là qu’est ta vertu, ta grandeur, ton asile;
Là, plus fort et livrant des combats glorieux.
Tu peux, libre et vainqueur dans un monde servile.
Ennoblir avec toi tes fils et tes aïeux.

Là tu peux, chaque jour montant d’une victoire.
Humble comme je fus, sans sortir du réel,
Dépasser ces sommets du globe et de l’histoire,
Que je n’ai pas connus,... mais qui sont loin du ciel!

HERMANN.


Mon front triste étincelle au feu de ta parole
Comme les noirs sapins sous ce rayon vermeil.
Chère âme d’une sainte, et ta douce auréole
A réchauffé mon cœur plus que ce beau soleil.

Non, ce n’est pas un rêve, un fantôme, une flamme
Que mon ivresse allume et qu’éteindront les vents!
Esprits qui me parlez, vous êtes bien vivans;
Je vous vois, je vous sens au toucher de mon âme !

Je dépouille à vos pieds ma faiblesse et mon deuil;
Sur l’échelle d’azur que vous avez gravie,
Vous me tendez la main,... et j’ai touché le seuil
Du monde où vous vivez la véritable vie.

V.

L’ESPRIT DES SOMMETS.


Rends-moi mes ailes d’or et marche désormais
Sur la route commune,
Et va combattre, armé de l’esprit des sommets,
La foule et la fortune.

Lorsqu’errant, comme toi, sous l’arceau des sapins
Où fument les résines.
On a mêlé son cœur dans mes temples alpins
A tant d’âmes divines;

Que les saints et les forts et l’ange des hauteurs
Vous ont parlé sans voiles;
Qu’on a de l’infini respiré les senteurs
Et lu dans les étoiles...

On retourne sans crainte au poste du devoir.
Et, d’une main plus forte,
On y fait hardiment son œuvre jusqu’au soir.
Vainqueur ou non, qu’importe?

HERMANN.


Oui, vous m’avez armé, sommets d’où je descends!
L’esprit qui parle en vous au combat me ramène.
Et du souffle divin j’emporte, en frémissant,
Tout ce qu’en peut tenir une poitrine humaine.

J’écoute encore en moi vos chênes murmurer;
J’entends bruire encor l’essaim des bons génies :
Il fait rendre au désert toutes ses harmonies,
Chaque fois qu’il s’y pose et vient nous effleurer.

J’ai là, toujours ouvert, votre livre, où j’épelle;
Aux pages de mon cœur, l’artiste souverain.
Le soleil, a fixé sur mon docile airain,
A fixé des hauts lieux cette image éternelle.

Avec la saine odeur des plus mélodieux.
Avec les chauds rayons et les fraîches haleines.
J’emporte les conseils, l’âme des demi-dieux.
Je la sens pénétrer et courir dans mes veines.

Du fiel de ma tristesse il ne reste plus rien
Dans mon sang réparé par ces divins fluides;
Mon cœur s’est enrichi de ces cœurs intrépides,
Leur battement sublime est devenu le mien.

Le laboureur d’en haut fit en moi ses semailles;
Le sol renouvelé cache une ample moisson;
Le maître, en extirpant la pierre et le buisson,
Pour me fertiliser déchira mes entrailles.

En vain sur mes sillons par tous les vents battus
L’hiver déchaînera son lugubre cortège,
Et les froides vapeurs, et le doute, et la neige...
Les épis jailliront et les fortes vertus.

Venez donc m’assaillir avec toutes vos armes,
Apres ambitions, plaisirs, lâches frayeurs!
De toute servitude éternels pourvoyeurs,
Usez, pour ma défaite, usez de tous vos charmes.

J’attends et je suis fort; moi, si débile hier.
Je suis prêt à vous vaincre en un combat suprême,
A briser votre joug, à rester pur et fier...
De plus vaillans que moi combattront en moi-même.

Par ses grands souvenirs mon cœur est défendu;
Mon cœur est habité comme une citadelle.
Les héros que j’implore en mon culte assidu
Sauront garder leur temple et leur humble chapelle.

A défaut de ces dieux lointains et triomphans.
Toi l’ange maternel, toi, simple et forte femme,
Qui veilles, de là-haut, l’aïeul et les enfans,
Tu peux m’aider à vaincre, à toi seule, ô grande âme!

Non, tu n’interdis pas ces sommets à ton fils;
Aux maîtres les plus fiers devant moi tu t’y mêles.
Et ta voix me commande, au pied du crucifix.
D’aller chercher partout des armes et des ailes!

Les hauts lieux m’ont ouvert leur magique arsenal,
Je m’y suis revêtu de granit et de chêne;
Leur souffle en moi s’agite, et leur feu s’y déchaîne,
Et mon cœur débordant n’attend plus qu’un signal.


VICTOR DE LAPRADE.