Hermann et Dorothée (trad. Porchat)

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Traduction par Jacques Porchat.
Œuvres de GoetheLibrairie de L. Hachette et CieV. Poëmes et Romans de Goethe (p. 3-62).


HERMANN ET DOROTHÉE

CALLIOPE.

Malhenr et compassion.

« Je n’ai jamais vu la place et les rues aussi désertes. La ville est comme balayée, comme morte. Il ne reste pas, je crois, cinquante de tous nos habitants. Que ne peut faire la curiosité ! Tout le monde court et se précipite, pour voir le triste passage des pauvres bannis. Jusqu’à la chaussée qu’ils suivent, il y a bien une petite lieue, et l’on y court dans la brûlante poussière de midi. Moi, je ne voudrais pas bouger de la place, pour contempler la détresse de ces malheureux fugitifs, qui, délaissant, hélas ! avec les effets qu’ils ont sauvés, les belles campagnes d’outre-Rhin, passent chez nous, parcourent l’heureuse retraite de cette fertile vallée et en suivent les contours. Tu as fait une bonne action, ma femme, d’envoyer charitablement notre fils avec du vieux linge et quelque chose à boire et à manger, pour le distribuer à ces indigents : donner est le devoir du riche. Gomme il est bon cocher, notre jeune homme, et comme il tient les chevaux en bride ! La nouvelle voiture a très-bonne façon : quatre personnes y seraient à leur aise, et le cocher sur le siège. Pour cette


1 Goethe a écrit ce poSme en vers hexamètres, ainsi que l’Achilléidc et le* Rnmon du Renard. fois, il est allé seul. Comme elle tourne légèrement l’angle de la rue ! »

Ainsi parlait à sa femme l’hôte du Lion d’or, assis commodément devant la porte de sa maison, sur la place ; et la bonne et sage ménagère lui répondit :

« Père, je n’aime pas à donner le vieux linge, parce qu’il sert à beaucoup d’usages, et, en cas de besoin, on n’en trouve pas pour de l’argent : mais aujourd’hui j’ai donné bien volontiers plusieurs des pièces les meilleures en couvertures et en chemises ; car j’ai entendu parler d’enfants et de vieillards qui étaient nus. Mais me pardonneras-tu ? Ton armoire aussi a été mise au pillage ; et même, ta robe de chambre à palmes, de la plus belle indienne, doublée de fine flanelle, je l’ai donnée : elle est usée et vieille, et tout à fait passée de mode. »

Là-dessus le bon hôte dit en souriant :

« Je la regrette pourtant, ma vieille robe de chambre : c’était une véritable indienne ; on n’en trouve plus de pareille. A la bonne heure !… Je ne la portais plus. On veut à présent que l’homme aille toujours en surtout et se montre en redingote, qu’il soit toujours botté ; le bonnet et les pantoufles sont bannis.

— Vois-tu, reprit la femme, déjà quelques-uns reviennent labas, qui étaient allés voir la troupe. Il faut donc qu’elle soit déjà passée. Voyez comme ils ont tous les souliers poudreux ! comme les visages sont enflammés ! Chacun tient son mouchoir et s’essuie. Je ne voudrais pas non plus, par cette chaleur, courir si loin à ce douloureux spectacle : en vérité, j’ai bien assez du récit. »

Ensuite le bon père dit avec expression :

« II est rare que l’on voie un temps pareil pour une pareille moisson, et nous rentrerons le blé sec comme’nous avons déjà rentré le foin. Le ciel est clair, on ne voit pas un nuage, et le vent souffle de l’est avec une agréable fraîcheur. Le temps est stable et les blés sont déjà mûrs de reste : demain nous commencerons à faucher la riche moisson. »

Comme il parlait ainsi, les groupes d’hommes et de femmes augmentaient sans cesse, et traversaient la place pour se rendre chez eux. Il revint aussi avec ses filles, de l’autre côté de la place, devant sa maison remise à neuf, le riche voisin, le premier marchand de l’endroit, brûlant le pavé dans sa voiture découverte (on l’avait fabriquée à Landau). Les rues s’animèrent ; car la petite ville était bien peuplée : on s’y adonnait à diverses manufactures et diverses industries.

Le couple fidèle était donc assis sous la porte cochère, s’amusant à faire mainte observation sur la foule des passants. Enfin la bonne ménagère se prit à dire :

« Regarde, voici le pasteur, et notre voisin le pharmacien l’accompagne. Ils vont nous rapporter tout ce qu’ils ont vu làbas, et ce qui ne fait pas plaisir à voir. »

Ils approchèrent tous deux amicalement et saluèrent les époux ; ils s’assirent sur les bancs de bois, sous la porte cochère, secouant la poussière de leurs pieds, et se faisant de leurs mouchoirs des éventails. Après des salutations réciproques, le pharmacien prit le premier la parole, et dit d’un ton presque fâché :

« Voilà les hommes, en vérité, et l’un est comme l’autre, et se plaît à regarder bouche béante, quand il arrive un malheur au prochain. Chacun s’empresse pour voir la flamme qui ravage et qui dévore, pour voir le pauvre coupable que l’on mène au supplice ; chacun va courir les champs, pour contempler la misère des honnêtes exilés, et nul ne réfléchit que bientôt peut-être, ou du moins dans l’avenir, le même sort peut l’atteindre aussi. Je trouve impardonnable cette légèreté, mais elle est dans l’homme. »

Là-dessus le noble et sage pasteur prit la parole. Il était l’ornement de la ville, jeune et touchant à l’âge mûr ; il connaissait la vie et il connaissait les besoins de ses auditeurs ; il sentait profondément la haute valeur des saintes Écritures, qui nous dévoilent la destinée des hommes et leurs sentiments, et il connaissait aussi les meilleurs livres profanes. 11 dit :

« Je n’aime pas à blâmer les instincts innocents que la nature, bonne mère, a pu donner aux hommes ; car ce que l’esprit et.la raison ne peuvent toujours accomplir, est souvent l’ouvrage d’un heureux penchant, qui nous mène avec une force irrésistible. Si la curiosité n’attirait pas les hommes avec des charmes puissants, dites-moi, connaîtraient-ils jamais la belle harmonie qui règne dans les choses du monde ? En effet, l’homme désire d’abord la nouveauté, puis il recherche l’utile avec une ardeur infatigable, enfin il demande le bon, qui l’élève et l’ennoblit. Dans la jeunesse, l’humeur légère est pour lui une joyeuse compagne, qui lui cache le danger, et qui eflace avec une rapidité salutaire les traces de la douleur, dès l’instant de son passage. Assurément il est heureux, l’homme chez qui la calme raison se développe dans l’âge mûr, après cette gaieté qui, dans la bonne et la mauvaise fortune, déploie son ardeur et son activité ; car il produit le bien et répare le dommage. »

A ces mots, la ménagère, impatiente, dit avec une gracieuse familiarité :

« Veuillez nous apprendre ce que vous avez vu : c’est là ce que je désirais savoir.

— Après tout ce que j’ai vu, repartit gravement le pharmacien, j’aurai de la peine à me réjouir de sitôt. Et qui pourrait bien raconter tant de misères diverses ? Nous voyions déjà la poussière de loin, avant d’avoir descendu les prairies ; la file avait déjà passé, à perte de vue, de colline en colline ; on pouvait distinguer peu de chose. Mais, quand nous fûmes parvenus à la route qui longe la vallée, la foule et la presse étaient grandes toujours des voyageurs et des chariots. Hélas ! nous vîmes déliler encore assez de malheureux. Nous pûmes apprendre en détail combien estamère la fuite douloureuse, et combien est sensible la joie de sauver précipitamment sa vie. C’était triste de voir les meubles divers que renferme une maison bien pourvue, qu’un bon père de famille a rangés à leur place, toujours prêts à servir, car chacun est utile et nécessaire ; de voir maintenant tout cela entassé pêle-mêle sur des chariots et des voitures, et enlevé à la hâte. Sur l’armoire est le crible et la couverture de laine ; dans la huche, le lit, et les draps sur le miroir. Hélas ! comme nous l’avons vu, il y a vingt ans, lors de l’incendie, le danger ôte à l’homme tout jugement, en sorte qu’il prend une chose insignifiante et laisse l’objet précieux. Ces gens aussi emportaient, avec un soin irréfléchi, des choses sans valeur, dont ils chargeaient les bœufs et les chevaux : de vieilles planches, de vieux tonneaux, des cages, des épinettes1. Les


1. Sorte de boîte, divisée en cases, pour loger la volaille qu’on veut engraisser. femmes et les enfants aussi étaient essoufflés, se traînant avec des paquets, portant des corbeilles et des hottes pleines de choses inutiles. Car l’homme délaisse à regret le moindre débris de son avoir. Ainsi cheminait sur la route poudreuse la troupe, qui se pressait en désordre et confuse. L’un désirait aller lentement avec son faible attelage, l’autre voulait se hâter. Puis s’élevaient des cris de femmes et d’enfants écrasés, les beuglements du bétail mêlés aux aboiemerits des chiens, les gémissements des vieillards et des malades, assis et vacillants dans leurs lits, perchés sur la voiture pesante, surchargée de bagage. Cependant, poussée hors de l’ornière, vers le bord de la chaussée, la roue criarde s’égare ; la voiture tombe dans le fossé, renversée, et les hommes, avec des cris affreux, sont lancés au loin dans le champ, par bonheur, sans blessures : après eux se renversent les coffres, mais plus près du chariot. En vérité, qui voyait tomber ces pauvres gens, s’attendait à les voir écrasés sous le poids des coffres et des armoires. La voiture était brisée et les gens sans secours, car les autres cheminaient et passaient à la hâte, ne pensant qu’à eux-mêmes, et entraînés par le torrent. Nous accourons, et les malades, les vieillards, qui, chez eux et dans leur lit, auraient à peine supporté leurs longues souffrances, nous les trouvons gisants sur la terre, blessés et gémissants, brûlés par le soleil .étouffés par les flots de poussière. «

Le charitable aubergiste dit avec émotion :

« Puisse Hermann les atteindre, les soulager et les vêtir ! Pour moi, je souffrirais à les voir : l’aspect de la détresse me fait mal. Emus, à la première nouvelle de si grandes souffrances, nous avons envoyé bien vite une obole.de notre superflu, afin d’en soutenir du moins quelques-uns, et de pouvoir nousmêmes les supposer plus tranquilles. Mais ne renouvelons pas ces tristes images ; car la crainte se glisse bientôt dans le cœur des hommes avec le souci, qui m’est plus odieux que la souffrance même. Entrez dans la chambre de derrière, dans le petit salon plus frais. Jamais le soleil ne s’y montre, jamais l’air chaud ne pénètre au travers des murs épais. La petite mère nous apportera un verre de quatre-vingt-trois, pour ciiasser les soucis. Ici l’on ne boit pas à son aise ; les mouches bourdonnent des verres. »

A ccs mots, ils passèrent dans la salle, et ils y trouvèrent une agréable fraîcheur.

La mère apporta, avec précaution, sur un plateau d’étain luijant, un vin limpide, excellent, dans une bouteille polie, avec les gobelets verts, les véritables coupes à boire le vin du Rhin. Ayant donc pris place, les trois amis entourèrent la table ronde, brune, cirée et polie, qui reposait sur des pieds solides. Aussitôt retentirent les verres de l’hôte et du pasteur ; mais leur ami, rêveur, tenait le sien immobile, et l’hôte le provoqua par ces paroles amicales :

  • Allons, voisin, buvez, car jusqu’à ce jour la grâce de Dieu nous a préservés de malheur, et elle nous en préservera encore à l’avenir. Qui ne reconnaît pas, en effet, que, depuis le terrible incendie par lequel il nous punit si sévèrement, il nous a constamment bénis, constamment protégés, ainsi que l’homme garde la prunelle de ses yeux, qui lui est plus chère que tous ses membres ? Pourquoi cesserait-il de nous protéger et de nous secourir ? C’est dans les dangers seulement qu’on apprend à connaître toute sa puissance. Cette ville florissante, qu’il a fait renaître de ses cendres par nos mains laborieuses, et qu’il a comblée ensuite de ses bénédictions, voudrait-il la détruire encore et anéantir tous ccs travaux ? »

Lù-dessus le bon pasteur dit avec une douce sérénité :

« Demeurez fermes dans la foi et fermes dans ce sentiment ; il rend sage et tranquille dans le bonheur, et, dans le malheur, il donne les plus belles consolations, il éveille les plus magnifiques espérances. »

L’hôte répondit par ces réflexions fortes et sages :

« Que de fois j’ai salué avec admiration le fleuve du Rhin, lorsque, dans mes voyages d’affaires, je me suis approché de ses bords ! Toujours il me parut grand et il éleva mon esprit et mon cœur. Mais je ne pouvais prévoir que bientôt sa rive charmante deviendrait un rempart contre les Français, et son large lit, un fossé infranchissable. Voilà comme la nature, comme les braves Allemands, comme le .Seigneur nous protègent. Qui pourrait follement perdre courage ? Déjà les combattants sont fatigués, el tout annonce la paix. Ah ! quand la fête, longtemps souhaitée, se célébrera dans notre église ; quand les cloches se mêleront aux accents de l’orgue, et que la trompette sonnera, pour accompagner le Te Deum solennel…. cher pasteur, puisse, dans ce jour, mon Hermann se présenter aussi à l’autel devant vous, avec la fiancée qu’il aura choisie ; et cette heureuse fête, célébrée dans tout le pays, m’apparaître aussi à l’avenir comme un anniversaire de joies domestiques ! Mais je vois, avec chagrin, ce jeune homme, qui se montre toujours si actif dans la maison, indolent et timide au dehors. Il trouve peu de plaisir à paraître dans le monde. 11 évite même la société des jeunes filles, et la danse joyeuse, que toute la jeunesse désire. »

A ces mots, l’aubergiste prêta l’oreille. On entendit le bruit lointain des chevaux, qui approchaient d’un pas retentissant ; on entendit la voiture roulante, qui, d’une course impétueuse, arriva sous la porte avec un bruit de tonnerre.

TERPSICHORE.

Hermann.

Quand le beau jeune homme entra dans la chambre, le pasteur jeta sur lui des regards pénétrants, et considéra sa figure et tout son maintien, avec l’œil de l’observateur qui lit aisément sur une physionomie ; puis il sourit et lui dit ces paroles amicales :

« Vous revenez un homme tout nouveau : je ne vous ai jamais vu le visage si gai, le regard si animé. Vous revenez joyeux et serein : on voit que vous avez distribué vos dons aux pauvres, et reçu leurs bénédictions. »

Le jeune homme répondit, d’un ton calme et sérieux :

«Si j’ai fait une action louable, je l’ignore ; mais mon cœur m’a commandé de la faire, comme je vais la raconter exactement. Mère, vous avez fouillé longtemps, pour chercher et choisir le vieux linge ; le paquet ne fut prêt que bien tard ; le vin et la bière furent aussi lentement et soigneusement emballés : lorsqu’enfin je sortis de la ville et gagnai la route, je rencontrai la foule des bourgeois, des femmes et des enfants qui revenaient, car la troupe des exilés était déjà loin. Je pressai le pas de mes chevaux, et je courais au village où j’avais ouï dire qu’ils faisaient halte et passaient la nuit. Mais, comme, dans mon’trajet, je montais la nouvelle route, j’aperçus un chariot aux solides brancards, traîné par deux bœufs, les plus grands et les plus forts du pays étranger. A côté du chariot, marchait, d’un pas ferme, une jeune fille. Elle dirigeait avec une longue baguette le puissant attelage, le poussait en avant, l’arrêtait, le conduisait habilement. Quand la jeune fille m’aperçut, elle s’approcha tranquillement des chevaux et me dit : • Nous n’avons « pas toujours été dans la détresse où vous voyez que nous i sommes aujourd’hui sur ces chemins ; je ne suis pas encore « accoutumée à réclamer de l’étranger l’aumône, qu’il accorde « souvent de mauvaise grâce, pour se débarrasser du pauvre ; « mais la nécessité m’oblige de parler. Là, sur la paille, est « gisante la femme du riche maître ; elle vient d’accoucher ; je « l’ai sauvée à grand’peine, dans son état de grossesse, avec les « bœufs et la voiture. Nous arrivons bien tard après les autres, « et c’est à peine si elle y pourra survivre. L’enfant nouveau« né est couché nu dans ses bras ; et nos gens pourront faire c peu de chose pour nous secourir, quand même nous les trou« venons dans le prochain village, où nous pensons nous repo« ser aujourd’hui : mais je crains qu’ils ne soient déjà partis. « Si vous avez un peu de linge, dont vous puissiez vous passer, « si vous êtes du voisinage, faites aux pauvres la charité. » Ainsi dit-elle, et la femme, toute pale, se souleva péniblement sur la paille ; elle me regardait. Je répondis : « En vérité, un « esprit divin parle souvent aux bonnes unies, en sorte qu’elles « sentent la détresse qui menace leur pauvre frère. C’est ainsi « que ma mère, dans le pressentiment de votre souffrance, m’a * remis un paquet, pour l’offrir d’abord à l’indigence nue. » En disant ces mots, je déliai les nœuds du cordon, et donnai à la jeune fille la robe de chambre de notre père ; je lui donnai aussi les chemises et les draps. Elle me remercia avec joie et s’écria : t Les heureux ne croient pas qu’il arrive encore des miracles, car « c’est seulement dans l’infortune qu’on reconnaît la main de « Dieu, qui mène les bonnes âmes aux bonnes actions. Le bien « qu’il nous fait par vous, qu’il veuille vous le faire lui-même ! » Et je voyais l’accouchée tâter avec joie les divers linges, mais surtout la moelleuse flanelle de la robe de chambre. « Hâtons« nous, lui dit la jeune fille, de gagner le village où déjà notre « monde se repose et passera cette nuit. Là je préparerai tout « de suite les langes de l’enfant. » Elle me salua encore une fois, me remercia de la manière la plus cordiale, puis elle toucha les bœufs, et la voiture avança. Pour moi, je m’arrêtai, je retins encore mes chevaux : car j’hésitais entre deux partis. Devais-je gagner le village avec mes chevaux rapides et distribuer les provisions aux autres exilés, ou tout remettre incontinent à la jeune fille, pour qu’elle en fît la distribution avec prudence ? Je me décidai à l’instant même ; je la suivis doucement et l’atteignis bientôt et m’empressai de lui dire : « Bonne jeune fille, • ma mère n’a pas mis du linge seulement sur ma voiture, pour c vêtir les nécessiteux, elle y a joint encore des provisions et di« vers rafraîchissements, et j’en ai une assez grande abondance « dans les caissons de la voiture. Mais à posent je voudrais « remettre aussi tous ces dons en tes mains, et, de la sorte, je « remplirai pour le mieux ma commission. Tu feras le partage « avec intelligence : moi, je serais obligé de m’en rapporter au « hasard. » La jeune fille répondit : « Je distribuerai vos dons « avec une entière fidélité : ils réjouiront les indigents. » Ainsi dit-elle. J’ouvris aussitôt les caissons de la voiture ; j’en tirai les jambons pesants, j’en tirai les pains, les bouteilles de vin et de bière, et je lui remis chaque chose : j’aurais voulu lui donner davantage, mais les caissons étaient vides. Elle mit tout cela sur sa voiture, aux pieds de la pauvre femme, et poursuivit sa route : je repris avec mes chevaux le chemin de la ville. »

Quand Hermann eut fini, le voisin bavard prit aussitôt la parole, et s’écria :

« Heureux, en ces jours de fuite et de trouble, qui vit seul sa maison ! qui ne voit pas une femme et des enfants se serrer avec angoisse à ses côtés ! Je me sens heureux maintenant ; je ne voudrais pas pour beaucoup être père aujourd’hui, avoir à craindre pour une femme et des enfants. Déjà souvent j’ai pensé à la fuite, et j’ai rassemblé mes meilleurs eiïets, le vieil argent et les chaînes de ma défunte mère, dont je n’ai rien vendu jusqu’à présent. Sans doute il resterait bien des choses encore, qu’il n’est pas facile de se procurer. Les plantes même et les racines, recueillies avec beaucoup de soins, je les regretterais, bien que la valeur de cette marchandise ne soit pas grande. Si je laisse derrière moi mon commis, je quitterai sans crainte ma maison. Que je sauve mon argent et ma personne, et j’aurai tout sauvé. Un homme seul s’échappe aisément.

— Voisin, répliqua le jeune Hermann avec énergie, je ne pense point comme vous, et je ne puis approuver vos paroles. Est-ce un homme honorable, celui qui, dans le bonheur et le malheur, ne pense qu’à lui seul ; qui ne sait partager ni les plaisirs ni les peines, et qui n’y est pas entraîné par son cœur ? Aujourd’hui plus que jamais je pourrais me résoudre au mariage, car mainte bonne fille a besoin d’un homme pour la protéger, et l’homme, d’une femme qui le console, quand le malheur le menace. »

Le père dit à son fils en souriant :

« J’aime à t’entendre parler ainsi. Tu as rarement prononcé des paroles aussi raisonnables. »

La bonne mère se hâta de prendre la parole :

« Mon fils, dit-elle, en vérité, tu as raison : tes parents t’ont donné l’exemple. Ce n’est pas en des jours de fête que nous nous sommes fiancés ; c’est au contraire dans l’heure la plus triste que nous fûmes unis. Le lundi matin…. Je m’en souviens parfaitement, car, le jour auparavant, avait éclaté cet effroyable incendie, qui dévora notre petite ville…. Il y a de cela vingt ans ; c’était un dimanche, comme aujourd’hui ; le temps était sec et chaud, et il y avait peu d’eau chez nous. Tous les habitanls, se promenant en habits de fête, étaient dispersés dans les villages, dans les auberges et les moulins. Le feu commença au bout de la ville. L’incendie se répandit promptement dans les rues, produisant de lui-même un courant d’air. Les flammes dévorèrent les granges pleines de riches moissons ; elles dévorèrent les rues jusqu’à la place, et la maison de mon père, ici près, fut consumée, et celle-ci le fut également. Nous sauvâmes peu de chose. Pendant cette triste nuit, j’étais assise sur la pelouse, hors de la ville, gardant nos coffres et nos lits. Enfin le sommeil me gagna, et, quand je fus réveillée par la fraîcheur du matin, qui tombe avant le soleil, je vis la fumée et le brasier et les murailles et les cheminées nues. Mon cœur était oppressé : mais le solejl reparut plus brillant que jamais et ranima mon courage. Alors je me levai à la hdte. Le désir me prit de voir la place où avait été notre demeure, et si je retrouverais les poules que j’aimais tant, car j’avais encore le cœur d’un enfant. Lorsque je fus montée sur les ruines de la maison et des dépendances, qui fumaient encore, comme je contemplais notre demeure dévastée et détruite, tu montas de l’autre côté et tu visitais la place. Tu avais eu un cheval enseveli dans l’écurie ; les poutres brûlantes et les décombres le couvraient, et l’on ne voyait pas trace de l’animal. Nous étions là en présence, tristes et pensifs : le mur qui avait séparé nos cours était tombé, et tu me pris par la main et tu me dis : « Lisette,

  • comment peux-tu venir ici ? Va-t’en, tu brûleras tes souliers ; « les décombres sont ardents : ils brûlent mes grosses bottes. » Et tu me pris dans tes bras, et tu m’emportas à travers ta cour. La porté de la maison subsistait encore, avec sa voûte, comme elle est aujourd’hui. C’était la seule chose qui fût restée. Tu me posas à terre, et tu m’embrassas, et je me défendais ; alors tu me dis cette parole sérieuse et tendre : « Regarde, la maison est «détruite : reste ici ; aide-moi à la rebâtir, et j’aiderai, en

• échange, ton père à rebâtir la sienne. » Mais je ne te compris pas, jusqu’au moment où tu envoyas ta mère auprès de mon père, et aussitôt la promesse de l’heureux mariage fut conclue. Aujourd’hui je me souviens encore avec joie des poutres à demi brûlées, et je vois toujours le soleil se lever magnifique. Car ce jour me donna un époux, et ces premiers temps d’affreuse dévastation me donnèrent le fils de ma jeunesse. C’est pourquoi j’aime avoir, Hermann, qu’avec une tranquille confiance, tu penses à faire choix d’une jeune fille dans ces temps malheureux, et que tu oses songer au mariage au milieu de la guerre et des ruines. »

Aussitôt le père reprit vivement la parole :

« Le sentiment est louable, dit-il ; elle est vraie aussi, petite mère, l’histoire que tu as racontée : c’est bien ainsi que les choses se sont passées. Mais mieux est mieux. Il n’arrive pas à chacun de commencer sa vie et sa fortune dès le premier début ; chacun n’est pas obligé de se tourmenter comme nous et d’autres nous l’avons fait. Oh ! qu’il est heureux, celui à qui son père et sa mère transmettent la maison déjà bien établie, et qui la décore de sa prospérité ! Tout commencement est difficile, et difficile surtout le commencement du ménage. L’homme a besoin de mille choses, et tout devient plus cher de jour en jour. Qu’il se mette donc en mesure de gagner plus d’argent. Ainsi j’espère de toi, mon Hermann, que tu amèneras bientôt dans la maison une épouse avec une belle dot : car un brave homme mérite une fille riche. Et il est si agréable de voir, avec la petite femme désirée, arriver aussi, dans les coffres et les corbeilles, les cadeaux utiles ! Ce n’est pas en vain que, durant maintes années, la mère prépare en abondance, pour sa fille, la toile d’un tissu fin et solide ; ce n’est pas en vain que les parrains lui donnent de l’argenterie, et que le père met à part dans son pupitre la rare pièce d’or : leur enfant doit charmer, un jour, avec ses biens et ses cadeaux, le jeune homme qui l’a choisie entre toutes. Oui, je sais comme elle se trouve heureuse dans la maison, la petite femme qui reconnaît ses propres meubles dans la cuisine et les chambres, et qui a fourni elle-même le linge de la table et du lit. Je n’aimerais à voir dans la maison qu’une épouse bien dotée ; la femme pauvre finit par être méprisée de son mari, et il regarde comme une servante celle qui est entrée, comme une servante, avec son petit paquet. Les hommes restent injustes, les temps de l’amour passent. Oui, mon Hermann, tu réjouirais beaucoup ma vieillesse, si tu amenais bientôt dans la maison une petite bru du voisinage, là, de cette maison verte. Le maître est riche ; son commerce et ses fabriques l’enrichissent encore tous les jours : où le marchand ne gagne-t-il pas ? Il n’a que trois filles : elles seront seules à partager le bien. L’aînée est déjà promise, je le sais ; mais la seconde et la troisième sont libres encore, et peut-être ne le seront-elles pas longtemps. A ta place, je n’aurais pas tardé jusqu’à présent ; je serais allé prendre une de ces jeunes filles, comme j’enlevai la petite mère. * Le fils répondit avec modestie aux instances de son père : « Eu vérité, mon désir était, comme le vôtre, de prendre pour femme une des filles de notre voisin. Nous avons été élevés ensemble ; nous avons joué autrefois auprès de la fontaine sur la place, et je les ai souvent défendues contre les mauvais tours des petits garçons. Il y a déjà longtemps de cela : les jeunes filles, plus grandes, finissent par demeurer sagement à la maison, et fuient les jeux turbulents. Assurément elles sont bien élevées. Selon votre désir, je suis allé quelquefois les voir, comme ancienne connaissance. Mais je n’ai jamais pu me plaire dans leur société : car elles me critiquaient toujours, et il me fallait le souffrir. Ma redingote était beaucoup trop longue, l’étoffe trop grossière, et la couleur trop commune, et mes cheveux n’étaient pas bien coupés et frisés. Enfin je m’avisai de m’ajuster aussi comme ces petits commis, qui se montrent toujours chez elles le dimanche, et qui, en été, se pavanent dans leur petit habit demi-soie : mais je remarquai bientôt qu’elles se moquaient toujours de moi, et cela me fut sensible ; ma fierté fut oflensée. Cependant, ce qui me mortifiait plus encore, était de voir méconnue la bonne volonté que j’avais pour elles, surtout pour Minette, la plus jeune. J’étais allé leur faire visite, en dernier lieu, ù Pâques ; j’avais mis là redingote neuve que je laisse maintenant là-haut pendue dans l’armoire, et j’étais ajusté et frisé comme les autres. Lorsque j’entrai, elles ricanèrent : je ne pris pas la chose pour moi. Minette était au clavecin ; le père était présent ; il écoutait sa fillette chanter ; il était ravi et de bonne humeur. Ces chansons disaient bien des choses que je ne comprenais pas ; mais j’entendais souvent revenir Pamina et souvent Tamino. Je ne voulus pourtant pas rester muet : aussitôt qu’elle eut fini, je demandai ce que signifiaient ces paroles et ces deux personnages. Là-dessus tout le monde se taisait et souriait, enfin le père me dit : « N’est-ce pas, « mon ami, tu ne connais qu’Adam et Eve ? » Alors personne n’y tint plus : les jeunes filles éclatèrent de rire, les jeunes garçons pareillement, le vieux père se tenait le ventre. Dans mon embarras, je laissai tomber mon chapeau, et les éclats de rire continuèrent, au milieu même de leurs jeux et de leurs chants. Je me hâtai de revenir chez nous, honteux et mécontent ; je pendis la redingote dans l’armoire ; j’aplatis mes cheveux avec les doigts, et je fis serment de ne plus franchir le seuil de cette maison. Et j’ai bien fait : elles sont vaines et insensibles, et j’entends dire que, chez elles, on m’appelle toujours Tamino.

— Hermann, reprit la mère., tu ne devrais pas être si longtemps fâché contre ces enfants, car elles sont toutes des enfants. En vérité, Minette est bonne, elle eut toujours de l’affection pour toi. L’autre jour encore, elle me demandait de tes nouvelles. Tu devrais fixer ton choix sur elle. •»

Le fils répondit avec hésitation :

« Je ne sais, ce chagrin m’a laissé une impression si profonde, qu’en vérité, je ne pourrais plus la voir au clavecin ni entendre ses chansonnettes. »

Mais le père s’emporta et dit ces paroles violentes :

« Tu me donnes peu de joie ! Je t’ai toujours dit, quand tu ne semblais te plaire qu’aux chevaux et au labourage : « Tu fais ce « que peut faire le valet d’un homme riche.» En attendant, il faut que le père se passe du fils, qui lui ferait honneur aux yeux des autres bourgeois. Et voilà comme ta mère m’a trompé d’abord avec de vaines espérances, quand tu ne pouvais jamais réussir à lire, écrire et apprendre à l’école comme les autres, et que tu étais toujours à la dernière place. Voilà ce qui arrive, quand le sentiment de l’honneur n’est pas vivant dans le cœur d’un jeune homme, et quand il ne veut pas s’élever. Si mon père avait fait pour moi comme j’ai fait pour toi ; s’il m’avait envoyé à l’école et m’avait donné des maîtres, je serais autre chose qu’aubergiste du Lion d’or. »

Cependant le fils s’était levé, et il s’approchait de la porte en silence, lentement et sans bruit : alors le père, courroucé, lui cria :

« Va, va, je connais ta mauvaise tête ! Va, continue à travailler pour la maison, afin que je n’aie pas à gronder. Mais ne t’avise pas de m’amener pour belle-fille une paysanne, une vachère ! J’ai longtemps, vécu et je sais me conduire avec le monde ; je sais recevoir les seigneurs et les dames, en sorte qu’ils s’en aillent contents de chez moi ; je sais me rendre agréable aux étrangers : mais je prétends aussi qu’une bellelille ait pour moi des. prévenances et qu’elle adoucisse mes grandes fatigues ; je veux qu’elle me joue aussi du clavecin : je veux que le beau monde et la meilleure société de la ville se réunissent avec plaisir chez moi, comme on fait, le dimanche, dans la maison du voisin. »

Alors Hermann pressa doucement le loquet et sortit de la chambre.

THALIE.

Les Bourgeois.

Ainsi le fils modeste se déroba à ces violents propos ; mais le père continua* comme il avait commencé.

« Ce que l’homme n’a pas en lui ne saurait non plus en sortir, et j’aurai de la peine à voir jamais l’accomplissement de mon vœu le plus cher, que le fils ne soit pas égal, mais supérieur à son père. Que serait en effet la maison, que serait la ville, si chacun ne pensait toujours avec plaisir à conserver, à renouveler, et même à perfectionner, selon que le temps et l’étranger nous instruisent ? L’homme ne doit pas, je pense, pousser hors de terre comme un champignon, et pourrir aussitôt à la place qui l’a produit, sans laisser aucune trace de sa vie active. On reconnaît d’abord clairement, à l’apparence de la maison, le caractère du maître ; tout comme, quand on entre dans une petite ville, on en juge les autorités. Si les tours et les murailles tombent en ruine ; si les immondices s’entassent dans les fossés et se répandent dans toutes les rues ; si les pierres se détachent de leur assemblage et ne sont pas remises en leur place ; si les poutres pourrissent et que la maison attende vainement de nouveaux appuis, la ville est mal administrée. Car, dans celles où les supérieurs ne font pas régner constamment l’ordre et la propreté, le bourgeois s’accoutume aisément à la sale négligence, comme le mendiant s’accoutume aussi à ses guenilles. C’est pourquoi j’ai désiré que Hermann se mît bientôt à voyager, et qu’il vît du moins Strasbourg et Francfort, et cet agréable Manheim, si régulier et gracieux. Celui qui a vu les grandes et belles cités ne se lasse jamais ensuite d’embellir sa ville natale, si petite qu’elle soit. Chez nous, l’étranger ne fait-il pas l’éloge des portes réparées, du clocher blanchi, de l’église restaurée ? Chacun ne vante-t-il pas le pavé, les aqueducs abondants, couverts, bien distribués, pour l’usage et la sûreté, afin qu’on puisse combattre le feu dès la première menace ? Tout cela ne s’est-il pas fait depuis cet affreux incendie ? J’ai été six fois, dans le conseil, inspecteur des bâtiments, et j’ai mérité l’approbation, j’ai mérité la cordiale reconnaissance des honnêtes bourgeois ; ce que j’ai proposé, je l’ai exécuté diligemment, et j’ai aussi terminé les entreprises que des hommes de bien laissaient inachevées. Ainsi la fantaisie en est enfin venue à chaque membre du conseil ; ils sont tous pleins de- zèle aujourd’hui, et déjà est fermement résolue la construction de la nouvelle chaussée, qui nous relie avec la grande route. Mais je crains fort que la jeunesse n’agisse pas de même. Les uns ne pensent qu’au plaisir et à la fragile parure ; les autres se claquemurent à la maison et se blottissent derrière le poêle, et voilà, je le crains, ce que notre Hermann sera toujours.

La bonne et sage mère répondit aussitôt :

« Père, tu es toujours injuste envers ton fils, et ce n’est pas ainsi que ton désir du bien sera réalisé. Nous ne pouvons pas former nos enfants selon nos vues : nous devons les recevoir et les aimer tels que Dieu nous les a donnés ; les élever pour le mieux et laisser à chacun sa liberté. Ceux-ci possèdent certaines qualités, ceux-là gn ont d’autres. Chacun les met en usage, et chacun n’est heureux et bon qu’à sa manière. Je ne veux pas que l’on querelle mon Hermann, car je sais qu’il mérite les biens dont il doit hériter un jour ; c’est un excellent économe. le modèle des bourgeois et des paysans, et certainement, je le prévois, il ne sera pas le dernier dans le conseil. Mais chaque jour, avec tes gronderies et tes réprimandes, tu ôtes tout courage au pauvre garçon, comme tu l’as fait aujourd’hui. »

Ayant ainsi parlé, la mère quitta la chambre, et courut après i- son fils, pour le trouver où qu’il fût, et le réconforter avec quel

ques bonnes paroles, car l’excellent fils en était digne.

Là-dessus le père dit en souriant, aussitôt qu’elle fut sortie :

« C’est un singulier peuple que les femmes, tout comme les enfants ! Chacun voudrait vivre selon son caprice, et il faudrait, après cela, ne faire autre chose que louer et caresser. Une fois pour toutes, elle est fondée la maxime des anciens : « Qui n’a« vance pas recule. » II en sera toujours ainsi. »

Le pharmacien repartit d’un ton réservé :

«•Je vous l’accorde volontiers, mon voisin, et moi-même je suis toujours à la recherche du mieux, pourvu que la -nouveauté ne soit pas chère. Mais, si l’on n’a pas abondance d’argent, que sert-il d’être actif, alerte, et d’améliorer le dedans et le dehors ? Les ressources du bourgeois sont trop bornées ; le bien, s’il le connaît, il ne peut l’atteindre ; sa bourse est trop légère, les besoins sont trop grands : aussi est-il toujours empêché. J’aurais fait bien des choses ; mais qui ne craint la dépense de pareils changements, surtout dans ces temps dangereux ? Depuis longtemps je souriais à l’idée d’habiller ma maison dans le goût du jour ; depuis longtemps je voyais les fenêtres briller avec de grands carreaux : allez donc vous régler sur le marchand, qui, outre sa richesse, connaît encore les chemins par lesquels on se procure ce qu’il y a de meilleur ! Observe/, la maison neuve en face. Comme le stuc des volutes blanches ressort admirablement sur les panneaux verts ! Comme les fenêtres sont grandes ! Comme les vitres brillent et resplendissent, au point que les autres maisons de la place en paraissent obscurcies ! Et cependant, d’abord après l’incendie, les nôtres étaient les plus belles : la pharmacie « à l’Ange, » ainsi que l’auberge du Lion d’or. Mon jardin était renommé aussi dans toute la contrée, et chaque voyageur s’arrêtait et regardait, à travers la palissade rouge, le mendiant de pierre et le nain colorié. Ceux à qui j’offrais le café dans la belle grotte artificielle, aujourd’hui toute poudreuse et à demi ruinée, s’extasiaient devant la lumière chatoyante des coquilles artistement rangées ; et le connaisseur lui-même contemplait d’un œil ébloui la galène et les coraux. On admirait aussi, dans la salle, la peinture qui représente des messieurs et des dames en grande toilette, se promenant dans le jardin, et s’offrant et tenant les fleurs du bout des doigts. Et qui donc regarderait cela maintenant ? Dans mon chagrin, c’est à peine si j’y vais encore, car il faut que tout soit autrement et de bon goût, comme ils disent ; et les palissades blanches et les bancs de bois, tout est simple et uni ; on ne veut plus de dorure ou de ciselure ; à présent, c’est le bois étranger qui coûte le plus. Certes je serais charmé de me donner aussi quelque chose de nouveau, de marcher aussi avec le temps et de changer souvent mes meubles : mais chacun redoute de toucher même à la moindre chose. En effet, qui suffirait aujourd’hui à payer les ouvriers ? Dernièrement il m’était venu à l’esprit de faire redorer l’ange Michel qui sert d’enseigne à ma pharmacie, ainsi que l’horrible dragon qui se roule à ses pieds ; et puis je le laissai bruni comme il est : le prix demandé m’effraya. »

EUTERPE.

La Hère et le Fila.

C’est ainsi que les voisins discouraient ensemble. Cependant la mère alla d’abord chercher son fils devant la maison, où il avait coutume de s’asseoir sur le banc de pierre. Ne l’ayant pas trouvé là, elle se rendit à l’écurie, pour voir s’il ne pansait point lui-même les magnifiques étalons, qu’il avait achetés encore jeunes poulains, et qu’il ne confiait à personne, et le palefrenier dit : » II est allé au jardin. À’Alors elle traversa, d’un pas rapide, les deux longues cours, laissa derrière elle les écuries et les granges bien bâties, entra dans le jardin, qui s’étendait jusqu’aux murs de la petite ville ; elle le parcourut, et observait avec plaisir chaque progrès, redressait les appuis, sur lesquels reposaient les branches du pommier, chargées de fruits, comme les pesants rameaux du poirier ; elleôtait, en passant, quelques chenilles sur les choux rebondis, car une femme diligente ne fait jamais un pas inutile. Elle était ainsi arrivée au bout du grand jardin, jusqu’au berceau couvert de chèvrefeuille. Elle n’y trouva pas plus son fils qu’elle ne l’avait aperçu jusqu’alors dans le jardin ; mais elle n’était qu’appuyée, la petite porte qu’un aïeul, digne bourgmestre, avait percée autrefois, par faveur spéciale, dans le mur de la ville, et la mèçe passa commodément le fossé sans eau, à l’endroit où l’on montait, dès le bord du chemin, par un sentier rapide à la vigne bien close et tournée au soleil. Elle suivit aussi le sentier, et, au passage, elle se plaisait à voir l’abondance des grappes, qui se cachaient à peine sous les feuilles. Ombreuse et touffue, une allée en berceau s’élevait au milieu ; on la montait par un escalier de pierres plates non taillées ; au dedans, le chasselas et le muscat pendaient en grappes violettes, d’une grosseur merveilleuse, tous cultivés avec soin, pour orner le dessert des voyageurs ; le reste de la colline était couvert de ceps isolés, portant des grappes plus petites, desquelles on tire un excellent vin. Elle montait ainsi, songeant avec plaisir à l’automne et au jour de fête, où la contrée, dans l’allégresse, cueille et foule le raisin, et verse le moût dans les tonneaux ; le soir, les feux d’artifice brillent et détonent de toutes parts, célébrant ainsi la plus belle des récoltes. Cependant la mère avançait, plus inquiète, lorsqu’elle eut appelé son fils deux et trois fois, sans recevoir de réponse que les sons multipliés d’un écho babillard, qui partait des tours de la ville. Elle était si peu accoutumée à le chercher ! Il ne s’éloignait jamais sans le lui dire, afin d’ôter à sa tendre mère le souci et sa crainte des accidents. Mais elle espérait toujours de le trouver sur son chemin, car les portes de la vigne, celle d’en haut comme celle d’en bas, étaient également ouvertes. Elle entra donc dans le champ, qui couvrait de sa large plaine le dos de la colline. Elle cheminait toujours sur ses terres, et Contemplait avec joie sa moisson et les blés qui s’inclinaient avec grâce, et balançaient dans tout le champ leurs épis d’or. Entre les guérets, elle suivait le sentier du sillon, voyant devant elle le grand poirier, qui s’élevait sur la colline, à la limite des champs qui leur appartenaient. Qui l’avait planté, on ne le savait pas. Il se voyait de loin dans la contrée, et ses fruits étaient renommés. Les faucheurs avaient coutume de prendre à midi leur repas à l’abri de ses rameaux, et les bergers, de garder le bétail sous son ombre ; ils y trouvaient des bancs de pierres brutes et de gazon. l^ Et la mère ne s’abusait pas : son Hermann était assis et se repo

sait dans ce lieu ; il était assis, la tête appuyée sur sa main ; il • semblait contempler le pays au delà, du côté des montagnes ; il tournait le dos à sa mère. Etle avança sans bruit et lui frappa doucement sur l’épaule. Il se retourna vivement : elle vit des larmes dans ses yeux.

  • Mère, dit-il avec saisissement, vous me surprenez. »

Et le jeune homme au noble cœur se hâta d’essuyer ses larmes.

« Eh quoi ? tu pleures, mon fils ! reprit la mère étonnée. Je ne te reconnais plus : je n’ai jamais vu cela. Dis-moi quel chagrin te presse, ce qui te porte à venir t’asseoir solitaire sous le poirier, ce qui cause tes larmes. »

Le bon jeune homme se recueillit et dit :

  • En vérité, il faudrait être sans cœur, avoir une poitrine d’airain, pour ne pas être sensible à la misère de ces fugitifs. Il est sans jugement celui qui, dans le temps où nous vivons, ne s’inquiète pas de son propre salut et du salut de la patrie. Ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu aujourd’hui m’a remué le cœur. Et maintenant je suissorti.etj’aicontempléces magnifiques et vas tes campagnes, qui se déroulent devant nous en fertiles collines ; je voyais les épis d’or se balancer en attendant le jour do la moisson, et les riches vergers promettre de remplir nos fruitiers. Mais, hélas ! que l’ennemi est proche ! Les flots du Rhin nous protègent, il est vrai : eh ! que sont les flots et les montagnes contre ce peuple terrible, qui s’approche comme une tempête ? Car il appelle de toutes les provinces la jeunesse, comme l’âge mûr, il s’avance impétueux, la foule ne craint pas la mort, et, quand une foule est passée, une autre foule s’élance. Et un Allemand ose rester dans sa maison ! Il espère peut-être échapper au désastre qui menace tout le monde ! Bonne mère, je vous le dis, je regrette aujourd’hui qu’on m’ait dispensé dernièrement, quand on a levé les soldats parmi les bourgeois. Il est vrai que je suis fils unique, que notre ménage est grand et notre industrie importante ; mais ne vaudrait-il pas mieux aller combattre à la frontière, que d’attendre ici la misère et l’esclavage ? Oui, la raison me le dit, et dans le fond de mon cœur s’éveillent le courage et le désir de vivre et de mourir pour la patrie et de donner aux autres un noble exemple. Certes, si l’élite de la jeunesse allemande était réunie à la frontière, résolue de ne pas céder aux étrangers, ils ne pourraient mettre le pied sur notre beau territoire, dévorer sous nos yeux les fruits de la campagne, commander aux hommes, ravir les femmes et les filles ! Voyez, ma mère, je suis résolu au fond de mon cœur à faire bientôt, à faire sur-le-champ, ce qui me semble juste et raisonnable. Car celui qui réfléchit longtemps ne choisit pas toujours le meilleur parti. Je ne retournerai pas à la maison. D’ici j’irai droit à la ville, et j’offrirai aux soldats ce bras et ce cœur pour servir la patrie. Que mon père dise alors si le sentimertt de l’honneur n’est pas vivant dans mon sein, et si je ne veux pas m’élever. »

La bonne et sage mère lui fit cette réponse expressive, en essuyant les larmes secrètes qui baignaient doucement ses yeux :

« Mon fils ? quel changement s’est fait chez toi et dans tes sentiments, pour que tu cesses de parler à ta mère, comme hier et toujours, avec franchise et liberté, et ne lui dises pas ce que tu désires ? Si un étranger entendait maintenant ton langage, il te donnerait sans doute de grandes louanges, et vanterait ta résolution comme la plus généreuse, séduit par tes paroles et tes discours imposants. Mais moi, je te blâme ; car, vois-tu, je te connais mieux. Tu caches tes sentiments, et tu poursuis de tout autres pensées. Car, je le sais, ni le tambour ni la trompette ne t’appellent ; tu ne désires pas de te montrer en uniforme devant les jeunes filles : si vaillant et si brave que tu sois, ta vocation est de bien veiller sur la maison et de cultiver en paix les champs. C’est pourquoi, parle-moi sans détour : quel sujet te pousse à cette résolution ? »

Le lils répondit gravement :

« Vous êtes dans l’erreur, ma mère. Un jour n’est pas semblable à l’autre. L’adolescent mûrit et devient homme ; souvent il mûrit pour l’action dans la retraite mieux que dans le fracas d’une vie agitée, orageuse, qui a perdu tant de jeunes hommes. Si tranquille que j’aie été et que je sois encore, il s’est formé dans ma poitrine un cœur ennemi de l’injustice et de la perversité, et je sais fort bien démêler les choses humaines. Le travail a fortifié mes pieds et mes bras. Tout cela est vrai, je le sens ; j’ose hardiment l’affirmer. Et pourtant vous me blâmez avec raison, ô ma mère ! et vous m’avez surpris à ne dire que la moitié du vrai, à dissimuler la moitié. Oui, je l’avoue, ce n’est pas le danger prochain qui m’appelle hors de la maison de mon père ; ce n’est pas la noble pensée de me rendre utile à ma patrie et redoutable aux ennemis. Ce que je disais n’étaient que des paroles uniquement destinées à vous déguiser les sentiments qui me déchirent. Laissez-moi donc, ma mère : puisque je nourris dans mon cœur d’inutiles désirs, que je puisse faire aussi de ma vie un sacrifice inutile. Car, je le sais fort bien, se dévouer seul, c’est courir à sa perte, si tout le peuple ne travaille pas à l’œuvre commune.

— Poursuis, reprit la sage mère, conte-moi tout, les plus grandes comme les plus petites choses. Les hommes sont violents ; ils ne pensent jamais qu’aux partis extrêmes, et l’obstacle écarte aisément de la voie les esprits violents. Mais une femme est habile à songer aux moyens, et prend même les détours pour atteindre son but avec adresse. Dis-moi donc pourquoi cette vive émotion, que je ne t’ai jamais vue ; d’où vient que le sang bouillonne dans tes veines, et que les larmes s’échappent malgré toi de tes yeux. »

Alors le bon jeune homme s’abandonna à la douleur, et pleura et sanglota sur le sein de sa mère, et dit enfln, d’une voix attendrie :

« En vérité, les paroles de mon père m’ont fait aujourd’hui une douleur sensible, que je n’ai jamais méritée, ni aujourd’hui ni dans aucun jour de ma vie. Honorer mes parents fut de bonne heure mon plus doux plaisir, et nul ne me semblait ^tre plus prudent et plus sage que les auteurs de mes jours, qui’me tenaient sous leur sévère loi dans les obscures années de mon enfance. J’ai beaucoup enduré de mes camarades, qui souvent répondaient par leur malice à ma bonne volonté ; j’ai maintes fois souffert sans vengeance leurs pierres et leurs coups : mais, s’ils se moquaient de mon père, quand il sortait de l’église, le dimanche, avec une démarche grave et posée ; s’ils tournaient en ridicule le.ruban de son bonnet, les fleurs de sa robe de chambre, qu’il portait avec un air de dignité, et qu’il n’a donnée qu’aujourd’hui : aussitôt je montrais le poing avec menace ; je m’élançais sur eux en fureur et je frappais aveuglément, sans voir où portaient mes atteintes. Le nez en sang, ils poussaient des cris, et ne s’arrachaient qu’avec peine à mes coups de pied et mes coups de poing furieux. Je grandissais et j’avais beaucoup à souffrir .de mon père, qui bien souvent me querellait pour d’autres, si on lui avait fait quelque chagrin dans la dernière séance du conseil ; et j’expiais les attaques et les chicanes de ses collègues. Vous-même, vous m’avez plaint souvent : car j’endurais beaucoup de choses, ayant toujours dans la pensée la respectable et chère bienfaisance des parents, qui ne songent qu’à augmenter pour nous le patrimoine, et se refusent bien des cho’ses afin d’épargner pour les enfants. Mais, hélas ! épargner pour une tardive jouissance ne fait pas tout le bonheur ; ce n’est pas tout le bonheur, que d’ajouter un monceau à un monceau, un champ à un champ, si agréablement que les terres s’arrondissent. Le père vieillit et les fils vieillissent avec lui, sans jouir de l’heure présente et avec le souci du lendemain. Ma mère, voyez là-bas comme s’étendent magnifiquement ces champs riches et beaux et, au-dessous, la vigne et les jardins ; là-bas, les granges et les écuries, belle suite de possessions : cependant, si j’observe ensuite le dernier corps de logis, où se montre à nous, au pignon, la fenêtre de ma petite mansarde, si je me rappelle combien de fois, la nuit, j’ai attendu la lune, et, le matin, le soleil, après de courtes heures d’un sommeil bienfaisant : ah ! que je trouve solitaire et la chambre et la cour et le jardin, et le champ superbe qui s’étale sur les collines ! Tout cela n’est qu’un désert à mes yeux : il me faut une compagne ! »

La bonne mère lui répondit avec sagesse :

« Mon fils, si tu désires amener une épouse dans ta demeure, afin que la nuit devienne pour toi la belle moitié de la vie, et le travail du jour plus libre et plus à toi, tu ne le désires pas plus vivement que ton père et ta mère. Nous t’avons toujours conseillé, nous t’avons même pressé de faire un choix ; mais je le sais bien, et maintenant le cœur me le dit, si l’heure prédestinée n’est pas venue, si la jeune fille prédestinée -ne se montre pas à cette heure, le choix reste indécis, et la crainte de se tromper est la plus forte. S’il faut te le dire, mon fils, je crois que ton choix est fait, car ton cœur est troublé et plus sensible qu’à l’ordinaire. Parle franchement, déjà le mien le devine : c’est la jeune exilée que tu as choisie.

— Bonne mère, vous l’avez dit ! repartit vivement le fils. Oui, c’est elle, et, si je ne l’amène pas dès ce jour comme fiancée dans la maison, elle s’éloigne, et peut-être m’échappe pour toujours dans le tumulte de la guerre, et dans ces tristes marches en sens divers. Alors, ma mûre, c’est en vain que mes yeux verront prospérer nos riches domaines ; c’est en vain que les années prochaines seront pour moi fertiles ; la maison accoutumée et le jardin me blesseront la vue ; hélas ! et l’affection d’une mère ne consolera pas même le malheureux : oui, je le sens, l’amour délie tous les autres nœuds quand il forme les siens, et ce n’est pas seulement la jeune fille qui laisse son père et sa mère, quand elle suit l’époux de son choix ; le fils lui-même oublie sa mère et son père, lorsqu’il voit partir la jeune fille, unique bien-aimée. C’est pourquoi laissez-moi courir où le désespoir m’entraîne : mon père a prononcé les paroles décisives, et sa maison n’est plus la mienne, s’il exclut la seule fiancée que je désire amener dans la maison. »

La bonne et sage mère se hâta de répondre :

« Ainsi deux hommes se dressent en face l’un de l’autre comme des rochers ! Immobiles et fiers, aucun ne veut s’approcher de l’autre, aucun ne veut faire entendre les premières paroles de paix. Eh bien ! je te l’assure, mon fils, j’espère encore qu’il te la donnera pour femme, si elle est honnête et bonne, bien qu’elle soit pauvre, et qu’il ait exclu, d’une manière si décidée, l’épouse pauvre. Il dit, dai» son emportement, bien des choses qu’il ne fait pas, et il accorde aussi ce qu’il a refusé. Seulement, il demande une bonne parole, et il peut la demander, car il est le père. Nous savons bien aussi qu’après le repas, s’il parle plus vivement et combat les idées des autres, sa colère n’est jamais sérieuse. Le vin excite alors toutes les forces de sa volonté passionnée, et l’empêche d’entendre les paroles d’autrui ; il n’entend et ne comprend que lui-même. Mais le soir vient mettre un terme à tous les propos qu’il a échangés avec ses amis. Il est plus doux, je* le sais, quand les fumées du vin se sont dissipées, et il sent l’injustice que sa vivacité lui a fait commettre. Viens, nous ferons sur-le-champ une tentative ; il faut oser pour réussir, et nous avons besoin des amis qui sont encore auprès de lui : le digne pasteur surtout nous aidera. »

Ainsi dit-elle vivement, et, quittant soudain son siège de pierre, elle lit aussi lever son Hermann, qui la suivit sans résistance. Ils descendirent tous deux en silence, tout occupés de leur important projet.

POLYMNIE.

Les Cosmopolite.

Le pasteur et le pharmacien étaient toujours assis auprès de l’aubergiste, et les trois amis discouraient toujours ensemble. Le sujet de la conversation était le même encore, et, de part et d’autre^ il fut longuement traité sous toutes les- faces. Le bon pasteur, animé de nobles sentiments, prit la parole à son tour.

« Je ne veux pas vous contredire : je sais que l’homme doit tendre sans cesse vers le mieux, et nous le voyons aussi tendre constamment à s’élever ; il c^rche du moins la nouveauté. Cependant n’allez pas trop loin : à côté de ces sentiments, la nature nous a aussi donné l’instinct de ïious attacher aux choses anciennes, et de nous plaire à celles auxquelles nous sommes dès longtemps accoutumés. Toute situation est bonne, si elle est naturelle et raisonnable. L’homme a beaucoup de désirs, et pourtant il a peu de besoins, car la vie est courte et le sort des mortels est borné. Je ne blâmerai jamais l’homme qui, poussé par une activité infatigable, court, avec audace et persévérance, la mer et tous les chemins de la terre, et trouve son plaisir dans le gain qui s’amasse en abondance autour de lui et des siens. Mais j’estime aussi le paisible bourgeois qui parcourt, d’un pas tranquille, son héritage paternel, et cultive la terre, comme les saisons le demandent. Le sol ne change pas de face pour lui chaque année ; l’arbre nouveau planté n’élève pas soudain vers le ciel ses bras ornés de riches fleurs ; non, l’homme a besoin de patience, il a aussi besoin d’un cœur pur, toujours égal et tranquille, et d’une droite raison. Car il ne confie que peu de semences à la terre nourricière ; il ne sait élever, en les multipliant, qu’un petit nombre d’animaux ; l’utile reste seul toute sa pensée. Heureux celui à qui la nature donna un cœur ainsi disposé ! Il nous dispense à tous la nourriture. Heureux aussi le bourgeois de la petite ville qui joint à une industrie les travaux champêtres ! Il ne sent pas la gêne étroite du campagnard inquiet ; il n’est pas troublé par le souci des citadins qui désirent tant de choses, et qui, possédant peu de biens, ont coutume, surtout les femmes et les jeunes filles, de rivaliser avec les riches et les grands. Bénissez donc toujours la paisible activité de votre fils, et l’épouse, animée des mômes sentiments, sur laquelle un jour il fixera son choix. »

Ainsi dit-il ; et la mère entra avec son fils, en le tenant par la main et le conduisant devant son mari.

« Père, lui dit-elle, que de fois, dans nos causeries, nous avons parlé de l’heureux jour, du jour attendu, où notre Hermann, choisissant une fiancée, nous comblerait enfin de joie ! Nos pensées se portaient ça et là ; dans notre babil paternel, nous lui destinions tantôt celle-ci, tantôt celle-là ; maintenant ce jour est venu ; le ciel lui a amené et montré son épouse, son cœur a prononcé. Alors ne disions-nous pas toujours que c’était à luimême de choisir ? Tout à l’heure encore, n’as-tu pas désiré qu’il éprouvût pour une jeune fille un vif et joyeux sentiment ? Eh bien ! l’heure est venue. Oui, il aime, il a fait son choix, et a pris, enliomme, sa résolution. C’est la jeune fille, l’étrangère qu’il a rencontrée. Donne-la-lui, ou il a juré de rester dans le célibat. »

Et le fils dit à son tour :

« Donnez-la-moi, mon père. Mon cœur a fait un choix pur et sage : elle sera la fille la plus digne de vous. »

Le père gardait le silence : le pasteur se leva promptement et prit la parole.

« Le moment seul prononce sur la vie de l’homme et sur toute sa destinée. Car, après une longue délibération, chaque résolution n’est que l’œuvre du moment, mais le sage lui seul choisit le bon parti. Le plus dangereux est toujours, lorsqu’on fait un choix, de considérer telle ou telle chose accessoire, et de troubler ainsi le sentiment. Hermann est pur ; je le connais depuis son premier âge : dès lors il ne portait point ses mains enfantines vers un objet, puis un autre. Ce qu’il demandait était conforme à sa nature ; il s’y attachait constamment. Ne soyez ni effrayés ni surpris de voir tout à coup paraître ce que vous avez longtemps désiré. L’apparition n’a pas, il est vrai, maintenant la forme du désir, tel que vous l’aviez nourri peut-être ; car les désirs nous voilent à nous-mêmes l’objet désiré ; les dons viennent d’en haut dans leur forme particulière. Ne méconnaissez pas la jeune fille qui, la première, a touché l’âme de votre bien-aimé, votre sage et bon fils. Heureux celui à qui sa première amante donne d’abord sa main ! Le vœu le plus charmant ne devient pas dans son âme une langueur secrète. Oui, je le vois à son visage, son sort est décidé. Le véritable amour transforme soudain en homme l’adolescent. 11 n’est pas volage : je crains, si vous lui refusez sa demande, qu’il ne passe dans la tristesse les plus belles années de sa vie. »

Le pharmacien, qui avait depuis longtemps la parole sur les lèvres, dit sur-le-champ, d’un ton circonspect :

« Cette fois encore, suivons la voie mitoyenne. Hâte-toi lentement : c’était la devise de l’empereur Auguste lui-même. Pour obliger mon cher voisin, je suis tout disposé à mettre mon petit jugement à son service ; et la jeunesse surtout a besoin qu’on la dirige. Laissez-moi partir : je veux observer la jeune fille, je veux questionner les gens parmi lesquels elle passe sa vie et dont elle est connue. On ne me trompe pas aisément ; je sais peser les paroles. »

Il dit, et soudain ces mots volèrent des lèvres du fils : « Faites cela, voisin, allez et prenez des informations. Mais je désire que M. le pasteur vous accompagne. Deux hommes si excellents sont des témoins irrécusables. 0 mon père, cette jeune fille n’est pas une vagabonde ; ce n’est pas une personne qui court le pays, cherchant les aventures, et qui enlace par ses artifices le jeune homme inexpérimenté. Non, l’horrible fatalité de la guerre funeste qui ravage le monde, et qui a déji renversé de fond en comble tant de solides édifices, a aussi exilé l’infortunée. Des hommes illustres et de haute naissance ne sont-ils pas errants dans la misère ? Les princes s’enfuient déguisés, et les rois vivent dans l’exil. Elle aussi, la meilleure d’entre ses sœurs, elle est chassée de son pays ; oubliant son propre malheur, elle assiste les autres ; sans secours, elle est secourable. Elles sont grandes, les misères et les détresses qui se répandent sur la terre : un bonheur ne pourrait-il sortir de ce malheur ? Et moi, ne pourrais-je, dans les bras de ma fiancée, de ma fidèle épouse, me féliciter de la guerre, comme vous vous êtes félicité de l’incendie ? »

Le père lui répondit d’un ton grave :

« O mon fils, comme elle s’est déliée, ta langue, qui, durant de longues années, fut collée à ton palais et avait tant de peine à se mouvoir ! Il me faut donc éprouver aujourd’hui le sort qui menace tous les pères, que la mère se plaise à favoriser, avec trop d’indulgence, la passion du fils, et que chaque voisin se mette de la partie, dès qu’il s’agit de tomber sur le père ou sur le mari. Je ne veux pas lutter contre vous tous : à quoi cela servirait-ilî Je prévois déjà la résistance et les larmes. Allez et voyez, et amenez au père une fille, si Dieu le veut ; sinon, que mon lils oublie l’étrangère ! »

Ainsi parlale père. Hermann s’écria, avccl’expression de la joie : « Avant le soir elle vous sera donnée, la fille excellente, telle que la désire l’homme qui porte en son cœur une volonté sage. Elle sera heureuse aussi la bonne épouse, j’ose l’espérer : oui, elle me remerciera toujours de lui avoir rendu en vous un père et une mère comme les désirent des enfants raisonnables. Mais je ne tarde plus ; je vais atteler les chevaux, et je conduirai nos amis sur la trace de ma bien-aimée ; je les abandonnerai à euxmêmes et à leur propre sagesse ; je me réglerai, je vous le jure, entièrement sur leur décision, et je ne reverrai plus la jeune fille avant qu’elle m’appartienne. »

A ces mots, il sortit, tandis que les amis pesaient avec prudence diverses questions, et discouraient vivement sur cet important sujet.

Hermann courut à l’écurie, où les ardents étalons, tranquilles devant leur crèche, mangeaient vivement l’avoine pure et le foin récolté dans la meilleure prairie. Il se hâta de leur mettre le mors brillant ; il fit passer les courroies par les belles boucles argentées, et attacha ensuite les longues et larges brides ; il mena les chevaux dans la cour, où le valet empressé avait déjà poussé la voiture, en la menant sans peine par le timon. Ensuite •Us attachèrent, dans une juste mesure, avec des cordes neuves, les chevaux vigoureux à l’équipage, qu’ils traînaient aisément. Hermann prit le fouet, puis il s’assit, et il avança sous la porte cochère. Quand les amis eurent pris place commodément, la voiture s’éloigna, d’une course rapide, et laissa le pavé derrière elle ; elle laissa les murs de la ville et les tours blanchies. Hermann gagnait ainsi rapidement la chaussée bien connue, et ne perdait point de temps, et courait à la montée comme à la descente ; mais, lorsqu’il aperçut le clocher du village, et que les maisons entourées de jardins ne furent plus éloignées, il se dit que c’était le moment d’arrêter les chevaux.

Sous l’ombre vénérable de tilleuls majestueux, que cette place avait vus grandir depuis des siècles, était une large et verte pelouse, à l’entrée du village, lieu de plaisir pour les paysans et les citadins du voisinage. Sous les arbres, était une fontaine au réservoir large et peu profond. Si l’on descendait les degrés, on voyait des bancs de pierre placés autour de la source, qui jaillissait toujours vive et limpide, entourée d’un petit mur. pour puiser commodément. Hermann résolut d’arrêter sous cet ombrage les chevaux et la voiture, et, l’ayant fait, il dit :

« Amis, descendez, et allez vous enquérir si la jeune fille mérite la main que je lui veux offrir. En vérité, je le crois, et vous ne m’apprendrez rien de nouveau et d’étrange ; si je n’avais à consulter que moi, j’irais promptement au village, et, en peu de mots, la bonne jeune fille déciderait de mon sort. Vous la reconnaîtrez bientôt parmi toutes les autres, car il est difficile de voir une figure comparable à la sienne ; mais je vous ferai encore le détail de ses gracieux vêtements : le corset rouge, bien lacé, dessine la rondeur de son sein, et le corps de jupe noir presse la taille étroitement ; le bord de la chemise, élégamment ’ plissé en fraise, entoure, avec une grâce avenante, le menton arrondi ; le visage, ovale et charmant, exprime la franchise et la sérénité ; ses belles tresses sont plusieurs fois roulées autour des épingles d’argent ; au corsage est attachée la robe bleue, dont les plis nombreux caressent, dans la marche, ses pieds délicats. Mais, je veux vous le dire et vous en supplier encore formellement, ne parlez pas à la jeune fille, et ne lui laissez pas apercevoir votre dessein. Interrogez les autres fugitifs, et prêtez l’oreille à leurs discours. Quand vous serez assez instruits pour tranquilliser mon père et ma mère, revenez vers moi, et nous aviserons au reste. Voilà ce que j’ai pensé en venant ici. »

Ainsi dit-il, et les amis se rendirent au village, où une foule de gens foisonnaient dans les jardins et les granges et les maisons ; voitures contre voitures se pressaient dans la large rue ; auprès des chariots, les hommes pansaient le bétail mugissant et les chevaux ; les femmes étendaient diligemment le linge sur toutes les haies, et les enfants se divertissaient à barboter dans le ruisseau. S’ouvrant un passage à travers les voitures, à travers les gens et les bêtes, les explorateurs envoyés regardaient à droite et à gauche s’ils n’apercevraient point la figure de la jeune fille désignée ; mais aucune d’elles ne leur semblait être la vierge admirable. Bientôt ils trouvèrent la foule plus serrée. Autour des voitures avait éclaté une querelle entre les hommes, qui se menaçaient ; les femmes y prenaient part avec des cris : un vieillard, à la noble démarche, survint promptement. 11 s’approcha des hommes en querelle, et soudain le vacarme cessa, lorsqu’il leur imposa la paix et les menaça avec une sévérité paternelle.

« Eh quoi ! s’écria-t-il, le malheur ne nous a-t-il donc pas encore assez domptés, pour nous apprendre enfin à nous supporter et à nous souffrir les uns les autres, quand même chacun n’agit pas avec une juste mesure ? L’hcmme heureux est intraitable, je le sais ; mais les souffrances ne vous apprendront-elles pas à ne plus contester comme autrefois avec vos frères ? Faites-vous place mutuellement sur le sol étranger, et partagez ensemble ce que vous possédez, afin que vous trouviez de la compassion. »

Ainsi parla le vieillard, et tous gardèrent le silence ; les gens, apaisés, rangèrent doucement leur bétail et leurs voitures. Quand le pasteur eut entendu les paroles de cet homme, et reconnu la tranquille sagesse du juge étranger, il s’approcha de lui et lui dit ces graves paroles :

  • Mon père, en vérité, quand le peuple coule des jours heureux, tirant sa nourriture de la terre, qui ouvre son vaste sein, et renouvelle, avec les années et les lunaisons, ses largesses souhaitées, alors tout va de soi-même ; chacun se croit le plus sage comme le meilleur ; les gens vivent de la sorte les uns à côté des autres, et l’homme le plus sensé est confondu dans la foule : car tous les événements suivent comme d’eux-mêmes une marche tranquille. Mais si le malheur bouleverse les voies ordinaires de la vie, renverse les maisons, dévaste moissons et jardins, chasse l’homme et la femme de leur paisible demeure, les entraine à l’aventure, durant des jours et des nuits d’angoiss^ alors on cherche autour de soi quel peut être l’homme le plus sage, et ce n’est plus en vain qu’il fait entendre ses excellentes leçons. 0 mon père, vous êtes sans doute le juge de ces fugitifs, vous qui sur-le-champ apaisez les cœurs ? Oui, vous me paraissez aujourd’hui comme un de ces chefs antiques qui conduisaient, par les déserts et les terres inconnues, les peuples exilés. En ce moment, il me semble, que je parle à Moïse,-à Josué. »

Le juge répondit, en regardant le pasteur d’un air grave :

« En vérité, notre âge peut se comparer aux époques les plus rares que signale l’histoire sacrée ou profane ; car, en notre temps, qui a vécu deux jours a vécu des années, tant les événements se pressent. Si je regarde un peu en arrière, il me semble que la blanche vieillesse pèse sur ma tête, et pourtant ma force est vive encore. Oh ! nous pouvons bien, nous autres, nous comparer à ceux qui, dans une heure solennelle, virent le Seigneur Dieu leur apparaître dans le buisson ardent, car il nous est aussi apparu dans les nuages et la flamme. »

Gomme le pasteur se disposait à poursuivre cet entretien, et témoignait le désir d’apprendre la destinée de cet homme et des siens, son compagnon lui chuchota vivement ces mots à l’oreille- :

« Continuez à discourir avec le juge, et mettez la conversation sur la jeune fille. Moi, je vais aller à sa recherche, et je reviendrai dès que je l’aurai trouvée. •

Le pasteur lui répondit par un signe de tête, et l’observateur se mit en quête le long des haies, des jardins et des granges.

CLIO.

L’époque.

Le pasteur ayant demandé au juge étranger ce que sa communauté avait sou (fort, depuis combien de temps elle était bannie de ses foyers, l’exilé répondit :

« Nos souffrances ne sont pas nouvelles ; nous avons bu l’amertume de’toutes ces années, avec d’autant plus d’horreur que nous avons vu détruite en même temps la plus belle espérance. Qui peut nier, en effet, que son cœur ne se soit épanoui, qu’il ne l’ait senti 1-altre plus librement dans sa poitrine, aux premières clartés iln nouveau soleil, lorsqu’on entendit parler du droit commun ù tous les hommes, de la liberté, qui exalte les âmes, et de la louable égalité ? Alors chacun espéra vivre de sa propre vie ; elle sembla se briser, la chaîne dans laquelle tant de nations se voyaient asservies, et que l’égoïsme et l’oisiveté tenaient dans leur main. Dans ces jours tumultueux, tous les peuples n’avaient-ils pas les yeux iîxés sur la capitale du monde, qui l’avait été si longtemps, et qui méritait maintenant plus que jamais ce titre magnifique ? Les noms de ces hommes, les pré* miers porteurs du message, n’étaient-ils pas semblables aux plus grands noms qui soient placés parmi les astres ? Chacun ne sentait-il pas s’élever son cœur, son esprit, son langage ? Et, comme voisins, nous fûmes les premiers enflammés d’ardeur. Alors la guerre commença, et les Français en armes s’approchèrent ; mais ils semblaient n’apporter que l’amitié. Et ils l’apportèrent en effet, car ils avaient tous l’âme exaltée ; ils plantaient avec allégresse les joyeux arbres de liberté, promettant à chacun son droit, à chacun son gouvernement national. Les jeunes gens, les vieillards, se félicitaient, et la danse joyeuse commença autour des nouveaux étendards. Ainsi les Français entraînants gagné* rent d’abord les esprits des hommes par leur ardente et courageuse entreprise, puis les cœurs des femmes par leur grâce irrésistible. Même nous trouvâmes léger le fardeau de la guerre, qui exige de si grands sacrifices ; une espérance lointaine planait devant nos yeux ; elle attirait nos regards séduits dans de nouvelles carrières. Il est beau le temps où, avec son amante, le fiancé prend l’essor à la danse, en attendant le jour de l’union souhaitée ; mais il était plus magnifique, le temps où le premier des biens que l’homme puisse rêver nous sembla proche et accessible. Toutes les langues étaient déliées ; vieillards, hommes faits, jeunes gens, exprimaient hautement des pensées et des sentiments sublimes. Mais bientôt le ciel s’obscurcit : une race corrompue, indigne d’accomplir le bien, combattit pour s’assurer la domination ; ils s’égorgèrent entre eux, ils opprimèrent leurs voisins, leurs nouveaux frères, et nous envoyèrent la multitude égoïste. Et les chefs dissipaient et pillaient en grand, et les petits pillaient et dissipaient jusqu’aux plus petites choses. Chacun semblait n’avoir qu’une crainte, c’était qu’il ne restât quelque chose pour le lendemain. La misère était trop grande et l’oppression augmentait sans cesse : nul n’écoutait nos cris ; ils étaient les maîtres du jour. Alors la douleur et la rage s’emparèrent même des cœurs paisibles ; chacun se recueillit et jura de venger toutes ses injures et la perte douloureuse de ses espérances doublement trompées. Et la fortune se tourna du côté des Allemands, et les Français se retirèrent à marches précipitées. Ah ! c’est alors que nous éprouvâmes enfin les horreurs de la guerre. Le vainqueur est généreux et bon ; il le paraît du moins : il épargne les vaincus, comme s’ils étaient à lui, s’ils le servent chaque jour et lui font part de leurs biens. Mais le fuyard ne connaît point de loi, car il ne songe qu’à repousser la morl, qu’à dévorer les biens à la hâte et sans ménagement ; puis son cœur est brûlant de colère, et le désespoir fait éclater ses coupables attentats. Plus rien de sacré pour lui, rien qu’il ne ravisse. Ses furieux désirs font violence à la femme, et il fait du plaisir un acte exécrable. Il voit partout la mort, et jouit avec cruauté de ses derniers moments ; il met sa joie dans le sang, sa joie, dans la détresse gémissante. Alors nos gens exaspérés entrèrent en fureur ; ils voulaient venger leurs pertes et défendre leurs débris. Chacun prit les armes, animé par la précipitation des fugitifs, leurs visages blêmes, leurs regards inquiets et farouches. Sans trêve retentit le bruit du tocsin, et l’approche du péril n’arrêta point la colère et la rage. Bientôt les paisibles instruments de l’agriculture se changèrent en armes ; la fourche et la faux dégouttèrent de sang. L’ennemi tombait sans pitié, sans grâce ; partout la fureur, partout la faiblesse lâche et rusée. Puisse-je ne revoir jamais l’homme dans cet affreux égarement ! La bête féroce est moins hideuse. Qu’il ne parle jamais de-liberté, comme s’il pouvait se gouverner lui-même ! Aussitôt que les barrières sont enlevées, se déchaîne tout le mal que la loi avait refoulé dans les repaires.

— 0 noble cœur ! reprit le pasteur avec force, si vous méconnaissez les hommes, je ne puis vous en faire un reproche : vous avez souffert tant de maux d’une entreprise désordonnée ! Mais, si vous voulez jeter un regard en arrière sur ces tristes jours, vous reconnaîtrez vous-même que souvent aussi vous avez vu le bien, souvent, des vertus excellentes, qui restent cachées dans le cœur, si le danger ne les éveille et si le malheur ne fait violence à l’homme, pour qu’il se montre comme un ange et qu’il apparaisse à ses frères comme un dieu sauveur. »

Le vénérable juge répondit en souriant :

« Vous me rappelez sagement comme, après l’incendie de la maison, on fait souvenir le triste maître de l’or et de l’argent qui lui restent, fondus dans les décombres. C’est peu de chose, il est vrai, mais ce peu a du prix, et l’homme, réduit à l’indigence, fouille et se réjouit de sa trouvaille. Moi aussi, je reporte volontiers mes pensées sereines vers ce petit nombre de bonnes actions dont je garde la mémoire. Oui, je ne veux pas le nier, j’ai vu les ennemis se réconcilier pour sauver la ville de malheur ; j’ai vu l’affection des amis, celle des parents et des enfants, risquer l’impossible ; j’ai vu l’adolescent devenir un homme tout d’un coup ; j’ai vu le vieillard rajeunir et l’enfant se montrer lui-même un jeune homme, et le sexe faible, comme on a coutume de l’appeler, faire preuve de force, de courage et de présence d’esprit ; et laissez-moi vous citer avant tout la belle action accomplie par une héroïque jeune fille, une noble vierge, qui était restée seule avec ses compagnes dans une grande métairie, car les hommes étaient allés aussi combattre les étrangers. Une troupe de misérables fuyards envahit la ferme, se met à piller et pénètre aussitôt dans les chambres des femmes. Ils voient cette belle vierge et ses douces compagnes, qu’il faudrait plutôt appeler des enfants. Un furieux désir les saisit ; les monstres s’élancent sur la troupe tremblante et sur la jeune héroïne. Mais elle arrache le sabre ù l’un d’eux, le frappe avec vigueur : il tombe sanglant à ses pieds ; puis, avec une mâle énergie, elle délivre ses compagnes, blesse encore quatre des brigands, qui échappent cependant à la mort : ensuite elle ferme la métairie et attend du secours, les armes à la main.

Quand le pasteur entendit l’éloge de l’étrangère, un espoir favorable a son ami s’éleva soudain dans son cœur, et il était sur le point de demander ce qu’elle était devenue, si elle se trouvait maintenant parmi cette foule malheureuse et fugitive.

Mais le pharmacien survint à la hâte, il tira le pasteur par la manche et lui souffla ces mots à l’oreille :

— Je l’ai trouvée enfin ; je l’ai reconnue parmi cent autres, telle qu’on nous l’a décrite. Venez et voyez-la de vos yeux. Prenez le juge avec vous, afin d’apprendre le reste, lit ils se retournèrent ; mais le juge avait disparu, appelé par les siens, qui avaient besoin de ses conseils. Cependant le pasteur suivit, à l’ouverture de la haie, le pharmacien, qui lui désignait iinement la personne.

« Voyez-vous, disait-il, la jeune fille ? Elle a emmaillotté l’enfant, et je reconnais parfaitement la vieille cotonnade et la taie bleue que Hermann lui a apportées dans le paquet. Certes elle a fait de ses dons un prompt et sage emploi. Ce sont là des signes certains et tous les autres s’accordent ; car le corset rouge bien lacé dessine la rondeur de son sein, et le corps de jupe noir presse la taille étroitement ; le bord de la chemise, élégamment plissé en fraise, entoure, avec une grâce avenante, le menton arrondi ; son visage ovale et charmant exprime la franchise et la sérénité ; ses belles tresses sont plusieurs fois roulées autour des épingles d’argent. Bien qu’elle soit assise, nous voyons sa belle tournure et la robe bleue, qui descend, à plis nombreux, de sa taille jusqu’à ses pieds élégants. C’est elle sans doute. Ainsi donc venez, et tâchons d’apprendre si elle est douce et vertueuse, et bonne ménagère. »

Le pasteur répondit, en observant du regard la belle vierge assise :

« Qu’elle ait ravi notre Hermann, certes, je n’en suis pas étonné, car elle peut soutenir l’examen de l’homme expérimenté. Heureux celui à qui la bonne nature donna la beauté ! Cet avantage le recommande sans cesse, et il n’est nulle part étranger. Chacun s’approche de lui volontiers, et chacun souhaite sa présence, pourvu que la grâce soit unie à la beauté. Je vous assure que voici pour le jeune homme une épouse "qui embellira tous les jours de sa vie, et qui sera pour lui, dans tous les temps, la femme forte et fidèle. Assurément un corps si parfait renferme aussi une âme pure, et la jeunesse robuste promet une heureuse vieillesse. »

Là-dessus le pharmacien dit d’un ton circonspect :

« Cependant l’apparence trompe souvent. Je ne veux pas me fier à l’extérieur, car j’ai maintes fois reconnu la vérité du proverbe : « Avant d’avoir mangé un boisseau de sel avec une nou« velle connaissance, ne te fie pas en elle trop aisément : le temps «seul t’apprendra ce que tu peux en attendre, et si tu peux « compter sur son amitié. » Ainsi donc, commençons par nous enquérir de bonnes gens dont la jeune fille soit connue, et qui nous fassent son histoire.

— J’approuve votre prudence, dit le pasteur en le suivant. Ce n’est pas pour nous que nous cherchons femme : chercher femme pour autrui est chose délicate. »

Là-dessus ils allèrent au-devant de l’honorable juge, qui, toujours à ses affaires, remontait la rue.

Le sage pasteur lui dit aussitôt avec précaution :

« Nous avons vu une jeune fille, qui est assise sous le pommier, dans le jardin tout près d’ici, et qui prépare pour les enfants des habits avec une vieille coteline que sans doute on luj aura donnée. Sa figure nous a plu ; elle semble une femme de mérite. Dites-nous ce que vous en savez : nous vous le demandons dans un louable dessein. »

Aussitôt que le juge se fut approché, pour jeter les yeux dans le jardin ;

« Vous la connaissez déjà, dit-il ; vous savez la belle action que je vous ai racontée ; cette jeune fille qui a pris l’épée et s’est défendue elle et ses compagnes, c’est elle-même ! Vous voyez qu’elle est née robuste, mais elle est aussi bonne que forte ; car elle a soigné jusqu’à la mort un vieux parent, qui a succombé au chagrin de voir les malheurs de sa petite ville et le péril de ses biens. Elle a aussi souffert avec un tranquille courage la douleur que lui a causée la mort de son fiancé, jeune homme généreux, qui, dans le premier feu du désir sublime de conquérir une noble liberté, se rendit lui-même à Paris, et trouva bientôt l’effroyable mort : car, là-bas comme chez nous, il combattait la fraude et l’arbitraire. »

Ainsi parla le juge. Les deux amis le remercièrent, et, comme ils allaient le quitter, le pasteur tira de sa tiourse une pièce d’or (l’argent avait été charitablement distribué, quelques heures auparavant, lorsqu’il avait vu passer la foule des malheureux fugitifs), et il présenta cette pièce au juge et lui dit :

« Partagez ce denier entre les indigents, et Dieu veuille multiplier cette offrande ! »

L’homme refusait de l’accepter et il disait :

« Nous avons sauvé de l’argent, des habiLi et des meubles, et nous reviendrons, je l’espère, avant que tout soit consumé. »

Le pasteur lui répondit, en lui mettant la pièce d’or dans la main :

« Oh ! que personne aujourd’hui ne balance à donner, et que personne ne balance à recevoir ce que lui offre la charité ! Nul ne sait combien de temps il gardera ce qu’il possède paisiblement ; nul ne sait.combien de temps il sera fugitif dans les pays étrangers, et privé du champ et du jardin qui le nourrissaient.

— Ah ! dit le pharmacien avec empressement, si j’avais de l’argent dans ma poche, vous l’auriez, les grosses pièces comme les petites, car sans doute beaucoup de vos gens-en ont besoin. Mais je ne veux pas vous quitter sans vous faire un cadeau, afin de vous montrer ma bonne volonté, quoique.l’effet reste loin de l’intention. »

En disant ces mots, il tira de sa poche la bourse de cuir brodée dans laquelle il renfermait son tabac, l’ouvrit gracieusement et partagea le contenu. Il s’y trouvait encore de quoi charger quelques pipes. «Le cadeau est chétif, » ajouta-t-il ; le juge lui répondit :

« Le bon tabac est toujours agréable au voyageur. »

Et là-dessus le pharmacien allait se mettre à vanter son canastre ; le pasteur l’entraîna, et ils quittèrent le juge.

« Hâtons-nous, dit l’homme sage, notre jeune ami attend dans l’angoisse : qu’il apprenne aussitôt que possible l’heureuse nouvelle. »

Et ils accoururent, et, en arrivant, ils trouvèrent le jeune homme appuyé contre la voiture sous les tilleuls. Les chevaux, frappant du pied, labouraient le gazon ; il les tenait en bride, et, plongé dans ses pensées, le regard fixe, il ne vit pas ses amis avant le moment où ils l’appelèrent en approchant, et lui firent des signes de joie. Ils étaient loin encore, que déjà le pharmacien lui parlait ; enfin ils approchèrent, et le pasteur, coupant la parole à son compagnon, prit Hermann par la main, et lui dit :

« Jeune homme,.je te félicite. Ton œil fidèle, ton cœur fidèle^ a bien choisi. Sois béni avec l’épouse de ta jeunesse ! Elle est digne de toi : viens donc, et tourne ta voilure, afin qu’elle nous mène jusqu’à l’entrée du village, pour demander en mariage la vertueuse enfant et la conduire bien vite à la maison. »

Mais le jeune homme restait immobile, et il écoutait sans donner un signe de joie les paroles du messager, ces paroles divines et rassurantes. Il soupira profondément, et il dit :

« Nous sommes venus, d’une course rapide, et nous retournerons peut-être chez nous bien confus, à pas lents ; car, depuis que j’attends ici, j’ai été saisi d’inquiétude, de soupçons et de doutes, et de tout ce qui afflige un cœur épris. Croyez-vous qu’il suffise de nous présenter pour que l’étrangère nous suive, parce que nous sommes riches et qu’elle est pauvre, errante et fugitive ? La pauvreté non méritée donne même de la fierté. Cette jeune fille semble active et contente de peu : ainsi le monde lui appartient. Croyez-vous qu’une femme si belle et si bonne soit arrivée à la fleur de l’âge, sans avoir jamais charmé un jeune homme vertueux ? Croyez-vous qu’elle ait fermé jusqu’à présent son cœur à l’amour ? Ne courez pas si vite auprès d’elle ; nous pourrions, à notre honte, ramener sans bruit nos chevaux au logis. Quelque jeune homme, je le crains, possède son cœur ; cette main laborieuse s’est donnée ; elle a déjà promis fidélité à l’heureux fiancé. Ah ! je me verrai confondu devant elle Avec ma proposition. »

Le pasteur ouvrait déjà la bouche pour le rassurer, quand le pharmacien lui coupa la parole avec son babil ordinaire.

« Certes, nous n’aurions pas été autrefois si embarrassés : chaque affaire était réglée à sa façon. Les parents avaient-ils choisi une épouse pour leur fils, un ami de la maison était d’abord appelé en confidence ; on l’envoyait, comme négociateur, aux parents de la belle ; un dimanche, après dîner, il venait, en grande toilette, rendre visite à l’honorable bourgeois, échangeant d !abord aven lui quelques parotes amicales, et sachant, avec adresse, mener et diriger la conversation. Enfin, après un long détour, on parlait de la fille avec éloge, et, avec éloge, de l’homme et de la famille par qui l’on était envoyé. Ces habiles gens devinaient le dessein du messager ; l’habile messager devinait bientôt leur pensée, et pouvait s’expliquer plus amplement. Si l’on refusait la proposition, une corbeille n’était pas un affront1, mais, si le succès était heureux, le négociateur avait toujours dans la maison la première place, à chaque fête de famille ; car les époux se souvenaient toute leur vie que sa main habile avait lié le premier nœud. Mais tout cela, avec d’autres bonnes coutumes, est maintenant passé de mode, et chacun fait lui-même la demande pour soi. Eh bien, que chacun prenne aussi de ses propres mains la corbeille qui peut lui tomber en partage, et qu’il reste confus devant la belle !

— Arrive ce qui pourra ! repartit le jeune homme, qui avait à peine écouté toutes ces paroles, et qui avait déjà pris en son cœur sa résolution. J’irai moi-même et je veux apprendre moi-même mon sort de la bouche de la jeune fille, en qui j’ai la plus grande confiance qu’un homme ait jamais eue en une femme. Ce qu’elle dira sera sage, sera bon, je le sais. Si même je dois la voir pour la dernière fois, je veux du moins rencontrer encore le regard sincère de cet œil noir ; si je ne dois jamais la presser sur mon cœur, je veux voir encore une fois le sein et les épaules que je brûle d’entourer de mes bras ; je veux voir encore la bouche dont un baiser et un oui me rendraient heureux, et un non, malheureux pour la vie. Mais laissez-moi seul ; ne m’attendez pas. Retournez auprès de mon père et de ma mère, afin qu’ils apprennent que leur fils ne s’est pas trompé et que la jeune fille est vertueuse. Et laissez-moi seul. Je regagnerai la maison par le plus court, en prenant le sentier de la colline, qui passe auprès du poirier, et descend notre vigne. Oh ! si j’avais bientôt la joie de conduire chez nous ma bien-ajmée ! Mais peut-être je le suivrai seul ce sentier, et ne le foulerai plus jamais le cœur joyeux. »

En parlant ainsi, il remit les rênes au pasteur, qui les prit avec adresse, tenant en bride les chevaux écumants, monta lestement dans la voiture et prit la place du cocher.

Cependant tu hésitais encore, prudent voisin, et tu dis :

« Mon ami, je vous confie volontiers mon âme, mon esprit et mon cœur ; mais le corps et les os ne sont pas des mieux gardés, quand les mains cléricales usurpent les rênes temporelles. »


1. Expression proverbiale. Recevoir une corbeille, c’est essuyer un refus dans une demande en mariage.

Là-dessus tu souris, sage pasteur, et tu répondis : « Prenez place sans crainte, et confiez-moi votre corps aussi bien que votre urne : ces mains sont depuis longtemps habiles à tenir les rênes, et l’œil, exercé à prendre un contour avec adresse. Car, à Strasbourg, j’étais accoutumé à mener la voiture, quand j’accompagnais à la promenade le jeune baron. Chaque jour, sous ma conduite, franchissant la porte sonore, elle gagnait les chemins poudreux, jusqu’aux prairies et aux tilleuls lointains, à travers la foule du peuple, qui passe le jour à se promener. »

A demi rassuré, le voisin monta dans la voiture, et s’assit en homme prêt à sauter dehors prudemment, et les étalons coururent au logis, désireux de l’écurie. Un nuage de poussière s’éleva sous leurs pieds vigoureux ; le jeune homme resta longtemps encore immobile : il voyait monter la poussière, la poussière se dissiper, et restait là comme privé de sentiment.

ÉRATO.

Dorothée.

Comme le voyageur, qui, avant le coucher du soleil, a porté encore une fois sa vue sur l’astre prompt à disparaître, en voit flotter ensuite l’image dans le bois sombre et sur le flanc du rocher ; où qu’il porte ses regards, elle accourt, et brille et se balance avec des couleurs magnifiques : ainsi l’image charmante de l’étrangère passait doucement devant Hermann et semblait suivre le sentier dans les blés. Mais il s’éveilla de ce rêve surprenant, se dirigea lentement vers le village et fut de nouveau élonné, car la noble figure de la vierge admirable venait encore au-devant de lui. Il l’observa attentivement : ce n’était pas une apparence ; c’était elle-même. Ses mains portaient deux cruches à anse, l’une plus grande et l’autre plus petite : elle marchait diligemment vers la fontaine. Il s’avança joyeux à sa rencontre ; sa vue lui donna force et courage ; il parla en ces termes à sa bien-aimée fort surprise :

« Je te retrouve donc, vertueuse jeune fille, sitôt occupée à porter encore du secours aux autres et à faire ton plaisir de soulager tes frères ? Dis, pourquoi viens-tu seule à cette source, qui est pourtant éloignée, tandis que les autres se contentent de l’eau du village ? Celle-ci a sans doute une vertu particulière et un goût agréable. Tu la portes, je pense, à cette malade, que tu as sauvée par tes secours fidèles ? »

La bonne jeune fille salua d’abord le jeune homme d’un air gracieux, et lui dit :

« Ma course à la fontaine est déjà récompensée, puisque je retrouve l’homme charitable qui nous a dispensé tant de choses. La vue du donateur est agréable comme les dons. Eh bien, venez et voyez vous-même qui a profité de votre bienfaisance ; recevez les paisibles remercîments de tous ces malheureux soulagés. Mais, afin de vous apprendre d’abord pourquoi je suis venue puiser ici, où la source coule pure et sans cesse, je vous dirai que ces hommes imprévoyants ont troublé toute l’eau du village, en faisant d’abord piétiner leurs chevaux et leurs bœufs à travers la source qui abreuve les habitants ; en lavant leur linge, ils ont aussi sali toutes les auges du village et souillé toutes les fontaines : car chacun ne pense qu’à se pourvoir soimême promptement du nécessaire, et ne songe point à ceux qui viennent après lui. »

En parlant ainsi, elle était arrivée, avec le jeune homme, au bas des larges degrés, et ils s’assirent tous deux sur le petit mur de la source. Elle se pencha sur l’eau pour puiser, et il prit l’autre cruche et se pencha de même ; et ils virent leurs images se balancer, réfléchies dans l’azur du ciel, et se faire signe et se saluer amicalement dans le miroir.

« Laisse-moi boire, » dit là-dessus le jeune homme joyeux.

Elle lui présenta la cruche. Puis ils se reposèrent tous deux, familièrement appuyés sur les vaisseaux. Enfm elle dit à l’ami :

« Dis-moi, d’où vient que je te trouve ici ? et sans voiture, sans chevaux, loin du lieu où je t’ai vu d’abord ? Comment es-tu venu ? »

Hermann, pensif, tenait les yeux baissés vers la terre, puis il les leva tranquillement sur elle, arrêta doucement son regard sur le sien et se sentit calme et rassuré. Cependant parler d’amour à la jeune fille lui était impossible ; les yeux de l’étrangère n’exprimaient point l’amour, mais une pure sagesse, qui commandait de- parler sagement. Il se recueillit sur-le-champ et lui dit avec cordialité :

« Laisse-moi parler, mon enfant, et répondre à tes questions. C’est à cause de toi que je suis venu. Pourquoi devrais-je le cacher ? Je passe une vie heureuse avec mes bons parents, que j’aide fidèlement à gouverner notre maison et nos biens, car je suis fils unique et nos affaires sont nombreuses : je cultive les terres ; mon père gouverne assidûment la maison ; ma mère laborieuse fait marcher tout le ménage : mais tu as observé certainement combien les domestiques, tantôt par négligence, tantôt par infidélité, tourmentent la maîtresse, l’obligent à changer toujours, el à troquer défaut contre défaut. Aussi ma mère désirait depuis longtemps dans sa maison une jeune fille qui l’aidât, non-seulement de la main, mais aussi du cœur, pour lui tenir lieu de la fille qu’elle a malheureusement perdue toute jeune. Or, quand je t’ai vue aujourd’hui, auprès de la voiture, déployer une heureuse adresse ; quand j’ai vu la force de ton bras et ta santé parfaite ; quand j’ai entendu tes sages paroles, saisi d’étonnement, j’ai couru à la maison, pour faire, selon son mérite, à mes parents et à mes amis, l’éloge de l’étrangère. Et * maintenant je viens te dire leur désir et le mien…. Excuse mon embarras….

— Ne craignez pas d’achever, répondit-elle. Vous ne m’offensez point : je vous ai écouté avec reconnaissance. Parlez sans détour : le mot ne m’effraye nullement. Vous désirez m’engager comme servante pour votre père et votre mère, afin de soigner votre maison bien entretenue ; et vous croyez trouver en moi une fille diligente, formée au travail et d’un caractère sans rudesse. Votre proposition a été brève ; ma réponse sera brève aussi. Oui, j’irai avec vous, et j’obéirai au sort qui m’appelle. Mon devoir est rempli : j’ai ramené l’accouchée auprès des siens ; ils sont tous dans la joie de sa délivrance ; la plupart sont déjà réunis ; les autres se trouveront. Ils sont tous persuadés qu’ils rentreront bientôt dans leur patrie : l’exilé a toujours coutume de se flatter ainsi ; mais je ne m’abuse pas d’une espérance frivole en ces tristes jours, qui nous en promettent d’autres encore. Car les liens du monde sont rompus : qu’est-ce qui pourra les resserrer, sinon les derniers malheurs qui nous menacent ? Si je puis gagner ma vie comme servante dans la maison d’un homme respectable, sous les yeux d’une bonne maîtresse, je le ferai volontiers : une jeune fille errante est toujours d’une réputation douteuse. Oui, je vous suivrai aussitôt que j’aurai reporté les cruches à mes amis, et reçu la bénédiction de ces bonnes gens. »

Hermann entendit avec joie la résolution de la jeune fille, et se demanda s’il ne devait pas lui avouer maintenant la vérité ; mais il lui parut que le mieux était de la laisser dans l’erreur, delà conduire dans sa maison, et, là seulement, de rechercher son amour. Hélas ! et il voyait l’anneau d’or au doigt de la jeune lîlle…. Il ne voulut donc pas l’interrompre, et il écouta ses paroles d’une oreille attentive.

« Retournons, poursuivit-elle ; on blâme toujours les jeunes filles qui s’arrêtent longtemps à la fontaine : et pourtant il est si agréable de jaser près de la source ruisselante ! »

Ils se levèrent donc et regardèrent tous deux encore une fois dans la fontaine, et un doux regret les saisit. Là-dessus elle prit, sans rien dire, les deux cruches par l’anse ; elle monta les degrés et Hermann suivit sa bien-aimée. Il lui demanda une des cruches, afin de partager le fardeau.

« Laissez, dit-elle, la charge égale est plus facile à porter. Et le maître qui plus tard me commandera ne doit pas me servir. Ne me regardez pas si sérieusement, comme si mon sort était à plaindre. Que la femme apprenne de bonne heure à servir selon sa destinée : ce n’est qu’en servant qu’elle arrive enlin à commander et à posséder l’autorité méritée qui lui appartient dans la maison. De bonne heure elle sert son frère, elle sert ses parents, et, pendant toute sa vie, elle ne cesse pas d’aller et de venir, de porter, de préparer, d’agir pour les autres. Heureuse, si elle s’accoutume de la sorte à ne trouver aucun chemin trop pénible, et si les heures de la nuit sont pour elle comme les heures du jour ; que jamais le travail ne lui semble trop chétif, ni l’aiguille trop fine ; qu’elle s’oublie elle-même entièrement, et se plaise à ne vivre quevpour les autres ! Car, en vérité, comme mère, elle a besoin de toutes les vertus, lorsque l’enfant l’éveille, souffrante, et demande la nourriture ù la faible femme, et que le souci s’ajoute aux douleurs. Vingt hommes ensemble ne supporteraient pas cette fatigue, et ils ne le doivent pas, mais ils doivent la voir avec reconnaissance. »

En parlant ainsi, elle était arrivée, à travers les jardins, avec son compagnon silencieux, jusqu’à l’aire de la grange où reposait l’accouchée, qu’elle avait laissée joyeuse au milieu de ses filles, ces jeunes compagnes sauvées, touchantes images del’innocence. Ils entrèrent tous deux, et, de l’autre côté, survint en même temps le juge, tenant un enfant à chaque main. Leur mère, désolée, ne savait pas jusqu’alors ce qu’ils étaient devenus : le vieillard les avait retrouvés dans le tumulte. Ils vinrent, avec des sauts de joie, saluer leur bonne mère, et se réjouir, à la vue de leur frère, leur nouveau camarade. Puis ils s’élancèrent vers Dorothée, et la saluèrent avec amitié, demandant du pain et des fruits, mais, avant tout, à boire. Elle offrit de l’eau à la ronde. Tous furent désaltérés et vantèrent cette eau excellente. Elle était acidulée, rafraîchissante et salutaire.

Alors la jeune fille, les regardant d’un œil sérieux, dit ces paroles :

« Mes amis, c’est, je pense, la dernière fois que je présente la cruche à vos lèvres, pour les désaltérer ; à l’avenir, lorsque, durant la chaleur du jour, vous boirez l’eau salutaire, quand vous trouverez sous l’ombrage le repos et une source pure, pensez à moi et aux services affectueux que je vous ai rendus en qualité d’amie plutôt que de parente. Le bien que vous m’avez fait, je m’en souviendrai toute ma vie ; je vous quitte à regret ; mais aujourd’hui chacun de nous est pour les autres une charge plutôt qu’un secours, et, si le retour nous est refusé, nous devrons finir par nous disperser tous dans les pays étrangers. Voili le jeune homme à qui nous devons ces présents, les langes de l’enfant et ces provisions bienvenues ; il vient m’enga-. ger, il désire me voir dans sa maison, afin que j’y serve ses bons et riches parents ; et je ne refuse pas, car la jeune fille est partout appelée à servir, et ce serait un fardeau pour elle de rester oisive dans la maison et de se voir servie. Je le suivrai donc volontiers : il paraît être un jeune homme sage, et ses parents seront aussi tels que les riches doivent être. Adieu donc, chère amie : qu’il fasse votre jo’ie, ce nourrisson plein de vie, qui déjà fixe sur vous un regard si animé ! Quand vous le presserez sur votre sein dans ces langes colorés, pensez au bon jeune homme qui vous les donna, et qui, à l’avenir, donnera aussi à votre amie la nourriture et le vêtement. Et vous, homme excellent, ajouta-t-elle en se tournant vers le juge, soyez béni de m’avoir servi de père en mainte occasion. »

Ensuite elle s’agenouilla devant la bonne femme accouchée ; elle baisa son visage en pleurs, et recueillit le doux murmure de sa bénédiction. Cependant, vénérable juge, vous dîtes à Hermann ces paroles :

« Vous méritez, ô mon ami, d’être compté parmi les bons économes, attentifs à s’assurer des personnes de mérite, pour administrer les affaires de leur maison. En effet j’ai vu souvent qu’on examine avec soin les bœufs et les chevaux et les moutons qu’on veut échanger ou vendre ; mais l’homme, qui maintient tout, s’il est actif et bon, et qui dissipe et ruine tout par une mauvaise conduite, on le reçoit au hasard dans sa maison, et l’on se repent trop tard d’une résolution précipitée. Pour vous, il paraît que vous êtes un homme habile : vous avez pris, pour servir vous et vos parents, une personne vertueuse. Traitez-la bien : aussi longtemps qu’elle gouvernera votre ménage, vous ne sentirez pas le besoin d’une sœur, ni vos parents d’une fille. »

Cependant plusieurs proches parentes de l’accouchée vinrent lui apporter différentes choses et lui annoncer un meilleur logement. Toutes apprirent la résolution de la jeune fille, et bénirent Hermann, avec des regards expressifs et des pensées secrètes ; car l’une disait vivement à l’oreille de~ l’autre : « Si de son maître il devient son époux, elle a sa fortune faite. » Alors Hermann la prit par la main et lui dit :

« Partons, le jour est sur le déclin, et la petite ville est éloignée. »

Là-dessus les femmes, dont le babil s’animait, embrassèrent Dorothée ; Hermann l’entraînait ; elle envoyait encore bien des adieux aux amis absents ; mais les enfants, avec des cris et des pleurs désespérés, s’attachaient à sa robe, et ne voulaient .pas laisser partir leur seconde mère. Alors une femme et puis une autre leur imposèrent silence et leur dirent : « Taisez-vous, enfants. Elle va à la ville, et vous apportera de bon massepain, que votre frère a commandé pour vous, au moment où la cigogne, qui vient de l’apporter1, passait devant le confiseur, et vous la verrez bientôt revenir avec de beaux cornets dorés. »

Et les enfants la laissèrent aller, et le jeune homme l’arracha encore avec peine aux embrassements et aux mouchoirs qui la saluaient de loin.

MELPOMÈNE.

Dermann et Dorothée.

Ils cheminaient ainsi tous deux en face du soleil couchant, qui s’enveloppait de nuages sombres, menaçant d’un orage, et, du milieu de ce voile, faisant rayonner ça et là sur la camgagne, avec des regards enflammés, une clarté de mauvais présage.

« Puisse, dit Hermann, l’orage qui nous menace ne pas nous


1. Il est d’usage chez le peuple, en Allemagne, de faire ce conte aux enfantr amener de la grêle et une pluie violente ! car la moisson est belle. »

Et ils admiraient tous deux les grands blés balançant leurs tiges, qui égalaient, peu s’en faut, la haute taille du jeune couple passant au travers.

Puis l’étrangère dit à l’ami qui la conduisait :

« Homme généreux, à qui je vais me trouver redevable d’un heureux sort, d’un asile, quand l’orage menace en pleine campagne tant d’exilés, parlez et apprenez-moi d’abord à connaître vos parents, que je suis disposée à servir désormais de tout mon cœur. Car, si l’on connaît le maître, il est plus facile de le satisfaire, en observant les choses qui lui paraissent les plus importantes, et sur lesquelles il a une volonté arrêtée. C’est pourquoi dites, je vous prie, comment je pourrai gagner l’affection de votre père et de votre mère. »

Le sage et bon jeune homme lui répondit :

« Oh ! combien je t’approuve, fille excellente, de t’informer avant toutes choses du caractère de mes parents ! Pour moi, jusqu’à présent j’ai tâché en vain de servir mon père, m’occupant de l’exploitation comme de la mienne, cultivant du matin au soir et nos champs et nos vignes. Pour ma mère, je l’ai satisfaite ; elle a su apprécier mes efforts ; et tu lui paraîtras aussi la meilleure des filles, si tu gouvernes la maison, comme si tu la croyais la tienne. Il n’en est pas ainsi de mon père : il aime aussi l’apparence. Bonne jeune fille, ne me juge pas froid et insensible, si je te dévoile mon père sur-le-champ, à toi, qui es étrangère. Oui, je le jure, c’est la première fois que de pareils discours s’échappent librement de mes lèvres, qui ne sont pas accoutumées à babiller. Mais tu tires de mon cœur tous ses secrets. Mon bon père exige quelques dehors dans la vie ; il demande les signes extérieurs de l’amour comme du respect, et il serait peut-être satisfait du mauvais serviteur qui saurait en profiter, tandis que le meilleur le trouverait sévère. »

Elle répondit avec joie, en doublant le pas, dans sa marche légère, le long du sentier plus sombre :

« J’espère bien les contenter tous les deux : les sentiments de ta mère sont semblables aux miens, et, dès ma jeunesse, je ne fus pas étrangère aux formes agréables. Dans le temps passé, nos voisins, les Français, tenaient beaucoup à la politesse ; elle était commune aux nobles et aux bourgeois, comme aux paysans, et chacun la recommandait aux siens. Et chez nous aussi, sur la rive allemande, le matin, les enfants avaient coutume de souhaiter le bonjour à leurs parents, avec des baisements de main et des révérences, et se conduisaient honnêtement tout le jour. Tout ce que j’ai appris, à quoi je me suis accoutumée dès l’enfance, ce que le cœur m’inspire, je le mettrai en usage auprès du vieillard. Mais qui me dira comment je dois me conduire envers toi-même, le fils unique, et bientôt mon maître ? »

Comme elle parlait ainsi, ils arrivèrent sous le poirier. La pleine lune répandait une clarté magnifique ; il était nuit ; la dernière lueur du soleil était complètement effacée ; et devant eux s’étendaient les masses opposées de clartés brillantes comme le jour et d’ombres obscures et ténébreuses. Hermann entendit avec joie cette question amicale sous les rameaux du bel arbre, dans le lieu qui lui était si cher, qui, ce même jour, avait vu les pleurs qu’il versait pour son exilée. Et, comme elle s’était assise, pour se reposer un peu, l’amoureux Hermann dit, en lui prenant la main :

« Laisse ton cœur te le dire, et veuille suivre toujours sa voix. »

Mais il ne risqua pas un mot de plus, si favorable que fût l’heure : il craignait de s’attirer un refus, hélas ! et il sentait au doigt de la bien-aimée l’anneau d’or, le signe fatal. Ils restaient donc assis l’un a côté de l’autre, immobiles et silencieux. Enfin la jeune fille reprit la parole et dit : ’

« Qu’il est doux, cet admirable clair de lune ! Il est pareil à l’éclat du jour. Je vois là-bas distinctement les maisons de la ville et leurs dépendances, au pignon, une fenêtre : il me semble que je puis compter les vitres.

— Ce que tu vois, répondit le jeune homme avec réserve, est notre demeure, dans laquelle je vais te conduire ; et cette fenêtre, là-bas sous le toit, est celle de ma chambre, qui sera peut-être la tienne : nous faisons des changements dans la maison. Ces champs sont nôtres ; ils mûrissent pour la moisson qui s’approche. Ici, à l’ombre, nous viendrons nous reposer et prendre notre repas. A présent, descendons par la vigne et le jardin ; car, vois-tu, l’orage s’approche, lançant des éclairs et près d’engloutir le doux clair de lune. »

Ils se levèrent et descendirent le champ, à travers les blés superbes, à la faveur de la nocturne clarté. Ils étaient arrivés à la vigne et ils entrèrent dans l’obscurité.

Et il la conduisait, en lui faisant descendre les nombreuses pierres plates, non taillées, qui servaient de degrés dans le berceau. Elle descendait lentement, appuyant sa main sur l’épaule d’Hermann ; la lune répandait sur eux, à travers le feuillage, des lueurs incertaines : bientôt, enveloppée de nuées orageuses, elle laissa le couple dans l’obscurité. Le robuste jeune homme soutenait avec précaution l’étrangère, qui s’avançait, appuyée sur son guide ; mais, ne connaissant pas le sentier et les degrés informes, elle fit un faux pas ; le pied éprouva un craquement ; elle faillit tomber. Lui, qui était sur ses gardes, il étendit vivement le bras avec adresse ; il releva sa bien-aimée ; elle se pencha doucement sur ses épaules ; la poitrine s’inclina sur la poitrine, la joue sur la joue. Il s’arrêta, immobilecomme une statue, enchaîné par une austère volonté ; il ne la pressa point trop fort ; il tint ferme sous le poids ; il sentit le précieux fardeau, la chaleur du sein et l’haleine embaumée qui vint effleurer ses lèvres ; il soutint avec une mâle fermeté la belle et majestueuse femme.

Cependant elle dissimula sa douleur et prononça ces paroles badines :

« C’est un signe de malheur, disent les gens circonspects, si, à l’entrée de la maison, non loin du seuil, le pied vient à faire un faux pas. En vérité, j’aurais désiré un meilleur présage. Arrêtons-nous un peu, de peur quêtes parents ne te reprochent la servante boiteuse, et que tu ne paraisses un mauvais messager. »

URANIE.

Peripectire.Muses, favorables à l’amour fidèle, qui avez jusqu’à présent guidé les pas du jeune homme vertueux, qui avez pressé la jeune vierge sur son cœur, même avant les fiançailles : aideznous encore à former le lien du couple charmant ; écartez soudain les nuages qui s’amassent sur leur bonheur ! Mais dites avant tout ce qui se passe maintenant dans la maison.

Déjà, pour la troisième fois, la mère impatiente était entrée dans la chambre des hommes, qu’elle avait quittée d’abord avec inquiétude, en parlant de l’orage prochain, de li lune soudain obscurcie, puis du retard de son fils et des dangers nocturnes ; elle blâmait vivement les amis de s’être sitôt séparés du jeune homme, sans parler à l’étrangère, sans faire pour lui la demande.

« Ne rends pas le mal plus grave, lui dit le père mécontent : tu vois que nous sommes impatients nous-mêmes, et que nous attendons l’issue. »

Mais le voisin, toujours assis, se mit à dire tranquillement :

« Dans les heures inquiètes, pareilles à celle-ci, je rends toujours grâce à feu mon père, qui, dès mon jeune âge, extirpa chez moi les racines de toute impatience, en sorte qu’il n’en est pas çesté le moindre vestige, et que j’appris aussitôt à attendre, mieux que tous les sages.

— Dites-nous, reprit le pasteur, quel beau secret le vieillard employa.

— Je vous le raconterai volontiers, repartit le voisin, car chacun peut en faire son profit. Encore enfant, je témoignais beaucoup d’impatience, un dimanche, en attendant la voiture désirée, qui devait nous mener à la fontaine des Tilleuls. Cependant elle ne venait pas : je courais comme une belette, à droite, à gauche ; je montais et descendais l’escalier ; j’allais de la fenêtre à la porte ; les mains me démangeaient ; je grattais la table, j’allais et venais, frappant du pied, et j’étais près de pleurer. Mon père voyait tout sans s’émouvoir. Enfin, ma conduite devenant par trop folle, il me prit tranquillement par le bras, me conduisit à la fenêtre, et me dit ces graves paroles : « Vois-tu la boutique du menuisier vis-à-vis, fermée pour au« jourd’hui ? Demain il l’ouvrira ; et le rabot et la scie se met* Iront en mouvement, et le travail ira sans cesse, du matin a jusqu’au soir ; mais songe bien à ceci : le jour luira une fois, « où lo maître s’occupera,’ avec tous ses ouvriers, à préparer « ton cercueil, à l’achever habilement et promptement ; et ils « s’empresseront d’apporter ici la maison de planches, qui re« cueille eniin l’homme patient comme l’impatient, et qui est « destinée à porter bientôt un toit pesant. » Aussitôt je vis en esprit tout cela réalisé ; je vis les planches assemblées et la couleur noire toute prête ; je restai dès lors assis patiemment, et j’attendis avec tranquillité la voiture. Maintenant, quand d’autres personnes courent et s’agitent dans une attente incertaine, cela me fait penser au cercueil. »

Le pasteur dit en souriant :

« L’image saisissante de la mort ne se présente pas au sage comme un objet d’effroi, et à l’homme pieux comme le dernier terme. Elle ramène le premier au sein de la vie et le porte à l’action ; chez le second, elle fortifie, au milieu de l’adversité, l’espérance du bonheur à venir. Pour tous deux, la mort devient la vie. Le père eut tort de montrer ù l’enfant impressible la mort dans la mort. Que l’on montre au jeune homme la dignité de la vieillesse dans sa noble maturité, et au vieillard la jeunesse, afin que tous deux contemplent avec joie le cercle éternel, et qu’ainsi la vie s’accomplisse dans la vie. »

Cependant la porte s’ouvrit ; le beau couple se montra, et les amis, les tendres parents, admirèrent la tournure de la fiancée, comparable à celle du fiancé ! La porte sembla trop basse pour la haute taillûjdu couple qui franchissait le seuil en ce moment. Hermann présenta l’étrangère à ses parents, et ces paroles volèrent de ses lèvres :

« Voici une jeune fille, telle que vous la désirez dans la maison. Mon cher père, recevez-la bien : elle en est digne. Et vous, bonne mère, questionnez-la tout de suite sur tout ce qui regarde le ménage, afin que vous voyiez combien elle mérite de vous appartenir. » v

Là-dessus il s’empressa de tirer le pasteur à l’écart et lui dit :

« Digne pasteur, hâtez-vous de me sortir d’embarras et de résoudre la difficulté dont je redoute le dénouaient. Car je n’ai pas engagé la jeune fille comme mon épouse : elle croit entrer comme servante dans la maison, et je crains qu’elle ne s’enfuie mécontente, aussitôt que nous parlerons de mariage. Mais que la chose soit sur-le-champ décidée. Il ne faut pas qu’elle reste plus longtemps dans l’erreur, tout comme je ne v puis supporter le doute plus longtemps. Hâtez-vous et montrez

encore ici la sagesse que nous honorons. »

Le pasteur se rapprocha soudain de la compagnie ; par malheur, le père avait déjà troublé l’âme de la jeune étrangère : il avait dit familièrement, à bonne intention, ces joyeuses paroles :

« Oui, cela me plaît, mon enfant ! Je vois avec plaisir que mon fils a du goût comme son père, qui l’a prouvé en son temps, qui a toujours conduit la plus belle à la danse, et enfin amené, comme femme, la plus jolie dans sa maison. C’était la petite mère. Car, à la fiancée que l’homme choisit, on reconnaît d’abord quel est son caractère, et s’il a le sentiment de ce qu’il vaut. Mais sans doute il vous a suffi à vous-même de peu de temps pour vous résoudre, et, à vrai dire, il n’est pas, je crois, si pénible de le suivre. *

Hermann n’entendit ces mots qu’à la dérobée ; il trembla de tout son corps, et aussitôt la compagnie entière devint silencieuse.

. L’excellente jeune fille, atteinte et blessée au fond de l’âme par ces paroles, qui lui semblaient une moquerie, restait immobile, et une rougeur fugitive se répandit sur ses joues ; cependant elle se posséda, et, faisant un effort sur elle-même, elle dit au vieillard, sans cacher tout à fait sa douleur :

« En vérité, votre fils ne m’a pas préparée à une réception pareille ; il m’a représenté son père comme un honnête bourgeois, et je sais que je suis devant un homme éclairé, qui se conduit sagement avec chacun, et selon la qualité des personnes. Mais il semble que vous ne sentez pas assez de pitié pour la pauvre lille qui franchit maintenant votre seuil et qui est prête à vous servir. Autrement, vous ne me feriez pas voir, avec une raillerie amère, combien ma condition est éloignée de votre fils et de vous. Il est vrai que j’arrive, pauvre, avec un petit bagage, dans la maison richement pourvue qui donne de la sécurité à ses heureux habitants : mais je me connais bien et je comprends notre position. Est-il généreux de m’adresser d’abord de pareilles moqueries, qui, dès le seuil, me chassent, peu s’en faut, du logis ? »

Hermann s’agitait avec angoisse, et faisait signe au pasteur, son ami, de s’interposer et de dissiper l’erreur sur-le-champ. Le sage se hâta d’approcher, et il observa le chagrin secret de l’exilée, sa douleur contenue et ses yeux en pleurs. Alors il résolut dans son esprit de ne pas dissiper d’abord le trouble, mais au contraire de sonder le cœur de l’étrangère émue, et il lui adressa ces paroles pour l’éprouver :

«Assurément, ô jeune fille, lorsque tu as pris la résolution trop précipitée de servir chez des étrangers, tu n’as pas bien considéré ce que c’est d’entrer dans la maison d’un maître ; car l’engagement fixe tout le sort de l’année, et un seul oui oblige à souffrir bien des choses. Ce qu’il y a de plus pénible dans le service, ce ne sont pas les courses fatigantes, ce ne sont pas les sueurs amères d’un travail sans relâche ; car, en même temps que le serviteur, l’homme qui est libre et laborieux se donne de la peine : mais endurer les caprices du maître, s’il gronde injustement, ou s’il exige ceci et cela, en désaccord avec lui-même, la vivacité de la maîtresse, qui se fâche aisément, les façons grossières et insolentes des enfants, voilà ce qu’il est difficile de supporter, et de remplir cependant son devoir sans retard, vivement, et même de ne point hésiter avec murmure. Tu ne me semblés pas faite pour une pareille tâche, puisque la plaisanterie du père te blesse déjà si profondément, et pourtant il n’est rien de plus ordinaire que de plaisanter une jeune fille sur le goût qu’elle a pour un jeune homme. »

Ainsi dit-il ; l’exilée sentit ces paroles, qui portaient coup ; elle ne se posséda plus, ses sentiments se montrèrent avec force, son cœur se gonfla, et laissa échapper un soupir ; puis elle dit soudain, en versant des larmes brûlantes :

« Oh ! jamais l’homme sage, qui s’avise de nous conseiller dans la douleur, ne saura combien peu ses fcoides paroles sont capables de délivrer le cœur des souffrances qu’une volonté suprême nous impose. Vous êtes heureux et gais : comment une plaisanterie vous blesserait-elle ? Mais le malade sent avec douleur le plus léger attouchement. Non, quand même je réussirais à feindre, cela ne me servirait de rien. Que l’on sache d’abord ce qui ne ferait plus tard qu’augmenter ma douleur profonde, et qui me plongerait peut-être dans un chagrin dont je serais consumée en secret. Laissez-moi repartir. Je ne puis rester dans la maison. Je veux m’en aller, et je vais rejoindre mes pauvres amis, que j’ai laissés dans le malheur, en choisissant pour moi la meilleure part. C’est ma ferme résolution : aussi vous puis-je avouer maintenant ce que j’aurais sans cela caché peut-être des années dans mon âme. Oui, la raillerie du père m’a blessée profondément, non que je sois fière et susceptible, ce qui ne convient pas à une servante, mais parce qu’une inclination véritable naissait dans mon cœur pour le jeune homme qui m’est apparu aujourd’hui comme un sauveur. Car, dès le moment qu’il m’eut quitté sur la route, il était toujours demeuré dans ma pensée ; je songeais à l’heureuse jeune fille que peut-être il portait déjà dans le cœur, comme sa fiancée ; et, quand je l’ai retrouvé à la fontaine, j’ai senti, à sa vue, autant de joie que si un habitant du ciel m’était apparu ; et je l’ai suivi bien volontiers, quand il m’eut engagée comme servante. Cependant, je l’avoue, mon cœur se flattait sur la route, en venant ici, que peut-être je parviendrais à le mériter, si je devenais un jour l’indispensable soutien de la maison. Mais, hélas ! c’est seulement à cette heure que je vois les dangers auxquels je m’exposais, en venant habiter si près de celui que j’aimais en secret ; c’est à présent que je m’aperçois combien une pauvre fille est éloignée du jeune homme riche, fût-elle d’ailleurs la plus vertueuse. Je vous ai dit tout cela, pour ne pas vous laisser méconnaître mon cœur, qu’un hasard a blessé, auquel je dois d’être revenue à moi-même. En effet, je devais m’attendre, en cachant mes vœux secrets, à le voir amener bientôt chez lui sa fiancée, et alors comment aurais-je supporté ma secrète douleur ? Heureusement, je suis avertie ; heureusement, le secret s’échappe de mon sein, tandis que le mal est guérissable encore. N’en parlons plus. Rien ne doit me retenir plus longtemps dans cette maison, où je ne puis demeurer sans douleur et sans confusion, après avoir librement avoué mon penchant et cette folle espérance. La nuit, qui se couvre au loin de nuages pesants, le tonnerre, que j’entends rouler, ne m’arrêteront pas ; ni ce torrent de pluie qui se précipite, ni l’orage qui gronde. Tout cela, je l’ai supporté dans notre fuite déplorable, et poursuivie de près par les ennemis ; et maintenant je m’en vais, dès longtemps accoutumée, dans nos jours d’orage, à me séparer de tout. Adieu : je ne resterai pas plus longtemps. C’en est fait. »

A ces mots, elle se dirigeait vivement vers la porte, tenant toujours sous le bras le petit bagage qu’elle avait apporté ; mais la mère court à la jeune fille, l’entoure de ses deux bras et s’écrie, saisie d’admiration et d’étonnemcnt :

« Dis-moi, que signifie cela ? et pourquoi ces larmes inutiles ? Non, tu ne me quitteras point, tu es la fiancée de mon lils. *

De son côté, le père, mécontent, observait l’étrangère en pleurs, et prononça ces paroles chagrines :

« Voilà donc où devait aboutir mon extrême indulgence, qu’il m’arrive à la fin du jour la chose la plus désagréable ! Car il n’est rien que je puisse moins souffrir que les pleurs des femmes, les cris passionnés, qui troublent d’abord par leur violence ce qu’il serait facile d’arranger avec un peu de raison. Je suis las d’assister plus longtemps à cette bizarre entreprise. Achevez-la vous-même. Je vais me coucher. »

A ces mots, il se tourna brusquement, et se hâtait de gagner la chambre dans laquelle était dressé le lit conjugal, où il avait coutume de reposer ; mais son fils le retint, et lui dit ces paroles suppliantes :

« Mon père, ne vous pressez pas, et ne soyez pas fâché contre la jeune fille. C’est moi seul qui suis coupable de tout ce désordre, que notre ami vient d’augmenter encore, contre mon attente, par sa dissimulation. Parlez, digne pasteur ; je vous ai confié la chose. N’augmentez pas l’angoisse et le chagrin ; achevez plutôt toute l’affaire : je n’aurais plus pour vous, à l’avenir, un aussi grand respect, si vous faisiez paraître une maligne joie, au lieu d’une excellente sagesse. »

Là-dessus le vénérable pasteur lui répondit en souriant :

« Quelle sagesse aurait arraché à cette bonne jeune fille un aveu si charmant, et nous aurait dévoilé son cœur ? Le souci n’est-il pas devenu soudain chez toi de la joie et du ravissement ? Parle donc toi-même. Qu’est-il besoin d’explications étrangères ? >

Hermann s’avança, et dit ces tendres paroles :

« Ne regrette pas tes larmes et ces douleurs passagères, car elles accomplissent mon bonheur, et, je l’espère, le tien. Ce n’est pas pour engager comme servante la belle et vertueuse étrangère, que je me suis rendu à la fontaine ; je venais pour te demander ton amour. Mais, hélas ! mon œil timide ne put voir le penchant de ton cœur ; il ne vit que de la bienveillance dans ton regard ; tu le saluas du miroir de la tranquille fontaine. Te conduire dans notre maison, c’était déjà la moitié du bonheur. Tu le combles maintenant. Oh ! sois bénie !… »

La vierge regarda le jeune homme avec une émotion profonde, et ne refusa point l’embrassement et le baiser, couronnement de la joie, lorsqu’ils sont, pour les amants, le gage longtemps souhaité du bonheur de la vie, qui semble désormais sans fin.

Le pasteur avait tout expliqué aux autres personnes ; mais elle s’avança, s’inclinant devant le père avec une grdce affectueuse, et, lui baisant la main qu’il retirait, elle dit :

« Votre équité pardonnera à la jeune fille surprise, d’abord ses larmes de douleur et puis ses larmes de joie. Oh ! daignez excuser ce premier sentiment, excusez aussi le second ; et laissez-moi seulement me reconnaître dans le bonheur nouveau qui m’est dispensé. Oui, que le premier chagrin, dont le trouble où j’étais m’a rendue coupable, soit aussi le dernier ! L’office dévoué et fidèle auquel la servante s’est obligée, votre fille le remplira. »

Et le père l’embrassa aussitôt en cachant ses larmes. La mère s’avança familièrement et l’embrassa avec tendresse ; leurs mains se pressèrent ; les femmes se taisaient et pleuraient.

Là-dessus le bon et sage pasteur se hâta de prendre d’abord la main du père, et il tira de son doigt l’anneau nuptial (non sans efforts ; il était retenu par la phalange arrondie) ; ensuite il prit l’anneau de la mère, et fiança les enfants. Il dit :

« Que ces anneaux d’or soient destinés encore une fois à former un nœud durable, qui ressemble parfaitement à l’ancien. Le jeune homme éprouve pour la jeune fille un amour profond, et la jeune fille avoue à son tour que le jeune homme est l’objet de ses vœux : ainsi donc je vous unis et vous bénis pour l’avenir, selon la volonté de vos parents, et en présence de votre ami. »

Aussitôt le voisin s’inclina, en prononçant des paroles de bénédiction. Mais, quand le pasteur voulut mettre l’anneau d’or au doigt de la fiancée, il fut surpris de voir celui qu’Hermann avait déjà remarqué, non sans inquiétude, au bord de la fontaine, et il dit avec un gracieux badinage :

«Eh quoi ! te voilà déjà promise pour la seconde fois ? Pourvu que le premier fiancé ne se présente pas à l’autel pour s’opposer au mariage. »

Mais elle répondit :

» Oh ! laissez-moi consacrer un moment à ce souvenir. Car il le mérite bien, le bon jeune homme qui me donna cet anneau à son départ, et qui n’est pas revenu dans la patrie. Il avait tout prévu, quand soudain l’amour de la liberté, le désir de prendre part à la révolution nouvelle, l’entraînèrent à Paris, ou il trouva la prison et la mort. » Sois heureuse, me dit-il ; je pars : car « tout s’ébranle aujourd’hui sur la terre, tout semble se divi« ser ; les lois des États les mieux affermis sont renversées ; la « propriété se sépare de l’ancien propriétaire, l’ami se sépare « de l’ami : ainsi l’amour se sépare de l’amour. Je te quitte. Si « je dois te retrouver un jour…, qui le sait ? C’est ici peut-être « notre dernier entretien…. On le dit avec raison, l’homme « n’est qu’un étranger sur la terre ; et aujourd’hui, plus que «jamais, chacun est devenu étranger : le sol ne nous appartient « plus ; les trésors voyagent ; l’or et l’argent perdent dans le « creuset leurs formes antiques et sacrées. Tout s’agite, comme si « la création voulait rentrer dans le chaos et la nuit, et prendre « une forme nouvelle. Garde-moi ton cœur, et, si nous nous < retrouvons un jour sur les ruines de l’univers, nous serons « des créatures renouvelées, transformées, et libres, et indépen« dantes du sort. Qui pourrait en effet enchaîner celui qui aura « traversé de pareils jours ? Mais, s’il n’en doit pas être ainsi, si « nous ne pouvons un jour, heureusement échappés à ces périls, « nous embrasser avec joie, oh ! que mon image plane sans cesse « devant ta pensée, afin qu’avec le même courage, tu sois pré« parée au bonheur et au malheur. Si tu es attirée dans une ’« nouvelle demeure et de nouveaux liens, jouis avec gratitude » des biens que le sort te dispensera ; aime sincèrement ceux * qui t’aimeront, et montre-toi reconnaissante envers l’homme « de bien. Et, même alors, ne pose que légèrement ton pied « mobile, car elle le guette, la double douleur de la nouvelle s perte. Que le jour te soit sacré : cependant n’estime pas plus « la vie qu’un autre bien, et tous les biens sont trompeurs. » Telles furent ses paroles, et jamais ce noble ami ne reparut à mes yeux. Cependant je perdis tout ce que j’avais, et mille fois j’ai songé à cet avertissement. Aujourd’hui encore, je me rappelle ces paroles, quand l’amour me prépare ici un nouveau bonheur, et m’ouvre le champ des plus belles espérances. Oh ! pardonne, mon excellent ami, si, même en m’appuyant sur ton bras, je tremble encore. Le navigateur, enfin débarqué, croit sentir aussi le plus ferme rivage chanceler sous ses pas. »

Ainsi dit-elle, puis elle plaça les deux anneaux à côté- l’un de l’autre, et son fiancé lui dit avec une mâle et généreuse émotion : v .

« Que notre union, Dorothée, soit plus ferme encore, au milieu de l’ébranlement général ! Tenons bon et persistons ; sachons nous maintenir et maintenir la possession de nos beaux domaines. L’homme qui, dans une époque agitée, s’agite aussi lui-même, aggrave le mal et le répand de plus en plus ; mais celui qui persiste dans sa pensée, forme le monde sur lui. Il ne sied pas aux Allemands de propager ce mouvement terrible, ni de flotter en sens divers. Ceci est nôtre ! Sachons le dire et le maintenir ! Ils seront toujours honorés, les peuples ré- solus qui auront combattu pour Dieu et les lois, pour leurs parents, leurs enfants et leurs femmes, et qui auront succombé en faisant tête à l’ennemi. Tu es mienne, et maintenant ce qui est à moi est plus mien que jamais . Je ne veux pas le garder avec souci, en jouir avec inquiétude, mais avec force et courage. Et, si les ennemis nous menacent cette fois ou plus tard, toi-même équipe-moi et donne-moi mes armes. Quand je saurai que tu prends soin de la maison et de nos bons parents, oh ! je présenterai ma poitrine, avec courage, aux ennemis. Et, si chacun pensait comme moi, la force se lèverait contre la force, et nous serions tous en paix. »