Hermine étude de la vie bretonne

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Revue des Deux Mondes2e période, tome 28 (p. 126-183).
HERMINE

I

Hennebon est situé près de Lorient comme l’ambulance près du champ de bataille. Si une retraite intempestive réduit à néant les rêves ambitieux de quelque fonctionnaire à dix-huit cents francs d’appointemens, le malheureux s’enfuit à tire-d’aile vers Hennebon pour dérober à l’œil triomphant d’un rival les tortures de son amour-propre et le déficit de son budget. Si quelque pauvre fille dévorée de la légitime passion du mariage emploie pour arriver à ses fins des manœuvres trop hardiment britanniques, et qu’un billet intercepté par une main malveillante lui ferme à jamais le chemin de la mairie et de l’autel, la mère désolée s’empresse d’ensevelir dans les rues silencieuses d’Hennebon l’humiliation de son enfant et l’éternel remords de son insuccès. À plus forte raison, les fonctionnaires et les filles non mariées atteints par l’inexorable loi de la limite d’âge transportent leurs pénates sur les rives verdoyantes du Blavet. Les fonctionnaires retraités, anciens officiers de marine pour la plupart, s’adonnent à l’horticulture, ou se promènent depuis le matin jusqu’au soir sur le petit port d’Hennebon, surveillant avec un intérêt marqué le chargement et le déchargement des rares bateaux qui parviennent à remonter la rivière. Si l’on distingue parmi eux quelque vieillard à la Mme rébarbative, à la tenue irréprochable, on peut soupçonner un ancien officier de l’armée de terre, car l’officier de marine joint volontiers à la bonhomie des manières un remarquable laisser-aller de costume. Quant aux vieilles filles, en les voyant sortir de l’église et traverser la place par escouades de cinq ou six sœurs, on apprécie la justesse du proverbe : « un malheur n’arrive jamais seul ! »

L’étranger que sa mauvaise étoile conduirait un dimanche sur la place d’Hennebon à l’heure où l’on sort de la grand’messe pourrait, rien qu’à la rareté des jeunes visages, deviner une anomalie dans le mode de recrutement de la population. Après avoir accompagné du regard quelques pâles victimes du célibat jusqu’aux rues étroites et désertes où elles disparaissent l’une après l’autre, il se poserait probablement cette lugubre question : « Pourquoi et pour qui ces femmes-là vivent-elles ? — Pour Dieu ! » eût-on répondu il y a deux ou trois siècles. Aux âges de foi, plusieurs d’entre ces femmes, aujourd’hui ennuyées inutiles et ridicules, eussent été adorées comme des saintes ; d’autres auraient gouverné de puissantes abbayes ; à presque toutes, la vie monastique eût assuré le repos de l’esprit, les mystiques extases de l’âme, les consolations du cœur, le respect, l’admiration de la plèbe laïque des fidèles. Il y a autant de distance entre la religieuse et la vieille fille qu’entre la martyre des premiers siècles affrontant, radieuse d’enthousiasme, la gueule des tigres, en plein soleil, devant une foule immense, et la morne condamnée des cours d’assises qui meurt au petit jour, dans un quartier perdu, entre quelques sergens de ville et la populace stupide des barrières. Les vieilles filles de nos jours, dira-t-on peut-être, peuvent aussi aisément que les vieilles filles d’autrefois se procurer les avantages de la vie monastique… Hélas ! non. La méditation des saints mystères n’a plus d’enivremens pour ces pauvres âmes en peine. Les hommes de notre époque n’ont plus de louanges pour le sacrifie des devoirs humains à l’exclusive préoccupation du salut. Dans l’ignorance des compensations ultérieures réservées sans doute aux générations déshéritées, comment n’être pas navré devant de pauvres créatures que les croyances anciennes n’exaltent plus, que les institutions du passé ont cessé de protéger, et aux yeux desquelles ; la lumière de l’avenir n’a pas encore brillé, pour lesquelles le monde présent n’a pas de place ?

Chose peu flatteuse pour la nature humaine, l’esprit de prosélytisme est mille fois plus ardent chez les malheureux que chez les privilégiés de la fortune. Les retraités et les vieilles filles furent enchantés le soir où ils apprirent que le lieutenant de vaisseau Tranchevent allait s’établir à Hennebon avec sa femme et ses deux filles : une maison était déjà louée pour eux rue de la Claverie. Le lieutenant Tranchevent devait être définitivement classé dans la catégorie des gens qui n’ont pas de chance. En 1814, Alexandre-Achille Tranchevent avait dix-huit ans et des aiguillettes d’aspirant de marine. Pour cause de velléités républicaines invétérées, son père, marin aussi, avait vu arriver la chute de l’empire avant d’avoir atteint le grade de contre-amiral. Par malheur pour ce brave homme, un patriotisme exalté, surtout sa haine de l’Anglais, firent de lui un bonapartiste forcené dès que l’empereur fut à l’île d’Elbe. Son zèle pour l’exilé se manifesta si hautement qu’on le nomma préfet maritime et sénateur pendant les cent-jours ; il obtint en outre le grade depuis longtemps mérité. Tout cela lui valut d’être renvoyé de la marine aussitôt après Waterloo ; son fils fut, bien entendu, enveloppé dans sa disgrâce. Alexandre-Achille rentra au service quelques années plus tard, mais comme il s’offrit toujours pour les campagnes les plus longues et les plus périlleuses, comme il ne passa jamais à Paris au retour, comme surtout il démontra souvent à ses supérieurs avec une conscience scrupuleuse et un savoir incontestable en quoi et comment ils se trompaient, les rapports adressés au ministre ne mentionnèrent jamais le nom d’Alexandre-Achille, qui, en 1845, n’était encore que le lieutenant Tranchevent. On parlait alors d’une promotion très nombreuse. Pour la première fois, après une longanimité de dix-sept années, la tête du lieutenant Tranchevent se monta. Il serait sans doute encore oublié, des blancs-becs allaient lui passer sur le corps ! Indigné d’avance de tant d’injustice, il écrivit au ministre un long factum, dans lequel, après l’énumération de ses services, il déclarait que si ses droits étaient plus longtemps méconnus, le soin de son honneur l’obligeait d’offrir sa démission. Il n’imaginait pas qu’on pût concevoir la pensée de le prendre au mot.

Au reçu de cette épître, le ministre biffa le nom de Tranchevent sur la liste des capitaines de frégate, où il venait de l’écrire. Le pauvre Tranchevent avait si peu inquiété l’ambition d’autrui, que sa mésaventure ne causa à ses anciens camarades qu’une satisfaction modérée. Quelques-uns regrettèrent même sincèrement de ne plus rencontrer dans tous les coins et recoins du port la figure tannée, ratatinée, mais sympathique en somme, de l’honnête lieutenant. Entre autres traits caractéristiques, Alexandre-Achille avait un nez long comme la trompe du tapir, mince comme une lame de rasoir et rouge comme une betterave. Ce nez, associé au nom significatif du brave lieutenant, avait égayé bien des carrés. Le bon sourire dont s’éclairaient les petits yeux verts de Tranchevent quand cet appendice original était mis pour la millième fois sur le tapis disait assez ce qu’il y avait de bienveillance dans sa nature. Cette indifférence personnelle n’empêchait point le lieutenant Tranchevent de se montrer intraitable, quand on n’admettait pas comme lui la prééminence de la beauté virile sur la beauté féminine. Il y avait peut-être une pointe de rancune inavouée dans cette énergique protestation contre les charmes du sexe faible, car bien peu de femmes s’étaient chargées d’éclairer ou de convertir le lieutenant. Tranchevent professait aussi des opinions d’une austérité sans pareille à l’endroit de la vertu des femmes. Remarquons-le en passant, le rigorisme des officiers de marine n’est, à proprement parler, qu’une moralité géographique. Les marins s’entretiennent avec complaisance des ardentes passions de l’Espagnole, des allures hardies et provocatrices de l’Américaine : ils trouvent des phrases bien senties pour louer, les grâces voluptueuses, la naïve bonté, l’abandon facile des Taïtiennes ; mais s’agit-il d’une Française, et surtout d’une femme de leur port, toute aventure romanesque, toute intrigue amoureuse est jugée par eux avec une sévérité divertissante et qualifiée avec une crudité d’expression toute maritime.

Si Tranchevent avait soupçonné que, pendant ses campagnes de quatre années, quelque audacieux eût nourri un seul instant la pensée d’adresser ses hommages à sa femme, il n’aurait pas hésité à punir, l’épée à la main, cette intention coupable : c’était sa manière de voir. Par bonheur, Mme Tranchevent, quoique assez gentille dans sa jeunesse, avait innocemment dansé jusqu’à la trentaine, sans jamais songer que l’absence indéfinie du mari peut à la rigueur être considérée par la femme comme une circonstance atténuante. Cette ingénuité n’est pas rare dans les ports de mer : les femmes y sont traditionnellement élevées dans la perspective d’un veuvage habituel, et les hommes, dominés aussi par la coutume, ne cherchent guère à profiter d’une situation presque normale autour d’eux. Mme Tranchevent représentait d’ailleurs au milieu de la société de Lorient un type de femme très commun jadis, mais qui tend de plus en plus à disparaître ; elle admettait sans examen le dogme de la suprématie, de l’impeccabilité même de l’homme. Sa religion domestique pouvait se formuler dans un seul précepte : « fût-elle mille fois supérieure à son père ou à son mari, la femme doit épouser leurs opinions, quelles qu’elles soient, et mettre sa gloire à accomplir leurs volontés. » Mme Tranchevent avait entendu son père, vieux gentillâtre royaliste, assurer qu’en 1814 la France entière avait acclamé les Bourbons, tandis que M. Tranchevent affirmait encore plus positivement que tout ce qui porte un nom français ne pardonnerait jamais à l’étranger la déchéance de l’empereur, et l’excellente femme n’avait pas une seule fois poussé la hardiesse jusqu’à se dire que l’un des deux hommes ayant autorité sur elle devait naturellement se tromper. Mme Tranchevent n’était pourtant pas sotte : elle possédait une énorme perspicacité et un grand bon sens pratique : elle voyait souvent clair là où M. Tranchevent s’égarait ; mais, dès que le lieutenant avait parlé, elle obéissait aveuglément. Si l’une de ses filles, rendue plus rétive par la date seule de sa naissance, hasardait une objection : « Ton père l’a dit, » répondait simplement Mme Tranchevent. Cet argument n’admettait pas de réplique. À tout considérer, Tranchevent n’avait qu’à se louer de ses filles. L’aînée, Caroline, était ce qu’on appelle une personne de mérite : c’est assez dire qu’elle était laide, sans imagination, sans esprit, mais laborieuse, économe à l’excès. Quant à la cadette, Hermine, elle faisait à juste titre la joie et l’orgueil de son père. Hermine alliait à une riche et sympathique nature une remarquable organisation d’artiste. Sa beauté un peu étrange et voilée avait, chose inexplicable, de vagues rapports avec la beauté des mystérieuses filles de l’Inde. Ses yeux très longs, très noirs, sérieux et naïfs, d’une douceur infinie, sa pâleur dorée, pleine de vie, son abondante chevelure brune, sa taille élancée, ses mouvemens enfantins et majestueux tour à tour, avaient un charme auquel personne ne résistait. Hermine unissait de plus à une âme franche, expansive, enthousiaste, une intelligence active, de rares aptitudes musicales, une voix magnifique.

Il eût fallu sans doute d’autres études que celles qu’Hermine pouvait faire à Lorient, un autre milieu, pour développer complètement ses rares facultés. À dix-sept ans néanmoins, la beauté de la jeune fille avait toute sa grâce, ses aspirations toute leur ardeur. Rien n’est du reste plus opposé que la vie des ports de mer à ce qu’on entend généralement par la vie de province. Dans les petites villes du centre de la France, la tradition, la coutume, la monotonie de l’existence écrasent les âmes les plus robustes ; la conversation ne s’y aventure jamais plus loin que l’ombre du clocher ? Dans les ports de mer au contraire, la société, composée presque en totalité de fonctionnaires, se renouvelle sans cesse ; de ce va-et-vient continuel des personnes résulte forcément la circulation des idées. La vie des pères, des frères, des maris, réagit sur le foyer domestique. On s’entretient plus souvent à Lorient de La Havane, de Macao, de Rio-Janeiro que du chef-lieu du département. Les brusques changemens de climat, de mœurs, d’habitudes, l’imprévu, les hasards, les séparations précipitées, les grands spectacles de la nature, mettent dans toute âme de marin un grain de poésie, de passion, de rêverie. Le lieutenant Tranchevent ne faisait pas exception à la règle commune. Pour lui, le point lumineux de la sphère terrestre, c’était Smyrne. Dès qu’on prononçait devant lui le nom de cette ville bien-aimée, ses regards s’attendrissaient, son imagination enflammée évoquait d’innombrables souvenirs. « Quel calme pendant les nuits d’été ! quelle splendeur ! Quel entrain dans les fêtes ! Quels paysages grandioses ! Quel beau ciel ! Quels flots purs ! » A Smyrne, dans les jours lointains de sa jeunesse, le lieutenant de marine s’était cru aimé. L’éloge exclusif des Smyrniotes avait causé plus d’une secrète colère à Mme Tranchevent. — Elle est encore plus belle qu’une fille de Smyrne ! s’était dit Tranchevent avec un véritable enivrement d’orgueil la première fois qu’il avait conduit sa fille Hermine au bal. Le lieutenant avait un faible pour sa dernière enfant. Il se chargea de son instruction, lui apprit ce qu’il savait d’anglais et d’italien, et n’hésita jamais à donner pour professeur de chant à son Bengali, comme il appelait Hermine, les artistes parisiens de passage en Bretagne, les leçons de ces artistes coûtassent-elles vingt francs le cachet. Dans certaines grandes villes, des dépenses aussi peu en rapport avec la dot d’une jeune fille sont souvent une spéculation matrimoniale. À Lorient, à moins de circonstances absolument improbables, la ravissante beauté d’Hermine, sa supériorité intellectuelle, ses talens, équivalaient à une condamnation au célibat. Nul n’eût osé, même en pensée, exiger qu’une telle femme consacrât toute son énergie, toute sa puissance de volonté, à la solution du douloureux problème qui pèse dans les ports de mer sur la plupart des existences féminines : vivre et faire vivre mari, enfans, nourrices, avec dix-huit cents ou deux mille francs par an. Devant Hermine, les plus étourdis, les plus passionnés prenaient leurs précautions contre l’amour.

— Avec quel bonheur je l’épouserais, si j’avais seulement cinq mille francs de rente ! se disait chaque soir quelque pauvre garçon troublé par la beauté d’Hermine, ému jusqu’aux larmes par les accens magiques de sa voix. Qu’on n’aille pas croire pourtant que les jeunes officiers de marine sont des coureurs de dot. La facilité avec laquelle bon nombre d’entre eux épousent, dans n’importe quelle partie du monde, la première jeune fille venue qui se dit compromise par eux prouve assez la naïveté, le désintéressement des marins. Garantis contre la misère, et ne pouvant jamais, quelque effort qu’ils fassent, atteindre à la fortune, les marins sont peut-être les seuls hommes de notre époque qui se préoccupent médiocrement des questions financières. Ils dépensent le peu d’argent qu’ils gagnent sans aucun souci de l’augmenter. Ce ne sont pas non plus des roués que les officiers de marine. Bien qu’ils se permissent quelques plaisanteries sur le père d’Hermine, toute tentative pour nouer une intrigue d’amour avec la fille du vieux lieutenant leur eût semblé une action coupable. Tranchevent d’ailleurs surveillait soigneusement ses filles. — Il serait beau vraiment qu’on pût soupçonner une Tranchevent de faire la chasse aux maris, ou de se laisser conter fleurette par un garçon qui ne songe pas à l’épouser ! disait-il quelquefois en manière de viatique moral au moment de partir pour le bal avec sa famille. — A défaut d’un rigorisme exalté en matière d’honneur, l’enthousiasme immodéré du bon lieutenant pour le nom jadis sénatorial de Tranchevent eût suffi pour lui inspirer cette austère sortie.

Mme Tranchevent avait sur ce point une tout autre manière de voir. — On n’épouse pas une fille pauvre sans l’aimer, et on ne peut guère arriver à l’aimer sérieusement sans lui faire un peu la cour, disait-elle quelquefois avec tristesse à son mari. Si tu éloignes de tes filles tous les jeunes gens qui semblent les trouver à leur gré, ni Caroline, ni Hermine ne se marieront jamais.

— Je connais les hommes, je sais ce que j’ai à faire, répondait le lieutenant d’un ton qui terminait la discussion.

Nous avons dit que la sévérité paternelle n’était pas le seul obstacle au mariage d’Hermine. Hermine elle-même était bien loin de partager les inquiétudes de sa mère. Après être allée pendant deux hivers dans le monde, elle ne s’était pas encore demandé une seule fois pourquoi bon nombre de ses compagnes, laides, insignifiantes, vulgaires, étaient mariées ou courtisées, tandis qu’elle, dans la foule nombreuse de ses admirateurs, n’avait pas rencontré un seul amant. À dix-huit ans, les rêves semblent devoir remplir toute la vie. Disons-le aussi, bien qu’Hermine fût absolument étrangère aux calculs ambitieux, la sphère où elle vivait était trop peu appropriée à sa nature pour qu’instinctivement elle ne redoutât pas de s’y fixer. Ses relations de société, ses amitiés, contribuaient à l’entretenir dans la pensée qu’elle pouvait tout souhaiter, que le monde entier était ouvert devant elle.

Parmi les jeunes femmes qu’elle voyait le plus souvent se trouvaient une Française de Pondichéry, une Anglaise de Calcutta, une créole de Cayenne, une Espagnole de Lima. Cette dernière avait été l’héroïne d’une singulière odyssée : l’un des amis de son fiancé avait été chargé de l’épouser par procuration, ce fiancé se trouvant impérieusement retenu en France. Après la cérémonie du mariage, la jeune épousée s’était embarquée seule sur un navire marchand. En route, plusieurs hommes de l’équipage, puis le capitaine lui-même, moururent de la fièvre jaune. Le navire arriva à grand’peine jusqu’à Rio, où la jeune femme passa deux mois sans protection aucune. Le commandant d’un bateau à vapeur de l’état en partance, ayant appris enfin sa situation, lui offrit de la conduire vers son mari. Elle accepta, mais ne tarda point à le regretter, tant la trop vive admiration du commandant lui rendit la traversée insupportable. — J’aime tant George, que je suis heureuse d’avoir souffert tout cela pour lui, disait la jeune femme avec une exaltation toute méridionale quand on lui rappelait le passé.

Si de telles aventures n’étonnaient guère des hommes pour qui les aventures font la vie ordinaire, elles ne pouvaient manquer de frapper étrangement l’imagination ardente et naïve d’une jeune fille. C’est la possibilité entrevue qui attise les désirs, non l’impossibilité, comme on l’a niaisement répété longtemps. En Champagne ou dans la Beauce, Hermine n’eût probablement jamais songé à mettre le pied hors de la France ; sur les côtes de la Bretagne, il lui semblait presque certain qu’un jour viendrait où elle aussi parcourrait les terres lointaines et merveilleuses dont on l’entretenait avec tant d’enthousiasme, qu’elle aussi vivrait de cette vie ardente, agitée ; que la plupart de ses amies avaient connue dans les belles contrées du soleil.

Une jeune fille de vingt ans, la plus intime compagne d’Hermine, devait surtout exercer une grande influence sur sa destinée. Le père de Camille avait été pendant longtemps gouverneur de Bourbon ; sa femme y était morte alors que Camille comptait seize ans à peine. Dans une position où elle n’était entourée que de flatteurs, la jeune fille avait donc joui d’une indépendance absolue. Quelles qu’eussent été d’ailleurs les circonstances, les penchans de Camille se fussent développés et satisfaits. Camille était ce qu’on appelle vulgairement une femme trois fois femme : bien qu’on puisse rêver un type plus élevé, plus aimant, plus pur, celles qui lui ressemblent sont seules organisées peut-être pour trouver le bonheur à notre époque. Naïvement rouée, parfaitement à l’aise dans le mensonge, au fond sans fierté aucune, assez indifférente de cœur et voluptueuse à l’excès, bienveillante avec les jeunes femmes parce que la vanité entrait pour peu de chose dans ses passions, souple, caressante, flatteuse avec les hommes, de quelque âge, de quelque apparence qu’ils fussent, n’exigeant d’eux ni grandes qualités, ni excessive délicatesse, Camille était déclarée une femme ravissante par tous ceux qui l’approchaient, même par les mères de ses amies, avec lesquelles elle se montrait sans nul effort d’une docilité touchante, d’une ingénuité enfantine.

Hermine subit comme les autres le charme de Camille, plus que les autres même, car sa parfaite sincérité, sa candeur immaculée, ne lui permettaient pas d’épeler le premier mot du caractère de son amie. L’immense besoin d’amour qui trouble à leur insu les jeunes âmes fortes et chastes contribuait peut-être un peu à rendre Camille chère à Hermine. Les intonations attendries, les regards pénétrans, les démonstrations passionnées que les femmes pudiques et vraiment tendres réservent pour un seul, Camille les prodiguait volontiers ; ses caresses, ses causeries abandonnées, mirent dans l’existence d’Hermine des émotions que le Bengali avait ignorées jusque-là. Ce fut comme une vague révélation du sentiment inconnu auquel elle aspirait sans le savoir.

Le lieutenant et sa femme étaient trop simples de pensées, trop austères de mœurs, pour voir autre chose dans Camille qu’une douce et affectueuse enfant. Ils permettaient donc volontiers à leur fille de passer de longues soirées seule avec son amie. Les fenêtres de Camille s’ouvraient sur le quai, vue peu grandiose ; mais on découvrait cependant quelques arbres, de l’eau, le ciel. En été, la nuit venue, quand une brise chaude entrait par les croisées ouvertes, il arrivait souvent à Camille de prendre Hermine par la taille et de l’entraîner doucement vers le piano ; puis, après avoir posé tout près d’elle de grands vases pleins d’héliotropes, de jasmins et de tubéreuses, elle soufflait les bougies. — Chante, mon Bengali, ma petite Hermine, mon ange, disait-elle à son amie en l’embrassant. Cette obscurité, cette brise tiède, ces parfums, c’est Bourbon, vois-tu, c’est mon beau paradis ! J’étais si heureuse alors, je souffre tant aujourd’hui (elle s’était follement amusée au bal de la veille) ! — Tiens, continuait-elle en s’agenouillant sur le tapis et en posant sa tête blonde sur les genoux d’Hermine, c’était ainsi qu’il passait des heures entières. Mon père faisait son whist dans le salon voisin, la porte ouverte ; il ne comprenait rien à ma passion pour la musique, surtout à l’étrange fantaisie de chanter dans l’obscurité. La porte du salon s’ouvrait sur la terrasse ; il sortait dès qu’il avait salué mon père et entrait par la fenêtre dans le boudoir. Quelles émotions ! Si mon père l’avait su près de moi, il nous aurait tués tous les deux. Que m’importait ? je l’aimais tant ! Comme il doit souffrir loin de moi ! Que je suis malheureuse ! — Et Camille se jetait en pleurant au cou d’Hermine. — Ces fleurs enivrent, ne trouves-tu pas ? reprenait-elle en s’agenouillant de nouveau ; il emportait chaque soir les violettes qui s’étaient fanées sur mon cœur ; leur parfum, c’était moi encore, disait-il…

Beaucoup trop pure pour apprécier le rôle insignifiant joué par le cœur de Camille dans ces accès d’exaltation sensuelle, Hermine rêvait de sublimes amours, des dévouemens infinis ; son imagination d’artiste s’enflammait, toute sa vie passait dans son chant. Les plus indifférens eussent frissonné en l’écoutant. Bientôt les larmes de Camille tombaient brûlantes sur les mains d’Hermine. La musique était oubliée, et les deux amies sanglotaient dans les bras l’une de l’autre. Le lendemain, Camille était insouciante, rieuse, coquette avec le premier venu, tandis qu’Hermine, profondément troublée, ébranlée jusqu’au fond de l’âme, se rattachait de toute sa force aux paisibles affections de la famille, sans parvenir à retrouver le calme perdu.

C’était un spectacle charmant que de voir entrer dans un bal les deux jeunes filles, les deux inséparables, ainsi qu’on les appelait d’ordinaire. La beauté d’Hermine, poétique, originale, pleine de feu et de sève, mais d’une sève immortelle, d’un feu céleste, produisait une sorte d’extase. L’apparition de cette jeune fille dans le plus vulgaire salon y évoquait une foule d’ombres divines. Les éternellement jeunes, les éternellement belles, — la fille de Pharaon, Velléda, Haydée, Francesca et Juliette, — devaient s’habiller, marcher, parler ainsi. Quant à Camille, elle ne vous entraînait ni sur les rives du Nil, ni vers les îles de l’Ionie ; on ne tourbillonnait pas avec elle dans l’espace immense, on ne s’égarait pas à sa suite dans la forêt sacrée, on ne mourait pas de sa mort. Devant Camille, on songeait au printemps, aux oiseaux, aux fleurs, aux rires éclatans, aux larmes folles, quelquefois un peu à la robe élégante qui faisait si bien ressortir sa taille, souvent, très souvent, à l’effet splendide que devaient produire sur ses épaules si blanches les flots dorés de sa magnifique chevelure, quand le soir, devant sa glace, elle la dénouait pour la nuit.

Pas de jalousie possible entre Hermine et Camille. Sans doute on s’occupait davantage d’Hermine ; mais ceux qui écoutaient religieusement son chant, ceux qui la proclamaient bien haut sans pareille, sans égale, répétaient peu après bien bas à Camille qu’elle seule était délicieuse, enivrante, et qu’ils donneraient tout au monde pour entendre sortir de sa bouche une parole d’amour. Camille n’en désirait pas plus.

Au moment même où la dangereuse amitié de Camille avait surexcité l’imagination d’Hermine et développé ses facultés aimantes, une autre liaison vint donner un essor puissant à ses instincts d’artiste. Le lieutenant Tranchevent reçut au mois d’avril 1846 une lettre qui lui rendit ses vingt-cinq ans pendant plusieurs heures. Cette lettre était écrite par une prima donna italienne que Tranchevent avait beaucoup connue, vers 1840, à La Havane. La Ginevra était restée simple et dévouée au milieu d’éclatans triomphes. Voyant à Cuba beaucoup d’officiers de la marine française, elle s’était prise d’amitié pour le brave lieutenant. Pendant une épidémie, elle avait tout négligé pour donner à Tranchevent des soins assidus qui lui avaient sauvé la vie. Tranchevent parlait souvent de la Ginevra, et toujours avec enthousiasme. Il y avait quelque arrière-souvenir de la prima donna dans l’importance qu’il attachait au talent musical de sa fille.

La Ginevra annonçait à Tranchevent son arrivée en France. Les médecins lui conseillaient de prendre des bains de mer, sa santé ayant été assez sérieusement altérée par une longue traversée. Elle avait d’abord songé à s’établir dans les environs de Nantes ; mais cette ville et surtout ses habitans lui déplaisaient tellement qu’elle voulait se rapprocher de ses anciens amis de la marine, et priait Tranchevent de lui louer un appartement pour trois mois. Tranchevent fit avec joie ce que lui demandait la prima donna ; il n’hésita point à la recevoir dans sa famille dès le premier jour de son arrivée à Lorient. La prima donna échappait de par le lieu de sa naissance au code de morale maritime dont nous avons signalé l’austérité à l’endroit des nationaux. Toutes les portes s’ouvrirent devant ce talent supérieur. On organisa spécialement pour la Ginevra plusieurs soirées à la préfecture. Même auprès de la célèbre cantatrice, Hermine avait un rôle brillant dans les fêtes.

Caro, c’est mal de m’avoir caché cela, dit au lieutenant la grande artiste la première fois qu’Hermine chanta devant elle ; votre fille est une merveille ! Toute la terre devrait être aux pieds de cette enfant.

Pendant trois mois entiers, la Ginevra passa toutes ses matinées avec Hermine. Elle faisait répéter à la jeune fille les duos qu’elles devaient chanter le soir ensemble, et lui enseignait tout ce qui dans l’art peut s’apprendre. Une mère n’eût pas donné plus de soins à son enfant.

La veille du jour fixé pour son départ, la Ginevra entra sans se faire annoncer dans la chambre de Mme Tranchevent, au lieu de se diriger, comme de coutume, vers le petit salon où l’attendait Hermine.

Caro, dit-elle brusquement au lieutenant, qui, selon l’habitude traditionnelle des marins, mettait pour la trentième fois en ordre une collection de coquillages, caro, a-t-on souvent demandé votre Bengali en mariage ?

Mme Tranchevent était en ce moment occupée à coller des coquilles sur de petits morceaux de carton. Une magnifique hélice lui échappa des mains, ses traits se décomposèrent ; elle rougit jusqu’à la racine des cheveux.

— Ma foi, répondit le lieutenant avec sa franchise habituelle, à l’exception d’un de mes vieux camarades que j’ai traité de fou, personne, à ma connaissance, n’a eu cette idée.

— Hermine est encore si jeune ! ne put s’empêcher d’ajouter Mme Tranchevent.

— Je l’avais deviné, dit tranquillement la Ginevra. Hermine ne se mariera jamais ici.

— C’est bien possible, dit philosophiquement le lieutenant.

— C’est certain. Ce qu’il faut avant tout dans votre pays, ce sont des femmes de ménage. Hermine est impropre à ces fonctions-là.

— Vous vous trompez, interrompit vivement Mme Tranchevent, attaquée dans les principes qu’elle croyait avoir inculqués à sa fille. Hermine est parfaitement capable de conduire une maison, d’élever ses enfans.

— Sans doute, en contrariant toutes ses inclinations, en étouffant tous ses instincts, en accomplissant des prodiges d’énergie et d’abné gation, elle arrivera à faire assez mal ce que beaucoup d’autres femmes feront parfaitement bien, sans peine aucune, en suivant seulement la pente de leur nature. — Carissimo, continua la prima donna en se tournant vers Tranchevent, votre Bengali est née grande dame, princesse. Puisqu’il n’y a dans votre pays ni grands seigneurs, ni princes pour l’épouser, — les grands seigneurs et les princes sont rares partout aujourd’hui, — il faut que vous lui permettiez de conquérir elle-même son titre, de monter par ses propres forces jusqu’à la place qu’elle est faite pour occuper.

Tranchevent ne voulait pas comprendre où allait aboutir la Ginevra. Il nettoyait soigneusement une conque de Venus sans lever les yeux sur elle.

— M’entendez-vous, cher lieutenant ? reprit la prima donna après un silence. Il faut qu’Hermine… entre au théâtre…

Mme Tranchevent regarda la Ginevra, comme si la cantatrice lui avait proposé de livrer son enfant au minotaure de Crète.

— C’est impossible, chère amie ! s’écria le lieutenant avec un mouvement d’impatience mitigé par sa sympathie pour l’artiste.

La Ginevra ne se troublait pas pour si peu.

— C’est au contraire la chose la plus simple du monde, reprit-elle. Venez tous les deux à Paris avec votre Hermine. Je me charge de son succès. Elle vous gagnera en une seule soirée plus d’argent que le roi ne vous en donne par an. Vous verrez quel bonheur ! N’ai-je pas eu moi-même du succès à rendre folle ? Eh bien ! Votre Bengali vaut cent fois mieux que moi. Elle a une plus belle voix, elle est plus belle, plus fière, surtout mieux élevée. Moi, je suis la fille d’un jardinier de Milan ; une vieille princesse à laquelle j’allais porter des fleurs m’a prise en amitié et m’a donné des maîtres de musique. Dieu lui rende au ciel le bien qu’elle m’a fait ! car l’art pour une femme, c’est la consolation de l’âme, c’est la liberté, c’est le bonheur…

Les grands yeux noirs de la Ginevra rayonnaient, elle était bien belle en ce moment. — Carissimo, poursuivit-elle d’une voix suppliante en saisissant la main de Tranchevent, songez un peu au bonheur de votre fille ! Il vaudrait mieux la condamner à mort que de la garder ici…

Le lieutenant restait muet. La raison lui criait que la prima donna disait vrai ; mais les cris de ses connaissances, mais surtout l’honneur du nom de Tranchevent ! — Hermine est assez raisonnable pour se conformer à sa situation, quelle qu’elle soit, répondit la femme du lieutenant.

Mme Tranchevent eût été plus émue, plus ébranlée que son mari, si elle avait pu attacher quelque importance aux paroles de la Ginevra. Ce somptueux, cet éblouissant avenir dont parlait la prima donna était si loin des mesquineries de sa vie, qu’elle n’y voyait guère, la pauvre femme, qu’une brillante fantasmagorie sans réalité aucune.

— Ne parlons plus de cela, Ginevra, dit résolument le lieutenant, honteux d’avoir un instant oublié devant la grande artiste, devant la consolatrice de La Havane, ses principes français et domestiques. Vous êtes une bonne, une ravissante femme ; je vous admire et je vous aime, mais nous ne pourrons jamais nous entendre sur ce point, poursuivit-il d’une voix plus douce en serrant amicalement les mains de la Ginevra dans les siennes.

— Je suis trop satisfaite de mon sort pour être susceptible, dit la prima donna avec tristesse. J’entends bien que vous rougiriez de voir votre fille au théâtre ; mais quand vous verrez le Bengali couché dans sa tombe après un long martyre, vous regretterez peut-être de n’avoir pas écouté la Ginevra.

L’aimable femme quitta presque aussitôt l’appartement les yeux pleins de larmes.


II

Cette scène se passait juste au moment où le rigide marin méditait son épître au ministre. Deux mois plus tard, au commencement d’octobre, le lieutenant était installé à Hennebon avec toute sa famille.

Les dix-huit cents francs de retraite de Tranchevent, ajoutés aux quatre cents francs de sa femme, formaient un total de deux mille deux cents francs de revenu, sur lesquels devaient vivre cinq personnes, en comptant une grosse fille nommée Jeannette, qui servait depuis cinq ans dans la maison. Si (éventualité possible) le lieutenant mourait avant sa femme, Mme Tranchevent et ses deux filles seraient réduites à quatre cents francs par an. Voilà quel était le présent, quel était l’avenir d’Hermine !… Personne alors, pas même sa mère, ne songeait à la chance d’un mariage. Puisqu’à Lorient, en trois années, avec tous ses succès de beauté et de talent, la jeune fille avait rencontré si peu de prétendans, qui pourrait venir la déterrer à Hennebon ? Une chose qui peint bien la province, c’est que deux lieues, à peu près la distance de Notre-Dame-de-Lorette au Panthéon, suffisent pour mettre des abîmes entre la population de Lorient et la population d’Hennebon. Les personnes les plus fêtées dans les salons lorientais sont complètement oubliées dès qu’elles ont passé quelques mois dans le campo santo que nous avons décrit.

Le départ pour Hennebon marqua une époque décisive dans la vie morale d’Hermine. Le milieu où jusque-là elle avait vécu ne lui é tait pas assez antipathique pour exciter dans son esprit de grandes révoltes ; par plusieurs côtés même, il favorisait ses aspirations. Du petit coin de terre où elle se transformait lentement de jeune fille en femme, Hermine entrevoyait des perspectives immenses, où son cœur, son âme, sa fantaisie, s’ébattaient par avance à pleines ailes. Pendant la première semaine qu’elle passa à Hennebon, la fille du lieutenant regarda pour la première fois en face l’avenir qui lui était réservé, et n’y découvrit rien, absolument rien… Elle allait avoir vingt ans. Dans dix ans, dans trente ans, son existence serait ce qu’elle était.

S’il est un supplice atroce entre tous pour une créature pleine de vie, prête à s’élancer radieuse vers ce qui illumine et réchauffe l’âme, c’est celui de se sentir accablée à jamais par un hyménée contre nature avec l’immobilité morne, l’inertie maussade, le néant. Les luttes de la passion combattue par la conscience, les plus douloureux sacrifices sont du bonheur, comparés à cette souffrance. Qui accuser pourtant ? Les parens d’Hermine n’étaient certes point des tyrans ; ils aimaient leur fille et se croyaient excellens pour elle. Hermine sanglota pendant plusieurs nuits et désira mourir, puis elle s’accusa elle-même, comme la plupart des opprimés. Enfin elle essaya de se résigner. Aux questions affectueuses de la Ginevra sur sa nouvelle existence, elle avait d’abord répondu avec désespoir ; ses lettres devinrent insensiblement plus calmes.

« J’ai fait hier, lui écrivait-elle, une promenade qui m’a rendu quelque courage. Ma mère m’avait confiée à l’une de nos nouvelles connaissances, Mme Chabriat. Mme Chabriat est une femme de cinquante ans, très bonne, je crois, et certainement très originale. Fille et veuve de médecin, elle s’adonne avec passion aux études médicales, et professe avec une verve singulière des doctrines tout à fait opposées aux axiomes de l’école. Ce qui vaut bien mieux encore, elle guérit ses malades. Comme ses cures sont gratuites, sa clientèle est nombreuse. À toutes les heures du jour et de la nuit, le plus souvent à pied, par des chemins affreux, sous le soleil, sous la neige, sous la pluie, elle court vers ceux qui réclament ses soins. Des malheureux qu’elle a arrachés à la mort, elle s’est fait une famille. — C’est ma fille, cette enfant-là ! me disait-elle d’un ton joyeux en embrassant une charmante petite fille de dix ans sortie à notre approche d’une misérable chaumière. Sans moi, le croup l’emportait ; les médecins l’avaient abandonnée déjà quand je suis arrivée près de son lit.

« Mme Chabriat est peu indulgente envers ses confrères, qui du reste, dit-on, lui rendent en noires méchancetés ses impertinentes attaques. À quelques pas de la chaumière, pendant que la petite fille sautillait encore autour de nous, un vieillard assis sur le bord de la route s’est levé pour venir remercier Mme Chabriat de la guérison de sa sciatique. Mme Chabriat lui a demandé des nouvelles d’une douzaine de personnes qu’elle soigne dans le même hameau, ou qu’elle a jadis soignées. Nous suivions ce que l’on appelle ici le halage, c’est-à-dire le bord de la rivière. Je n’aurais jamais cru que la campagne pût être aussi belle en plein hiver. Le Blavet coule en cet endroit entre deux collines boisées. Les rameaux desséchés des grands châtaigniers se dessinant sur un ciel parfaitement pur couronnaient les hauteurs d’une frange vaporeuse. D’épais taillis de chênes, dont l’automne brunit les feuilles sans les abattre, descendaient jusqu’au bord de l’eau. Des bouquets de sapins noirâtres s’échelonnaient çà et là sur la montagne. La rivière, reflétant le soleil et le ciel bleu, semblait plus bleue, plus étincelante, plus limpide par le contraste de toutes ces teintes effacées ou lugubres.

« Aiguillonnées par un froid piquant, nous marchions sur la terre durcie avec une rapidité qui était à elle seule une jouissance. Mme Chabriat ne se préoccupait guère du paysage, mais son entrain était intarissable. Selon sa coutume, elle argumentait contre des adversaires absens avec une énergie un peu brutale. — Vous voilà fraîche comme une rose maintenant, me dit-elle tout à coup en me regardant en face. Eh bien ! ma pauvre enfant, vous faisiez peur ce matin quand j’ai demandé à votre mère la permission de vous emmener. Le grand air, l’activité, encore et toujours l’activité, voilà le préservatif de tous les maux. Ils (cela veut toujours dire les médecins) font de grands traités sur les maladies spéciales de la femme : je leur dis, moi, qu’ils n’y entendent rien. La femme n’a qu’une maladie spéciale, c’est l’oisiveté. Voilà ce qui vous enlaidit, ce qui vous vieillit, ce qui vous tue. Est-ce qu’on me voit jamais malade, moi ? Est-ce qu’il n’est pas historiquement prouvé que toutes les femmes célèbres dans la politique, dans les lettres, dans les arts, ont joui d’une santé robuste ? Que veut dire ce privilège, je vous prie ? Ils voient qu’une pensée nous fait rire, et qu’une autre nous fait pleurer, résultat matériel, je crois, et ils n’ont jamais soupçonné que l’exercice de nos facultés intellectuelles et morales, que le développement complet de notre personnalité sont indispensables au fonctionnement normal de nos organes ; mais elles sont encore plus lâches qu’ils ne sont ignorans et de mauvaise foi. « Que faire ? me disent-elles toutes ; que faire ? » Eh ! croyez-vous qu’il m’ait été si facile de faire quelque chose ? J’avais tout contre moi, même la loi, ce qui ne m’a pas empêchée de plus soigner de malades, surtout d’en plus sauver, que les docteurs à diplômes. Que faut-il donc ? Il ne faut que vouloir.

« Mme Chabriat me laissa sur cette péroraison, et gravit la montagne pour déterrer derrière un rocher, sous les mousses et les lichens, une plante dont elle me vanta les vertus curatives. Notre excursion avait, bien entendu, pour but une consultation médicale ; il s’agissait d’un éclusier malade de la poitrine. Quand nous arrivâmes, après deux heures de marche, à la maison de cet homme, Mme Chabriat me défendit d’y entrer avec elle. Je m’assis tout près de l’écluse, sur le tronc d’un vieux noyer renversé par le vent. En face de moi, le soleil près de disparaître empourprait l’horizon, et donnait aux arbres dépouillés qui surmontaient la colline une coloration et des formes bizarres. Pendant que ce coin du ciel resplendissait, l’eau de la rivière devenait à chaque instant plus noire ; la cascade de l’écluse, qui tout à l’heure jouait avec les rayons, tombait maintenant sombre, presque terrible. Vous auriez, j’en suis sûre, trouvé cela bien beau, ma chère Ginevra ! Je passai près d’une demi-heure devant ce spectacle, songeant à vous et faisant aussi un sévère retour sur moi-même.

« Dans ce même milieu, qui me semble à moi si froid, si morne et si vide, cette bonne Mme Chabriat parvient à satisfaire tous ses besoins d’activité et de sympathie : elle sait donner à sa vie un noble but ; son existence est utile, et de plus elle est heureuse. Est-il impossible d’accomplir dans une autre sphère ce qu’elle réalise dans la sienne ? Les obstacles qui me paraissent invincibles le sont-ils plus que ceux dont elle triomphe chaque jour ? Il faut vouloir, dit-elle. Qu’ai-je voulu jusqu’ici ? Au lieu d’accuser la destinée, ne devrais-je pas attribuer toutes mes souffrances à ma faiblesse, à l’inertie de mon âme ?

« J’étais absorbée dans ces pensées quand Mme Chabriat revint près de moi. Il faisait nuit, et nous reprîmes en toute hâte la route d’Hennebon.

« A l’entrée de la ville, Mme Chabriat causa pendant quelques instans avec deux personnes que j’avais à peine entrevues jusqu’alors. L’une est la plus jeune de quatre demoiselles qui semblent depuis longtemps habituées à cette triste vie d’Hennebon, les demoiselles Simonin ; l’autre se nomme Angélina Richard. Malgré l’altération de ses traits, on devine que Mlle Simonin a dû être jolie. Quant à Mme Richard, elle paraît spirituelle ; mais il y a dans sa parure et dans sa toilette je ne sais quoi de décidé et d’excentrique qui étonne, surtout à Hennebon. Mme Chabriat témoigna une préférence marquée à Martine Simonin. — Pauvre fille ! me dit-elle en me parlant de Martine dès que ces demoiselles se furent éloignées ; elle serait belle encore, si elle pouvait réussir à trouver un mari. C’est le chagrin d’avoir été abandonnée qui la maigrit et la pâlit comme vous voyez. Martine Simonin, me raconta Mme Chabriat, a attendu pendant huit années que son fiancé, sorti de l’École normale, se fût créé une position lucrative. Le lendemain d’un brillant succès littéraire, ce jeune homme, au lieu de se diriger vers la Bretagne, partit pour l’Italie. Une lettre datée de Naples annonça à la pauvre Martine que la philosophie est une maîtresse jalouse, exigeant de ses serviteurs, dût leur cœur se briser, le sacrifice de toutes les affections terrestres. Mme Chabriat m’entretint ensuite de Mlle Richard. — Elle a passé, me dit-elle, quinze ans à Paris, suivant les cours du Conservatoire, et nous étourdissant du bruit de ses succès futurs ; puis un beau matin elle est revenue à Hennebon avec sa mère, n’y rapportant qu’un médiocre talent de pianiste, une figure fanée et des oripeaux de mauvais aloi. Elle donne maintenant des leçons de musique. Quoiqu’il coure de singuliers bruits sur son compte, on la reçoit partout. Ses bons mots amusent de pauvres sots désœuvrés comme il y en a tant ici ; surtout sa méchanceté effraie. À votre table, elle vous divertit aux dépens du voisin ; chez le voisin, elle ferait rire à vos dépens. C’est à qui l’invitera.

« Mme Chabriat, si bienveillante pour Mlle Simonin, m’a semblé bien sévère pour Mme Richard : les déceptions d’Angélina ont peut-être été plus cruelles encore que celles de Martine ; mais j’ai déjà remarqué chez Mme Chabriat une singulière indulgence pour les êtres faibles et maladifs. Très intolérante comme femme, elle excuse tout comme médecin. J’ai tort d’analyser les travers d’une personne que j’estime et que je respecte. Dans la mesure de mes forces, je veux imiter Mme Chabriat, je veux sortir de ma torpeur. Je deviendrai l’amie de Martine et d’Angélina. Mlle Richard est musicienne : ne pourrions-nous, en unissant nos efforts, développer chez ceux qui nous entourent l’amour de la musique ? Ne serait-il pas beau d’initier à de nobles jouissances de pauvres gens ennuyés et méchans par ennui ? — Bercée par ces rêves, je me suis endormie hier presque joyeuse. »

La Ginevra n’était pas la confidente qu’il eût fallu en ce moment à Hermine. Une vie indépendante et active avait largement développé l’imagination, le caractère et le cœur de la prima donna ; mais la prudence, l’esprit de résignation, lui étaient à peu près inconnus. — Mon pauvre Bengali, s’écria-t-elle après avoir lu la lettre d’Hermine, qu’auront-ils fait de toi dans un an, puisque si peu de semaines ont suffi pour calmer tes révoltes et pour te faire envier la destinée de Mme Chabriat ? Des cris de douleur m’affligeraient moins que cette acceptation prompte, facile, d’une existence pire que la mort. Me serais-je trompée sur toi ?

En répondant à Hermine, la Ginevra dut faire un violent effort sur elle-même pour cacher sa tristesse, presque son irritation. Une nouvelle lettre du Bengali vint bientôt calmer ses inquiétudes d’artiste. « Je suis plus découragée que jamais, écrivait Hermine. Toutes mes tentatives pour donner un intérêt, une utilité quelconque à ma vie, échouent. Les cœurs se ferment devant le mien. Le récit de Mme Chabriat m’avait inspiré une sincère sympathie pour Martine Simonin. — Vous avez beaucoup souffert, je le sais, lui ai-je dit l’autre soir avec effusion après l’avoir entendue prononcer quelques paroles amères contre les hommes. — Je vois qu’on s’est moqué de moi devant vous, m’a répondu aigrement Martine. Soyez tranquille, votre tour viendra bientôt ; vous n’aurez pas toujours dix-neuf ans. — Tous mes efforts pour pénétrer dans cette âme froissée ont été inutiles, je crois même qu’ils m’ont valu l’antipathie de Martine. Du côté de Mlle Richard, je n’ai pas été plus heureuse. Je lui ai proposé d’étudier avec moi la musique italienne que vous avez eu la bonne pensée de m’envoyer. — En travaillant ensemble, nous ferons plus de progrès, lui ai-je dit. — Des progrès ! s’est-elle écriée avec un rire moqueur, vous voulez faire des progrès à Hennebon ? Pour qui et pour quoi, je vous prie ? Si j’ai un conseil à vous donner, c’est de fermer à tout jamais votre piano. — J’ai voulu consulter Mme Chabriat, lui confier mes désillusions et mes tristesses ; je me suis vite aperçue qu’en dehors de la médecine, rien ne l’intéresse beaucoup. Les contradictions, les sarcasmes, les violentes persécutions des médecins, dont elle menace les intérêts, la maintiennent d’ailleurs dans une telle excitation d’esprit, qu’elle n’a guère le loisir de s’occuper des ennuis des autres. À mon complet isolement moral, à l’uniformité d’une existence sans but, vient s’ajouter le supplice d’entendre éternellement déchirer cinq ou six personnes, toujours les mêmes, qui, depuis dix, vingt ans et plus, sont le sujet de toutes les observations, le point de mire de toutes les plaisanteries. Mme Chabriat est maltraitée entre toutes ; ses travaux persévérans, son ardeur, les services réels qu’elle rend aux malheureux, ne sont ici qu’un titre au ridicule. Que faire ? que devenir ?… Conseillez-moi, rendez-moi quelque force ; expliquez-moi, si vous le pouvez, pourquoi mon affection, si chaleureusement offerte, a été partout repoussée. »

Quelques lignes écrites à la hâte furent toute la réponse de Ginevra.

« Tu me demandes pourquoi ton affection a été repoussée. Tu ne sais donc pas, ma pauvre enfant, que la lumière fait cruellement souffrir les yeux habitués aux ténèbres ? Ta jeunesse, ta beauté, ta sainte confiance, tes talens, troublent, offensent de tristes victimes du sort qui depuis longtemps se sont arrangées pour ne plus vivre, espérant ainsi ne plus souffrir… Tes rêves étaient insensés. Tu ne peux rendre la vie aux êtres inertes qui t’entourent ; mais eux, un peu plus tôt, un peu plus tard, finiront par étouffer toute vie en toi. Certains milieux agissent à la manière des glaciers : leur action insensible et lente échappe à l’observation, un jour arrive pourtant où toutes les fleurs de la vallée ont disparu sous la masse pesante et morne. »

Quand la Ginevra se repentit d’avoir écrit cette lettre, Hermine l’avait déjà lue.

La malheureuse enfant se débattit quelque temps encore, puis toute lutte cessa. La correspondance avec la Ginevra s’arrêta presque absolument. Les lettres à Camille, expansives et interminables pendant les premiers mois qui avaient suivi leur séparation, devinrent courtes et insignifiantes. À la grande surprise d’Hermine, Camille ne semblait pas s’en apercevoir. Chose plus surprenante encore, les lettres de cette amie si tendre, si caressante, étaient depuis le premier jour brèves, embarrassées, froides même, quoiqu’un bon nombre d’épithètes passionnées y fussent semées à tort et à travers. Cette froideur fut d’abord pour Hermine une douloureuse déception ; puis elle se dit que son cœur, vide d’amour, se montrait trop exigeant envers l’amitié, et elle garda pour son amie une affection vive et profonde. Il était convenu que Camille viendrait passer quelques semaines à Hennebon dès le retour de la belle saison. Quand Hermine respira le parfum des premiers lilas et vit blanchir la première haie d’aubépine, l’espoir de se retrouver bientôt avec sa chère Camille lui rendit un peu d’insouciance et de gaieté. Deux lignes lues dans un journal par M. Tranchevent lui enlevèrent cette dernière illusion. Le Moniteur annonçait la nomination du père de Camille aux fonctions de préfet maritime à Cherbourg. Presque aussitôt un billet arriva, un billet de quelques lignes. Camille s’excusait de ne pouvoir aller jusqu’à Hennebon pour dire adieu à son amie, elle avait tant de préparatifs à faire ! Elle engageait vivement Hermine à venir passer quelques semaines près d’elle ; mais il était contraire aux principes du lieutenant qu’une jeune fille restât plusieurs jours éloignée de sa mère ; d’ailleurs, depuis sa mésaventure, il ne pouvait plus entendre de sang-froid nommer un port de mer. À vrai dire, M. Tranchevent s’accommodait fort bien de sa vie nouvelle. La promenade, le soin de ses coquillages, la lecture des journaux, les discussions politiques, le whist, surtout l’élucubration d’une nouvelle théorie des marées, remplissaient très agréablement ses journées. Quant à Mme Tranchevent, elle possédait ce qu’elle rêvait depuis bien des années, un jardin. Pour trois cents francs par an, la famille Tranchevent habitait une maison composée d’un rez-de-chaussée, d’un premier étage et de mansardes, avec une assez grande pièce de terre bornée au midi par un ruisseau et séparée de la campagne par une haie vive ; sur la place du Marché, la salle à manger au rez-de-chaussée, la chambre de Mme Tranchevent, servant de salon, au premier, et la chambre de Caroline dans les mansardes ; sur le jardin, le cabinet de travail du lieutenant, la chambre d’Hermine et le fruitier. La vieille Jeannette couchait dans une sorte de niche sous la cage de l’escalier. L’unique fenêtre de la chambre d’Hermine était complètement entourée de vigne et de chèvrefeuille, dont les plus hautes branches montaient jusqu’au toit. Vis-à-vis de la porte d’entrée, au bout d’un long corridor, quatre marches conduisaient à un petit bâtiment servant de cuisine, par lequel il fallait absolument passer pour entrer dans le jardin. Un escalier extérieur comme dans les chalets suisses, pour mieux dire une échelle, permettait d’aborder un vaste grenier très éclairé, ménagé au-dessus de la cuisine. De la chambre d’Hermine, les yeux tombaient sur les cerisiers et les gros noyers qui donnaient de l’ombre au jardin et sur le toit d’ardoise du grenier. En face, derrière le ruisseau, des collines boisées, surmontées à droite par un ancien couvent de capucins, s’abaissaient vers la grand’route par une pente insensible. Ce paysage sans horizon était calme, doux, riant à l’œil ; de temps à autre, un coq chantait dans une basser-cour voisine, ou quelque pigeon venait s’ébattre sur le petit toit d’ardoise, d’ordinaire habité par une grosse chatte blanche qui ne songeait guère aux souris.

— Je suis peut-être condamnée à voir pendant tous les jours de ma vie ces noyers, ces collines et ces ardoises, se disait quelquefois Hermine avec accablement, quand elle lisait devant sa fenêtre ouverte. Au même moment, Mme Tranchevent plantait des dahlias, des jasmins et des rosiers dans les plates-bandes de son jardin, elle souriait d’avance aux fleurs de la saison prochaine et aux beaux arbustes qui l’abriteraient dans cinq ou six ans. Caroline était heureuse comme sa mère ; ses aptitudes domestiques avaient plus que jamais leur libre essor : elle réalisait en tous points l’idéal de l’honnête femme, de la femme qui n’a pas d’histoire.

L’existence que nous venons de décrire fut troublée un matin par une nouvelle tout à fait inattendue. Firmin Tranchevent, frère puîné d’Alexandre-Achille, annonçait sa prochaine arrivée à Hennebon. Fatigué, disait-il du tumulte de Paris, il voulait acheter en Bretagne une terre dans laquelle il passerait au moins neuf mois sur douze. Sa femme, ajoutait-il, était ravie de ce projet ; elle se faisait une fête de faire enfin connaissance avec sa famille bretonne. — Est-il heureux, ce paresseux de Firmin ! s’écria le lieutenant en haussant les épaules. Allons, mes pauvres enfans, apprêtez-vous à être bientôt éclaboussées par les équipages de votre oncle ! Cependant il faut tout disposer pour le recevoir de notre mieux, ajouta le lieutenant par esprit de famille comme par bonté naturelle.

Le second fils du sénateur Tranchèrent avait suivi une voie bien différente de celle de son frère aîné. Tout lui avait réussi. N’ayant pu, malgré son nom, entrer dans la marine, tant son ignorance était notoire, il passa en plaisirs frivoles les quinze années de la restauration, et ne s’en trouva que mieux placé pour faire valoir les souvenirs républicains et impériaux laissés par son père, lorsque la révolution de juillet vint remettre en honneur la liberté et le patriotisme. Sous-préfet d’abord, puis préfet à trente-six ans, il fut destitué au bout de quatre années d’exercice par suite d’un bouleversement ministériel. Cette disgrâce l’attrista peu ; ses hautes fonctions lui ayant valu une riche alliance, rien ne convenait mieux à son indolence naturelle que la perspective de manger paisiblement les vingt-cinq mille francs de rente apportés par sa femme. Mme Louise Tranchevent ne pensait pas tout à fait de même ; s’étant mariée par ambition, un peu âgée déjà, elle regrettait amèrement les honneurs, les titres qu’elle avait rêvés. Chétive de formes, Mme Louise Tranchevent, bien que mielleuse en paroles, bien que sachant afficher au besoin des sentimens généreux, était au fond sèche, rapace, envieuse, violente, comme presque toutes les femmes passionnées auxquelles l’amour a fait défaut. Elle n’aimait au monde que son fils Cyprien, écolier de neuf ans, dans lequel s’incarnaient à nouveau ses espérances déçues. Firmin était gouverné par sa femme, le savait, s’en irritait souvent, mais par amour du repos ne se révoltait jamais. Trois jours après l’arrivée de sa lettre, il débarquait sur la place d’Hennebon accompagné de sa femme et de Cyprien, alors en vacances. Les Tranchevent aîné entourèrent la diligence et embrassèrent les nouveau-venus avec une cordialité expansive. En ce premier moment, Mme Louise Tranchevent fut jugée par tous bonne et gracieuse. Hermine espérait déjà trouver une amie dans sa tante. Le lieutenant entraîna sans perdre de temps sa belle-sœur et son frère vers sa maison. Il était ravi jusqu’au fond de l’âme de donner l’hospitalité à des parens aussi proches, à des Tranchevent. La bonne Caroline avait employé les trois jours précédens à préparer sa chambre pour les hôtes attendus ; elle devait, elle, coucher dans le fruitier. Le lieutenant aurait cru manquer à tous ses devoirs en laissant son frère aller à l’hôtel. Il entendait aussi que la famille parisienne n’eût pas d’autre table que la sienne jusqu’au jour où le château des Tranchevent jeune serait acheté ou bâti. Ces arrangemens furent acceptés par Mme Louise après quelques débats de convenance.

On se mit à table ; la franche gaieté du lieutenant se communiquait à ses convives. Mme Louise était charmante de simplicité et de bonne humeur. Déjà Firmin savourait en imagination les douceurs de la vie champêtre et seigneuriale.

— Jean doit avoir plus de vingt ans maintenant ; qu’en fais-tu ? dit tout à coup le lieutenant à son frère.

Dans les premières années de sa jeunesse, Firmin avait épousé à Gênes une Italienne très belle qui était morte, après dix-huit mois de mariage, en donnant le jour à un fils, nommé Jean.

— Il est depuis un an à Paris ; il étudie la médecine, il travaille, répondit Firmin visiblement embarrassé.

— Croyez-vous réellement qu’entouré comme il l’est, il puisse travailler ? dit Louise d’un ton lent et calme en s’adressant à son mari.

Sous l’intonation moelleuse, un observateur attentif eût reconnu l’ironie et la colère. Firmin ne put s’y tromper. — Vous exagérez peut-être, ma chère amie, dit-il avec une certaine timidité ; les choses ont bien changé depuis quelque temps…

— Qu’a donc fait Jean pendant les quatre années qu’il a passées hors de France ? reprit le lieutenant. — Depuis une époque bien antérieure au second mariage de Firmin, le lieutenant n’avait pas vu son frère ; il n’était donc nullement au courant de ses affaires de famille.

— Rien de bon ! répondit brusquement Firmin à l’interrogation de son frère.

— Vraiment ? dit le lieutenant en regardant alternativement son frère et sa belle-sœur d’un œil inquiet, comme pour leur demander une explication.

— Il y aurait peut-être un moyen de sauver ce jeune homme, dit Mme Louise Tranchevent avec une intonation pleine de feinte sympathie : ce serait de l’éloigner, au plus vite de Paris. Aussi je m’afflige parfois, bien que je comprenne cette faiblesse, de voir M. Tranchevent disposé à céder aux désirs de son fils, qui, à aucun prix, ne veut partir pour l’armée, si dans quelques mois le sort fait de lui un soldat. Quand l’avenir, l’honneur même de nos enfans sont en jeu, ne pensez-vous pas, lieutenant, qu’il faut savoir imposer silence à son cœur ?

— La vie de garnison n’a rien de séduisant, répliqua Alexandre-Achille, et puis quels crimes a pu commettre ce pauvre Jean ? Des peccadilles… C’est de son âge après tout… Quand j’ai rencontré Jean à Bourbon, il y a quatre ans, c’était un brave enfant, un peu étourdi, un peu fou, mais plein de cœur et d’intelligence.

La réputation de sévérité domestique assez justement faite au lieutenant avait donné à Mme Louise l’espérance de trouver un auxiliaire dans son beau-frère. L’indulgence inattendue d’Alexandre-Achille, l’éloge de Jean surtout, l’exaspérèrent.

— Son intelligence n’a guère brillé à Bourbon, reprit-elle, se contenant à grand’peine. L’habitation a été ruinée par lui, nos affaires mises dans le plus mauvais état…

— Tout le monde n’est pas né pour les affaires, reprit Alexandre-Achille. — L’accent du lieutenant disait clairement l’antipathie un peu dédaigneuse de l’officier de marine pour les spéculations commerciales, quelles qu’elles soient. — J’en aurais probablement fait autant à sa place, ajouta-t-il.

— Permettez-moi d’en douter, dit Mme Louise avec une politesse forcée ; vous n’auriez pas, du moins je le présume, vécu dans la plus tendre intimité avec de misérables aventuriers…

Ne croyant nullement à la méchanceté nécessaire et fatale des belles-mères, nous pensons devoir expliquer la haine de Mme Tranchevent pour son beau-fils. Son premier grief contre Jean, c’était la violente passion que Firmin avait éprouvée pour sa mère, non que Louise connût les souffrances d’une jalousie rétrospective, mais toute histoire d’amour lui causait une irritation invincible. Femme intéressée, mère vulgairement ambitieuse, elle ne pouvait se résigner à voir dans sa maison le fils de l’étrangère jouissant des avantages de sa position et vivant sur un pied d’égalité, de supériorité même, avec son cher Cyprien. La mort d’un parent établi à Bourbon l’ayant rendue propriétaire d’une habitation considérable dans cette île vers l’époque où Jean atteignait sa dix-septième année, elle crut tenir l’occasion qu’elle cherchait. Sous prétexte de faire à son beau-fils une situation, elle l’envoya comme gérant à Bourbon, le condamnant dans sa pensée à un exil éternel ; mais personne n’était moins propre que Jean aux fonctions qu’on lui confiait. Le fils de l’Italienne avait une nature indépendante, expansive, enthousiaste et bienveillante à l’excès. Toutes ces nobles tendances développées, exaltées, outre mesure peut-être, par les voyages lointains, l’isolement des siens et la liberté absolue, tournèrent contre les intérêts de sa belle-mère, et, sans demander conseil, il revint de lui-même en France au bout de quatre années. Il faut ajouter qu’à part toute rancune intime, tout calcul, le caractère de Jean, ses instincts, ses idées étaient antipathiques au caractère, aux instincts et aux idées de sa belle-mère. Le bien pour Mme Louise, c’était ce qui, dans toutes les sphères imaginables, devait être avantageux à elle et à son fils ; le mal, tout ce qui pouvait troubler sa sécurité actuelle ou nuire à la prospérité future de Cyprien. Aussi Mme Louise passait-elle dans le monde pour la meilleure des mères. L’honnête simplicité des parens d’Hermine fut plus clairvoyante. Sous les allures doucereuses de leur parente, ils reconnurent bien vite l’égoïsme, l’étroitesse d’âme, la malveillance habituelle. Hermine perdit toute illusion sur sa tante le jour où elle l’entendit cribler d’acerbes épigrammes dès la première entrevue la bonne et cordiale Mme Chabriat. Celle-ci n’avait eu d’autre tort cependant que de dévoiler toute la fougue, toute l’excentricité de son caractère avec la naïveté des êtres qui vivent fortement hors d’eux-mêmes. La nullité universelle et radicale de Firmin n’apparaissait que trop clairement. Son jeune fils, Cyprien, était sournois et tracassier. La perspective d’avoir chez elle pendant plusieurs mois cette famille peu sympathique contrariait fortement la mère d’Hermine : elle se gardait pourtant d’en laisser rien paraître. Le lieutenant n’aurait pas toléré que sa femme ou ses filles hasardassent quelque blâme sur des parens aussi proches.


III

Quinze jours après l’arrivée de Firmin et de sa femme à Hennebon, les deux familles réunies achevaient de déjeuner, quand un grand jeune homme un peu pâle, un peu maigre, à l’épaisse chevelure noire rejetée en arrière, aux grands yeux bruns très animés, très francs et très doux, entra dans la salle à manger. Jean embrassa son père, son frère, le lieutenant et jusqu’à sa belle-mère avec une cordialité attendrie qui surprit beaucoup Hermine. Ce n’était point du tout ainsi qu’elle s’était figuré son cousin. Quant au lieutenant, toutes ses préventions s’évanouirent dès qu’il aperçut son neveu. Instinctivement, par ces liens intimes contre lesquels les plus énormes discordances d’idées ne peuvent rien, Alexandre-Achille sentit que celui-là était bien de sa famille. Les souvenirs longtemps endormis de Bourbon et de sa dernière campagne, évoqués par la présence de Jean, achevèrent de mettre le marin en belle humeur. Mme Louise Tranchevent remarqua toutes ces nuances et sortit avec son mari dès que le déjeuner fut terminé, sans engager son beau-fils à les accompagner. Le lieutenant, de plus en plus charmé de son neveu, lui fit parcourir sa maison et son jardin, puis il le conduisit dans son cabinet de travail. Jean s’intéressait à tout, s’entendait à tout. Le lieutenant se sentait rajeuni de vingt-cinq ans ; il parla longuement de Smyrne. — Serait-il donc vrai que les mauvais sujets ont un charme particulier ? se dit Mme Tranchevent en sortant du cabinet de son mari, où un détail de ménage l’avait appelée un instant. Depuis le jour fatal de sa retraite, elle n’avait pas vu le lieutenant aussi franchement gai.

— À ton âge, on doit dormir partout, dit Alexandre-Achille à son neveu après deux ou trois heures de Causerie ; j’ai quelque part un vieux cadre de bord, je le ferai suspendre ici pour toi. Il serait inconvenant qu’ayant des parens dans la ville, tu allasses loger à l’hôtel.

Jean refusa d’abord, alléguant les embarras qu’il causerait dans la maison de son oncle. Le lieutenant insista fortement. — Puisque vous êtes assez bon pour m’offrir un asile, dit Jean après un court débat, permettez-moi de m’établir au-dessus de la cuisine, dans le grenier que j’ai vu tout à l’heure. Avec une table, des chaises, un hamac et quelques nattes, j’en ferai une habitation très comfortable. Là au moins je ne dérangerai que les araignées et les souris.

Grâce au concours empressé de Caroline, quelques heures suffirent pour transformer le grenier en un logis presque coquet. L’excellente fille poussa le zèle jusqu’à dépouiller sa chambre de deux beaux vases en porcelaine de Chine, présens d’une marraine jadis enrichie par la fugitive prospérité de la compagnie des Indes. Toute la famille Tranchevent aîné, y compris le lieutenant, était en train de mettre la dernière main à l’installation de Jean, quand M. et Mme Tranchevent jeune rentrèrent au logis pour dîner. Les traits de Louise prirent une expression singulière lorsque la vieille Jeannette lui apprit que tout le monde était en ce moment dans le grenier où devait coucher M. Jean. Accoutumée à combiner ses moindres démarches et consumant sa vie en calculs intéressés, Louise voyait partout des combinaisons et des calculs.

— J’avais cru que les marins étaient des gens naïfs et sans habileté aucune dans la vie pratique, dit-elle tout en se débarrassant de son chapeau.

— A propos de quoi dites-vous cela ? demanda Firmin.

— Malgré toutes les séductions de votre fils, répliqua-t-elle avec ironie, je doute fort que le lieutenant l’eût reçu avec autant d’enthousiasme et eût trouvé moyen de le loger dans sa maison, si en père prévoyant il n’avait pas songé que des entrevues fréquentes entre Jean et la belle Hermine amèneraient peut-être un résultat inutilement souhaité jusqu’ici.

— Jean est un enfant, tandis qu’Hermine est une fille faite, dit gravement Firmin. Jean aura quelque fortune, sans compter la position qu’il arrivera tôt ou tard à se créer ; Hermine n’a et n’aura jamais un sou. Rien donc de plus impossible qu’un mariage entre eux. Mon frère est beaucoup trop sensé pour rêver une semblable folie.

Quelques jours plus tard, les deux familles, auxquelles s’étaient jointes Martine Simonin et Mme Richard, s’entassaient dans deux cabriolets de louage, préalablement bourrés de pâtés et de gâteaux. Pour célébrer la présence de ses parens en Bretagne, le lieutenant n’avait rien imaginé de mieux qu’une partie de pêche. Les voitures se dirigèrent vers le Port-Louis. Là on fréta un bateau qui accosta rapidement la plage de Gavre. Dès qu’on eut pris quelques poissons, il fallut s’occuper du déjeuner. Avec quatre avirons et deux voiles, le lieutenant, aidé de Jean et du vieux matelot propriétaire de la chaloupe, eut bientôt construit une tente. Caroline étala ses provisions sur une nappe soulevée çà et là par ces touffes de petits œillets odorans qui couvrent les grèves de la Bretagne, et les convives s’assirent en rond sur un sable blanc, fin et brillant. Mlle Richard se plaça près de Jean dans des intentions conquérantes. Son esprit tant vanté lui donnait, pensait-elle, une supériorité immense sur ses compagnes. Elle fit successivement à son voisin la biographie de toutes les célébrités contemporaines. Jean répondait d’un ton poli quelques mots vagues. S’apercevant qu’il ne pensait guère à elle, Mlle Richard supposa qu’il pensait à Hermine, et Jean compta une ennemie de plus.

A vrai dire, Jean ne pensait à rien en ce moment. La tente s’ouvrait d’un côté sur la mer, bleue à perte de vue et pailletée vers les bords par un gai soleil de septembre. Des lames, les unes à haute crête, les autres à peine indiquées, tantôt menaçantes et rapides, tantôt languissantes et molles, déroulaient sur une immense étendue de côte leur éblouissante frange d’écume, dans laquelle voyagent pêle-mêle les gros galets gris, les plus délicats coquillages et les gigantesques chevelures du varech. L’autre ouverture de la tente servait de cadre à une dune de sable surmontée de chardons desséchés, dont les feuilles épineuses et sonores au moindre souffle se profilaient sur un ciel éclatant. Le vol fantasque des hirondelles et des mouettes, l’espace inondé de lumière, un air vif, bruyant, saturé d’énergiques arômes, un air qui fortifie le corps et trouble l’esprit, Jean sentait tout cela et ne pensait à rien.

Pour avoir sa revanche de l’inattention de Jean, Mlle Angélina, dont la verve satirique divertissait Mme Tranchevent jeune, raconta pour la millième fois, avec un grand luxe de bons mots et d’épigrammes, l’interminable série des anecdotes en circulation depuis quinze ans sur Mme Chabriat et sur les autres victimes de l’inertie intellectuelle de la province. Mme Louise riait à gorge déployée. Excepté le lieutenant, Jean et Hermine, tous prenaient plus ou moins part à cette gaieté banale. Tout à coup le lieutenant jeta sur le sable le couteau qu’il tenait à la main, et, quittant la tente, il marcha à grands pas vers la mer.

— Viens donc ici, Hermine ! cria-t-il au bout de quelques secondes. Tu prétends n’avoir jamais vu de méduse, en voici une magnifique, c’est-à-dire tout à fait hideuse.

Hermine fut bientôt près de son père, et Jean, par besoin de mouvement et d’espace, suivit sa cousine.

— Elles sont insupportables, dit le lieutenant dès que sa fille et son neveu l’eurent rejoint. C’était bien la peine de venir jusqu’ici pour écouter leurs éternels commérages.

Et après avoir montré dans tous ses détails à Hermine la masse gélatineuse qui forme, à un certain degré de son développement, le corps de la méduse, le lieutenant se mit à errer çà et là sur la plage, examinant les goémons, collectionnant des coquilles, cueillant la plante parfumée vulgairement nommée casse-pierre, et détachant des rochers les mollusques appelés berniques en Bretagne et arapèdes en Provence. En ce moment, le lieutenant était aussi jeune, aussi naïf, aussi enivré de liberté, de grand air et d’action qu’un écolier de quinze ans. Les natures honnêtes conservent jusqu’au bout de leur carrière le privilège de la gaieté innocente.

— Je ne comprends rien vraiment aux plaisanteries de Mlle Richard, dit Jean à Hermine, qui suivait le lieutenant à quelques pas de distance. Une âme ardente, le zèle même aveugle de la science, l’amour du luxe, de l’élégance, ne sont, il me semble, ni des ridicules ni des crimes.

La recherche des berniques avait déjà entraîné le lieutenant loin de sa fille et de son neveu. C’était la première fois qu’Hermine se trouvait en tête-à-tête avec son cousin. Elle aussi subissait l’influence du soleil, de la liberté et du grand air.

— Je ne vous comprends pas non plus, mon cher cousin, dit-elle à Jean avec une hardiesse qu’elle n’aurait jamais eue ailleurs ; vous avez, prétend-on, mené une vie extravagante, on parle de vous comme d’un écervelé, et vous prononcez les paroles les plus sages que j’aie jamais entendues ! Oh ! je le vois bien, ils se sont trompés, et vous êtes bon.

Jean, profondément ému, s’était approché d’Hermine ; il la regardait, fasciné. Une rafale de vent enleva des mains agitées de la jeune fille l’ombrelle sous laquelle s’abritait sa tête nue. Les deux jeunes gens coururent à la poursuite de l’ombrelle, et, riant, plaisantant, pour se cacher leur embarras, la disputèrent à une grosse lame qui l’emportait vers le large. Mme Louise Tranchevent apparut en ce moment, appuyée sur le bras d’Angélina.

— Je comprends maintenant pourquoi le lieutenant a appelé la belle Hermine, se dit-elle.

Le lieutenant continuait sa chasse aux coquillages et à la casse-pierre ; il fallut l’appeler à plusieurs reprises pour le ramener vers la tente. Le premier projet était de passer toute la journée sur la côte et de ne regagner le Port-Louis qu’au clair de lune : la lune devait être radieuse ce soir-là, mais Mme Tranchevent jeune déclara que le vent l’étourdissait, que l’air salé lui brûlait la peau. Que faire d’ailleurs sur cette plage aride ? Elle voulait partir au plus vite et proposait de dîner dans les bois de Keraven. Keraven était une très belle propriété, alors en vente, qu’elle était presque déterminée à acheter. Le lieutenant, très contrarié de ce projet, ne fit cependant aucune objection, et vers sept heures du soir on achevait de dîner sous les sapins, au bord du Blavet. Peu importait l’heure du retour, Hennebon n’était plus qu’à dix minutes de marche.

La lune était levée depuis longtemps. Un paysage frais et joyeux au jour était devenu fantastique et presque terrible ; les rochers, les buissons, les chênes, les sapins qui couronnaient les bords de la rivière, étendaient sur une eau semblable à de l’argent liquide leurs ombres prodigieusement agrandies. Au moindre nuage, au moindre vent, ces ombres s’allongeaient, s’entre-croisaient d’une rive à l’autre, s’agitaient, se confondaient, affectant mille formes bizarres.

Vers la fin du repas, Hermine s’éloigna des dîneurs et s’appuya, tout à fait au bord de l’eau, contre un vieux chêne ébranché. Trop agitée, trop pensive pour bien voir la nature, elle regardait machinalement à ses pieds les luisantes aiguilles des sapins dont les premières brises d’automne jonchent la terre. — Chante-nous donc quelque chose, Bengali, cria le père d’Hermine, en ce moment sous l’influence de ce grain de poésie que l’imprévu entretient et réveille dans l’âme des marins à la plus rude écorce.

Jean n’avait aucune idée du talent de sa cousine, Hermine avait à peine fredonné quelque refrain devant lui. Italien, c’est-à-dire artiste, par sa mère, il adorait la musique. L’heure, le site, l’étrange beauté d’Hermine, dont les yeux inspirés et la svelte forme blanche se détachaient sur le chêne noir, contribuèrent à l’enivrer. Plein de fougue, sincère et spontané jusqu’à la démence, il s’élança vers sa cousine dès qu’elle eut dit la dernière note d’une des plus poétiques inspirations de Meyerbeer. — Vous êtes une grande artiste ! s’écria-t-il en lui serrant la main.

Hermine revint à Hennebon appuyée sur le bras de Jean. Mlle Angélina Richard, Mlle Martine Simonin marchaient derrière eux. — Décidément Hermine accapare son beau cousin, dit Martine.

— Cela ne peut pas la conduire à grand’chose, répondit Mlle Richard.

— Cette journée ne vous a-t-elle pas éclairé sur les intentions de votre frère ? disait de son côté Mme Tranchevent jeune à son mari.

— Je n’ai rien remarqué d’extraordinaire, répondit Firmin.

— J’ai de meilleurs yeux que vous.

Hermine s’endormit heureuse, complètement heureuse, pour la première fois de sa vie. Le lendemain, elle descendit dans le petit jardin aussitôt après le lever du soleil. Derrière la haie vive s’étendait une immense prairie appartenant à la commune ; moyennant une infime rétribution, les pauvres gens y faisaient paître leurs vaches. Hermine y rencontra une vieille paysanne qui fournissait du lait à la maison : elle écouta sans fatigue les plaintes de la bonne femme sur le froid et sur le chaud, sur la sécheresse et sur la pluie. Elle sentait assez de bonheur en elle pour défier tous les ennuis extérieurs. Jean apparut bientôt à la porte de son grenier, puis dans le jardin. Les deux jeunes gens se serrèrent silencieusement la main, et s’assirent l’un près de l’autre sur un banc rustique abrité par un magnolia.

— Vous avez une voix admirable et un grand talent ! dit Jean à sa cousine.

— Ginevra me l’a dit quelquefois, répondit Hermine.

— Pourquoi restez-vous en province ?

— Ma famille ne voudrait pas quitter Hennebon, dit tristement Hermine.

— Alors quittez votre famille. Vous devez compte à tous de vos grandes facultés. Vous êtes née pour donner à la foule des émotions sublimes. Si vous préférez un repos égoïste, vous serez, croyez-moi, la première à en souffrir.

— Je souffre horriblement, dit Hermine avec découragement ; mais que puis-je faire ? Les femmes ne sont pas libres de choisir leur destinée.

— Je le sais bien, répondit Jean. Les seules carrières ouvertes aux femmes, qu’on dit si faibles, sont les carrières qui exigent l’extrême effort physique ou l’extrême effort moral. Entre ces deux efforts, faites votre choix. Fortifiez votre âme, et soyez artiste.

— C’est impossible, dit Hermine. J’ai quelquefois pensé à tout cela, mais à Hennebon je ne puis rien entreprendre, … rien, … et je n’espère aucun changement dans ma vie.

— Pourquoi donc ? observa Jean. Partez pour Paris ; vous y trouverez votre amie la Ginevra.

— Que je déshonore mon père ! que je fasse mourir ma mère de chagrin ! s’écria Hermine terrifiée.

— Votre père et votre mère s’opposeraient à votre départ ! reprit Jean stupéfait.

— Comment pouvez-vous le demander ? dit Hermine.

Les yeux d’Hermine regardaient l’horizon sans rien distinguer ; ses doigts froissaient machinalement une branche de verveine arrachée à un buisson voisin. Son bonheur de la veille n’était déjà plus qu’un songe lointain : elle ne savait que penser de Jean. Bien qu’il ne pût s’expliquer complètement l’effet produit par ses paroles, Jean sentait qu’il avait blessé Hermine, et il l’observait avec une tristesse inquiète. Ils avaient passé ainsi plusieurs minutes dans un profond silence, lorsque la voix de Mme Tranchevent se fit entendre à l’extrémité du jardin. Comme de coutume, elle descendait pour arroser ses fleurs.

— Venez donc faire votre service, monsieur Jean, cria-t-elle gaiement au jeune homme. — Jean remplissait chaque matin dans un puits creusé au milieu du jardin les arrosoirs de sa tante. Hermine regagna sa chambre et se mit à pleurer. Jamais elle n’avait vu aussi distinctement le fond de sa destinée. Les tortures passées n’avaient pas été une maladie de son âme, comme elle le croyait encore quelques heures auparavant : c’était une conséquence nécessaire, fatale, de sa position. Jean si plein d’ardeur et d’espérance, Jean si confiant, si heureux de vivre, qu’il supposait partout la vie et le bonheur, Jean la condamnait à choisir entre une rupture avec sa famille et une vie d’intolérables souffrances.

Les jours suivans, Hermine ne descendit pas au jardin, elle n’échangea avec son cousin que des paroles insignifiantes. Jean ne semblait pas s’en étonner. Cette indifférence apparente ajoutait, sans qu’elle se l’avouât, au désespoir d’Hermine. Elle dut faire d’incroyables efforts pour cacher à ceux qui l’entouraient son absolu découragement. Jean n’était pourtant pas un grand comédien. Le lieutenant remarqua qu’il restait inactif pendant des journées entières, qu’il devenait distrait et rêveur. Le marin plaisantait volontiers son neveu sur sa mélancolie. — Je vois que tu en as assez de la Bretagne, lui dit-il un matin. — À la voix de son oncle, Jean tressaillit comme un homme réveillé en sursaut. Depuis plus de deux heures, il arpentait sans le savoir la même allée du jardin. — Prends patience, les vacances vont bientôt finir. Si l’on t’attend un peu à Paris, tu n’en seras que mieux reçu au retour.

— Dans le sens que vous entendez, personne ne m’attend à Paris, dit Jean.

— Allons donc ! reprit le lieutenant ; vous jouez tous à l’homme sérieux aujourd’hui. De mon temps nous étions plus francs ; nous ne rougissions pas de nos vingt ans, de l’âge où l’on n’a qu’une préoccupation, celle d’aimer et de se faire aimer si l’on peut.

On était au lundi, et Jean devait partir le vendredi. À la rigueur, il aurait pu passer encore quelques semaines en Bretagne ; mais la rentrée des classes avait lieu le lundi suivant dans la pension de Cyprien, et Mme Louise avait décidé que Jean reconduirait son jeune frère à Paris. Hermine se réjouissait presque de ce départ. Jean parti, elle allait retrouver le calme de la torpeur.

Le déjeuner fini, pendant qu’on causait encore dans la salle à manger, Jean s’approcha d’Hermine. — Je vous supplie de descendre au jardin, lui dit-il à voix basse, j’ai absolument besoin de vous parler.

— J’irai, dit Hermine.

Jean sortit aussitôt. Quand Hermine le rejoignit quelques instans plus tard, il était appuyé contre le magnolia, pâle et tremblant. Sans prononcer une parole, il prit la main d’Hermine, la fit asseoir sur le banc rustique et se plaça près d’elle.

— Je vous ai froissée ici même l’autre matin, dit-il sans regarder Hermine. Soyez indulgente pour moi ; j’ignore encore bien des choses. À trois ans, je n’avais plus de mère, et depuis l’âge de seize ans j’ai couru le monde. Avant que la réflexion fût née en moi, j’avais déjà vécu et vu vivre de la manière la plus étrange, la plus bizarre, selon les idées françaises. Des sentimens, des préjugés, des nécessités de la vie de famille, je ne savais rien, absolument rien ; je n’y avais jamais songé avant notre conversation sous ce magnolia. Depuis quinze jours, une révolution complète s’est faite dans mes idées ; je comprends votre esclavage volontaire, j’admire votre abnégation, et je n’entrevois qu’un seul moyen de vous donner la liberté sans briser le cœur de vos parens.

Hermine se taisait. Jean continua avec un grand embarras.

— Même en aimant une femme de toutes mes forces, je la ferai probablement beaucoup souffrir ; mais si je pouvais vous avoir toujours près de moi, vous me donneriez peut-être ce que je n’aurais jamais sans vous, la science de la bonté.

— Je crois vous comprendre, dit Hermine à voix basse après un silence ; mais cela aussi, c’est impossible.

— Impossible ! dit Jean ; pourquoi ? si vous m’aimiez un jour.

— Vous oubliez notre position à tous les deux, dit Hermine.

— J’y pense sans cesse, dit Jean, et je crois être arrivé à voir mon avenir tel qu’il est. Mon père a exigé que je choisisse un état ; le travail n’a de prix à ses yeux qu’autant qu’il ouvre une carrière déterminée. J’étudie la médecine, je suis les cours publics : dans un temps plus ou moins long, j’aurai mon diplôme de docteur ; mais pendant bien des années, pendant ma vie entière peut-être, ce diplôme ne me rapportera rien, ou du moins bien peu de chose, car la science médicale telle que je la comprends exige des observations, des études qui m’entraîneront successivement sur tous les points du globe. J’ai connu trop jeune d’ailleurs l’enivrement des voyages, de la vie errante et libre, pour y renoncer sans désespoir. La pauvreté, des luttes incessantes avec mon père, voilà les conséquences certaines de ce plan d’existence. Vous, Hermine, vous avez le talent et la beauté, c’est-à-dire la toute-puissance… N’est-ce pas un crime que de songer à lier votre éclatante destinée à un sort tel que le mien ?

Hermine essaya de sourire ; mais Jean reprit avec angoisse : — Ne riez pas ; je ne vous ai pas tout dit. Si je donne à mon père l’ombre d’un mécontentement, il me faudra un jour ou l’autre accepter la vie du soldat, une vie que je n’aimerais, je le sens, qu’aux heures solennelles où les cœurs sont électrisés… Vous me parliez l’autre jour de votre dépendance, continua Jean avec amertume. Vous n’êtes pas libre de suivre vos instincts, disiez-vous, et moi, plein d’énergie et de force, je dois dissimuler mes sentimens, mes pensées, si je veux que mes rêves d’avenir se réalisent ! Mais non, j’ai honte de cette dissimulation, de ces calculs. Quelque rêve qu’il faille oublier, si le destin le veut, je partirai !

— Non, dit Hermine presque malgré elle.

— Non, puisque vous le voulez, dit Jean hors de lui en saisissant la main d’Hermine, ou plutôt nous partirons libres ensemble !…

La vraie nature de Jean reparaissait. L’amour, la confiance, l’audace aventureuse, brillaient dans ses yeux. Dominée par l’émotion, par l’enthousiasme, par ce rêve qui était depuis si longtemps son rêve à elle, Hermine ne songeait plus à lutter ni contre son imagination ni contre son cœur. Ses regards cherchaient les regards passionnés du jeune homme, sa main serrait sa main. Tout à coup elle pâlit et s’éloigna de Jean. Une voix sèche et brève venait de crier : — Hermine, rentre tout de suite.

Hermine leva la tête et vit le lieutenant à la fenêtre ouverte de son cabinet de travail. Terrifiée, tremblante, elle courut précipitamment vers la maison sans jeter un seul regard sur Jean. Lorsqu’elle se trouva devant la porte du cabinet de son père, elle souhaita que la terre s’entr’ouvrît sous ses pieds.

— Que veux-tu, père ? dit-elle d’une voix qu’elle n’entendait pas elle-même, en entre-bâillant la porte.

— Rien, dit le lieutenant d’un ton qu’il s’efforçait de rendre calme. Va broder dans la chambre de ta mère.

Mme Louise feuilletait un livre dans un coin du cabinet. Elle écouta ce court dialogue sans lever les yeux sur Hermine.

Les paroles rapidement échangées dans la salle à manger entre la jeune fille et Jean n’avaient point échappé à l’oreille attentive de Mme Louise. En voyant disparaître les deux jeunes gens à quelques secondes de distance, elle devina qu’Hermine et Jean devaient être dans le jardin. Mme Louise inventa un prétexte pour pénétrer dans le cabinet de travail où le lieutenant se renfermait d’ordinaire entre le déjeuner et le dîner. La fenêtre du cabinet se trouvait à deux pieds seulement du sol, un massif de dahlias masquait le banc sur lequel étaient assis les deux cousins ; mais à travers les plus hautes fleurs on apercevait leurs deux têtes rapprochées, on distinguait leurs regards pleins d’exaltation et de tendresse.

— Mon beau-fils et votre Hermine causent là-bas sur le banc comme de vrais amoureux. Savez-vous, lieutenant, que cela pourrait devenir grave ? dit Mme Louise d’un ton moitié plaisant, moitié sérieux, après avoir jeté un coup d’œil dans le jardin.

Alexandre-Achille était assis devant sa table de travail, le dos tourné à la fenêtre.

— Quelle plaisanterie ! dit-il sans se déranger. Jean a bien d’autres histoires en tête.

— C’est possible ; mais quand une fille de vingt ans se mêle de faire oublier les absens à un garçon de vingt et un ans, ne pensez-vous pas qu’elle a de grandes chances de réussir ?

Le lieutenant devint pourpre. Il se précipita vers la fenêtre, tellement aveuglé par la colère, qu’il appela Hermine avant de l’avoir aperçue.

Les jours suivans furent horribles pour Hermine et pour Jean. Au premier regard qu’ils échangèrent, ils reconnurent qu’ils étaient soigneusement observés par Mme Louise et même par le lieutenant. Il était évident qu’on s’arrangeait autour d’eux pour ne plus les laisser seuls ensemble. Il leur était aussi impossible de s’écrire que de se parler.

Habituée de bonne heure à la souffrance, Hermine réussissait à dissimuler ses angoisses ; mais Jean, accoutumé à suivre en tout les impulsions de sa nature, succombait dans cette lutte intérieure. On ne le voyait plus qu’aux heures des repas ; il apparaissait sombre, pâle, irrité. Cent fois il fut sur le point d’avouer au lieutenant et même à son père son amour et ses projets. Tout lui semblait préférable à ce muet espionnage, à cette contrainte muette. De son grenier, Jean apercevait la fenêtre d’Hermine ; il passait les nuits à rouler dans sa tête des projets extravagans.

Le jour du départ de Jean arriva. La veille au soir, le repas terminé, le lieutenant alla comme d’ordinaire lire les journaux dans l’unique café d’Hennebon. Sa femme, son frère, Caroline et Louise firent un boston dans la chambre de Mme Tranchevent. À l’un des coins de la cheminée, où, pour la première fois de l’année, on avait allumé du feu, le collégien dormait dans un fauteuil ; Hermine rêvait douloureusement en face de lui. Jean avait disparu aussitôt après le dîner. Hermine se leva et se dirigea vers la porte. Mme Louise l’enveloppa d’un regard inquisiteur.

— Où vas-tu ? dit Mme Tranchevent.

— Dans ma chambre, faire un peu de musique, répondit Hermine.

Elle se renferma chez elle, se mit à son piano dans l’obscurité, et chanta. Jean ne pouvait être qu’au jardin, Jean devait l’entendre.

Elle ouvrit sa fenêtre toute grande, puis, honteuse de son audace, repoussa les battans à moitié. Par momens, ses yeux se remplissaient de larmes, sa gorge serrée ne laissait plus sortir sa voix, ses mains demeuraient immobiles sur les touches. Cette crise se terminait par un mouvement de terreur. « Si je ne chante pas, on va me rappeler, » se disait-elle, et les trilles, les roulades, sortaient de sa poitrine oppressée. Elle songeait aussi aux confidences de Camille. « Camille savait se faire aimer, pensait-elle ; Alfred affrontait mille dangers pour passer quelques instans à ses pieds ; moi, je suis seule ; moi, on ne m’aime pas. » Le chant cessa encore. Hermine était à Bourbon, elle se substituait complètement à Camille. Alfred, c’est-à-dire Jean, était à ses côtés ; elle écoutait les paroles d’amour que Camille lui avait si souvent répétées, ces paroles qu’on n’avait jamais prononcées pour elle. Le silence se prolongeait ; Hermine oubliait tout, jusqu’à la crainte de voir apparaître sa mère. Les deux. battans de la fenêtre s’écartèrent doucement.

— Hermine ! dit une voix tout près d’elle.

Sans frayeur, presque sans trouble, tant son nom prononcé dans la nuit était la continuation de son rêve, Hermine se retourna. Elle aperçut Jean qui se tenait à la fenêtre en dehors. Son premier sentiment, le sentiment spontané, intime, qu’on cache presque toujours aux autres et quelquefois à soi-même, fut une impression de bonheur.

Jean, certain d’avoir été entendu, d’avoir été vu, fut en un instant près d’Hermine. Tremblant, ému à ne pouvoir parler, il la serra étroitement contre son cœur ; la jeune fille se dégagea de ses bras, à demi morte de frayeur. — Partez, je vous en supplie, dit-elle d’une voix entrecoupée.

— J’ai tant souffert pendant ces trois jours ! s’écria Jean.

Sans lui répondre, Hermine se mit à chanter de toute sa voix. Jean ne comprit pas l’intention d’Hermine.

— Écoutez-moi un instant, un seul instant ! répétait-il désespéré.

— De grâce, taisez-vous, murmura Hermine ; si je ne chante pas, on va entrer ici.

Jean s’agenouilla près d’Hermine et saisit dans la nuit une de ses mains, qu’il couvrit de baisers. L’heure s’avançait. Ni Jean ni Hermine n’avait conscience du temps. Deux ou trois coups secs frappés à la porte leur firent jeter à tous les deux un cri aussitôt étouffé.

— Assez chanté, Bengali ! cria le lieutenant ; viens donc nous dire bonsoir.

Hermine et Jean perdirent complètement la tête ; tous les deux se précipitèrent vers la fenêtre.

— O mon Dieu ! nous sommes perdus ! criait Hermine d’une voix que le lieutenant eût pu entendre, s’il n’avait pas déjà refermé la porte de la chambre de sa femme.

— Adieu ! adieu ! disait Jean ; pardonnez-moi.

Hermine saisit la main de Jean avec une sorte d’autorité et resta un instant immobile, retenant son souffle. Elle s’attendait à quelque terrible catastrophe ; n’entendant rien que la voix maussade du collégien qu’on réveillait, elle reprit un peu courage.

— Adieu ! dit-elle, et elle s’élança vers la porte. Hermine arriva dans la chambre de sa mère au moment où l’on discutait sur les coups douteux de la partie de boston. Personne ne remarqua son trouble. Mme Louise, Firmin Tranchevent et le collégien se retirèrent. Caroline alluma les bougeoirs ; M. et Mme Tranchevent embrassèrent leurs deux filles, puis Caroline remonta vers sa mansarde et Hermine rentra dans sa chambre.

A peine osa-t-elle regarder autour d’elle, tant elle était certaine de retrouver Jean. Jean n’était plus dans la chambre. Hermine tomba accablée dans un fauteuil ; ses regards se dirigeaient sans cesse vers la fenêtre, restée ouverte. Jean devait être là, il allait revenir. Toutes les heures de la nuit s’écoulèrent dans cette attente. Plusieurs fois Hermine s’approcha de la fenêtre, puis s’en éloigna en rougissant ; Jean l’avait peut-être aperçue : regarder dans le jardin, n’était-ce pas le rappeler ?

Le matin, quand Hermine eut entendu la vieille Jeannette ouvrir les volets de sa cuisine et tirer de l’eau au puits, quand la lumière entra à flots dans sa chambre, elle trouva le courage de jeter un regard vers le grenier : la porte, les fenêtres étaient hermétiquement fermées. Du reste, le paysage était frais, riant comme de coutume ; à peine si les pieds de Jean avaient froissé quelques pampres de vigne. Deux heures plus tard, au milieu de toute sa famille, Hermine disait à Jean un adieu banal. Jean n’échangea même pas un regard avec elle ; Mme Louise Tranchevent ne les quittait pas des yeux.


IV

Pendant cinq mois, Hermine vécut du souvenir de cette dernière nuit. Reverrait-elle Jean ? Jean l’aimait-il ? Elle n’en savait rien. Peut-être ne devait-elle voir dans la conduite de Jean qu’une généreuse pitié, une effervescence de tendresse. Ses projets de mariage prouvaient l’étourderie de son caractère, et rien de plus. Jean maintenant ne songeait probablement plus à elle, et cette pensée agitait douloureusement le cœur d’Hermine ; mais pour rien au monde la jeune fille n’eût voulu retrouver son indifférence d’autrefois. Maintenant son malheur avait un nom, ses rêves un objet, ses désirs un but ; elle ne s’égarait plus dans le vide. Le repos, le bonheur, elle ne les cherchait plus en elle-même ; elle dépendait entièrement d’un autre, elle vivait.

Vers le milieu de décembre, à la grande satisfaction de Mme Tranchevent aîné, Firmin et sa femme s’installèrent dans leur terre de Keraven. Une élégante maison moderne commençait à s’élever près des restes du vieux manoir. Firmin voulut pendre la crémaillère avec pompe ; mais à sa grande mystification les gentilshommes campagnards ses voisins, les nobles, comme on les nomme encore à Hennebon, refusèrent en masse son invitation. Le châtelain de Keraven eut bientôt d’autres ennuis. Le sort ne fut pas favorable à Jean ; il tira un mauvais numéro. Si Jean fût sorti de Saint-Cyr avec des épaulettes de sous-lieutenant, M. Tranchevent eût été le plus heureux des pères ; la perspective d’avoir un fils simple soldat le charmait moins. Le sort de Jean était encore une question pendante à Keraven quand le jeune homme annonça son arrivée prochaine. Il profitait des vacances de Pâques pour prendre un peu d’air et de liberté.

La pensée de revoir Jean jeta Hermine dans une agitation extraordinaire ; elle parcourait la maison, le jardin, en chantant, en riant sans motif, contenant à grand’peine ses transports de joie. Puis elle s’arrêtait subitement et demeurait pendant des heures entières immobile, morne, accablée par ses inquiétudes, par ses doutes. Jean arriva trois jours après sa lettre, plus beau, plus cordial, plus affectueux encore que l’année précédente. Le lieutenant, qui avait complètement oublié les insinuations de Mme Louise, reçut son neveu avec de vives démonstrations d’amitié. Il regretta sincèrement que l’établissement somptueux de Firmin Tranchevent ne lui permît plus d’offrir son grenier à Jean. Hermine remarquait avec tristesse la gaieté, l’air radieux et ouvert de Jean. — Il a donc tout oublié, lui ! se disait-elle.

Jean dîna chez son oncle. Le repas fini, Mme Tranchevent voulut faire admirer à son neveu ses rosiers et ses lilas. Le lieutenant alluma son cigare et se mit à faire ce qu’il appelait son quart le long du ruisseau. Après avoir montré dans les plus grands détails ses arbustes à son neveu, Mme Tranchevent s’arrêta devant un abricotier dont il était urgent de décimer les fleurs trop nombreuses. À quelques pas de là, Hermine cueillait des violettes déjà rares. Jean s’approcha d’elle : sans prononcer un mot, il lui glissa un papier dans la main, puis retourna vers Mme Tranchevent. Une demi-heure plus tard, Jean quittait Hennebon pour regagner Keraven. Si la nuit eût été moins sombre, la rougeur d’Hermine l’eût trahie au moment où Jean serra la main amicalement tendue par le lieutenant.

Son cousin parti, il eût été facile à Hermine de s’échapper un instant pour lire la lettre qui brûlait sa poitrine. Elle resta pourtant comme de coutume jusqu’à dix heures dans la chambre de sa mère. Renfermée chez elle, seule en face du billet de Jean, elle hésita encore longtemps à l’ouvrir. « Dans quelques semaines, dans quelques jours peut-être, je serai libre, écrivait Jean, et je ne sais pas encore si vous m’aimez. Que s’est-il passé entre vous et votre père ? Je crains tout. Il faut cependant que je vous parle ; il le faut pour vous presque autant que pour moi. Je vous en prie à genoux, laissez ce soir votre fenêtre entr’ouverte ! »

Glacée, frissonnante, Hermine relut cent fois ces lignes qu’elle ne voulait pas comprendre. Sans commentaire, comme la chose la plus simple, Jean lui donnait rendez-vous la nuit, dans sa chambre, à deux pas de ses parens… Mais que deviendrait Jean, qu’allait-il penser si la croisée restait close ? Après une demi-heure de trouble, de luttes, de remords, Hermine entr’ouvrit lentement sa fenêtre, puis elle se retira au fond de sa chambre, pâle d’émotion et de honte. Si les confidences de Camille n’avaient pas familiarisé depuis longtemps l’imagination d’Hermine avec une telle situation, jamais elle n’eût admis la possibilité de céder à la prière de Jean. Du reste, tout était si confus dans ses sentimens et dans son esprit, qu’elle ne se rendait pas un compte exact de l’action qu’elle venait de commettre. Elle espérait que Jean ne viendrait pas, et sincèrement elle le souhaitait. Trois mortels quarts d’heure s’écoulèrent. Hermine n’attendait plus Jean et commençait à retrouver un peu de calme, lorsque les battans de la fenêtre furent écartés avec précaution. Hermine demeura immobile à sa place. Jean était depuis plusieurs secondes dans sa chambre, tout près d’elle, sans qu’elle eût levé les yeux sur lui. Ils restèrent ainsi muets, embarrasses, en face l’un de l’autre. Ce n’était plus l’entraînement, l’enthousiasme de leur première entrevue. Ils songeaient moins à eux-mêmes en ce moment qu’à ceux qui dormaient près de là pleins de confiance. Une trahison préméditée, exécutée presque froidement, les humiliait tous les deux. — Pardonnez-moi, je suis seul coupable, dit Jean, répondant à la pensée d’Hermine, et il prit la main de sa cousine.

Hermine abandonna sa main sans résistance, mais ses yeux ne regardaient pas Jean ; elle était triste, pensive. Jean s’assit près d’elle. — Hermine, dit-il, parlons de vous, de vous qui êtes toute ma pensée, tout mon espoir !…

— Non, dit Hermine avec découragement, à vingt ans, vous ne pouvez lier à jamais votre existence à la mienne. Pour me rendre heureuse, il vous faudrait sacrifier votre propre bonheur.

— Ne parlez pas de la sorte, interrompit Jean. Moi, que vous accusez d’irréflexion et d’inexpérience, j’ai longuement pesé toutes les chances de l’avenir. Si je vous disais qu’en tout temps, en tout lieu, quelles que fussent les circonstances extérieures, je serais heureux près de vous, je parlerais selon mon cœur, selon mes impressions de ce moment, et vous auriez pourtant raison d’hésiter à me croire, car si nous devions passer, je ne dirai pas toute notre existence, mais seulement quelques années à Hennebon, dans un milieu où nos inclinations seraient contrariées, où nos facultés les plus hautes resteraient forcément inactives, mes illusions d’aujourd’hui nous prépareraient à tous les deux de cruelles souffrances. Mais nous n’avons rien de semblable à redouter : chose presque inouïe, les nécessités de notre situation sont d’accord avec nos goûts, avec nos besoins intellectuels ; pour vivre dans le sens prosaïque et matériel du mot, il nous faudra voyager, nous jeter esprit et âme dans la grande mêlée humaine. Isolés, nous succomberions peut-être, nous serions du moins exposés à d’humiliantes déviations, à de tristes défaillances ; unis, nous triompherons joyeusement de tous les obstacles. La longueur des années qui nous restent à parcourir vous effraie ; moi, je trouve au contraire l’existence trop courte. S’aimer, réaliser tout le bien qu’on rêve ensemble, n’est-ce pas là de quoi occuper des siècles ? Si la foi vous manque, Hermine, c’est que vous n’avez pas d’amour. Hermine, sans répondre, serra sa tête contre la poitrine de Jean. — Que craignez-vous donc, si vous m’aimez ? reprit Jean à voix basse.

— Je crains le jour où vous ne m’aimerez plus, murmura Hermine.

— Je suis sûr de moi maintenant, dit Jean avec exaltation. Quand je vous ai quittée il y a quelques mois, je n’aurais pas osé vous parler ainsi. Jusqu’alors j’avais cédé à tous les entraînemens d’une vie aventureuse, je croyais ces entraînemens irrésistibles ; depuis que j’ai cherché la force hors de moi, dans la crainte de vous affliger, sans même être certain de votre affection, j’ai lutté courageusement contre les événemens auxquels jadis j’obéissais, j’ai appris à me vaincre moi-même.

— Cela vous a donc coûté ?… dit Hermine.

— Beaucoup, dit Jean simplement ; mais du jour où je vous ai aimée, je ne pouvais plus rien vous cacher, et en songeant à ce qu’étaient votre vie, votre conscience à vous, je reculais devant la nécessité d’aveux qui pouvaient me fermer à jamais votre cœur.

Jean se tut ; il enveloppait sa cousine de regards naïvement heureux ; il couvrait ses mains de baisers. Hermine s’abandonnait avec bonheur à des caresses pleines de tendresse, de passion sincère, d’innocence de cœur.

Pendant les deux semaines suivantes, la haie vive et le petit ruisseau furent bien des fois franchis par Jean. Bien des fois, cachée derrière les rideaux de sa fenêtre, frissonnante de peur et d’amour, Hermine s’efforça de percer les ténèbres pour apercevoir plus tôt celui qu’elle aimait. Toute sa force l’abandonnait quand elle entendait le sable crier sous les pas de Jean. Ce bruit, d’autres pouvaient aussi l’entendre. Une fois dans les bras de Jean, Hermine ne redoutait plus rien.

Une nuit, trois heures sonnèrent sans qu’aucune branche de l’aubépine eût remué, sans que le gravier eût gémi. Jean avait pourtant répété deux fois : « à ce soir. » Hermine était folle d’inquiétude. Ce n’était plus la jeune fille indécise et timide, c’était une femme fière de son amour, prête à l’avouer hautement, prête à tout braver pour arracher son amant aux périls inventés par une imagination en délire. Vingt fois Hermine se dirigea vers la porte de sa chambre, résolue à courir dans la nuit jusqu’à Keraven, vingt fois la crainte de réveiller son père l’arrêta. Le temps s’écoulait. Dès cinq heures le jour se fit, à six heures le soleil se leva radieux. Hermine tomba dans un engourdissement douloureux dont elle fut tirée par la voix de Jean. Jean riait et plaisantait dans le jardin avec Mme Tranchevent et Caroline.

La toilette d’Hermine n’était pas encore achevée quand le lieutenant l’appela par la fenêtre de son cabinet et lui cria que le déjeuner était servi. Si les parens d’Hermine avaient regardé attentivement leur fille, l’altération de ses traits les eût effrayés ; mais on n’observe guère les personnes qu’on voit tous les jours. Ceux qui nous approchent le plus près sont toujours les derniers à soupçonner les grands ébranlemens de notre âme. Heureuse de voir Jean au milieu de sa famille, Hermine avait presque oublié les émotions de la nuit ; mais elle fut sur le point de se trahir quand elle entendit le lieutenant parler, comme d’une chose arrêtée, du très prochain départ de Jean.

— Peut-être visiterai-je Carnac, disait Jean d’un ton assez naturel, peut-être aussi m’embarquerai-je directement pour Paris.

— Je ne parierais pas pour Carnac, dit le lieutenant en riant.

— Vous pourriez avoir tort, répliqua Jean.

Hermine se contint à grand’peine pendant le déjeuner.

— Vous partez ? dit-elle à Jean d’une voix saccadée dès qu’il lui fut possible de se rapprocher un instant de lui.

— Oui et non, rien ne doit vous surprendre… Après-demain, dit à haute voix Jean, qui croyait sentir peser sur lui les regards de toute la famille.

Le soir de ce même jour, Jean partit officiellement pour Paris, et la nuit suivante, avant onze heures, il était près de sa cousine. Hermine attendit jusqu’à cette entrevue l’explication de la conduite si bizarre en apparence de Jean. Mme Louise n’abandonnait pas l’idée du complot matrimonial des Tranchevent ; elle veillait soigneusement sur les démarches de son beau-fils. Jean, se sentant espionné, dut prendre des précautions inouïes pour se rendre chez Hermine. Toutes ses combinaisons n’empêchèrent cependant pas Mme Tranchevent de se trouver un soir dans le jardin, en face de lui, au moment où il allait ouvrir une petite porte donnant sur la campagne. Mme Louise accabla son beau-fils de plaisanteries malveillantes. Jean, comprenant qu’il lui serait désormais impossible de voir Hermine s’il restait à Keraven, se départit très volontairement envers sa belle-mère de sa déférence habituelle. Il se fâcha, s’exaspéra, et lui rendit sarcasme pour sarcasme. Mme Louise fit intervenir Firmin dans cette querelle, et il fut décidé que le beau-fils irrespectueux retournerait dès le lendemain à Paris. C’était tout ce que voulait Jean ; sous prétexte de curiosité archéologique, il n’arrêta sa place que jusqu’à Auray, et de là se rendit directement au bourg de Pont-Scorf. En deux heures, il pouvait faire à pied les trois petites lieues qui séparent Pont-Scorf d’Hennebon. Quand tous le croyaient à Paris, il n’y avait aucun danger à traverser pendant la nuit cette petite ville.

Trois fois Jean arriva sans accident jusqu’à la chambre d’Hermine. À son quatrième voyage, au moment d’escalader la haie, il s’arrêta plein d’anxiété. Contre l’habitude, la chambre était éclairée, et la croisée ne s’ouvrait pas. Jean demeura dans la prairie, caché derrière un arbre. La lumière continua de briller. À l’approche du jour, le malheureux s’éloigna d’Hennebon le désespoir dams l’âme.

La veille au soir, au moment où Mme Tranchevent s’asseyait entre ses deux filles à la table de travail, tandis que le lieutenant achevait de fumer son cigare près de la fenêtre ouverte, Mme Simonin aînée était entrée dans la chambre accompagnée de sa sœur Martine et d’Angélina Richard. Les trois vieilles filles échangeaient entre elles des regards d’intelligence. Au bout d’un quart d’heure, Angélina, qui semblait vouloir s’effacer en cette circonstance, fit à Mlle Simonin aînée un signe de tête qui signifiait : Parlez donc !

— Est-ce qu’on n’a jamais rien volé dans votre jardin ? dit la doyenne des Simonin au lieutenant, assis en ce moment sur un petit canapé, au coin de la cheminée.

— Pas une seule poire, à ma connaissance, répondit le lieutenant avec indifférence.

— Cela m’étonne, dit Mlle Simonin avec intention.

— Et pourquoi donc ? demanda Mme Tranchevent.

Mlle Simonin lança à Angélina un regard accompagné d’un geste qui signifiait : A votre tour.

— La vieille Françoise, votre marchande de lait, en attachant, il y a deux jours, sa vache dans la prairie vers cinq heures du matin, s’est figuré voir quelqu’un dans votre jardin, dit Angélina.

— Quel conte de bonne femme ! fit le lieutenant en haussant les épaules.

— C’est possible, reprit Angélina ; cependant Françoise ajoute des détails précis. La personne en question aurait franchi avec précaution la haie et le ruisseau, puis se serait enfuie du côté du pont après avoir longtemps regardé la fenêtre du premier étage.

Hermine, rouge, tremblante, n’osant lever les yeux de peur de rencontrer les regards de son père, abaissait son front sur une broderie qu’elle ne voyait plus.

— Françoise aura rêvé tout cela, dit M. Tranchevent après un silence.

— Je ne vous en conseille pas moins de veiller soigneusement, reprit Mlle Simonin, excitée par l’insouciance du lieutenant. Pour tout vous dire, Françoise affirme que l’individu en question sortait de votre maison même ; il descendait comme un lézard, — c’est son expression, — le long de la muraille.

Le lieutenant regarda par hasard sa fille, dont le visage bouleversé l’étonna. Une seconde plus tard, il se levait brusquement et s’élançait vers Hermine. Ses yeux venaient de rencontrer le regard de la pauvre enfant. Hermine laissa tomber sa broderie et poussa un cri d’effroi. Le lieutenant s’arrêta court, pétrifié par cet aveu involontaire d’une âme droite.

— Bengali, tu es folle !… Que t’ai-je fait ?… s’écria le malheureux père avec tendresse et désespoir. Puis le doute même s’évanouit. — Ma fille ! cria-t-il de toute sa voix. Le lieutenant tout entier reparaissait dans ces deux mots.

Hermine tomba aux pieds de son père.

Ce ne fut plus qu’un affreux tumulte. Mme Tranchevent se précipita entre son mari et son enfant. Caroline sanglotait, les demoiselles Simonin et Angélina s’empressaient vers la porte.

— O mon Dieu ! quel malheur ! Si nous avions su, si nous avions pu prévoir !… répétaient-elles toutes les trois à la fois.

Mlle Simonin aînée alla prendre Caroline par la main et l’entraîna vers le corridor.

— Dites à votre père, dites à votre mère que personne ne saura un mot de cette horrible histoire ; nous aimerions mieux mourir que de la raconter ! — Et les trois complices quittèrent la maison.

Le lieutenant repoussa violemment Hermine, qui alla rouler à l’extrémité de la chambre ; puis il s’affaissa sur une chaise, cacha sa tête entre ses mains et pleura. L’amour, l’orgueil paternel, qui tout à l’heure remplissaient son âme, luttaient encore victorieusement contre les principes, la religion de toute sa vie.

— Le nom de ce misérable ? dit-il après un silence en se tournant vers sa fille, plus accablé que menaçant.

Hermine, toujours étendue à terre, ne répondit pas. Ce n’était plus à sa fille que le lieutenant pensait. Il bondit vers l’infortunée. — Son nom ?… cria-t-il d’une voix tonnante.

— Non, murmura Hermine, non !… — Et comme son père lui avait saisi le bras et la secouait violemment : — Tuez-moi, balbutiait-elle d’une voix sourde, tuez-moi ! — Ses membres se raidirent son visage se décolora. Sa mère et sa sœur la soutinrent, la ranimèrent.

— Emportez-la ! dit le lieutenant, sombre, désespéré. Les deux femmes traînèrent Hermine jusque dans la chambre de Caroline.

Le surlendemain, vers dix heures du matin, le lieutenant marchait lentement dans sa chambre, les bras pendans, la tête inclinée sur sa poitrine. En trente-six heures, il avait vieilli de vingt ans.

La porte s’ouvrit doucement, et Mme Tranchevent entra, les yeux enflammés par les larmes, chancelante à faire pitié.

— Elle a une fièvre terrible, et par instans le délire, dit-elle à voix basse.

— Je vous avais défendu d’aller la voir ! dit le lieutenant avec une certaine rudesse.

— Mon ami !… fit la pauvre mère d’un ton suppliant.

Le lieutenant n’entendait plus sa femme. Un abattement complet avait remplacé les larmes et les colères des premiers instans. Son désespoir ne savait à qui s’attaquer. Malgré les prières de Caroline, seule autorisée à lui parler, Hermine refusait toujours de nommer son amant, et sa faiblesse extrême, de fréquentes crises nerveuses, une forte fièvre, ne permettaient pas de longues obsessions. La malheureuse enfant avait dû cependant livrer une partie de son secret à sa sœur. Jean devait venir près d’elle le lendemain du jour de la dénonciation. Qu’arriverait-il, s’il entrait dans sa chambre, s’il s’y trouvait face à face avec son père ?… Un sinistre cauchemar montrait à Hermine son père et son amant morts, tués l’un par l’autre. Elle sortait pour un moment de son douloureux assoupissement et jetait des cris déchirans. Jean arrivait d’ordinaire vers onze heures ; à dix heures, Hermine se résigna à confier ses terreurs à Caroline. Tremblant pour les jours de son père, menacés, pensait-elle, si le lieutenant se trouvait en présence d’un homme que, dans sa naïveté, elle estimait ne pouvoir être qu’un misérable, Caroline consentit à illuminer brillamment la chambre d’Hermine et à s’y tenir jusqu’au matin. Hermine espérait que ces dispositions inusitées suffiraient pour inquiéter Jean, pour le tenir à distance ; nous avons vu qu’elle ne se trompait pas.

Le lieutenant continuait sa morne promenade, quand la porte de la chambre s’ouvrit une seconde fois. Firmin Tranchevent s’avança vers son frère et lui serra longuement la main. Trop préoccupé pour remarquer l’air mystérieux et solennel de Firmin, le lieutenant, par orgueil, par honte, par habitude de bienveillance, s’efforça de composer son visage et de cacher sa tristesse. Il n’imaginait même pas que son frère pût rien soupçonner. Personne ne parlait.

— Vous supportez votre malheur mieux que je n’osais l’espérer, dit enfin M. Tranchevent jeune à son frère et à sa belle-sœur.

Le lieutenant pâlit et tourna le dos à Firmin. Mme Tranchevent ne répondit pas.

— Ces pauvres demoiselles Simonin sont désolées, continua Firmin ; elles sont venues hier au soir raconter leur chagrin à ma femme…

— Laissons ces malheureuses ! dit brutalement le lieutenant.

— Vous avez tort de leur en vouloir ; mais ce n’est pas là l’important : qu’allez-vous faire ? quel parti prendrez-vous ? Cela ne peut se passer ainsi ! Hermine est d’une famille qui peut marcher de pair avec les premières familles du pays. Quel que soit le misérable qui s’est joué de nous, il faudra bien qu’il s’explique, qu’il épouse, sinon…

— Je ne sais pas son nom, dit brièvement le lieutenant.

— Je le soupçonne, moi, dit le châtelain de Keraven, qui ne pardonnait pas aux nobles d’Hennebon d’avoir repoussé ses avances. Il n’y a que des noblichons de province, des gentilshommes de basse-cour, gueux comme des rats, orgueilleux comme des paons et plus rustres que leurs valets, pour commettre de pareilles infamies. Je voudrais bien voir que quelque sotte douairière eût l’idée d’invoquer son blason pour refuser d’admettre Hermine dans sa famille !

— Elle en aurait le droit aujourd’hui, dit l’intègre lieutenant.

En ce moment, Mme Louise entra dans la chambre. Son vrai caractère, habilement dissimulé d’ordinaire, apparaissait ce jour-là dans toute sa laideur. — Eh bien ! dit-elle en affectant de s’adresser seulement à son mari, mais assez haut pour que le père et la mère d’Hermine pussent l’entendre ; Jean est de retour. Il n’est même, je crois, jamais parti. Tout s’explique : c’est lui.

Le lieutenant attachait sur sa belle-sœur des regards effarés. — Lui ! dit-il sans trop comprendre.

— Hélas ! j’avais dès longtemps prévu ce qui arrive, continuait Louise ; mais mes avis sont toujours comptés pour rien dès qu’il s’agit de ce malheureux Jean.

— Jean ! s’écria le lieutenant blessé au cœur, moins accablé pourtant, car il connaissait l’âme de son neveu.

— Que ne m’avez-vous écoutée ? répétait Louise à son mari.

Écrasé par ce dénoûment inattendu, Firmin ne trouvait pas un mot à répondre.

— Malheureux enfans ! dit le lieutenant à voix basse.

— Je n’ai rien à me reprocher ; je vous avais prévenu, murmura Mme Louise en se retournant vers son beau-frère.

— Que prétendez-vous dire ? s’écria vivement le lieutenant.

— Rien, rien… fit Mme Louise d’un ton plein d’insinuations venimeuses. Les yeux du lieutenant s’injectèrent de sang. Firmin faisait des ronds sur le plancher avec sa canne pour se donner une contenance. Mme Tranchevent aînée n’osait prononcer une parole de peur de déplaire à son mari.

— J’espère que votre fils va rejoindre au plus vite son régiment, dit tout à coup Mme Louise en s’adressant à son mari. Voyant tous ceux qui l’entouraient indécis et troublés, elle s’était résolue à enlever d’assaut la situation.

— Nous verrons cela, … balbutia Firmin sans lever les yeux.

Le lieutenant était assis en face de son frère. Son coude s’appuyait sur son genou, et son menton sur sa main. Ainsi posé, la tête agitée par un tremblement convulsif, il fixa pendant quelques secondes sur Firmin un regard chargé d’ironie et d’amertume. Firmin, mal à l’aise, comme opprimé, essaya de lever les yeux, puis les abaissa aussitôt en rougissant. — Je jure, s’écria tout à coup le lieutenant en donnant sur une table placée près de lui un coup de poing qui ébranla tout l’appartement, je jure sur l’honneur que de mon consentement Hermine n’épousera jamais son cousin… Vous êtes tranquilles maintenant ? ajouta-t-il avec un calme terrible en regardant l’un après l’autre son frère et sa belle-sœur.

— A leur âge, dans leur position, c’eût été une véritable folie, dit Mme Louise, ravie de son succès.

Mme Tranchevent essuya en cachette deux grosses larmes.

— On pourra voir plus tard, quand Jean aura quitté le service, hasarda timidement Firmin.

— Comment ! encore !… cria le lieutenant avec un éclat de voix qui fit frissonner tous ceux qui l’entouraient.

Un silence complet suivit cette exclamation. On n’entendait que le tic tac de la pendule et le choc des aiguilles à tricoter de Mme Tranchevent. Louise et son mari ne trouvaient pas la force de partir ; à peine osaient-ils se regarder. Il leur semblait que le moindre mouvement, le moindre bruit allaient amener une effroyable catastrophe. Ils tremblaient de réveiller le lieutenant…

Des pas précipités retentirent dans l’escalier. La porte fut violemment ouverte, et Jean apparut blême, égaré. Après un moment d’hésitation, il se précipita aux pieds du lieutenant. — Pardonnez-moi ! pardonnez-nous !… dit-il d’une voix sourde et pleine de larmes.

Le père d’Hermine ne le repoussa pas. — Vous m’avez tué ! murmura-t-il en voilant ses yeux de sa main.

Jean restait agenouillé, il attendait son arrêt. — Obéissez à vos parens, reprit le lieutenant d’une voix qu’il s’efforçait de rendre ferme ; eux seuls ont le droit de disposer de vous. Vous n’êtes plus rien dans une famille que vous avez à jamais désolée.

— Et Hermine ?… cria Jean avec force. Hermine, que deviendra-t-elle ?… Vous m’ordonnez de l’abandonner quand elle est malheureuse par ma faute, quand elle a besoin de moi !… De grâce, ajouta-t-il en suppliant son oncle, ne me séparez pas d’Hermine.

— J’ai donné ma parole. Je comprends d’ailleurs les susceptibilités de votre père, car les lois de l’honneur sont inflexibles, répliqua le lieutenant.

Même après ce qui venait de se passer, l’honnête lieutenant n’avait pas l’idée qu’une cinquantaine de mille francs de dot eussent singulièrement modifié aux yeux de son frère le code de l’honneur.

— Que m’importent ceux qui me torturent, ceux qui m’ordonnent une lâcheté ? cria Jean au comble de l’exaltation. Qu’on m’abandonne, qu’on me déshérite, qu’on me maudisse, on en a le droit… Je resterai libre de disposer de moi-même, libre de protéger l’être que j’aime le plus au monde. Où est Hermine ? Je veux la voir.

— Je vous le défends, dit le lieutenant avec autorité.

— Mon oncle, ayez pitié de nous ! reprit le malheureux enfant.

Une lutte affreuse se livrait dans l’âme du lieutenant, non pas entre deux intérêts, mais pour ainsi dire entre deux consciences, entre la conscience naturelle, instinctive, la conscience du cœur ; qui lui disait : « Sauve ta fille, fais-la heureuse ! » et la conscience apprise, la conscience de l’orgueil, de la convention, qui se cabrait, s’indignait. — On l’avait accusé de complicité dans une basse intrigue, lui, Achille Tranchevent, lui, l’homme loyal, l’homme probe et désintéressé, l’homme sans reproches ! — La conscience de l’égoïsme l’emporta.

— Je ne pourrais, sans m’abaisser, défendre votre cause, répondit-il.

Jean prit sa tête à deux mains et poussa un cri étouffé. C’était la première fois que l’impétueux jeune homme se brisait contre des obstacles qui lui paraissaient honteux et absurdes. Après une crise violente, il tomba épuisé sur une chaise et sembla réfléchir profondément. Quand il se releva, sa résolution était prise, il était calme.

— Adieu ! dit-il en tendant la main à Mme Tranchevent.

La mère d’Hermine, le visage inondé de larmes, hésita un moment ; puis elle serra la main du jeune homme. Jean s’approcha ensuite du lieutenant. Le père d’Hermine détourna la tête pour ne pas s’attendrir. Sans même paraître soupçonner la présence de son père et de sa belle-mère, Jean se dirigea vers la porte et quitta la maison. Il se rendit à l’auberge la plus proche. Des fenêtres de sa chambre, on apercevait la maison Tranchevent. Il passa le reste du jour en observation derrière le rideau. Nombre de visiteuses se présentèrent à la porte des Tranchevent ; la vieille Jeannette les congédia toutes. Mme Chabriat fut seule exceptée de cette consigne. Jean en conclut qu’Hermine était malade. On aimait mieux se confier à une amie qu’au médecin.

Jean n’entrevoyait aucun moyen de pénétrer jusqu’à Hermine. La nuit venue, il lui écrivit plusieurs lettres sans savoir davantage comment elles lui parviendraient. Toutes ces lettres étaient indignées, furieuses, désespérées ; il les déchira successivement vers le matin après les avoir relues. — Mon désespoir doublerait le sien, pensa-t-il ; il ne faut pas qu’elle connaisse ma faiblesse. Peut-être regrette-t-elle en ce moment d’avoir aimé un enfant incapable de la protéger. Je lui apprendrai que je suis digne de son amour. Moi, pauvre esclave encore sous la férule paternelle, je saurai la consoler la fortifier.

Et Jean écrivit :

« Pardonne-leur à tous, et crois au bonheur. Nous séparer pendant quelques années, ils ne peuvent rien de plus ; l’avenir est à nous. Dans cinq, dans six ans, pleins d’ardeur et de jeunesse, nous nous emparerons de la vie avec une puissance que, sans l’épreuve, nous n’aurions jamais possédée.

« Une parole de ton père pouvait changer notre désespoir en joie. Ton père t’adore, ton père m’aime encore, je l’ai senti. Tu te mourais à quelques pas de lui, je sanglotais à ses pieds, et cette parole, il ne l’a pas prononcée. J’ai tout compris en ce moment terrible. Elle, celle que je ne veux pas nommer, a su lui faire un point d’honneur de notre séparation. La honte pour toi, pour lui, pour les siens (à ses yeux c’est ainsi), ton malheur, le malheur de tous, il a accepté cela plutôt que de se laisser toucher. Les destinées seront brisées, les cœurs broyés autour de lui : c’est bien, pourvu qu’il reste inattaquable et fort. Excuse-moi, Hermine, j’ai tort d’accabler ton père ; c’est pour lui, pour ceux qui lui ressemblent, qu’il a été dit : « Ils ne savent pas ce qu’ils font. »

« Ils m’obligent à partir sans te revoir ; mais prends courage, nos cœurs seront ensemble. L’heure de la délivrance sonnera ; le jour viendra où le Bengali chantera libre sous un ciel toujours pur. »

Jean s’arrêta ici. — Comment faire parvenir sa lettre jusqu’à Hermine ? — Le soleil dorait déjà les tours de la vieille église quand il entrevit la possibilité d’une solution. Après mille projets, sa pensée s’arrêta sur Mme Chabriat. Appelée comme médecin près d’Hermine, Mme Chabriat devait oublier devant sa malade tous ses préjugés de femme. Avant sept heures, Jean frappait à la porte de la bonne dame. Malgré ses résolutions, il avait ajouté à sa lettre cinq ou six pages dans lesquelles son cœur s’épanchait en cris de douleur, en effusions de tendresse. Nous n’essaierons pas de transcrire ces lignes intraduisibles.

Mme Chabriat ouvrit elle-même sa porte. En reconnaissant Jean, elle recula indignée. Grâce à Mme Louise, le nom de l’amant d’Hermine avait déjà fait le tour d’Hennebon. Jean, possédé par une idée fixe, ne remarqua même pas la physionomie de Mme Chabriat. Presque d’autorité, il referma la porte et raconta franchement, naïvement, avec toute son âme, la scène de la veille.

— Comment ! vous consentiez à épouser Hermine, et le lieutenant vous a refusé son autorisation ? s’écria Mme Chabriat stupéfaite. Il devient donc fou, ce cher lieutenant ?

Jean ne s’était pas trompé ; après quelque hésitation, Mme Chabriat consentit à remettre la lettre à Hermine. L’état de la malheureuse fille était, disait-elle, fort alarmant. Hermine ne pleurait pas, ne se plaignait pas. Un assoupissement douloureux, interrompu par des crises nerveuses et par une toux sèche, faisait craindre une maladie longue et grave ; une émotion heureuse amènerait peut-être quelque révolution favorable. Puisque les intentions de Jean étaient celles d’un galant homme, Mme Chabriat ne voyait nul inconvénient à tenter une médication morale. Jean remercia Mme Chabriat avec un attendrissement qui lui gagna le cœur de la vieille dame.

Une heure plus tard, Hermine avait lu la lettre de son cousin ; elle n’apprit qu’alors ce qui s’était passé entre lui et son père. Caroline avait reçu l’ordre de ne rien raconter à sa sœur, et la bonne fille avait scrupuleusement respecté les injonctions paternelles. Quand elle rentra dans la chambre d’Hermine, d’où Mme Chabriat l’avait adroitement éloignée pendant sa visite, Caroline trouva sa sœur dans une agitation extraordinaire. — Supplie mon père de venir me voir ; il faut absolument que je lui parle, il le faut, entends-tu bien ! criait avec exaltation la pauvre Hermine.

Caroline céda aux prières de sa sœur et se rendit près du lieutenant. — Je ne la reverrai jamais, répondit-il. Dès que sa santé le permettra, elle quittera une maison qu’elle a remplie de honte et de deuil. — Caroline rapporta fidèlement ces cruelles paroles.

Jusque-là Hermine ne s’était rendu un compte exact ni de sa situation, ni de l’avenir qui l’attendait. Elle aimait tendrement son père. Ce dur langage provoqua en elle une sorte de délire. Puisant des forces dans la fièvre, dans le désespoir, elle se leva pendant une absence de sa sœur, prit de l’encre, une plume, du papier, et, de retour dans son lit, elle écrivit d’une main rapide : « On me chasse ; je suis libre, libre ! c’est-à-dire à toi, au bonheur !… Ne pars pas encore, attends-moi. Je reprendrai vite des forces maintenant. Nous irons ensemble loin, bien loin d’ici. J’étouffe dans cette maison, dans ce village, sous ce ciel sombre. Je vais vivre enfin ! Je ne t’ai jamais dit tout ce que j’ai souffert. La Ginevra a voulu m’emmener avec elle. Ils ne l’ont pas voulu. Sans toi, je serais morte… »

La tête d’Hermine retomba sur l’oreiller, la plume s’échappa de sa main. Elle était sans connaissance, quand Mme Chabriat entra dans sa chambre quelques instans plus tard.

Mme Chabriat ne se fit aucun scrupule de remettre à Jean le billet commencé par la jeune fille ; elle ne croyait pas que le mariage de ses protégés pût rencontrer d’obstacle. Jean devint fou de bonheur en lisant les lignes écrites par Hermine. Il riait et pleurait à la fois, il embrassait Mme Chabriat, il l’appelait sa mère, sa libératrice, son ange gardien. La bonne dame ne comprenait guère qu’on pût en vouloir sérieusement à un si charmant enfant. Elle attachait de moins en moins d’importance aux colères du lieutenant. — Guérissons le Bengali, et tout ira bien ensuite, disait-elle gaiement.

Le soir de ce même jour, Firmin Tranchevent signifia à son fils, dans un billet dicté par Louise, qu’il eût à quitter immédiatement Hennebon, s’il n’aimait mieux y être contraint par des moyens de rigueur. Jean dut obéir. Quoique cet incident s’accordât peu avec les appréciations de Mme Chabriat, elle consentit à se charger des lettres qu’Hermine et Jean ne cessaient pas de s’écrire.

Quinze jours s’écoulèrent avant qu’Hermine pût se lever. Pendant tout ce temps, elle n’entendit parler ni de son père ni de sa mère ; elle ne vit que Caroline et Mme Chabriat, elle n’eut d’autre consolation que les lettres de Jean. Elle vivait si complètement dans l’avenir, qu’à peine se rappelait-elle de temps en temps qu’elle habitait encore Hennebon. Des projets de lointains voyages s’agitaient dans sa tête. Dès qu’elle put se lever, elle s’occupa de ses préparatifs de départ. Elle voulait se rendre immédiatement à Paris ; le régiment de Jean allait s’embarquer pour l’Afrique. La Ginevra avait reçu dès les premiers jours les confidences de son élève. Elle écrivait, par l’entremise de Mme Chabriat, lettre sur lettre à la jeune fille. L’appartement d’Hermine était préparé chez l’artiste ; on attendait impatiemment le Bengali. Songeant à tout, la Ginevra fit passer à Hermine dans une lettre l’argent nécessaire au voyage.

Le lieutenant entendit un matin un bruit extraordinaire dans la chambre habitée par Hermine. Depuis la scène qui l’avait séparée de sa fille, il exigeait que Mme Tranchevent fût toujours auprès de lui, pour être certain qu’elle ne voyait pas Hermine. Il était alors dans la chambre même de Mme Tranchevent, placée au-dessous de celle d’Hermine. Le bruit continuait. Caroline entra et se mit à broder sans dire un mot. Le lieutenant l’observait.

— Que fait-elle ? murmura-t-il enfin avec un visible effort.

— Elle fait ses malles, mon père, répondit Caroline, les larmes aux yeux.

Le lieutenant prit une plume et traça quatre mots sur un papier : « Où comptez-vous aller ? » Puis il tendit silencieusement le papier à Caroline, qui se leva et sortit.

Hermine frissonna en reconnaissant l’écriture de son père ; mais elle ne savait pas mentir. « À Paris, chez la Ginevra, » écrivit-elle au-dessous de la question du lieutenant, et elle tomba accablée dans un fauteuil. Toutes les douleurs du passé, ces douleurs presque oubliées, se réveillèrent. Une heure plus tard, elle recevait la lettre suivante.

« J’avais résolu de n’avoir désormais rien de commun avec vous ; mais, devant la résolution que vous m’annoncez, le silence serait un crime. Au nom de votre mère, au nom de votre sœur, au nom aussi de l’amour que je vous ai porté, je viens vous supplier d’avoir pitié de nous, d’avoir pitié de vous ! — N’ajoutez pas le scandale à la honte, n’étalez pas publiquement notre déshonneur à tous ! — S’il vous reste encore quelque sentiment honnête dans l’âme, vous ne pouvez souhaiter que deux choses aujourd’hui, la clémence de Dieu et l’oubli des hommes. Ces deux choses, l’obscurité d’un couvent peut seule vous les donner ; c’est dans un couvent que vous devez vivre. — Si vous vous avilissez, l’abandon, le désespoir ne vous serviront pas d’excuse. Celui à qui vous avez ôté plus que la vie veut bien encore s’occuper de vous. — Dans la maison de retraite du Faouët, où nous avons visité autrefois une amie de votre mère, la pension annuelle est de six cents francs. Quelque énorme que soit cette somme, qui représente près du quart de mon revenu actuel, je consens à la payer pour vous. De longues années d’expiation et de repentir ne suffiront pas, je le sais, pour vous rendre l’estime des hommes : ce bien, le plus précieux de tous, vous l’avez irrévocablement perdu ; mais les murs du cloître vous préserveront du moins des railleries et du mépris. — Un dernier mot encore : dans un an et quelques mois, la loi vous fera libre. L’honnête homme qui n’ose plus maintenant regarder un honnête homme en face, le père dont vous avez brisé le cœur, vous conjure de l’épargner. »

L’infortunée qui se réveille de sa léthargie, peut-être d’un songe heureux, pour se sentir emprisonnée dans un linceul, murée vivante dans une tombe, n’éprouve pas des angoisses plus cruelles que les angoisses qui déchirèrent le cœur d’Hermine. Tout à l’heure l’espace libre, les cieux étincelans, et maintenant plus rien, rien que la pierre froide du sépulcre !…

Le lendemain, vers quatre heures du matin, une voiture de louage s’arrêtait devant la maison du lieutenant. Caroline y fit placer des paquets, des malles, puis elle alla chercher sa sœur. Hermine, stupide de douleur, se soutenant à peine, descendit les deux étages. Au bas de l’escalier, une femme en pleurs l’étreignit dans ses bras sans prononcer un mot. La mère d’Hermine désobéissait en ce moment aux ordres les plus formels de son mari. Caroline entraîna sa sœur vers la rue. Le postillon, un gros garçon de ferme, prit Hermine dans ses bras et la coucha au fond de la voiture. Caroline se plaça sur la banquette de devant près du postillon. Le fouet claqua, les roues s’ébranlèrent sur le pavé, rendu glissant par une pluie fine, et le cabriolet disparut dans les rues encore désertes. Mme Tranchevent était étendue demi-morte sur les dernières marches de l’escalier. Le lieutenant sanglotait dans sa chambre.


V
CAMILLE A HERMINE

« Pourquoi donc es-tu restée près d’un an sans m’écrire, ma chère âme ? Tu sais bien que personne ne t’aime autant que moi ! Au fond de ta prison, dis-tu, par le plus grand des hasards, la nouvelle de mon mariage t’est parvenue ; moi aussi, ma chérie, j’ai vaguement entendu parler de toi. On m’avait raconté, et cela d’après l’affirmation d’un des membres de ta famille, que, saisie d’une grande ferveur religieuse, tu t’étais retirée dans un couvent avec l’intention d’y prendre le voile. Moi qui me rappelais nos beaux rêves, ton chant passionné, ta beauté ravissante, je doutais encore. Ta lettre m’a prouvé que j’avais raison. — Puisque tu as bien voulu être complètement franche avec moi, permets-moi de te gronder un peu, ma petite Hermine. Comment as-tu pu être assez maladroite pour te perdre ? L’histoire de ton amour te semble prodigieuse, inouïe ; tu crois ton imprudence sans pareille, ton audace sans exemple ! Eh ! ma pauvre enfant, ce que tu as fait dans des circonstances extraordinairement favorables, je l’ai osé faire, moi, dans des conditions que tu ne saurais imaginer. — Autrefois, quand notre délicieuse intimité m’entraînait à quelque confidence, tes questions naïves, tes beaux grands yeux étonnés m’arrêtaient court ; mais aujourd’hui je puis tout te dire. Mon histoire avec Alfred ne ressemble en rien à ce que je t’ai raconté. Il a fallu ta candeur pour ne pas deviner la vérité. Plus tard, après t’avoir quittée, l’ennui, la tristesse, le découragement, m’ont jetée dans un autre amour. Ne m’accuse ni de légèreté ni d’inconstance, ma chère petite puritaine ; j’étais bien jeune quand j’ai rencontré Alfred ! Et puis, moi qui n’ai jamais connu ma mère, j’avais tant besoin d’affection, de tendresse ! Enfin, tu as aimé, tu me comprendras… »

De dégoût, Hermine laissa tomber la lettre. Pour la première fois, Camille lui apparaissait telle qu’elle était réellement.

Hermine se promenait en ce moment dans un petit jardin fermé de murs, sans horizon, sans air. Les rares fleurs qui se reproduisaient d’elles-mêmes dans les plates-bandes envahies par le chiendent et les mauves sauvages n’avaient ni couleur, ni parfum. Sur les arbres, écrasant les feuilles jaunies, séchaient de sordides haillons ; quelques femmes aux figures pâles, amaigries, aux yeux égarés, marchaient lentement dans les allées. Aux fenêtres du couvent apparaissaient d’autres figures plus vieilles, hébétées par une longue réclusion. Toutes ces malheureuses étaient à divers degrés imbéciles ou folles. Leur histoire à toutes était la même, histoire si vulgaire, qu’elles exceptées personne n’eût songé à la raconter : toutes avaient aimé et toutes avaient été violemment séparées de ceux qu’elles aimaient, dédaignées ou trahies. Ressembler à Camille ou avoir la destinée de ces femmes, s’amuser de l’amour ou en mourir, n’y a-t-il rien hors de là ? se disait Hermine en passant encore vivante, encore belle au milieu de ces ombres.

Depuis un an, la vie d’Hermine n’était plus qu’une continuelle torture. Plus malheureuse mille fois que ses compagnes, elle se mourait, d’aspirations impuissantes, de force inactive, de désirs, de regrets, de rêves. Les lettres de Jean, les pages ardentes de la Ginevra venaient sans cesse lui rappeler qu’au-delà des murs de sa prison il y avait l’ivresse de l’amour, l’enthousiasme, la liberté.

Un matin, sans s’être annoncée, la Ginevra arriva au Faouët ; en la voyant, Hermine oublia tous ses chagrins, elle retrouva pour un moment son animation, sa fraîcheur. La Ginevra voulait passer toute la journée près de son Bengali ; elles descendirent dans le jardin. L’artiste parlait à son élève de Jean, qu’elle avait vu souvent à Paris avant son départ pour l’Afrique. Au bout de quelques instans, chaque croisée du couvent cachait à demi une tête stupidement étonnée ; les pauvres filles errantes dans les allées s’enfuyaient vers leurs chambres avec des gestes effarouchés, et les religieuses, la supérieure en tête, sous prétexte de soins domestiques, rôdaient autour des deux amies, qu’elles poursuivaient de regards curieux et défians. La belle, l’expansive et rayonnante Ginevra dans cette morne demeure, c’était l’éblouissante lumière de midi envahissant subitement quelque retraite ténébreuse et glacée. Bientôt la Ginevra se tut. L’artiste libre et passionnée, dont l’existence n’était qu’une poursuite anxieuse du beau sous toutes ses formes, se sentait défaillir devant ces laideurs physiques, surtout devant cet abaissement de la nature morale. Aucun refuge pour l’imagination attristée ; l’espace manquait, et la terre était inerte comme les âmes.

Hermine, étonnée du silence de son amie, leva les yeux sur elle et s’aperçut qu’elle pleurait. La Ginevra surprit ce regard.

— Tu ne peux pas rester ici, s’écria l’artiste en serrant la jeune fille contre son cœur ; tu es pâle, tu es faible, tu es triste, je ne l’avais pas remarqué d’abord. Demain j’irai voir ton père.

Hermine secoua douloureusement la tête.

— Tu étais intimidée, troublée ; tu t’es laissé sacrifier sans te plaindre, pauvre Bengali ! mais moi, je saurai lui parler.

Pour toute réponse, Hermine remit à la Ginevra la lettre du lieutenant, l’unique preuve de souvenir que son père lui eût donnée depuis un an.

Accoutumée à n’avoir d’autre guide que son cœur, d’autre but que le bonheur de ceux qu’elle aimait, la Ginevra ne pouvait rien comprendre à l’indignation impitoyable du lieutenant, aux épithètes flétrissantes dont il accablait sa fille.

— Il devient fou ! tout à fait fou ! Moi qui l’ai connu bon, généreux, plein de cœur ! Pauvre lieutenant ! C’est égal, si tout n’est pas mort en lui, tu sortiras d’ici ! Aie confiance en la Ginevra !

Le lendemain, vers midi, la Ginevra entrait dans la chambre de Mme Tranchevent. Dès que la mère d’Hermine l’aperçut, elle se jeta dans ses bras toute en larmes. La pauvre femme devinait instinctivement que l’artiste lui apportait quelque chose de sa fille. Au lieu de s’élancer, comme il l’eût fait autrefois, vers son amie, le lieutenant devint blême et resta immobile à sa place. La Ginevra connaissait son malheur, il n’éprouvait plus devant elle qu’une profonde humiliation.

Pendant le trajet du Faouët à Hennebon, seule dans une mauvaise carriole, la Ginevra était arrivée à se persuader qu’elle allait demander au lieutenant une chose parfaitement simple. En face de son vieil ami, de ce père foudroyé dans ses plus chères affections et dans son orgueil, elle éprouva une sorte de timidité qu’elle n’avait jamais connue. Elle ne savait comment attaquer, comment vaincre des sentimens qu’elle comprenait mal. Accoutumée de longue date à ne jouer dans son ménage qu’un rôle secondaire, Mme Tranchevent s’était remise à tricoter près de la croisée, laissant son mari et la Ginevra vis-à-vis l’un de l’autre à l’extrémité de la chambre.

Le lieutenant s’était enfin décidé à tendre la main à l’artiste ; il lui adressait sur sa santé de banales questions auxquelles la Ginevra répondait à peine.

— J’ai vu Hermine hier, dit-elle tout à coup avec une courageuse résolution.

Le lieutenant fit un geste comme pour empêcher la Ginevra de continuer.

— Hermine ne peut pas rester dans ce couvent ; c’est une odieuse prison. Si vous tenez à l’existence de votre fille, il faut l’en retirer au plus vite.

— De grâce, laissons cela ! murmura le lieutenant.

— Qu’a-t-elle donc fait, cette malheureuse enfant, pour mériter les tortures que vous lui infligez ? s’écria la Gineva avec force.

— Je vous l’ai dit en d’autres temps, Ginevra, nous ne nous entendrons jamais sur certains points, murmura lentement le père d’Hermine.

— Certes, non, répliqua la Ginevra. Mon bon lieutenant, mon vieil ami, poursuivit-elle en changeant complètement de ton et de physionomie, il ne s’agit pas de savoir qui de nous deux a raison ; il s’agit de sauver une douce, une charmante enfant qui se meurt d’ennui, d’isolement, de tristesse. Vous ne songez donc jamais à ce que souffre votre Hermine ?

— Je souffre encore davantage, dit M. Tranchevent avec accablement.

— J’ai bien envie de vous dire que c’est un peu votre faute, hasarda la Ginevra avec douceur. Faites taire un instant la susceptibilité ombrageuse dont vous me permettiez de rire autrefois ; songez un peu moins à l’opinion des autres, écoutez un peu plus votre raison, votre cœur, et vous vous apercevrez peut-être qu’au fond il n’y a guère lieu à ce grand désespoir.

— Ginevra ! interrompit le lieutenant d’une voix indignée.

— Eh ! mon Dieu ! s’écria l’artiste avec une noble franchise, vous m’avez bien appelée votre amie, votre sœur, moi ! Je ne vous ai pourtant jamais caché ma vie. Comment pouvez-vous punir comme un crime irrémissible chez une enfant ce que vous excusiez chez une femme en possession de toute sa force, de toute sa liberté ?

Mme Tranchevent, la digne mère de famille, esclave de ses devoirs, s’associait de toute son âme à cet appel hardi à la justice.

Le lieutenant demeurait silencieux ; la Ginevra crut l’avoir ébranlé. — Lisez ceci, lui dit-elle en lui présentant comme dernier argument un papier sur lequel Hermine avait écrit ces quelques mots : « Je t’en supplie, mon père, laisse-moi sortir d’ici. » Le lieutenant écrivit au-dessous : « S’il vous est indifférent de faire mourir de douleur le père que vous avez déshonoré, vous pouvez quitter le couvent. » Puis il rendit le papier à la Ginevra.

L’artiste rougit d’indignation après y avoir jeté les yeux. — Vous n’avez pas de cœur ! s’écria-t-elle ; puis elle sortit brusquement.

La Ginevra passa près d’un mois au Faouët avec Hermine. Elle s’efforça de cacher à son Bengali ses colères, ses inquiétudes, surtout l’horreur qu’elle éprouvait pour l’accablante existence du couvent ; mais sa physionomie, ses discours, n’en trahissaient pas moins la révolte et l’ennui. Son séjour au Faouët fit plus de mal que de bien à Hermine. Après son départ, la jeune fille se sentit non-seulement plus seule, mais mille fois plus souffrante, plus découragée qu’auparavant.

Deux ans s’étaient passés. Hermine se mourait au Faouët. Sa poitrine, toujours faible, était mortellement atteinte ; ses forces déclinaient de jour en jour. Comme toutes les âmes ardentes qui désespèrent du bonheur, elle s’était plu longtemps à exagérer ses souffrances morales et physiques. Sa douceur, sa bienveillance, lui avaient gagné dès les premiers jours la sympathie des pauvres créatures qui l’entouraient ; elle ne se déplaisait point au milieu d’elles, et pourtant elle passait souvent des semaines entières dans une solitude absolue. Éprouvant un besoin d’exercice que l’exiguïté du jardin ne lui permettait de satisfaire qu’incomplètement, elle se renfermait pendant de longs mois dans sa chambre ; d’autres fois elle s’exposait sans nécessité au froid, à la pluie ; elle se promenait bien avant dans la soirée la tête nue dans la brume, les pieds dans la terre mouillée. « Vous vous tuerez ! » lui disaient les religieuses qui traversaient le jardin au retour de la prière. « Tant mieux ! » répondait intérieurement Hermine. — Mais quand les maladroites exhortations des sœurs et les hochemens de tête du médecin qui la soignait lui eurent révélé l’approche possible de la mort, une révolution subite se fit en elle, à tout prix, elle voulut vivre. Elle écrivit à Jean, au fond de l’Afrique, une lettre où la prévision d’une fin prochaine se mêlait à des élans impétueux vers le bonheur, à des projets insensés. Jean, au désespoir, confia ses angoisses à un vieux capitaine dont il avait conquis l’amitié en le dirigeant dans des études géologiques. Cet officier obtint pour lui un congé de quinze jours. Il fallut presque une semaine à Jean pour arriver jusqu’au Faouët. Une lettre l’avait devancé : il était convenu qu’il s’annoncerait comme le frère d’Hermine. L’identité du nom et de l’âge rendait cette assertion tellement vraisemblable qu’aucun doute ne fut émis par la défiante supérieure.

Il faisait nuit lorsque Jean entra dans la chambre d’Hermine. La lueur incertaine d’une petite lampe éclairait vaguement les traits amaigris, les formes frêles du Bengali. Comme la Ginevra, Jean se laissa d’abord tromper par les rayons que le bonheur mit dans les yeux d’Hermine, par les ardentes couleurs dont l’émotion couvrit ses joues. Au milieu des premières effusions de tendresse, il la plaisanta presque sur ses pensées funèbres. Hermine riait aussi de ce qu’elle appelait de folles terreurs ; elle oubliait la fièvre, sa faiblesse, la toux qui brisait sa poitrine quelques instans auparavant.

— Je bénis la maladie, je bénis surtout ma lâcheté, puisque sans elle je ne t’aurais peut-être pas revu de longtemps, répétait-elle à Jean.

Puis elle le questionnait sur ses voyages, sur ses nouvelles amitiés, sur les ennuis de sa situation présente. Elle s’inquiétait de la pâleur, de l’expression pleine d’abattement et de tristesse que l’amour combattu, la révolte impuissante, la continuelle torture d’une vocation contrariée avaient déjà fixées sur le front de Jean. Cependant la grâce, la bonté du sourire, l’abandon sympathique avaient survécu chez Jean à la fougue aveugle de la première jeunesse. L’accent de sa voix révélait une tendresse plus profonde, plus protectrice. Hermine ne se lassait pas de le contempler, de l’entendre.

Les instans étaient comptés. À neuf heures, toute personne étrangère devait avoir quitté le couvent. Hermine et Jean se promirent de passer toute la journée du lendemain à la campagne. En principe, les dames pensionnaires étaient libres d’aller et de venir dans le bourg du Faouët et dans les environs ; mais bien peu d’entre elles usaient de cette permission, et si Hermine, la plus jeune, la seule belle de toutes, eût franchi la grille du couvent, elle eût certainement essuyé les reproches de la supérieure. Aujourd’hui son état de santé justifiait toutes les infractions à la coutume. Personne ne s’étonna de la voir sortir avec Jean.

— C’est une fantaisie de malade. Elle ne pourra pas aller loin. Veillez à ce qu’elle ne se fatigue pas, dit tout bas une religieuse à Jean, comme il traversait un étroit corridor à la suite d’Hermine.

Cette recommandation banale déchira le cœur de Jean. Quoiqu’il prît encore pour de la force, pour l’activité de la vie ce qui n’était chez la jeune fille qu’une surexcitation fébrile, il était consterné depuis qu’il avait vu Hermine au grand jour. Il ne comprenait pas que deux années d’emprisonnement eussent pu amaigrir à ce point ses traits, blêmir ses lèvres, plomber ses yeux, altérer le son de sa voix, courber sa taille. Il l’examinait furtivement avec désespoir, convaincu maintenant que ces symptômes révélaient quelque lésion mortelle.

— Allons loin, bien loin de ce tombeau ! gravissons la montagne) disait Hermine en serrant convulsivement le bras de Jean.

Le Faouët est dominé par de hautes collines qui descendent presque à pic jusqu’à un ravin traversé par l’Ellé. Au revers de l’une de ces collines, de celle qui touche le Faouët, est pour ainsi dire collée une charmante chapelle gothique. Bâtie sur une étroite corniche formant balcon à mi-côte, la chapelle semble suspendue au-dessus de l’abîme. La colline opposée est aride, désolée, semée d’innombrables pierres grises. Ni pâtres, ni troupeaux pour animer cet austère paysage ; la bruyère seule prend vie sur ce sol caillouteux. Du pied de la chapelle, tout au plus aperçoit-on quelquefois tout en bas, au bord de la rivière, quelque pêcheur immobile derrière sa ligne ou ses filets.

C’était dans cette solitude qu’Hermine voulait conduire Jean ; mais pour y atteindre il fallait suivre pendant plus d’une heure les détours d’un sentier escarpé, et la pauvre enfant chancelait dès les premiers pas.

— Arrêtons-nous, disait Jean, effrayé par la respiration sifflante d’Hermine.

— Non, non, répondait la jeune fille, je suis forte, très forte aujourd’hui.

Au bout de dix minutes, Hermine tomba épuisée sous les sapins qui bordaient la route. — Vois, dit-elle à Jean avec tristesse dès qu’elle put parler, en lui montrant les nuages qui semblaient toucher la cime des arbres ; vois, c’est ce ciel qui me tue. Tout est froid, tout est sombre dans ce pays ; si j’y reste plus longtemps, je mourrai.

Jean avait peine à retenir ses larmes.

— Tu me retrouves bien changée, n’est-ce pas ? reprit-elle en examinant avec anxiété le visage bouleversé de Jean ; tu penses aussi, toi, que je vais bientôt mourir… Non, reprit la jeune Bretonne avec exaltation en serrant les mains de Jean dans ses mains brûlantes, non, sois tranquille, je ne mourrai pas. Pour vivre, il me faut toi, du soleil, de l’espace ; j’aurai tout cela, car nous allons partir ensemble. Mon père ne pourra pas m’en vouloir : il ne me retiendrait pas, s’il savait ce que je souffre… On n’a jamais vu de père tuer son enfant, n’est-ce pas ? Figure-toi, continua-t-elle en fixant sur les yeux de Jean ses yeux démesurément agrandis, figure-toi que la nuit, quand je rêve à demi éveillée, il m’arrive souvent de ne plus comprendre pourquoi ma famille me repousse, pourquoi mon père ne m’écrit pas, pourquoi je suis si malheureuse… Je t’ai aimé, tous t’aimaient autour de moi… Je voulais voyager, voir et connaître tout ce qu’il y a de grand, de beau en ce monde. Je voulais communiquer par le chant mon âme aux autres âmes et m’enivrer d’enthousiasme… Était-ce donc là un crime ?… Le rossignol qui chante dans le buisson voisin, l’entends-tu (et elle s’interrompit un instant pour écouter) ?… est-il plus criminel que le passereau muet qui sautille là-bas sur la route ? L’hirondelle qui nous quitte à l’automne pour revenir au printemps vaut-elle moins que le rouge-gorge qui peut vivre sur les arbres glacés ?… — Elle s’arrêta un instant suffoquée. — Cet air m’étouffe ! reprit-elle avec effort. Je veux partir tout de suite, aujourd’hui !…

— Oui, nous partirons, calme-toi, dit Jean d’une voix entrecoupée par la douleur.

— Tu ne dis pas cela sérieusement ; tu penses que je ne sortirai jamais d’ici… Je veux vivre, je vivrai ! s’écria-t-elle. N’as-tu pas dit toi-même qu’un jour viendrait où le Bengali chanterait libre sous un ciel toujours pur ?… Je veux le voir, ce ciel, je veux chanter. J’ai de la voix encore ! — Et elle voulut dire une phrase de Mozart. Les notes ne sortirent pas de sa poitrine brisée.

— Tais-toi, je t’en conjure, répétait Jean en lui serrant la main.

Hermine était tout à fait hors d’elle-même. Elle fit un suprême effort, puis retomba dans les bras du jeune homme en murmurant d’une voix navrante : — Je ne peux pas !

Ses forces l’abandonnèrent, sa respiration s’embarrassa. Jean, fou de désespoir, la tint dans ses bras pendant plus d’un quart d’heure sans parvenir à la ranimer. Hermine rouvrit enfin les yeux et promena autour d’elle des regards qui ne voyaient pas. Jean songea alors qu’il fallait à tout prix la ramener au couvent. Il l’étendit à l’ombre d’un sapin et descendit jusqu’à la grand’route qui tournait le pied de la montagne. C’était jour de marché dans un village des environs. Jean arrêta d’autorité la charrette qu’un meunier ramenait chargée de sacs vides. Quelques pièces d’argent montrées à cet homme le déterminèrent à suivre Jean jusqu’à l’endroit où gisait Hermine.

Une demi-heure plus tard, Hermine était couchée dans sa chambre, au couvent. Le médecin, aussitôt appelé, déclara à la supérieure qu’il était urgent de prévenir les parens de la jeune fille. Jean refusa d’écrire la lettre. Il s’installa dans la chambre d’Hermine, et ne la quitta que bien avant dans la soirée, sur les injonctions répétées de la supérieure. Hermine d’ailleurs ne lui semblait pas plus mal. Elle avait repris son calme, presque sa gaieté ; elle faisait tout haut des projets pour le lendemain, et tout bas disait à Jean : — Je vais mieux, nous partirons bientôt.

Il était dix heures environ quand Jean lui dit adieu. À minuit, la voyant calme, la sœur converse qui la veillait se laissa aller au sommeil. La pauvre fille racontait le lendemain matin que, vers deux heures de la nuit, elle avait vu passer devant ses yeux comme une lueur blanche et entendu comme une musique céleste. Effrayée, elle s’était approchée du lit d’Hermine : Hermine n’existait plus…

Lorsque Jean arriva au couvent quelques heures après, on le fit entrer dans le parloir, où la supérieure lui tint de longs discours, qu’il n’entendit pas, sur la vanité des choses humaines. Il fallut presque employer la force pour l’empêcher de monter près d’Hermine. Pour le calmer, on lui promit qu’il pourrait la revoir dans l’après-midi. Il consentit à se retirer ; mais dès qu’il se trouva seul dans la campagne, sa tête se troubla. Il ne s’est jamais rappelé comment il avait passé cette journée. Le lendemain, au moment même où il s’avançait machinalement vers le couvent, le convoi d’Hermine en sortait. En tête marchaient le lieutenant et Firmin Tranchevent. Le père d’Hermine ne parut pas s’apercevoir de la présence de Jean ; mais Firmin Tranchevent s’avança vers son fils avec de grandes démonstrations de surprise. Jean garda un morne silence. Les cérémonies usitées accomplies, tous les assistans se retirèrent successivement. Il ne resta bientôt plus dans le cimetière que Jean, son père et son oncle. Firmin Tranchevent, qui n’aimait pas les émotions inutiles, crut devoir arracher le lieutenant et son fils à ce lieu funèbre. Il les prit tous les deux par le bras et les entraîna loin de la tombe d’Hermine. Tous les deux étaient tellement accablés qu’ils ne firent aucune résistance. Arrivés à la porte du cimetière : — Sois tranquille, dit Firmin à Jean, je ne te laisserai pas repartir pour l’Afrique.

Cette parole réveilla Jean. Transporté de fureur, il saisit d’une main son père, de l’autre le lieutenant, et les ramena sur la tombe d’Hermine. — À genoux ! s’écria-t-il avec délire, à genoux tous les deux devant celle que vous avez tuée ! — Puis il sortit en courant du cimetière…

Depuis ce jour, on n’entendit plus parler de Jean. Son père lui écrivit plusieurs lettres qui restèrent sans réponse. Firmin Tranchevent s’étant adressé enfin au ministère de la guerre, on lui apprit que Jean avait péri dans une escarmouche en Afrique. Cette nouvelle causa une véritable douleur au châtelain de Keraven, car le fils de Louise était mort d’une fièvre typhoïde deux mois après l’enterrement d’Hermine, et l’ancien préfet se trouvait sans héritier.


MAX VALREY.