Hermine Gilquin/III

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E. Fasquelle (p. 15-22).
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III


Après vingt ans de mariage, Mme Gilquin eut la surprise et la joie de voir enfin ses vœux accomplis : elle eut un enfant. Cet enfant, elle avait passionnément, ardemment désiré que ce fût une fille. Son bonheur se trouva donc à son comble, car elle donna à son mari, qui partagea sa félicité, une petite, toute petite fille, délicate, mignonne, blanche, avec des yeux bleus, que l’on nomma Hermine.

Les Gilquin étaient considérés avec raison comme les plus riches propriétaires de la région. Autour de la ferme, et au loin, six cents arpents de terre représentaient leur fortune. On les enviait, mais en même temps que l’envie, la malice villageoise s’était donné cours, avait découvert le défaut, la tare de leur vie.

Comme beaucoup de campagnards, les Gilquin avaient un sobriquet : ils étaient, pour tous ceux qui vivaient à dix lieues à la ronde, le père et la mère La Guigne. Ainsi avaient-ils été surnommés de père en fils. Toute la famille semblait née sous une mauvaise étoile. On disait communément des Gilquin qu’ils payaient cher leur richesse. En dehors de cette richesse, la chance ne les avait jamais visités, et leurs gains des marchés et des foires ne pouvaient leur faire oublier les pièges et les catastrophes de la vie. Les malheurs de tous genres, les pires calamités, les avaient toujours assaillis. Des maladies, des accidents, des morts violentes, des incendies, la foudre tombant sur leur maison, l’orage dévastant leurs moissons, les avaient souvent désespérés, les avaient rendus humbles et craintifs devant le destin.

Toutefois, depuis que Pierre Gilquin avait épousé Simonette Anceleau, nièce d’un curé des environs, la guigne semblait les avoir quittés pour toujours. Les bonnes gens disaient que le bon Dieu de M. le Curé avait mangé la guigne des Gilquin, et cela était vrai. En peu de temps, Pierre Gilquin avait connu non seulement la prospérité complète, mais le bonheur tranquille. Désormais, son surnom n’avait plus de raison d’être, mais on continuait à l’employer par habitude. Et puis, la malechance pouvait revenir.

Les Gilquin avaient donc tout pour être parfaitement heureux, parmi leurs bêtes et leurs serviteurs, tout, sauf un enfant à dorloter et à élever : « Un restant de déveine », — disait-on. Quand Hermine vint au monde, ce fut comme l’assurance que le malheur avait à jamais fui de chez les Gilquin.

Tout se passa bien, en effet. Hermine ne fut atteinte par aucune des maladies fréquentes au bas âge.

Quand elle ouvrit les yeux sur l’existence, et qu’elle commença à voir et à désigner les choses, quand elle parla le premier langage, puéril et doux comme un gazouillis d’oiseau, elle se révéla ce qu’elle devait être au cours de sa vie, douce de caractère, vive d’intelligence, infiniment sensible, prompte à se replier sur elle-même, gardant un léger effroi de ce qui l’avait heurtée.

Il se passait en elle un phénomène de rétraction. Hermine était bien, en effet, une hermine, au sens où la tradition populaire s’est imaginé le petit animal des solitudes, ayant la crainte et l’horreur de tout ce qui peut tacher son pelage, souffrant et mourant de la fange qui l’éclabousse.

La petite fille, tard venue dans la vie de ses père et mère, était un objet délicat et précieux qu’il fallait sauvegarder, et qui avait lui-même l’instinct de se préserver des contacts hostiles, des rencontres dangereuses.

Toutefois, on eût dit que la nouvelle arrivée avait immédiatement deviné qu’elle était chez elle, parmi les allées et venues de la ferme, au milieu des êtres de tous genres qui peuplaient la cour et les étables.

À peine née, sur les bras de sa mère ou d’une servante, elle contemplait avec un plaisir visible, de ses yeux qui venaient d’éclore, les lourdes bêtes qui tournaient la tête vers elle en s’en allant aux champs de leur pas régulier et machinal. Plus tard, ses petites mains allaient d’un geste caressant vers les fronts durs des vaches et des chevaux, vers la laine des brebis, vers le poil rêche des chiens de troupeaux. Ceux-ci couraient autour d’elle lorsqu’elle était assise sur sa petite chaise, à l’ombre du mur, s’approchaient, la léchaient, jouaient avec elle en prenant de visibles précautions, montrant qu’ils savaient avoir affaire à un enfant qui ne peut souffrir de trop rudes caresses, la traitant comme un agneau nouveau-né qu’il faut encourager aux premiers pas de la vie.

Les oiseaux à demeure dans la vaste cour furent bien vite aussi en familiarité avec la petite fille. Coqs, poules, dindons, oies, canards, pintades, pigeons, s’en venaient picorer, criailler, se disputer auprès d’elle, sans rien redouter de cette camarade si tranquille, tombée un beau matin dans leur basse-cour, et Hermine non plus n’eut pas peur de toute cette vie emplumée, qui gloussait, caquetait, roucoulait, du matin au soir, et qui paraissait répondre à ses derniers bégaiements et à ses premiers bavardages.

Ce qui pouvait la choquer, c’était un geste trop brusque, une voix trop rude. Sa physionomie, alors, se contractait, une angoisse s’avouait par ses yeux chagrins et sa bouche tremblante.

Mais on la rassurait vite par une bonne parole, et cette première enfance d’Hermine fut heureuse dans cette cour de ferme, qui lui parut semblable à un paradis terrestre, au jour où elle sut lire et écrire, et qu’elle eut entre les mains un Catéchisme et une Histoire sainte. Sa mère fut sa première éducatrice pour veiller le plus longtemps possible sur une santé qui lui paraissait fragile.

L’écolière acquit sans effort ce qui fut ainsi offert à son intelligence en éveil. Presque tout de suite elle en sut autant, et bientôt elle en sut davantage, que son institutrice improvisée. La lecture lui conféra le pouvoir magique de deviner quelque chose de ce dont elle ne connaissait rien. Par brusques éclairs, les choses lui apparaissaient subitement, à lui faire croire qu’elle les avait toujours vues. Elle se montrait à la fois curieuse de tout et familière avec tout. Elle vécut ainsi naïvement les plus charmantes, les plus délicieuses journées de découverte du dehors, de création d’elle-même. En elle s’épanouit le bonheur ignoré de l’ingénuité.