Hermine Gilquin/VIII

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E. Fasquelle (p. 37-42).
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VIII


Hermine ne connaissait pas l’homme auquel elle venait de se confier. Sa jolie intelligence n’était encore qu’une intelligence de petite fille, seulement assombrie par la mort de son père. Rien d’étonnant à cela. La divination qui se manifestait si souvent en elle devait, par la fatalité ordinaire des événements, lui faire défaut pour la crise la plus grave de son existence. Le savoir profond de la vie ne peut s’acquérir qu’avec la vie. Hermine en était encore à la période d’ignorance, et elle tomba sans hésitation dans le piège que la nécessité venait de lui tendre. Elle crut accomplir un acte ordinaire et accepter un avenir monotone alors qu’elle venait de jouer son sort et de s’offrir en victime au destin.

Le ménage ne fut pas longtemps à se dissoudre. Il ne pouvait en être autrement. Les deux êtres qui venaient d’associer leur vie, l’un par calcul, l’autre par lassitude, n’avaient aucune espèce de ressemblance, ni physique, ni morale.

De premier aspect, François Jarry n’était pas laid : il avait la face jeune, les traits réguliers, le nez et le menton bien dessinés, des moustaches de soldat qui se retroussaient sur une bouche souriante, des yeux gais et gentils. Mais cette tête de jeune homme surmontait un corps terrible. Le col, les épaules, les bras, le torse, les jambes, les mains, les pieds, prirent chaque jour davantage un aspect plus monstrueux. Cet être petit, trapu, d’une force extrême, avait, de carrure et de tournure, un aspect d’animal debout, affublé de vêtements d’homme. Peu à peu, une chair dense l’envahit, augmenta son encolure, envahit le bas du visage et les joues. François Jarry n’engraissait pas, mais il épaississait, se musclait à la façon d’un lutteur.

Il mangeait comme quatre, parce qu’il travaillait comme quatre, toujours levé le premier, couché le dernier, attentif aux champs et aux bêtes, chargeant et déchargeant les charrettes, renvoyant impitoyablement les incapables, les paresseux, ou ceux qui lui paraissaient tels. Dur pour lui-même, il était dur à tous. L’homme, autrefois besogneux, travaillant chez les autres, avait pris tout de suite goût à la propriété, se jetant avec avidité sur ces terres qui furent à lui du jour au lendemain, en même temps qu’Hermine.

Mais d’Hermine, il n’avait cure. Quoiqu’elle fût la cause de sa prospérité subite, il n’eut pas un instant l’idée qu’il pouvait lui devoir quelque reconnaissance de son changement de fortune. De plus, le travail des champs seul comptait pour lui, et il regardait comme une fainéante la femme attentive qui dirigeait la maison, surveillait la cuisine et le linge. Cette chétive jeune fille n’inspirait de toutes façons que du mépris à ce mauvais drôle, qui avait fait la noce sordide des villes de garnison. Il fallait l’épouser pour avoir les terres, il l’avait épousée, et voilà tout.

Il avait joué la comédie par ruse naturelle avant le mariage, se faisant tranquille et patelin, donnant l’idée d’un paysan placide et bonasse à ces deux femmes, la mère et la fille, qui ne virent pas la lueur de dur acier allumée parfois dans ses yeux demi-clos, ni le rictus cruel de sa bouche, ni les dents de loup affamé que cachait sa moustache.

Son allure se modifia du soir au matin. Au lendemain du mariage, quand il revint de faire le tour de son nouveau domaine, c’étaient vraiment ses vraies épousailles de paysan avec la terre qu’il venait de célébrer. Il rentra chez lui en maître, rudoya immédiatement Hermine pour la mettre à son rang secondaire, répondit grossièrement à Mme Gilquin, laquelle s’était permis d’intervenir.

Au courant de la même journée, il réprimanda avec la dernière violence un domestique peu empressé à obéir à un ordre, et celui-ci ayant répondu sur le même ton, le nouveau maître fonça sur l’insoumis à la manière d’un taureau qui voit rouge et, d’un coup de tête en pleine poitrine, l’envoya rouler sur le chemin. Il y eut une stupeur, puis, sous le regard méchant de la brute victorieuse, le silence et la soumission de toute la maison.

Changeant de situation et dévoilant son caractère, François Jarry changea aussi de physionomie. Son visage aux traits réguliers devint atroce, la ruse même s’effaça, pour laisser leur libre déploiement aux instincts, les yeux paraissaient vouloir tuer ce qu’ils regardaient comme hostile et gênant, la bouche s’ouvrait sans cesse d’un mouvement de morsure. Les mains énormes et velues se crispaient en pattes d’animal féroce. C’est dans ces pattes qu’était tombée la délicate Hermine.