Hermine Gilquin/XVIII

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E. Fasquelle (p. 77-84).
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XVIII


Le lendemain, après le départ de tout le monde pour les champs, à pointe d’aube, elle partit aussi, suivant les sentiers, foulant les herbes fraîches et emperlées de la rosée de la nuit.

Elle traversa la plaine illuminée de la lueur du soleil levant, entra dans le bois où les oiseaux réveillés chantaient à plein gosier parmi les feuilles vertes, parvint au sommet de la colline. De là, elle aperçut le clocher et les quelques habitations du hameau qui était encore en partie enveloppé par les derniers voiles bleus de la nuit. Le clocher et quelques toits de maisons émergeaient seuls de l’ombre, doucement éclairés de rose par le premier feu du jour.

La course était encore longue. Hermine descendit la colline, s’engagea dans le vallon, suivit le cours sinueux d’un ruisseau qui chantait sur les pierres. La Roche était de l’autre côté, à mi-hauteur d’une colline plus basse que celle-là qui venait d’être gravie par Hermine.

La voyageuse passa le ruisseau sur de larges dalles contre lesquelles écumait l’eau vive. Puis elle prit le sentier dessiné sur la pente aride, et peu à peu les premières maisons de La Roche se rapprochèrent d’elle.

C’était le plein de la matinée lorsqu’elle parvint à l’unique rue du hameau. Le soleil de neuf heures était haut déjà. Le village raviné et pierreux commençait à flamboyer. Les maisons blanches à toits rouges plats, bâties en dégringolade, les petits escaliers aux marches massives et disjointes par lesquels on accédait aux portes des maisons, les pavés d’un trottoir inégal, les pierres qui couvraient le sol et donnaient à la rue abrupte l’aspect d’un lit de torrent desséché, tout cela était déjà sec, brûlant, hostile.

Hermine, fatiguée, en sueur, s’arrêta un instant devant la rue déserte. Elle se souvint vaguement d’être venue une fois là avec son père. Il était à cheval, il avait placé sa petite fille devant lui, sur des sacs, et elle se rappela tout à coup que la bête qui les portait avait monté la côte en soufflant, avait buté sur ces pierres, par un soleil semblable. Elle s’accota à l’ombre d’un recoin de muraille, essaya de revivre davantage cette image du passé qui était venue danser devant ses yeux, dans le mirage de cette matinée incandescente. Elle revit le cheval blanc, elle réentendit la voix de son père qui lui parut altérée et lointaine, comme une voix venue de la tombe, elle crut sentir une main de spectre qui tenait par la taille la petite fille d’autrefois.

Cela ne dura qu’un instant. L’image de jadis s’effaça. Il n’y avait là qu’une femme fanée qui était la petite fille d’autrefois, une femme abandonnée et muette qui s’appuyait à un vieux mur ruiné par le temps, et ce vieux mur n’entendait et ne voyait rien, ne se rappelait de rien, n’avait aucune consolation à offrir à celle qui demandait aux choses de se souvenir, et qui ne trouvait en elles que le morne aspect de la vieillesse qui tombe à la mort.

Hermine rouvrit les yeux, qu’elle avait fermés pour retrouver son père et son cheval blanc et pour se retrouver elle-même. Elle revit le village sec et terrible, resta pendant un instant immobile sous la double et effrayante impression de la solitude et du silence.

Un grillon fit entendre son bruit strident. Il y avait donc un peu de vie dans cette région brûlée où tout semblait anéanti. Elle attendit encore. Une porte s’ouvrit, une femme parut, qui dévisagea Hermine avec surprise.

Celle-ci dit le motif de sa présence :

— Y a-t-il encore dans le pays des parents du petit Jean qui est mort chez les Gilquin ?

Elle n’osa pas préciser davantage, mais la paysanne, sur sa question, l’avait définitivement reconnue, et elle le fit savoir, avant toutes choses.

— Tiens ! mais c’est vous, la demoiselle des Gilquin… qui êtes mariée à Jarry ! — s’exclama-t-elle.

Hermine fit oui de la tête.

— Et vous v’nez promener par chez nous, de c’temps chaud-là ? — continua la femme.

— Vous me connaissez donc ? — demanda Hermine.

— J’vous connais d’vous avoir vu dévaler… Et où c’est-y que vous allez ainsi ?

Hermine répéta qu’elle cherchait quelqu’un de la famille du petit Jean qui était mort à la ferme des Gilquin. Elle dit l’année, le jour… un premier janvier !… c’était inoubliable.

La femme, en effet, se rappelait.

— Mais y sont tous morts — dit-elle — ou partis du pays… Y n’y a pus qu’une vieille grand’mère, Olympe, qui est encore chez nous… Elle a enterré tout son monde, et elle vit d’une petite rente que lui fait une nièce qu’habite Paris, je crois ben… Dame ! elle ne travaille pus guère… Pourtant, à la moisson elle va encore se louer, et fait sa part comme les autres.

La causeuse s’arrêta, pour repartir, son regard bien appuyé sur les tristes yeux d’Hermine :

— Vous v’nez sans doute lui apporter queques douceurs, — ajouta-t-elle d’un air entendu. — Vous lui devez ben ça, c’est vrai… O l’est pas moins bien de vot’part, pisque vous êtes toujours riche et qu’elle est toujours pauvre.

Hermine n’ose dire oui, car elle pense subitement qu’elle n’a pas une pièce d’argent sur elle, qu’elle n’a même pas songé à emporter quelque chose de la ferme. Elle eut honte d’aller visiter cette vieille femme sans offrir le moindre présent à son âge et à son malheur.

Néanmoins, elle se résolut à faire sa visite, et se dirigea vers l’endroit que son interlocutrice lui indiqua.

C’était au détour d’un petit chemin, dans la première ruelle à gauche, la maison qui faisait le coin… Il y avait trois petites marches à monter… la porte était blanche… Et ces renseignements furent accompagnés de toutes les bénédictions à la bonne dame, et de toutes les salutations.

Le cœur d’Hermine battait bien fort, et elle se sentait bien émue lorsqu’elle monta les trois petites marches de pierre et qu’elle s’arrêta devant la porte blanche qui fermait la maison comme la pierre d’un tombeau.

Elle frappa.