Hermine Gilquin/XXVII

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E. Fasquelle (p. 129-138).
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XXVII


Une rencontre qu’elle fit acheva de lui donner à réfléchir.

Il y avait dans le pays une fille sordide, une sorte de chemineau femelle, dont personne ne savait plus le nom, quoiqu’elle fût d’un village assez proche, ni l’âge, quoiqu’elle fût jeune encore, et que l’on avait surnommée Quat’sous.

Qui est Quat’sous ? D’où lui vient son sobriquet ?

On ne sait pas. Ce que l’on sait vaguement, c’est qu’elle a eu, comme tout le monde, un père et une mère, des frères et des sœurs, que son père est mort, que sa mère buvait, que l’on entendait toujours crier et geindre lorsque l’on passait contre le mur de la chaumine où grouillait tout ce monde. Parfois, la porte s’ouvrait, la mégère montrait sa face tuméfiée et sale, ou les enfants venaient sur la route rire et pleurer, demander des sous aux passants.

C’est de ce taudis, de ce vacarme et de cette misère qu’était sortie Quat’sous, un jour, pour n’y plus rentrer. Puis, tout le monde était mort, la mère et les autres enfants, et la chaumine était devenue tout à fait une ruine.

Depuis l’âge de seize ans, Quat’sous court donc les routes, couchant au creux des meules, s’y faisant un abri contre le froid et la pluie.

Elle est devenue une vraie bête sauvage.

Lorsqu’elle se rapproche des villages et des hameaux, c’est qu’elle y vient chercher quelque nourriture. La faim chasse le loup du bois.

Quat’sous vit au hasard, mangeant les croûtes qu’on lui jette, buvant de l’eau-de-vie avec les sous qu’elle obtient à la porte des églises, le dimanche, ou les jours de marché, sur les places des villages. On lui donne pour se débarrasser d’elle, de sa saleté, de sa vermine. Elle avait été, elle était encore, une prostituée de grandes routes pour les paysans alcooliques et vicieux, mais devenue de plus en plus un objet d’horreur, vivant seule, ou avec ses pareils, des vagabonds, des gens qui passaient, venant on ne sait d’où, et qui disparaissaient comme ils étaient venus, terribles inconnus de la vie, errants de l’espace, exilés de partout.

Elle a subi les outrages des saisons, vêtue de tristes vêtements, traînant des savates trouées, vêtue d’une jupe et d’un caraco en guenilles.

Le visage, noir de poussière, tour à tour animé et abruti par l’eau-de-vie, est troué par deux yeux jaunes qui flambent comme des yeux d’animal, le soir.

Elle porte un sac avec elle, son « armoire à glace », — dit-elle.

Dedans, des croûtes de pain, des nippes informes.

Elle s’assoit par terre, contre un mur, fouille dans son sac, en sort des vieux souliers, des ustensiles cassés ramassés sur les tas d’ordures.

Ce sont des cadeaux qu’elle distribue ou des valeurs qu’elle échange : elle les donne à plus pauvres qu’elle, ou les troque pour quelques pommes ou un verre de cidre.

On la connaît à dix lieues à la ronde.

Les gendarmes ferment les yeux quand ils la rencontrent. Elle vit donc en toute liberté.

Chacun a son métier, et chaque métier a ses ennuis. Quat’sous a dû supporter sa part de malheurs et de soucis.

Les gredins qui parcourent aussi les routes, et qui ne pouvaient rien avoir d’elle que son misérable corps, la terrorisaient et la violaient quand le grand silence de la nuit endormait la campagne, et que l’on ne voyait briller au loin, çà et là, que les lumières des maisons bien fermées.

— Y sont des brigands ! — disait Quat’sous, — pires que des voleurs !

De ceux-là elle ne voulait pas, — parce qu’elle ne les connaissait pas.

Elle eut un couteau dans sa poche pour se défendre.

Un soir d’été qu’elle dormait à poings fermés sous le toit de paille d’une meule, des vagabonds vinrent se réfugier auprès d’elle.

— Une fumelle ! — dit l’un.

— Qué q’vous m’voulez ? J’suis du pays… J’ai le droit de coucher où bon m’semble.

— C’qu’on va rigoler ! — assura un autre.

— Tu n’rigoleras pas longtemps, toi !… Approche !… J’sais me défendre !

— Défends-toi donc, punaise !

Elle se défendit, non comme une punaise, mais comme une tigresse. Elle tapa dans le tas, il y eut du sang versé.

La nuit aidant, Quat’sous échappa à ses agresseurs. Ils crurent la voir se sauver à travers champs et se précipitèrent à la poursuite de cette ombre, pendant que Quat’sous grimpait comme un chat jusqu’au faîte de la meule.

Au petit jour, un paysan trouva un blessé évanoui dans le champ. Quat’sous sortit sa tête de la paille.

La vagabonde ne fut pas inquiétée pour le coup de couteau qu’elle avait donné en état de légitime défense, mais elle fit deux mois de prison pour vagabondage.

Elle pleura, disant qu’elle allait être déshonorée, tomba malade, fit son temps à l’infirmerie de la prison.

— J’sors de l’hôpital, — dit-elle aux gens charitables, ses clients, qui lui demandaient la raison de son absence.

Souvent, Hermine avait fait entrer cette malheureuse chez elle, pour lui donner quelque nourriture et des vêtements. À chaque fois qu’elle l’avait revue, elle avait constaté chez la misérable Quat’sous une déchéance nouvelle.

— Pourquoi ne cherchez-vous pas du travail ? — lui disait-elle. — Ce n’est pas une existence que la vôtre !

— J’travaillerai l’été qui vient, — répondait-elle en hiver.

Et en été :

— J’chercherai d’l’ouvrage l’hiver prochain.

Comme on l’interrogeait sur son enfance :

— J’ai reçu plus de coups que de morceaux de pain… Mes frères et sœurs, qui sont restés auprès de ma mère, sont crevés de misère… C’est moi la plus heureuse.

Mais, avec l’âge, la santé de Quat’sous s’est affaiblie. Son visage est livide, ses yeux sont enfoncés dans leurs orbites comme des yeux de cadavre. Elle tousse.

La vermine l’a envahie. Sa chair habitée est un monde qu’elle laisse vivre avec indifférence. Plus jeune, elle allait à la rivière. Maintenant, elle fuit l’eau, qu’elle trouve malsaine.

Les gens s’éloignent d’elle. À peine ose-t-on lui tendre un morceau de pain. On a de la répugnance même à la voir. Les chemineaux n’écoutent plus ses invites. Insouciante de sa destinée, elle rôde de village en village, elle traîne sa vie de bête traquée.

Elle dort toujours au pied des meules, et aussi à l’angle des portes, contre le mur des églises, sur les tas de pierres ou dans les lavoirs. Elle ne se souvient plus de ce que c’est qu’une maison, un foyer, un lit. Elle est l’animal errant.

— O l’est d’sa faute ! — disent les gens.

Quat’sous ne comprend pas bien pourquoi elle n’a pas en elle l’instinct du travail, de l’économie, du devoir ! Si elle avait eu tout cela, elle serait pareille aux autres femmes, qui triment, soignent leur mari, élèvent leurs mioches, — tiennent leur rang dans la société.

Mais l’absence de toute lumière chez cette ignorante est-elle plus une faute que la pauvreté et l’infirmité ? Elle ne fait souffrir qu’elle seule, et ce n’est pas le morceau de pain et le sou qu’on lui jette qui doivent donner aux charitables le droit d’être des juges aux arrêts cruels et inexorables. Le chien errant a faim comme le chien à l’attache. Il y a plus de travailleurs que de chemineaux, mais souvent ceux-là sont aussi mal traités que ceux-ci.

Voilà ce que répondrait Quat’sous, — mais Quat’sous ne sait pas, ou ne veut pas, répondre.