Hermine Gilquin/XXX

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E. Fasquelle (p. 149-158).
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XXX


Hermine se refusa à cette fin. « Je n’ai pas vécu comme Quat’sous… je ne veux pas mourir comme Quat’sous », — se dit-elle.

Pourquoi donc mourrait-elle, après tout ? Pour laisser la place libre à ce criminel, qui s’était emparé du bien de ses parents et de son bien à elle, qui lui avait imposé son contact abject, le mensonge de l’amour et de la maternité, et qui attendait maintenant sa fin pour prendre définitivement possession de ses dépouilles ! Il serait bien heureux et triomphant, ce François Jarry, s’il pouvait mettre la fille dans le même trou, sous la même pierre, que son père et sa mère. Il pourrait frapper du pied la dalle où seraient écrits les noms des Gilquin, et rentrer en riant dans le domaine. La maison serait à lui, et les meubles, et les terres, et toutes les bêtes aimées d’Hermine. Il épouserait sans doute la fille de cuisine qui avait pris la place de la maîtresse du logis. Toute la domesticité ferait à la noce le cortège de sa gaieté grossière, et la petite Zélie, vêtue des vêtements de jeune fille d’Hermine, penserait à la stupide morte avec des yeux méchants et un sourire perfide. Non ! la fille des Gilquin se refusait à être ainsi vaincue !

C’était un samedi qu’elle avait appris la mort de Quat’sous. Elle décida qu’elle resterait encore là le dimanche, jour où tous ses mouvements seraient épiés et aperçus, et qu’elle s’enfuirait le lundi, quand tout le monde serait parti pour les champs.

Où irait-elle ?

Elle irait tout droit à la ville. La route était longue, le froid était venu, et les chemins seraient mauvais. Tant pis ! Elle aurait l’énergie de faire la course tout d’une traite.

Elle avait un peu d’argent, dans une cachette que sa mère lui avait montrée, et que François Jarry avait inutilement cherchée. Elle prendrait cet argent, et la petite boîte où elle avait ses souvenirs, et pas autre chose. Si elle trouvait en route une charrette de paysan, ou même une voiture de la ville, elle demanderait qu’on veuille bien lui abréger le temps de sa course et soulager sa fatigue. Elle arriverait donc là-bas, elle s’y voyait, elle était déjà haletante d’avoir touché le but qu’elle s’était assigné.

Que ferait-elle à la ville ?

Elle sonnerait à la porte de Maître Philipon, le notaire, celui qui avait toujours fait les affaires de son père et de sa mère, qui avait dressé son contrat de mariage avec Jarry.

Elle se rappelait bien qu’à ce moment, il avait prévenu Mme Gilquin et elle-même, Hermine, sur le point de devenir Mme Jarry, qu’elles faisaient peut-être une sottise en attribuant une part au nouveau venu, et qu’il vaudrait mieux attendre pour régler les affaires de meilleure façon. Mais Mme Gilquin lui avait affirmé qu’elle avait les meilleurs renseignements sur son futur gendre, que c’était un brave garçon qui assurerait la tranquillité d’Hermine, et aussi la sienne, et qu’elles étaient bien heureuses toutes deux de l’avoir rencontré.

La pauvre femme était affolée par la mort tragique de son mari, elle voyait Hermine délaissée de tous, et elle voulait absolument lui donner un protecteur dans la vie. François Jarry se présentait bien, avait un masque de franchise solidement fixé sur la vilenie de son être. Maître Philipon avait fini par s’incliner, se disant qu’après tout les deux femmes avaient probablement raison d’organiser leur vie de cette manière, et il les avait aidées à créer pour François Jarry un avoir qui lui était un don sincère de joyeux avénement. Pour Jarry, il était dans la place, c’était l’essentiel : il verrait ensuite à mettre la main sur la part que les deux femmes avaient gardée par devers elles.

Quand la révélation rapide du vrai François Jarry avait été faite à Mme Gilquin et à sa fille, elles tombèrent, la mère, dans un état de confusion et de chagrin, la fille, dans un état de stupeur, qui empêchèrent tout sursaut d’action en elles, et leur homme d’affaires, s’il avait eu quelque avertissement de leur situation par le bruit public, n’en avait rien su par ses clientes, toutes deux effondrées dans l’angoisse et le mutisme.

Il avait bien, un jour qu’il passait sur la route, fait arrêter son cabriolet à la porte de la ferme, et il avait demandé des nouvelles de ces dames, et aussi s’il pouvait être reçu par elles. Il lui avait été répondu, par la servante-maîtresse, qui, pas plus que François Jarry, n’aimait les visites des gens de loi, que précisément ces dames étaient parties pour la ville et que certainement M. le notaire les rencontrerait sur leur retour. M. le notaire n’avait pas insisté, et peut-être même n’avait-il pas eu le soupçon d’un mensonge. Il était retourné chez lui, n’avait rencontré personne, et n’avait plus pensé au résultat négatif de sa visite.

Quand sa mère mourut, Hermine avait voulu aviser le notaire de cette mort, le jour même. Elle écrivit donc à Me  Philipon, en même temps qu’à ses anciennes amies de pension, et la petite Zélie, qui se montrait hypocritement empressée, avec la nuance d’émotion qui changea un instant les allures de tout le personnel de la ferme, fut chargée de mettre ces lettres à la poste.

Hermine ne vit à l’enterrement, parmi les paysans du voisinage, aucune des personnes qu’elle avait prévenues, et elle ne reçut, les jours qui suivirent, aucune réponse à ses billets de faire-part.

Elle interrogea la petite Zélie qui lui répondit sans broncher qu’elle avait bien mis à la boîte aux lettres tout ce qui lui avait été confié. Hermine dut se contenter de cette réponse, tout en voyant clairement le mensonge dans les yeux et sur les lèvres de l’enfant.

Elle commença dès lors à soupçonner quelque manigance de Jarry, et se promit de prévenir plus sûrement le notaire, d’autant qu’il lui fallait régler les intérêts mis en mouvement par la succession de sa mère.

La rencontre et la mort de Quat’sous ne firent que la confirmer dans cette résolution, qui avait un peu faibli pendant la période de calme vécue après l’enterrement de sa mère.

Elle avait eu vaguement l’illusion que la vie pouvait être possible encore pour elle dans cette maison vide de ceux qui l’avaient aimée et protégée pendant son enfance et sa jeunesse.

Cette illusion avait été de courte durée, et l’horreur de sa situation, qui lui avait été dévoilée pire que jamais par les paroles de la vagabonde, ranima en elle l’énergie nécessaire à son dessein.

Elle ne se contenterait pas de voir Me  Philipon : elle ne rentrerait pas chez elle. Tous ses parents avaient disparu, et elle n’avait pas d’amis sur qui compter, mais le notaire était un brave homme, de bon conseil, qui avait estimé ses parents, et qui lui avait toujours montré une paternelle affection. Certainement, Me  Philipon ne l’abandonnerait pas, et il lui donnerait tous les conseils nécessaires, il prendrait ses droits et son existence en main, il lui fournirait tous les moyens de réduire et de vaincre le misérable François Jarry. La douce Hermine eut un sourire de petite fille victorieuse à cette idée de juste vengeance.

Elle irait jusqu’au bout, divorcerait, ferait un procès. On mettrait les biens sous séquestre, on vendrait la maison, et tous les pauvres animaux ! Au moins, l’intrus serait expulsé avec la servante-maîtresse, la petite Zélie et toute la séquelle des vauriens et des vauriennes qui avaient pris parti contre les anciens maîtres du logis, tous ceux qui avaient payé en ingratitude et en cruauté la bonté et la protection qui s’étaient étendues sur leur existence.

C’était décidé, — Hermine partirait lundi.