Hermiston, le juge-pendeur/Chapitre 1

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Fontemoing (p. 7-42).



CHAPITRE I

Vie et mort de Mme  Weir


Le Lord-Juge était considéré comme un étranger dans cette région, mais sa femme, qui en était originaire, y était connue dès l’enfance, de même que sa race l’avait été avant elle. Les vieux Chevaliers Rutherford de Hermiston dont elle était la dernière descendante, avaient été des hommes fameux autrefois, mauvais voisins, mauvais sujets et mauvais maris, quelles que fussent d’ailleurs leurs qualités. Le récit de leurs aventures est connu à vingt milles à la ronde ; et même leur nom tient une place dans notre histoire d’Écosse, mais ce n’est pas toujours à leur avantage. L’un mordit la poussière à Flodden, un autre fut pendu sur le seuil de sa porte par Jacques V ; deux tombèrent morts, l’un avec Tom Dalyell au milieu d’une orgie, et l’autre, le quatrième (c’était le propre père de Jeanne) en présidant le « Club du Feu d’Enfer » dont il était fondateur. Beaucoup de gens alors hochèrent la tête, voyant en cela un châtiment, car l’homme avait une mauvaise réputation dans toutes les classes de la société, aussi bien chez les gens d’église que chez les gens du monde. À l’heure même de son décès, dix procès le concernant, dont huit accablants, allaient se plaider durant la session en cours. Une destinée semblable atteignit ses agents ; l’intendant de ses propriétés, son bras droit dans beaucoup d’affaires de main gauche, fut renversé de son cheval et étouffé dans une fosse de tourbe à Kye-Skairs ; son procureur lui-même (bien que les avocats aient le bras long) ne lui survécut pas longtemps, il mourut subitement d’un coup de sang.

Au cours de ces générations, tandis que le Rutherford mâle était en selle avec son valet, ou se querellait dans les tavernes, il y avait toujours une femme au teint pâle enfermée dans le château seigneurial ou dans la tour fortifiée. Il paraît que cette longue suite de martyres attendit longtemps sa vengeance, mais elle finit par la trouver en la personne de sa dernière descendante, Jeanne.

Jeanne portait le nom des Rutherford, mais elle était bien la fille de ces femmes toujours tremblantes. D’abord elle ne fut pas dénuée de charmes. Les voisins se rappelaient son air lutin, les caprices de son enfance, ses gentilles petites révoltes, ses jolies gaietés tristes. Ils se souvenaient même d’un rayon de beauté matinale, qui ne devait pas s’épanouir. Elle se flétrit en grandissant, et (que ce fût à la suite des péchés de ses pères ou des chagrins de ses aïeules) lorsqu’elle arriva au moment de son épanouissement, elle était déjà sans vivacité et pour ainsi dire effacée ; elle n’avait plus de vie, plus d’entrain, ni de gaieté ; elle était pieuse, inquiète, tendre, larmoyante et bornée.

Beaucoup de gens s’étonnèrent de la voir se marier, tant elle paraissait si parfaitement faite de l’étoffe des vieilles filles. Mais le hasard la mit sur le chemin d’Adam Weir, tout nouvellement Lord-Juge, un homme connu, arrivé, un briseur d’obstacles, qui paraissait, bien que d’un âge déjà mûr, songer à prendre femme. Il était homme à estimer davantage l’obéissance que la beauté, cependant il semble bien qu’elle le frappa au premier abord :

— Qui est-ce ? dit-il en se tournant vers son hôte.

Et quand on le lui eut expliqué :

— Ah, dit-il, elle me paraît bien élevée. Elle me rappelle…

Et après une pause (que quelques-uns furent assez osés pour attribuer à des souvenirs sentimentaux) :

— A-t-elle de la religion ? demanda-t-il.

Et peu après il voulut lui être présenté. Les premières relations avec sa future femme (on ne peut vraiment pas dire sans profanation qu’il lui fit la cour) furent conduites à la manière habituelle de Weir et restèrent longtemps une légende ou plutôt une source de légendes au Palais du Parlement. On le dépeignait, arrivant dans le salon, vermeil, l’air avantageux, s’approchant de sa dame en l’assaillant de plaisanteries auxquelles la belle, embarrassée, répondait d’un air presque agonisant : « Eh, monsieur Weir » ou « Oh, monsieur Weir » ou bien « Voyons, monsieur Weir ». Au moment où ils allaient se fiancer, on rapporte que quelqu’un s’étant approché du couple amoureux, avait surpris la dame s’écriant, du ton de quelqu’un qui parle pour parler. « Voyons, monsieur Weir, et que lui est-il arrivé ? » Et le galant répondit d’une voix profonde : « Pendu, ma’am, pendu ». Les causes de ces fiançailles furent l’objet de discussions nombreuses. M. Weir crut peut-être que sa fiancée lui conviendrait toujours au moins par certain côté ; peut-être appartenait-il à cette espèce d’hommes qui croient qu’une tête faible est un ornement pour les femmes, opinion toujours punie en cette vie. La famille et la fortune étaient hors de question. Grâce à ses turbulents ancêtres et à son plaideur de père, Jeanne se trouvait en belle situation pécuniaire. Il y avait de l’argent et des terres de tous côtés, le tout bien liquide, prêt à donner de l’honorabilité aux enfants, et au mari un titre, quand il serait appelé à la Cour. Du côté de Jeanne, il y avait peut-être quelque curiosité fascinante pour cet homme inconnu qui l’abordait avec la rudesse d’un laboureur et l’aplomb d’un avocat. Contrastant d’une manière si tranchante avec tout ce qu’elle connaissait, aimait ou comprenait, il pouvait bien lui paraître la perfection, sinon l’idéal de son sexe. En outre, c’était un homme difficile à refuser. Il avait un peu plus de quarante ans au moment de son mariage, mais il paraissait même plus âgé et sa mâle vigueur s’ajoutait en lui à la majesté des années. Il inspirait peut-être plus de crainte que de respect, mais il en imposait. La Cour, le Barreau, les témoins les plus expérimentés et les criminels les plus récalcitrants se soumettaient instinctivement à son autorité. Comment en eût-il été autrement pour cette pauvre Jeanne Rutherford ?

Comme je l’ai dit, l’erreur qui fait préférer les femmes sottes est toujours punie, et Lord Hermiston ne tarda pas à le constater. Sa maison de George Square fut tenue d’une façon pitoyable ; rien ne répondait aux frais d’entretien, sauf la cave dont il s’occupait personnellement. Quand les choses allaient mal à dîner, ce qui était habituel, Mylord regardait sa femme par-dessus la table :

— Je crois qu’il vaudrait mieux nager dans ce bouillon que le manger.

Ou bien il s’adressait au maître d’hôtel :

— Tenez, Mac Killop, enlevez ce gigot jacobin, emportez-le en France et rapportez-moi des grenouilles. C’est pourtant malheureux de passer sa journée à la Cour à pendre des jacobins et de n’avoir rien à manger à son dîner[1].

Bien entendu, c’était une façon, de parler, jamais de sa vie il n’avait pendu un jacobin pour ses opinions ; la loi, dont il était le fidèle ministre, lui donnait d’autres occupations. Ces boutades n’étaient que plaisanteries, évidemment, mais des plaisanteries trop spéciales ; prononcées comme elles l’étaient de sa voix retentissante, et commentées par cette expression de figure qui lui avait fait donner au Parlement le nom de juge-pendeur, elles jetaient la consternation dans l’âme de sa pauvre femme. Elle restait devant lui confuse et sans voix ; à chaque plat, comme s’il était pour elle une nouvelle épreuve, elle épiait d’un œil inquiet l’attitude de son mari, et puis baissait la tête ; s’il se contentait de manger en silence, c’était pour elle un indicible soulagement ; s’il se plaignait, le monde entier s’enténébrait. Elle allait voir la cuisinière qu’elle appelait toujours sa sœur dans le Seigneur.

— Oh, ma chère, c’est affreux que Mylord ne puisse jamais être content chez lui, commençait-elle.

Et elle priait et pleurait avec la cuisinière, et ensuite la cuisinière allait discuter avec Mrs Weir et le repas du jour suivant ne valait pas mieux que celui de la veille. Changer de cuisinière ? Hélas, la nouvelle, si on en avait trouvé une, aurait été plus mauvaise encore, tout en étant aussi extrêmement pieuse. On s’étonnait souvent de la patience de Lord Hermiston ; en réalité, c’était un stoïque, bien que voluptueux, se consolant avec du bon vin qu’il avait en abondance. Pourtant il y eut des moments où la coupe débordait. Cela arriva peut-être une demi-douzaine de fois pendant tout son mariage.

— Allons, emportez ça, et apportez-moi un morceau de pain et de fromage, criait-il d’une voix tonitruante et avec des gestes désespérés.

Personne alors ne songeait à discuter ou à s’excuser ; le service s’arrêtait ; Mrs Weir restait assise au bout de la table pleurant d’une façon très apparente, et en face d’elle, Mylord mâchait son pain et son fromage avec une ostentation méprisante. Une fois, cependant, Mrs Weir osa lui parler. Il passait près de sa chaise, se rendant à son bureau.

— Ô Edom, gémit-elle d’une voix tragique, mouillée de larmes, en étendant vers lui ses deux mains dont l’une tenait encore un mouchoir de poche trempé de pleurs.

Il s’arrêta et la regarda d’un air courroucé, et une étincelle d’humour s’échappa de son regard.

— Ah ! que vous êtes bête, cria-t-il. Qu’ai-je besoin d’une femme chrétienne ? J’ai besoin d’un bouillon chrétien. Ah ! qui me donnera une fille sachant cuire une pomme de terre quand même elle ne serait qu’une fille des rues.

Et sur ces paroles qui résonnèrent aux oreilles de sa femme comme un blasphème, il passa dans son bureau en faisant claquer la porte derrière lui.

Ainsi allait cahin-caha le ménage à George Square. Il marchait sensiblement mieux à Hermiston, où Kirstie Elliott, sœur d’un propriétaire voisin et cousine de la dame au dix-huitième degré, se chargeait de tout, tenait la maison propre et la table bien pourvue. Kirstie était une femme unique entre mille, propre, intelligente, attentive. Elle avait été autrefois l’Hélène de la Lande, et maintenant elle était encore belle comme un cheval de sang, et saine comme le vent des collines. Un peu forte, haute en couleur, douée d’une voix sonore, poussée par une ardeur sans frein, elle courait à travers la maison avec fracas et non sans coups de poings à droite et à gauche. À peine plus pieuse que la bienséance le voulait alors, elle était pour Mrs Weir une source de pensées soucieuses et de nombreuses et larmoyantes prières. Gouvernante et maîtresse rééditaient les rôles de Marthe et de Marie ; et malgré ses remords de conscience, Marie s’appuyait sur la force de Marthe comme sur un rocher. Lord Hermiston lui-même avait une estime toute particulière pour Kirstie. Il y avait peu de gens avec qui il se sentait aussi à l’aise, peu de gens qu’il favorisait d’autant de plaisanteries ; « Kirstie et moi, il faut que nous disions le mot pour rire », déclarait-il avec bonne humeur, et il beurrait les crêpes de Kirstie pendant qu’elle servait à table. Pour cet homme, qui ne recherchait ni l’affection, ni la popularité, qui savait lire si finement à travers les cœurs et les événements, il n’y avait peut-être qu’une vérité qu’il ne fût pas préparé à entendre ; il ne pouvait concevoir que Kirstie le haït, il croyait que la vieille fille et le maître étaient bien assortis ; tous deux simples, robustes, adroits, sains comme de bons écossais et avec cela malins jusqu’au bout des ongles. Et la vérité est qu’elle adorait comme une déesse et considérait comme une chose à part la larmoyante et inutile lady ; et même en servant à table, les mains lui démangeaient parfois de tirer les oreilles à Mylord.

Ainsi, non seulement Mylord, mais aussi Mrs Weir, jouissaient du temps que la famille passait à Hermiston comme d’une période de vacances. Mrs Weir délivrée de l’affreuse anxiété que lui causait chaque dîner manqué, reprenait ses ouvrages de couture, lisait ses livres de piété, et se promenait (suivant les ordres de Mylord) tantôt seule, tantôt avec Archie, l’unique enfant de cette union mal assortie. L’enfant était le seul lien qui la rattachât à l’existence. Près de lui, ses sentiments se réchauffaient, son cœur s’épanouissait, elle respirait une nouvelle vie. Le miracle de la maternité était toujours nouveau pour elle. La vue du petit homme pendu à ses jupes l’enivrait du sentiment de sa puissance, et la glaçait, d’autre part, par la conscience de sa responsabilité. Elle regardait dans l’avenir, et quand elle imaginait son fils, devenu homme, jouant des rôles divers sur le théâtre du monde, elle s’arrêtait de respirer, puis reprenait courage avec un violent effort. C’était avec l’enfant seulement que, par moment, elle était naturelle et s’oubliait elle-même ; et c’était, seule avec l’enfant qu’elle avait conçu et organisé son plan de conduite. Archie devait être un grand et digne homme, un ministre si c’était possible, un saint sûrement. Elle essayait de diriger son esprit vers ses livres favoris, les Lettres de Rutherford, l’Abondance de la Grâce de Scougal, et d’autres ouvrages semblables. Elle avait l’habitude (étrange souvenir maintenant) de conduire l’enfant au « Creux des Sorcières », de s’asseoir avec lui sur la pierre du « Tisseur en prière » et de lui parler des anciens du Covenant jusqu’à ce que leurs pleurs se mêlassent. Sa conception de l’histoire était toute naïve, un dessin en blanc et noir ; d’un côté, de tendres innocents, la prière aux lèvres ; de l’autre, des persécuteurs, bottés, ivres de vin, l’âme sanguinaire : un Christ souffrant, un Belzébut enragé. Persécuteur était un mot qui frappait le cœur de cette femme ; c’était la plus haute idée de la méchanceté, car sa maison en portait la marque. Son arrière-grand-père avait tiré le glaive contre l’Oint du Seigneur aux Champs de Rullion-Green, et il avait rendu le dernier soupir (dit la tradition) dans les bras de l’abominable Dalyell. Elle ne pouvait se le dissimuler : s’il avait vécu à cette vieille époque, Hermiston lui-même aurait pris parti pour le sanguinaire Mac-Kensie, pour la politique de Louderdale et de Rothes, dans la bande des ennemis de Dieu. Cette seule idée la portait à une plus grande ferveur ; elle avait un son de voix pour ce mot persécuteur qui pénétrait l’enfant jusqu’à la moelle des os. Aussi, quand un jour, la foule les hua et les siffla, au moment où ils passaient dans la voiture de voyage de Mylord, en criant : « À bas le persécuteur, à bas le pendeur Hermiston », tandis que maman se couvrait les yeux, tandis que papa baissait les glaces et regardait la populace de son air formidable et ironique, amer et souriant, comme dit-on, il regardait quelquefois le condamné en rendant un jugement, Archie, lui, resta un instant trop surpris pour être effrayé ; mais, dès qu’il vit sa mère revenir à elle, sa voix perçante s’éleva pour demander une explication :

— Pourquoi ont-ils appelé papa persécuteur ?

— Venez, mon trésor, s’écria-t-elle. Venez, mon chéri, c’est de la politique. Il ne faut jamais me parler de politique, Archie. Votre père est un grand homme, mon enfant, et ce n’est pas à vous, ni à moi de le juger. On nous le dirait à tous, ce mot, si nous nous conduisions dans nos diverses situations comme votre père dans sa haute position, et, n’est-ce pas, que je n’entende plus de ces questions irrespectueuses. Non pas que vous songiez à manquer de respect, mon agneau, votre maman le sait bien, mon chéri.

Et elle glissa sur des sujets plus sûrs, laissant ainsi dans l’esprit de l’enfant le sentiment obscur, mais indéracinable de quelque chose qui n’était pas ce qui devrait être.

La philosophie de la vie de Mrs Weir se résumait en un mot : la tendresse. Dans sa conception de l’Univers, qui était toute éclairée par la lueur des portes de l’enfer, les honnêtes gens devaient marcher dans une sorte d’extase de tendresse. Les bêtes et les plantes n’avaient pas d’âmes, elles n’étaient ici-bas que pour un jour ; que ce jour passe doucement pour elles. Quant aux hommes immortels, sur quel sentier glissant et sombre beaucoup se trouvaient-ils, et quelle horreur que leur immortalité ! — « Si quelqu’un te frappe. » — « Dieu envoie la pluie. » — « Ne jugez pas si vous ne voulez pas être jugés. » Ces textes étaient son corps de doctrine ; elle s’en revêtait le matin avec ses habits et s’en enveloppait le soir pour dormir ; ils la hantaient comme un air favori, ils l’imprégnaient comme un parfum familier. Leur pasteur était un vigoureux interprète de la loi, et Mylord se confiait à lui avec joie ; mais Mrs Weir le respectait de loin ; elle l’entendait (comme le canon d’une ville assiégée) bourdonner utilement autour des remparts du dogme, mais pendant ce temps, qu’elle fût ou non à portée, elle restait dans son jardin particulier l’arrosant de larmes de gratitude. Cela semble étrange à dire, mais cette femme incolore et inutile était une enthousiaste, et elle aurait pu faire le bonheur et la gloire d’un cloître. Sauf Archie, personne peut-être ne savait qu’elle pouvait être éloquente ; lui seul peut-être l’avait vue — le visage coloré, les mains jointes ou tremblantes — s’enflammer d’une douce ardeur. Il y a un endroit dans le domaine d’Hermiston d’où l’on aperçoit tout à coup le sommet de Black Fell (toison noire), tantôt comme le sommet gazonné d’une colline, tantôt (et c’est sa propre expression) comme un joyau précieux dans le ciel. Ces jours-là, en l’apercevant, elle serrait les doigts de l’enfant, sa voix montait comme un chant.

— Je vais vers la montagne, récitait-elle. Oh, Archie, n’est-ce pas comme les collines de Nephtali, et ses larmes coulaient.

Un enfant impressionnable, continuellement suivi dans la vie de cette manière mièvre et dévote, ne pouvait que garder des traces profondes de cette singulière éducation. Le quiétisme et la piété de cette femme passèrent intacts dans sa nature différente ; mais tandis qu’ils étaient en elle un sentiment naturel, en lui, ce ne fut qu’un dogme implanté. Parfois la nature et l’esprit combatif de l’enfant se révoltaient. Un jour, un jeune conducteur de Potterrow le frappa sur la bouche ; il rendit le coup, tous deux allèrent se battre dans un sentier derrière l’étable, vers les prairies, et Archie revint avec quelques dents en moins, se vantant pourtant des pertes de l’ennemi. Ce fut un triste jour pour Mrs Weir. Elle pleura et pria sur l’enfant infidèle jusque ce que Mylord revînt de la Cour ; elle dut reprendre alors cet air compassé et tremblant avec lequel elle le saluait toujours. Mais le Juge, ce jour-là, était en humeur d’observer, et il remarqua les dents absentes.

— Je crains qu’Archie ne soit allé se battre avec les gamins du voisinage, dit Mrs Weir.

La voix de Mylord tonna comme il lui arrivait rarement dans l’intimité.

— Je ne veux pas de ça, monsieur, s’écria-t-il, entendez-vous ? pas de ça.

Je ne veux pas que mon fils aille se rouler dans la boue avec la crapule.

La mère, jusque-là anxieuse, fut reconnaissante de cette aide inespérée, elle avait craint le contraire. Et le soir quand elle mit l’enfant au lit :

— Vous voyez, mon chéri, lui dit-elle, je vous avais bien dit que votre père serait fâché de voir que vous étiez tombé dans cet affreux péché, prions Pieu ensemble qu’il vous garde de pareilles tentations ou qu’il vous donne la force d’y résister.

Ce mensonge si féminin fut inutile. La glace et le fer ne se peuvent souder, et les points de vue du Juge et de Mrs Weir ne pouvaient s’assimiler. Le caractère et la position de son père furent longtemps pour Archie une pierre d’achoppement, et d’année en année la difficulté s’accentuait. La plupart du temps, Hermiston était silencieux ; quand il parlait, c’était pour causer des choses du monde, souvent dans un langage que l’enfant à l’école avait appris à considérer comme grossier et quelquefois avec des mots qu’il savait en eux-mêmes être des péchés. La tendresse était le premier des devoirs et Mylord était toujours sévère. Dieu était amour et le nom de Mylord inspirait la crainte à tous ceux qui le connaissaient. Dans le monde, tel qu’il était décrit à Archie par sa mère, la place était toute indiquée pour un être pareil. Il y avait des gens dont il était bon d’avoir pitié et pour qui il fallait prier (bien que ce fût probablement inutile), on les nommait les réprouvés, les boucs, les ennemis de Dieu, les brandons du feu éternel ; et Archie reconnaissait en son père tous leurs signes d’identité, et dans son for intérieur il en tirait l’inévitable conclusion que le Lord-Juge était le plus grand des pécheurs.

La droiture de sa mère n’était pas absolue. Il y avait une influence qu’elle craignait pour l’enfant et qu’elle combattait secrètement, c’était celle de Mylord ; et moitié par inconscience, moitié par un volontaire aveuglement, elle continuait à miner sourdement son mari dans l’esprit de son fils. Tant qu’Archie resta silencieux, elle le fit impitoyablement, les yeux au ciel et pour le salut de l’enfant ; mais un jour vint où Archie parla. C’était en 1801, Archie avait sept ans ; d’une curiosité et d’une logique précoce, il ouvrit le débat franchement. S’il était défendu et coupable de juger, pourquoi papa était-il un juge ! Pourquoi avoir pour profession un péché ? Pourquoi porter ce nom comme une distinction ?

— Je ne comprends pas, disait le petit casuiste, et il hochait la tête.

Mrs Weir abondait en réponses banales :

— Non, je ne comprends pas, répétait Archie, et je vais vous dire quelque chose, maman, je ne crois pas que nous fassions bien tous deux de rester avec lui.

L’épouse eut des remords ; elle se sentit déloyale vis-à-vis de son mari, son seigneur et son soutien, dont (avec ce qui lui restait d’esprit mondain) elle tirait encore une certaine fierté. En répondant, elle s’étendit sur la réputation glorieuse et l’importance de Mylord, sur ses services si utiles dans ce monde de tristesses et d’injustices, et sur la haute situation qu’il occupait, bien au-dessus de ce que les enfants et les simples pouvaient comprendre et critiquer. Mais elle avait trop bien fait son œuvre, Archie avait réponse à tout. Est-ce que les enfants et les simples n’étaient pas les modèles du Royaume des Cieux ? Les honneurs et les dignités n’étaient-ils pas les signes caractéristiques du Monde ? Et, en tout cas, pourquoi la foule les avait-elle insultés dans la voiture ?

— Tout ça, c’est très joli, concluait-il ; mais, à mon idée, papa n’a pas le droit d’être juge. Et puis, il paraît que c’est encore pire. On dit qu’on l’appelle le Juge-Pendeur ; il paraît qu’il est cruel. Savez-vous ce que je pense maman, il y a un texte qui me pèse. Il vaudrait mieux pour cet homme qu’on lui mette une meule au cou et qu’on le jette au plus profond de la mer.

— Oh mon agneau, il ne faut pas dire des choses comme cela, s’écria-t-elle, il faut honorer son père et sa mère, mon chéri, si vous voulez avoir une longue vie. Ce sont les athées qui crient contre lui, les athées français, Archie. Vous ne voudriez jamais vous abaisser à dire la même chose que les athées français. Mon cœur se briserait rien que de le penser. Oh Archie, allez-vous vous mettre à juger ? Et n’avez-vous pas oublié le simple commandement de Dieu, le Premier avec Promesse, mon chéri ? Rappelez-vous la paille et la poutre.

Ayant ainsi porté la guerre jusque dans le camp ennemi, la dame effrayée d’abord, respirait. Sans doute, il est facile de tromper un enfant en lui répondant par de belles phrases, mais il reste à en connaître l’effet. Un secret instinct de sa conscience lui dévoile le subterfuge, et une voix s’élève en lui pour condamner son père. Il se soumet pour l’instant, mais il garde en lui-même son opinion. Car, même dans la simplicité antique de ces rapports de mère à enfant, les hypocrisies sont nombreuses.

Quand la Cour clôtura la session cette année et que la famille revint à Hermiston, on remarqua dans le pays que la Dame s’affaiblissait sensiblement. Elle semblait parfois perdre contact avec la vie et puis le reprendre bientôt après, tantôt restant longtemps assise et comme hébétée, tantôt s’éveillant à une activité maladive et fiévreuse. Elle rêvassait près des filles à l’ouvrage, les regardant d’un air stupide. Elle se mettait à ranger des alcôves et de vieilles armoires et s’en allait sans rien finir ; elle commençait à faire des observations d’un air animé, puis y renonçait sans le moindre effort. Son apparence ordinaire était celle d’une personne qui a oublié quelque chose et qui cherche à se le rappeler, et quand elle examinait l’un après l’autre les souvenirs inutiles et touchants de sa jeunesse, peut-être cherchait-elle le fil conducteur de sa pensée égarée. Durant cette période, elle fit beaucoup de cadeaux aux voisins et aux filles de la maison, mais elle les faisait avec un air de regret qui embarrassait ceux qui les recevaient.

Elle passa sa dernière soirée occupée à un ouvrage de femme, elle s’y livrait avec un zèle si évident et si laborieux, que Mylord (qui n’était pas souvent curieux) s’enquit de ce qu’elle faisait. Elle rougit jusqu’aux yeux :

— Ô Edom, c’est pour vous, dit-elle. Ce sont des pantoufles, je ne vous en ai encore jamais fait.

— Vieille folle, riposta Mylord, j’aurai bonne façon là-dedans, en traînant la savate.

Le jour suivant, à l’heure de sa promenade, Kirstie intervint. Kirstie prenait très mal le dépérissement de sa maîtresse, elle lui en voulait, se querellait avec elle et lui disait des sottises ; l’inquiétude de son affection sincère se cachait sous de la mauvaise humeur. Ce jour-là, sans respect aucun, elle insista avec la verve un peu grossière des campagnardes pour que Mrs Weir restât à la maison. — Mais, non, non, disait-elle, c’est la volonté de Mylord, et elle partit comme d’habitude.

Archie était près du petit marais, occupé à un travail enfantin dont la boue faisait tous les frais ; elle s’arrêta un instant et le regarda comme si elle allait l’appeler ; puis, une autre idée lui vint, elle soupira, secoua la tête et partit seule pour faire son tour. Les servantes lavaient près des communs et elles la virent passer, de sa démarche maladive, traînante et négligée.

— Elle est terriblement molle, la maîtresse, dit l’une d’elles.

— Chut, dit l’autre, elle est malade.

— Oh, je l’ai toujours vue comme ça, reprit la première, une femme sans moelle, une vieille impotente.

La pauvre créature ainsi qualifiée erra sur ses terres quelque temps au hasard. Il y avait dans sa tête un flux et un reflux qui la portaient çà et là comme une algue sur la mer.

Elle essaya un sentier, s’arrêta, revint, et en essaya un autre ; elle cherchait et oubliait ce qu’elle cherchait ; la faculté de choisir était éteinte en elle ou dépourvue de suite. Tout à coup, elle sembla se rappeler quelque chose, ou bien avoir pris une résolution, elle revint d’un pas pressé et apparut à la salle à manger que Kirstie nettoyait, l’air chargé d’un message important.

— Kirstie, commença-t-elle, et elle s’arrêta ; puis avec conviction : M. Weir n’a pas l’esprit religieux, mais il a été un bon mari pour moi.

C’était peut-être la première fois, depuis la promotion de son mari qu’elle oubliait de lui donner son titre, dont cependant, en femme tendre et inconséquente, elle n’était pas peu fière. Et quand Kirstie leva les yeux sur elle, elle comprit qu’il y avait un changement :

— Mon Dieu, madame, qu’est-ce que vous avez ? s’écria la gouvernante, se levant précipitamment du tapis.

— Je ne sais pas, dit la maîtresse, en secouant la tête, mais il n’a pas l’esprit religieux, mon amie.

— Asseyez-vous ici. Mon Dieu, qu’est-ce qu’elle a ? s’écria Kirstie en l’aidant, l’obligeant à s’asseoir dans le fauteuil de Mylord à l’angle du foyer.

— Voyons, qu’est-ce qu’il y a ? dit-elle en respirant avec peine. Kirstie, qu’est-ce qu’il y a ? J’ai peur.

Ce furent ses dernières paroles.

Le crépuscule tombait quand Mylord rentra.

Derrière lui le soleil se couchait dans des nuages resplendissants, et devant lui, à côté du chemin, Kirstie Elliott épiait son retour. Elle fondit en larmes et s’adressant à lui de cette haute voix de fausset si propre aux lamentations barbares, qu’on retrouve encore à peine modifiées parmi les Écossais des bruyères :

— Le Seigneur ait pitié de vous. Que Dieu vous garde, Hermiston. Quel malheur que je sois obligée de vous le dire !

Il retint la bride de son cheval et la regarda avec sa face de Pendeur.

— Les Français ont-ils débarqué, s’écria-t-il ?

— Monsieur, monsieur, comment pouvez-vous penser à cela ? Que Dieu vous prépare, qu’il vous donne la force et le courage.

— Quelqu’un est-il mort ? dit Mylord. Ce n’est pas Archie ?

— Grâce à Dieu, non, s’écria la femme en tressaillant, puis d’une voix plus naturelle : Non, non, ce n’est pas si terrible que ça. C’est la maîtresse, Mylord, elle vient de s’éteindre devant moi. Elle n’a eu qu’un sanglot et ç’a été fait. Oh, ma jolie petite miss Jannie que je me rappelle si bien.

Et elle recommença ce déluge de lamentations où les femmes de sa classe excellent et même surabondent.

Lord Hermiston, toujours en selle, la contemplait. Puis il sembla reprendre son empire sur lui-même.

— Vraiment, c’est arrivé bien soudainement, dit-il, mais elle a toujours été si chétive.

Et il rentra d’un pas précipité à la maison avec Kirstie aux talons de son cheval.

On avait disposé la morte sur son lit, habillée comme elle l’était pour sa dernière promenade. Elle n’avait jamais été intéressante dans sa vie, elle ne fut pas impressionnante dans la mort ; et tandis que son mari était debout devant elle, les mains derrière son dos puissant, celle qu’il regardait était la véritable image de l’effacement.

— Nous n’avons jamais été faits l’un pour l’autre, remarqua-t-il enfin. Ce fut un mariage absurde.

Et alors, avec une douceur tout à fait inusitée chez lui :

— Pauvre être[2], dit-il.

Et tout à coup :

— Où est Archie ?

Kirstie l’avait emmené dans sa chambre en lui donnant une tartine de confiture.

— Vous avez un peu de bons sens, vous au moins, observa le Juge, et considérant sa gouvernante d’un air rébarbatif :

— Après tout, ajouta-t-il, j’aurais pu faire pire et épouser une Jézabel criarde comme vous.

— Il n’y a personne qui songe à vous, Hermiston s’écria la femme offensée. Nous devons penser à elle, qui en a fini avec tous les chagrins. Est-ce qu’elle aurait pu faire pire, elle ? Dites-moi ça, Hermiston, dites-le devant son cadavre tout froid.

— Eh bien ! il y en a de bien difficiles à contenter, observa Mylord.



  1. Le juge Hermiston et les gens de la campagne d’Hermiston s’expriment souvent dans un patois écossais dont il est très difficile de rendre toute la saveur en français.
  2. L’auteur emploie l’expression beaucoup plus énergique de « Pauvre rosse ».