Hermosa/I

La bibliothèque libre.
Premières poésies 1856-1858
Paul Lacomblez (p. 39-63).




HERMOSA


POÈME



CHANT PREMIER



DON JUAN




I


Le palais, ce soir-là, brillait sous ses arcades ;
Depuis ses escaliers jusqu’à ses balustrades
Les murs en marbre blanc de pourpre étaient bordés.
Le comte Antonio dépensait sa jeunesse
Aux bruits de l’or, aux chants d’amour, aux cris d’ivresse,
Aux chocs des coupes et des dés !


II


L’orchestre, sur les flots, glissant, dans les gondoles,
Mêlait, tout baigné d’ombre, aux voix des barcarolles
Ses trésors d’harmonie aux charmantes splendeurs.
Par les vitraux, ouverts aux frais souffles des brises,
On voyait tournoyer des formes indécises,
Bouquets de femmes et de fleurs !


III


La salle étincelait de feux et de parures ;
Les roses étoilaient les noires chevelures ;
Les glaces flamboyaient aux merveilles du bal ;
La volupté fermait à demi les paupières ;
Les couples enlacés valsaient, sous les lumières
Des lustres d’or et de cristal.


IV


La valse a ses plaisirs, — surtout en Italie,
Pays de Raphaël, où la Mélancolie

Sous les myrtes promène une ardente langueur,
Où l’on dit que la vierge, en proie aux vagues fièvres,
Ouvre à son jeune amant, quand s’unissent leurs lèvres,
L’écrin parfumé de son cœur.


V


L’amour, c’est l’auréole au front d’or de ces fêtes.
Les femmes de Venise ont leurs danses muettes,
Elles y parlent peu : — mais leurs yeux sont si doux !
Mais les plis de corail de leur divin sourire
De perles émaillés semblent si bien vous dire :
« Je sais ce qui se passe en vous ! »


VI


 Ô Muse ! un de nos soirs, le cœur plein de jeunesse,
Je veux en Italie amener ma maîtresse !...
Nous aimons, tous les deux, les plaisirs passagers,
Et nous nous mêlerons aux valses de Venise,
Sous les dômes de fleurs neigeuses, que la brise
Laisse aux feuilles des orangers.


VII


Ou, peut-être, y viendrai-je, — ô barques intrépides ! —
Y chercher, quelque jour, sur les vagues rapides,
Une mort de soldat, digne de ma fierté !
— Race humaine ! Byron te savait bien ingrate...
Il n’en a pas moins su tomber en Spartiate
Sur la terre de liberté.


VIII


Oui, puissé-je expirer ainsi ! — Non pour la gloire...
A quoi bon ? — Seulement, il serait doux de croire
Qu’une enfant d’Italie, au rire gracieux,
Quand j’aurai le drap noir au front, aux pieds le cierge,
Vînt mettre, en souriant, sa couronne de vierge
Auprès du nom de mes aïeux !


IX


Je ne ferais cela que par insouciance :
Rire, chanter, dormir, — c’est ennuyeux, la France !

Et l’homme qui s’ennuie est capable de tout.
Puis, je n’aime pax ceux qui disent : « Ô folie
» Qu’une grande action aux dépens de la vie !
» L’oubli railleur se tient au bout ! »


X


Au bout de quoi, messieurs ? Estimez-vous qu’en somme
Il ne vaille pas mieux être purement homme,
C’est-à-dire aimer, vivre et mourir noblement,
Sans vouloir creuser trop les choses de ce monde.
Que de bâiller toujours quelque phrase inféconde ?
Pour moi, voilà mon sentiment :


XI


Dans son orgueil sacré lorsqu’un homme succombe,
Qu’importent le néant et l’oubli d’une tombe ?
Il sut vivre et mourir dans ses larges dédains :
Que lui font les discours murmurés sur sa bière ?
Grave, il repose là, drapé dans son suaire,
Sourd aux cris vagues des humains.


XII


Mais celui qui ne sait que manger et que boire,
Dont l’impuissant dégoût bave sur toute gloire,
Qui chaque nuit trafique un stupide baiser,
Et qui vient nier Dieu, gloire, amour, fleurs de l’âme !
A mes yeux, celui-là n’est qu’un bélître infâme,
Tant à plaindre qu’à mépriser.


XIII


Si c’est rire de tout, que la philosophie,
Adieu Kant et Schelling ! J’aime mieux voir la vie
Ou la mort, mais d’après leurs côtés les plus beaux,
Et j’admire un héros par pur matérialisme,
Sans restreindre le but avec trop de cynisme,
Car il est beau d’être un héros !


XIV


Vous allez, je sais bien, me dire que l’aurore
N’est qu’une vapeur bleue ou rose, et qu’on n’ignore

Aucun des éléments portant des noms en um
Qui composent un lys ; que l’amour n’est de mode
Que dans monsieur Dorat ou tout autre rapsode ;
Qu’il fait très bien dans un album ;


XV


Et cætera... — D’accord. Mais, après tout, l’aurore
N’en est pas moins sublime, et les fleurs qu’elle dore
Restent belles toujours, dans leur parfum charmant !
C’est très joli, les noms en um ! — Moi, je préfère...
— Bon ! le premier bluet venu... (mais, sans trop faire
D’ingénuités, cependant). —


XVI


Quant à l’amour sceptique... — Ô Stendhal ! tout le monde
A-t-il bien dit son mot sur ta page profonde,
Bien posé, bien conclu, bien disputé, mon Dieu ?...
Moi, n’ayant rien posé, je ne veux rien conclure :
Seulement, ma maîtresse est belle, — et la nature
A toujours un coin de ciel bleu.


XVII


Voilà deux ans passés, je n’étais pas de même.
— Mais, il faut bien finir par se faire un système,
Ou tout devient un gouffre où notre œil s’obscurcit...
Bref, — et notre Hermosa ? — Quel prélude bizarre !...
Ça, ma coupe de vin de Chypre, mon cigare,
— Et reprenons notre récit.


XVIII


Je vous avais laissé, je crois, au bal du comte
Antonio, de nuit, quand l’essaim joyeux monte
Les marches du palais... — Derrière le camail
Souriaient, entrevus, les profils de madone,
Comme des idéals vivants du Giorgione
Sortis de leurs cadres d’émail.


XIX


Mille gerbes de feux, du haut des dalles brunes,
Pailletaient de rubis l’eau claire des lagunes ;

— Ô golfes d’Orient ! — Échappés du festin,
Les masques, pêle mêle, accouraient ; les almées
Froissaient sous leurs doigts nus les gazes parfumées
De leurs écharpes de satin.


XX


La salle étincelait de feurs et de parures ;
Les roses étoilaient les noires chevelures ;
Les glaces flamboyaient aux merveilles du bal ;
La volupté fermait a demi les paupières ;
Les couples enlacés valsaient, sous les lumières
Des lustres d’or et de cristal !


XXI


Sur un socle de bronze, au fond du péristyle,
Une femme, debout, se dressait... immobile.
À ses pieds tournoyaient les vivants radieux.
Accoudée au chambranle auprès de la pénombre,
Dans un profond regard elle unissait, dans l’ombre,
Les feux du bal, la nuit des cieux.

XXII


Oh ! cette femme était sidéralement belle !
Son bras, qu’eût modelé Phidias ou Praxitèle,
Soutenait son visage aux traits marmoréens ;
Les ténèbres ornaient sa pâleur épuisée :
Elle semblait, perdue ainsi dans sa pensée,
L’ange nocturne des humains.


XXIII


Ses lourds cheveux brillants sous leur torsade noire
Encadraient la blancheur de ses tempes d’ivoire ;
Son front des nuits d’amour semblait garder les plis ;
Ciselé dans l’albâtre, ombré de cornaline,
Son nez droit nuançait une courbe aquiline,
Pareil a deux feuilles de lys.


XXIV


Les flots de velours noir se drapaient autour d’elle,
Et les puissantes chairs de sa gorge rebelle

Accusaient durement leurs formes, par soupirs,
Lorsqu’elles soulevaient sa toge, retenue
Sur le galbe nacré de son épaule nue
Par une agrafe de saphirs.


XXV


Elle était là, comme un fantôme de la Vie :
Au sein des tourbillons de la fête ravie
Son regard se plongeait, plein d’éblouissements ;
Signe idéal, sacrant sa beauté souveraine,
Tremblait, dans les reflets de ses cheveux d’ébène,
Une étoile de diamants.


XXVI


Cependant, on eût dit qu’un rêve au vol splendide
L’enveloppait... aux pieds de la cariatide
Le fracas du plaisir tombait, comme un affront :
On eût dit que, fixant les replis de son âme,
L’Esprit muet des soirs, planant sur cette femme,
Battait des ailes sur son front.


XXVII


— Sors du passé terrible, ô statue enchantée !
Veux-tu de l’existence ? Ainsi que Prométhée,
Je puis te la donner, avec ses désespoirs.
Mais, tu vis comme nous, car je vois, sous les franges
De tes longs cils de jais, ces deux larmes étranges
Vitrer l’éclat de tes yeux noirs.


XXVIII


Salut, ô toi que j’aime, ô fille de l’Espagne,
Ô fille du brigand ! Couché dans sa montagne
Et dans sa liberté, ton père n’est pas seul :
Sa carabine est là, lourde, et d’un bon calibre,
Qui veille a ses côtés ! Ce fut un homme libre :
Il dort dans son libre linceul.


XXIX


On n’en parlera plus. L’oubli, second suaire
Des livides captifs du cercueil solitaire,

Depuis longtemps déjà pèse sur le bandit ;
Les ronces, sur sa croix en ruines, serpentent.
Qu’importent aux vivants qui boivent et qui chantent,
Ceux qui sont allés dans la nuit !


XXX


Ah ! lorsque, sous les pins déchirés par l’orage,
Le soir, il était roi ; dans sa sierra sauvage,
Quand il guettait leurs pas, sans trêve, sans repos,
Et que, dans les sentiers pleins d’embûches funèbres
Son coup de feu connu sonnant dans les ténèbres,
Bondissait d’échos en échos ;


XXXI


Certes, on se rappelait ! Maintenant ? — ô misère ! —
S’il eût été César, ce reste de poussière,
De quoi pourrait servir à son crâne maudit
D’avoir ceint, sur le trône, un large diadème ?
Au fond, partout, la mort est à peu près la même,
Pour le héros et le bandit.


XXXII


Jeunes gens qui valsez aux pieds de cette femme,
Prenez garde de voir les gouffres de son âme !
Valsez, valsez toujours ! ne la regardez pas...
Il semble, tant elle est au dessus de ce monde,
Qu’elle écoute, au milieu d’une extase profonde.
Le bruit sourd des chars du trépas !


XXXIII


Autrefois... — mais combien elles sont éloignées
De son cœur plein d’oubli, ces rapides années ! —
Autrefois, elle était l’enfant aux traits pâlis
Qui vivait au soleil. Elle fut l’humble égide
De bien des voyageurs, qui la prirent pour guide
A travers les sombres taillis !


XXXIV


Le jour, elle courait, vision des Espagnes,
Sur la mousse des bois, par les vertes campagnes,

Et, sur le flanc des monts, loin des troupeaux errants,
Elle s’asseyait, seule, auprès des vieux abîmes,
Et, rêveuse, elle aimait cueillir ces fleurs sublimes
Qui naissent aux bords des torrents.


XXXV


Le soir, elle quittait la plaine et la vallée,
Et venait au souper de la hutte isolée...
Il la pressait alors sur son cœur frémissant,
Et, près d’elle, oubliant la montagne et l’orage.
Sa main laissa parfois sur ce front sans nuage
Tomber une tache de sang.


XXXVI


Puis, la jeunesse vint, dans son âme, éveillée,
— Rose si tôt cueillie et si vite effeuillée ! —
Elle ignora pourtant les amours d’ici-bas :
Son cœur semblait glacé dans sa blanche poitrine...
— Puis, un soir, elle vit qu’elle était orpheline,
Car le bandit ne revint pas.


XXXVII


Alors, elle s’en fut, — triste enfant qui mendie, —
Sous la bure voilant la cambrure hardie
De sa taille de reine aux splendides contours ;
Grave, elle s’en fut voir danser les jeunes filles !
Elle écouta bruir la soie et les mantilles,
Cachée au fond des carrefours.


XXXVIII


Mais, sur l’herbe, aux lueurs du couchant qui flamboie,
Jamais on ne la vit se mêler a leur joie !
Seulement, quand valsaient des jeunes gens heureux,
Quand le tambour de basque et ses vives clochettes
D’argent accompagnaient le son des castagnettes,
Son œil pensif brillait sur eux.


XXXIX


Un jour, il lui sembla qu’elle était arrivée
Dans un vallon désert. L’aube, à peine levée,

À ses pas exilés éclairait trois chemins.
Elle avait dix-sept ans : — ô fantômes du doute !...
Elle vit qu’il fallait se choisir une route ;
Elle mit son front dans ses mains. —


XL


« Jeune fille, tu peux choisir, n’es-tu pas belle ? »
— Lui cria dans le cœur une voix immortelle. —
» Rien ne trouble l’azur de ton ciel triomphant.
» Je m’appelle Vertu. D’autres, dans le silence,
» Inutiles à tous, méprisent l’existence...
» Viens avec moi, ma douce enfant.


XLI


» Viens, car je sais aimer le travail et la terre. »
Elle écoutait ces mots, la jeune fille austère,
Mais leur vrai sens, pour elle, était alors obscur :
Ils ne contentent pas la première détresse.
Et l’enfant hésitait, voyant, pour sa jeunesse,
Un désir plus vague et plus pur.


XLII


Auprès d’elle, soudain, comme un lys qui s’élève,
Une autre vision apparut dans son rêve ;
Chaste, elle prononça ces mots : « Je suis la Foi !
» Je suis celle qui porte un deuil expiatoire !
» Je suis celle qui prie au fond d’un oratoire...
» Ma jeune sœur, viens avec moi.


XLIII


» Le voile que Dieu met sur les vierges paisibles,
» En leur cachant la terre et ses amours visibles,
» Pour l’amour idéal n’obscurcit pas leurs yeux.
» Viens ! la souffrance, enfant, crois-le, c’est une amie :
» Et la fille du cloître, au cercueil endormie,
» Se réveille ange dans les Cieux ! »


XLIV


Elle ne comprit pas. La cellule sacrée,
Devant son nom, peut-être, eût fermé son entrée...

Ne pouvait-elle aussi vivre avant de mourir ?
Elle se rappela les danses, la guitare,
Les basquines, la joie et l’amour qui s’égare
Aux bois où chante le zéphyr.


XLV


Hermosa se taisait comme lorsqu’on sommeille.
Une autre voix, déjà, lui parlait a l’oreille,
Faisant devant ses yeux passer d’ardents tableaux :
Ses paroles, chanson fatale, âpre délire,
Avaient, dans leur gaieté, l’air d’un éclat de rire
Étouffant un bruit de sanglots.


XLVI


« Vivre ou mourir ?» — disait la voix ; — « mais, vieille Terre,
» Qu’importe ? n’es-tu pas vanité sur misère ?
» Le vent glacé qui hurle au creux des noirs chemins,
» Emporte les amours dans l’ombre où vont les rêves,
» Les feuilles des forêts, les flots amers des grèves,
» Et les flots changeants des humains !


XLVII


» Eh bien ! fuyons aussi vers les nuits toujours closes !
» Effeuillons, en marchant, tous les plaisirs, ces roses !
» Laissons-mous vite aller au gré de douces lois,
» Comme ces souffles purs qui, de toutes les plaines,
» Emportent les soupirs, les baisers, les haleines,
» Aux oiseaux dormants dans les bois !


XLVIII


» Travail, vertu, prière ! — A quoi bon ? — Il faut vivre !
» Feuilleter, pour l’essai, quelques pages du livre.
» Sourire... et le fermer sans crainte et sans regrets.
» Que reste-t-il de nous ? L’humble abri d’un vieil arbre ;
» Deux mots, vite effacés, sur un dôme de marbre...
» Et puis l’oubli, roi des cyprès ! »


XLIX


— Elle posa ses mains sur son cœur plein de flamme,
Car mille passions qui luttaient dam son âme

Y reflétaient alors une lueur d’enfer !
Comme on voit, dans la brume en proie au vent d’orage,
Se projeter rapide, au milieu d’un nuage,
Le doigt sinistre de l’éclair.


L


Quand elle souleva sa tête immaculée,
Le soir venait. La brise au loin, dans la vallée,
Dispersait les parfums des résédas en fleur ;
Un jour avait suffi pour changer son visage :
La mort l’avait déjà marquée de son nuage,
La volupté de sa pâleur !


LI


Maintenant, tout était fini. Sous sa paupière
Une larme trembla... mais, ce fut la dernière.
Dédaigneuse, elle avait pesé l’Eternité :
Le désespoir jouait avec les boucles sombres
De ses cheveux flottants, et projetait ses ombres
Sur l’idéal de sa beauté.


LII


Bientôt elle entendit une chanson lointaine :
C’était un cavalier qui passait dans la plaine ;
Il semblait retourner au manoir féodal
Qui se dressait, là-bas, sous la lune brillante.
Le cavalier mêlait sa voix insouciante
Au bruit des pas de son cheval.


LIII


Son nom était Don Juan. Il courait sous les branches ;
Sur sa toque, au hasard, flottaient ses plumes blanches ;
Son visage semblait d’un tout jeune homme encor ;
Sur l’arçon, il tenait sa main droite campée ;
Son manteau, relevé par le bout d’une épée,
Laissait voir ses éperons d’or.


LIV


Dès qu’il l’eut aperçue, il dit : « Vous êtes belle,
» Vous qui vous tenez là ! » — « N’est-ce pas ? » lui dit-elle.

<poem>L’innocence, en pleurant, disparut à ce mot.

— « Tu viens du ciel ? » — « Mettons ! si cela peut te plaire. » — « Je t’aime ! » — Elle sourit. Il l’enleva de terre ;

Puis, ils partirent au galop.


FIN DU CHANT PREMIER