Hermosa/II

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Premières poésies 1856-1858
Paul Lacomblez (p. 64-112).



CHANT DEUXIÈME



L’EXISTENCE


« Il en est un plus beau, plus grand, plus poétique,
» Que personne n’a fait ! »
( A. de Musset, Namouna.)



I

Dès lors, ce ne fut plus, pour tous deux, qu’une vie
Pleine d’enivrements, de splendeurs, de folie,
De rêves, de festins, de danses et de bruit.
C’étaient ceux qui dormaient aux clartés de l’aurore
Et qui, le soir venu, sacrifiaient encore
Aux autels pâles de la nuit.


II


Ils allaient, sans souci de la fosse profonde,
Épuisant au hasard les bonheurs de ce monde,
Les sources de la joie et de la volupté.
Cadix les vit voguer sur son onde amoureuse,
Puis Gênes la Superbe et Palerme l’Heureuse,
Naples et son golfe enchanté.


III


Ischia, dont les bords sont aimés des poètes,
Florence et ses palais, Parme et ses violettes,
Virent passer ce couple au front insoucieux :
Tels deux cygnes qui, loin des brumes attristantes,
En déployant toujours leurs ailes inconstantes,
Guident leur vol vers d’autres cieux.


IV


Mais elle vit bientôt d’indicibles contraintes
Dans ce beau cavalier aux rapides étreintes :

Don Juan, qu’elle avait pris d’abord pour un enfant,
À de certains moments quittait son air frivole,
Et l’épouvantait presque avec une parole
Qu’il achevait en souriant.


V


Ô mystère ! — Elle avait joué près des abîmes. —
Eh bien ! lorsque, perdu dans des luttes intimes,
Il la fixait d’un œil vitré d’obscurs effrois,
Elle éprouvait soudain, en lui disant : « Je t’aime ! »
La même impression de vertige suprême
Qu’aux bords des gouffres d’autrefois.


VI


Oui! la montagne aux flancs déserts, la croix de pierre
Du meurtrier maudit, la verdure et le lierre
Dont les fleurs couronnaient quelque autre dévorant :
C’était dans ce regard comme un vivant mirage.
Il lui semblait planer sur son destin sauvage,
Comme un aigle sur un torrent.


VII


Leur vie, à part cela, n’était qu’un long délire.
Comme jadis Hébé, dans son royal empire,
Versait aux Dieux païens la liqueur du sommeil,
Tel, d’un bras gracieux et ferme, la Jeunesse
Leur versait, tour à tour, le plaisir et l’ivresse
Dans une coupe de vermeil.


VIII


Un soir, au clair de lune, ils voguaient ce leur guise
Sur les flots étoilés où se baigne Venise ;
Ils voguaient, et, déjà, s’effaçaient derrière eux
Masques, flambeaux, palais, femmes, fleurs, bal sonore...
À peine un chant d’amour, au loin, troublait encore
Le divin silence des cieux.


IX


Ils avaient pour abri, dans leurs fraîches nuitées,
Un dais de satin blanc aux franges argentées,

Aux plis amples et lourds. Un antique manteau
S’étendait largement sur des coussins d’hermines,
Et, tandis qu’ils rêvaient au bruit des mandolines,
Ses pans brodés traînaient dans l’eau.


X


Hermosa dit alors ; « — Seigneur Juan, tu soupires ! »
« — Oui, je souffre, dit-il. Mais un de tes sourires
» Efface les chagrins. » — « Toi si jeune et si beau,
» Tu parles de douleurs ? » — « Peut-être. » Un long silence...
— « Mais mon front sur ton cœur doit calmer la souffrance ? »
— « C’est une fleur sur un tombeau ! »


XI


Elle ajouta, bientôt, de sa voix douce et grave :
« — Ami ! n’aimes-tu pas les chants de ton esclave ?
» Dis ? ma guzla de cèdre a le don de charmer
» Les malheureux, peut-être ? » — « Hermosa, laisse, laisse
» La guzla ! Rien ne peut consoler ma tristesse,
» Et je t’admire sans t’aimer ! »


XII


— « Oh ! serait-ce déjà l’adieu. Don Juan ? — Demeure !
» Car mon dernier espoir m’a quitté tout à l’heure ;
» Car je veux reposer ma tête sur ton sein !
» Reste ! puisque je suis l’exilé qu’on envie ;
» Reste ! puisque à l’amour ta beauté me convie,
» Moi qui déjà n’aime plus rien ! »


XIII


— « Ô mon jeune sultan, reprit-elle, tu m’aimes !
» Echangeons seulement deux richesses suprêmes,
» Dont nous pouvons tous deux à l’instant disposer.
» Ami, je t’en supplie ! » — « Enfant ! que veux-tu dire ? »
— « Ton âme et sa douleur, d’abord, pour un sourire ;
» Et ton secret pour un baiser ! »


XIV


« — Mon secret, jeune fille ? » Il tressaillit. — « Ma lèvre,
» Dit-elle, peut donner le plaisir et la fièvre !

» Mes baisers de velours supplicient ! mes cheveux,
» Aux parfums pénétrants, enivrent ! mon haleine
» Épuise !... Et je peux faire, ainsi qu’une Sirène,
» Mourir d’amour ! si je le veux.


XV


» Du moins, tu me l’as dit, cher seigneur ! Ta mémoire
» Doit bien se souvenir de toute cette histoire.
» Eh bien, mon bel ami ! si c'est vrai, cependant,
« Si je puis donner tant d’ineffables délires,
» Un seul de mes baisers, un seul de mes sourires,
» Vaut le secret de mon amant. »


XVI


— « De quel secret veux-tu parler, ma belle reine? »
— « Ecoute bien : c’était dans le salon d’ébène,
Au palais, l’autre nuit : les couplets du festin
N’éveillaient plus l’amour, et leurs accords profanes
Ne retentissaient plus. Des clartés diaphanes
Annonçaient déjà le matin.


XVII


« Les glands d’or relâchaient les lourdes draperies ;
Les roses s’effeuillaient des couronnes flétries ;
De blafardes lueurs les vitraux se teignaient ;
La myrrhe s’échappait des cassolettes d’ambre
En spirales d’azur ; aux fresques de la chambre
Les candélabres s’éteignaient.


XVIII


« Flacons d’argent, poignards, dés, gants, coupes et masques
Jonchaient la mosaïque aux désordres fantasques ;
Les convives, épars, dormaient sur les sophas ;
Les amours d’un instant que l’ivresse prodigue
Déjà se reposaient, éperdus de fatigue.
Et ne se parlaient plus tout bas !


XIX


« Mais moi, qui suis plus jeune et d’une autre nature,
Des pampres se nattaient avec ma chevelure,

Et mes yeux pour se clore attendaient tes baisers ;
La peau d’un tigre noir sous ma hanche lustrée
Avait deux trous au front, double tache bistrée,
Que tes balles avaient creusés.


XX


« C’étaient deux coups de feu de ta main prompte et sûre
Qu’à l’heure du danger ton œil calme mesure...
Et mon esprit volait vers ces pays heureux
Dont tu ne parles pas, beau voyageur morose !
Naufrages, duels, périls, amours... oh ! je suppose
Un passé bien mystérieux.


XXI


« Donc, je pensais à toi, dans cette demi-veille
Où l’idéal survit au désir qui sommeille...
Et je croyais te voir, dans la brume des jours,
Errant, tantôt parmi ces monts voisins des nues
Qui s’élèvent, là-bas, aux plaines inconnues
Dont on ne revient pas toujours ;


XXII


« Tantôt avec l’Arabe, avec les caravanes
Des déserts enflammés ; tantôt dans les savanes
Où le lion bondit, sa proie entre les dents ;
Tantôt, pensif, aux bras de maîtresses cuivrées,
Effleurant tes amours, comme ces fleurs dorées
Qu’on respire et qu’on jette aux vents :


XXIII


« Tantôt dans les combats, avec les Palikares,
Aux mèches des canons allumant tes cigares,
Et du bout de la dague excitant ton cheval :
Tantôt dans le harem de l’émir solitaire,
Dont les cawas cruels, aux visages de terre,
Gardent les portes de santal :


XXIV


« D’autres fois, naviguant aux Indes fiévreuses
Sur les fleuves sacrés, près des rives ombreuses

Où voltigent partout des oiseaux de saphirs ;
Enfin, je te voyais à Venise la Belle,
Roi de tous les festins, sans que ton front révèle
Ennuis, regrets ou souvenirs !


XXV


« Et tu ne venais pas. Lasse de rêverie,
Je soulevai le pan d’une tapisserie,
Songeant que tu pouvais être là, par hasard,
Et je te vis parmi les colonnes jaspées,
L’œil fixe, et tourmentant de tes deux mains crispées
La lame d’or de ton poignard.


XXVI


« Je te considérais. Une angoisse terrible
Semblait couvrir pour toi d’un suaire invisible
Les choses de l’orgie aux funèbres débris ;
Quelque secret sans nom penchait ta tête sombre :
Tu regardais le vide, impassible, dans l’ombre,
Comme un Dieu des festins maudits.


XXVII


« Oh ! je ne sais comment me vint cette pensée,
Que tu voulais mourir ! Mais elle m’a glacée.
Ton ennui n’était pas comme celui qui naît
Des vulgaires dégoûts : la tristesse suprême
Consacrait ta fierté ; comme un noir diadème
Le désespoir te couronnait.


XXVIII


« Et je compris alors que nos plaisirs de flamme
Ne pouvaient apaiser les ardeurs de ton âme ;
Que ton rire poli, comme un masque d’acier,
Cachait un but que nul ne sait, que rien ne change,
Large, immense, effrayant, impénétrable, étrange...
N’est-ce pas, bel aventurier ? »


XXIX


Elle dit, et reprit sa pose d’indolence.
Don Juan la regarda quelque temps en silence...

Les vents, pleins de parfums et de vagues accords,
Caressaient leurs cheveux. — « Mon secret ? c’est ma vie !
» A quoi bon remonter les torrents ! » — « Je t’en prie ! »
— « Eh bien, dit-il, écoute, alors !


XXX


« Puisque je suis la voix qui chante aux jeunes filles
Dans les bois, sur les lacs, sous les fleurs des charmilles,
Des rythmes inconnus, puissants et singuliers ;
Puisque, sylphe ou génie aux magnétiques ailes,
Je suis celui qui vient murmurer auprès d’elles
Les serments si vite oubliés :


XXXI


« Puisque, lassé de vivre en méprisant la vie,
Je regarde la mort sans haine et sans envie,
Comme une ombre suprême où dorment les amours ;
Puisque ce Dieu vengeur, dont je suis la victime,
A, pour demain, peut-être, au Livre de l’Abîme
Marqué le terme de mes jours ;


XXXII


« Puisque le soir d’automne et ses blanches lumières
Argentent les frontons des palais centenaires,
Et que, sur ta beauté, je me suis prosterné ;
Puisque j’admire, enfin, dans ta splendeur sereine,
Le rêve impérial de l’esthétique humaine ;
Puisqu’une enfant m’a deviné,


XXXIII


« Je veux laisser pour toi, de ce cœur plein d’extase,
S’échapper tout à coup l’idéal qui l’écrase !
Sens-tu les orangers et les magnolias ?
Lève tes yeux divins, écoute ! l’heure sonne,
L’heure des voluptés ! L’ombre nous environne,
Ô ma belle, ne tremble pas !


XXXIV


« Regarde bien ! Deux nuits se disputent la terre :
L’une, écharpe de bal, l’autre, vaste suaire.

Écoute la chanson bruyante des festins,
Les rires, la folie et sa douce musique !
N’est-ce pas que les vents du golfe Adriatique
Ont un bruit de baisers lointains ?


XXXV


« Vois les lustres sans nombre et les salles remplies
De masques amoureux, de femmes éblouies !
Nuit de l’humanité désespérant d’un Dieu ;
Mais lève maintenant ton front, et considère
L’autre : l’immense nuit enveloppant la terre
Dans les plis de son linceul bleu !


XXXVI


« Eh bien ! les êtres nés de l’homme et de la femme,
Ayant peur du néant, doutant s’ils ont une âme,
Devant elle ont compris l’au-delà du tombeau ;
L’esclave dans l’oubli, le puissant dans les fêtes,
Se sont dit, en voyant s’étendre sur leurs têtes
La nuit terrible et sans flambeau :


XXXVII


« Paix du foyer natal ! honneur, trésor fragile !
Puissance, vacillant sur un trône d’argile !
Prière, humble bonheur ! gloire, sanglant plaisir !
Toi, science, mot plein de vides insondables !
Voilà les vanités de nos sorts misérables :
Notre seul but est de mourir !


XXXVIII


« Ainsi, dans quelques mois, tu dois tomber en cendres ;
Tes beaux yeux s’éteindront ; seule, il faudra descendre
La spirale glacée aux méandres perdus.
Tu frémis dans mes bras, ma blanche condamnée !
À quoi bon ! C’est la loi de notre destinée.
C’est tout simple de n’être plus.


XXXIX


« Tu parles de pays. Que m’importent les mondes,
Les soleils, les hivers, les sables et les ondes !

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