Hernani (Hetzel, 1889)/Acte III

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Hetzel (p. 65-103).


ACTE TROISIÈME

LE VIEILLARD


LE CHÂTEAU DE SILVA


Dans les montagnes d’Aragon.
La galerie des portraits de famille de Silva ; grande salle, dont ces portraits, entourés de riches bordures, et surmontés de couronnes ducales et d’écussons dorés, font la décoration. Au fond une haute porte gothique. Entre chaque portrait une panoplie complète, toutes ces armures de siècles différents.


Scène Première


DOÑA SOL, blanche, et debout près d’une table ; DON RUY GOMEZ DE SILVA, assis dans un grand fauteuil ducal en bois de chêne.
Don Ruy Gomez.

Enfin ! c’est aujourd’hui ! dans une heure on sera
Ma duchesse ! plus d’oncle ! et l’on m’embrassera !
Mais m’as-tu pardonné ? J’avais tort, je l’avoue.
J’ai fait rougir ton front, j’ai fait pâlir ta joue :
J’ai soupçonné trop vite, et je n’aurais point dû
Te condamner ainsi sans avoir entendu.
Que l’apparence a tort ! Injustes que nous sommes !

Certes, ils étaient bien là, les deux beaux jeunes hommes !
C’est égal. Je devais n’en pas croire mes yeux.
Mais que veux-tu, ma pauvre enfant ? quand on est vieux !

Doña Sol, immobile et grave.

Vous reparlez toujours de cela. Qui vous blâme ?

Don Ruy Gomez.

Moi ! J’eus tort. Je devais savoir qu’avec ton âme
On n’a point de galants lorsqu’on est doña Sol,
Et qu’on a dans le cœur de bon sang espagnol.

Doña Sol.

Certes, il est bon et pur, monseigneur, et peut-être
On le verra bientôt.

Don Ruy Gomez, se levant et allant à elle.

On le verra bientôt.Écoute, on n’est pas maître
De soi-même, amoureux comme je suis de toi,
Et vieux. On est jaloux, on est méchant, pourquoi ?
Parce que l’on est vieux. Parce que beauté, grâce,
Jeunesse, dans autrui, tout fait peur, tout menace.
Parce qu’on est jaloux des autres, et honteux
De soi. Dérision ! que cet amour boiteux
Qui nous remet au cœur tant d’ivresse et de flamme,
Ait oublié le corps en rajeunissant l’âme !
— Quand passe un jeune pâtre, — oui, c’en est là ! — souvent,
Tandis que nous allons, lui chantant, moi rêvant,
Lui dans son pré vert, moi dans mes noires allées,
Souvent je dis tout bas : — Ô mes tours crénelées,
Mon vieux donjon ducal, que je vous donnerais,
Oh ! que je donnerais mes blés et mes forêts,
Et les vastes troupeaux qui tondent mes collines,
Mon vieux nom, mon vieux titre et toutes mes ruines,
Et tous mes vieux aïeux qui bientôt m’attendront,
Pour sa chaumière neuve, et pour son jeune front ! —
Car ses cheveux sont noirs ; car son œil reluit comme

Le tien, tu peux le voir et dire : Ce jeune homme !
Et puis, penser à moi qui suis vieux. Je le sais !
Pourtant j’ai nom Silva, mais ce n’est plus assez !
Oui, je me dis cela. Vois à quel point je t’aime !
Le tout, pour être jeune et beau comme toi-même !
Mais à quoi vais-je ici rêver ? Moi, jeune et beau !
Qui te dois de si loin devancer au tombeau !

Doña Sol.

Qui sait ?

Don Ruy Gomez.

Qui sait ? Mais, va, crois-moi, ces cavaliers frivoles
N’ont pas d’amour si grand qu’il ne s’use en paroles.
Qu’une fille aime et croie un de ces jouvenceaux,
Elle en meurt, il en rit. Tous ces jeunes oiseaux,
À l’aile vive et peinte, au langoureux ramage,
Ont un amour qui mue ainsi que leur plumage.
Les vieux, dont l’âge éteint la voix et les couleurs,
Ont l’aile plus fidèle, et, moins beaux, sont meilleurs.
Nous aimons bien. Nos pas sont lourds ? nos yeux arides ?
Nos fronts ridés ? Au cœur on n’a jamais de rides.
Hélas ! quand un vieillard aime, il faut l’épargner.
Le cœur est toujours jeune et peut toujours saigner.
Oh ! mon amour n’est point comme un jouet de verre
Qui brille et tremble ; oh ! non, c’est un amour sévère,
Profond, solie, sûr, paternel, amical,
De bois de chêne, ainsi que mon fauteuil ducal !
Voilà comme je t’aime, et puis je t’aime encore
De cent autres façons, comme on aime l’aurore,
Comme on aime les fleurs, comme on aime les cieux !
De te voir tous les jours, toi, ton pas gracieux,
Ton front pur, le beau feu de ta douce prunelle,
Je ris, et j’ai dans l’âme une fête éternelle.

Doña Sol.

Hélas !

Don Ruy Gomez.

Hélas ! Et puis, vois-tu, le monde trouve beau,
Lorsqu’un homme s’éteint, et, lambeau par lambeau,
S’en va, lorsqu’il trébuche au marbre de la tombe,
Qu’une femme, ange pur, innocente colombe,
Veille sur lui, l’abrite, et daigne encor souffrir.
L’inutile vieillard qui n’est bon qu’à mourir.
C’est une œuvre sacrée et qu’à bon droit on loue
Que ce suprême effort d’un cœur qui se dévoue,
Qui console un mourant jusqu’à la fin du jour,
Et, sans aimer peut-être, a des semblants d’amour !
Ah ! tu seras pour moi cet ange au cœur de femme
Qui du pauvre vieillard réjouit encor l’âme,
Et de ses derniers ans lui porte la moitié,
Fille par le respect et sœur par la pitié.

Doña Sol.

Loin de me précéder, vous pourrez bien me suivre,
Monseigneur. Ce n’est pas une raison pour vivre
Que d’être jeune. Hélas ! je vous le dis, souvent
Les vieillards sont tardifs, les jeunes vont devant,
Et leurs yeux brusquement referment leur paupière,
Comme un sépulcre ouvert dont retombe la pierre.

Don Ruy Gomez.

Oh ! les sombres discours ! Mais je vous gronderai,
Enfant ! un pareil jour est joyeux et sacré.
Comment, à ce propos, quand l’heure nous appelle,
N’êtes-vous pas encor prête pour la chapelle ?
Mais, vite ! habillez-vous. Je compte les instants.
La parure de noce !

Doña Sol.

La parure de noce !Il sera toujours temps.

Don Ruy Gomez.

Non pas.

Au page qui entre.

Non pas.Que veut Iaquez ?

Le page.

Non pas.Que veut laquez ? Monseigneur, à la porte,
Un homme, un pèlerin, un mendiant, n’importe,
Est là qui vous demande asile.

Don Ruy Gomez.

Est là qui vous demande asile.Quel qu’il soit,
Le bonheur entre avec l’étranger qu’on reçoit.
Qu’il vienne. — Du dehors a-t-on quelques nouvelles ?
Que dit-on de ce chef de bandits infidèles
Qui remplit nos forêts de sa rébellion ?

LE PAGE.

C’en est fait d’Hernani ; c’en est fait du lion
De la montagne.

Doña Sol, à part.

De la montagne.Dieu !

Don Ruy Gomez, au page.

De la montagne.Dieu ! Quoi ?

LE PAGE.

De la montagne.Dieu ! Quoi ? La troupe est détruite.
Le roi, dit-on, s’est mis lui-même à leur poursuite.
La tête d’Hernani vaut mille écus du roi
Pour l’instant ; mais on dit qu’il est mort.

Doña Sol, à part.

Pour l’instant ; mais on dit qu’il est mort.Quoi ! sans moi,
Hernani ?

Don Ruy Gomez.

Hernani ? Grâce au ciel ! il est mort, le rebelle !
On peut se réjouir maintenant, chère belle !

Allez donc vous parer, mon amour, mon orgueil !
Aujourd’hui, double fête !

Doña Sol, à part.

Aujourd’hui, double fête !Oh ! Des habits de deuil.

Elle sort.
Don Ruy Gomez, au page.

Fais-lui vite porter l’écrin que je lui donne.

Il se rassied dans son fauteuil.
Je veux la voir parée ainsi qu’une madone,

Et grâce à ses doux yeux, et grâce à mon écrin,
Belle à faire à genoux tomber un pèlerin.
À propos, et celui qui nous demande un gîte ?
Dis-lui d’entrer, fais-lui nos excuses, cours vite.

Le page salue et sort.
Laisser son hôte attendre ! ah ! c’est mal !
La porte du fond s’ouvre. Paraît Hernani déguisé en pèlerin.
Le duc se lève et va à sa rencontre.


Scène II


DON RUY GOMEZ, HERNANI.
Hernani s’arrête sur le seuil de la porte.
Hernani.

Laisser son hôte attendre ! ah ! c’est mal ! Monseigneur,
Paix et bonheur à vous !

Don Ruy Gomez, le saluant de la main.

Paix et bonheur à vous ! À toi paix et bonheur,
Mon hôte !

Hernani entre. Le duc se rassied.

Mon hôte ! N’es-tu pas pèlerin ?

Hernani, s’inclinant.

Mon hôte ! N’es-tu pas pèlerin ? Oui.

Don Ruy Gomez.

Mon hôte ! N’es-tu pas pèlerin ? Oui.Sans doute
Tu viens d’Armillas ?

Hernani.

Tu viens d’Armillas ? Non, j’ai pris une autre route.
On se battait par là.

Don Ruy Gomez.

On se battait par là.La troupe du banni,
N’est-ce pas ?

Hernani.

N’est-ce pas ? Je ne sais.

Don Ruy Gomez.

N’est-ce pas ? Je ne sais.Le chef, le Hernani,
Que devient-il ? sais-tu ?

Hernani.

Que devient-il ? sais-tu ? Seigneur, quel est cet homme ?

Don Ruy Gomez.

Tu ne le connais pas ? tant pis ! la grosse somme
Ne sera point pour toi. Vois-tu, ce Hernani,
C’est un rebelle au roi, trop longtemps impuni.
Si tu vas à Madrid, tu le pourras voir pendre.

Hernani.

Je n’y vais pas.

Don Ruy Gomez.

Je n’y vais pas.Sa tête est à qui veut la prendre.

Hernani, à part.

Qu’on y vienne !

Don Ruy Gomez.

Qu’on y vienne ! Où vas-tu, bon pèlerin ?

Hernani.

Qu’on y vienne ! Où vas-tu, bon pèlerin ? Seigneur,
Je vais à Saragosse.

Don Ruy Gomez.

Je vais à Saragosse.Un vœu fait en l’honneur
D’un saint ? de Notre-Dame ?

Hernani.

D’un saint ? de Notre-Dame ? Oui, duc, de Notre-Dame.

Don Ruy Gomez.

Del Pilar ?

Hernani.

Del Pilar ? Del Pilar.

Don Ruy Gomez.

Del Pilar ? Del Pilar.Il faut n’avoir point d’âme
Pour ne point acquitter les vœux qu’on fait aux saints.
Mais, le tien accompli, n’as-tu d’autres desseins ?
Voir le pilier, c’est là tout ce que tu désires ?

Hernani.

Oui, je veux voir brûler les flambeaux et les cires,
Voir Notre-Dame au fond du sombre corridor,
Luire en sa châsse ardente, avec sa chape d’or,
Et puis m’en retourner.

Don Ruy Gomez.

Et puis m’en retourner.Fort bien. — Ton nom, mon frère ?
Je suis Ruy De Silva.

Hernani, hésitant.

Je suis Ruy De Silva.Mon nom ?…

Don Ruy Gomez.

Je suis Ruy De Silva.Mon nom ?…Tu peux le taire
Si tu veux. Nul n’a droit de le savoir ici.
Viens-tu pas demander asile ?

Hernani.

Viens-tu pas demander asile ? Oui, duc.

Don Ruy Gomez.

Viens-tu pas demander asile ? Oui, duc.Merci.
Sois le bienvenu. Reste, ami, ne te fais faute
De rien. Quant à ton nom, tu te nommes mon hôte.
Qui que tu sois, c’est bien ! et, sans être inquiet,
J’accueillerais Satan, si Dieu me l’envoyait.

La porte du fond s’ouvre à deux battants. Entre doña Sol, en parure de mariée. Derrière elle, pages, valets, et deux femmes portant sur un coussin de velours un coffret d’argent ciselé, qu’elles vont déposer sur une table, et qui renferme un riche écrin, couronne de duchesse, bracelets, colliers, perles et brillants pêle-mêle. — Hernani, haletant et effaré, considère doña Sol avec des yeux ardents, sans écouter le duc.


Scène III

Les Mêmes, DOÑA SOL, pages, valets, femmes.
Don Ruy Gomez, continuant.

Voici ma Notre-Dame à moi. L’avoir priée
Te portera bonheur.

Il va présenter la main à doña Sol, toujours pâle et grave.

Te portera bonheur.Ma belle mariée,
Venez. — Quoi ! pas d’anneau ! pas de couronne encor !

Hernani, d’une voix tonnante.

Qui veut gagner ici mille carolus d’or ?

Tous se retournent étonnés. Il déchire sa robe de pèlerin, la foule aux pieds, et en sort dans son costume de montagnard.

Je suis Hernani !

Doña Sol, à part, avec joie.

Je suis Hernani ! Ciel ! vivant !

Hernani, aux valets.

Je suis Hernani ! Ciel ! vivant ! Je suis cet homme
Qu’on cherche.
Au duc.
Qu’on chercheVous vouliez savoir si je me nomme
Perez ou Diego ? — Non ! je me nomme Hernani.
C’est un bien plus beau nom, c’est un nom de banni,
C’est un nom de proscrit ! Vous voyez cette tête ?
Elle vaut assez d’or pour payer votre fête !
Aux valets.
Je vous la donne à tous. Vous serez bien payés !
Prenez ! liez mes mains, liez mes pieds, liez !

Mais non, c’est inutile, une chaîne me lie
Que je ne romprai point.

Doña Sol, à part.

Que je ne romprai point.Malheureuse !

Don Ruy Gomez.

Que je ne romprai point. Malheureuse ! Folie !
Çà, mon hôte est un fou !

Hernani.

Çà, mon hôte est un fou ! Votre hôte est un bandit.

Doña Sol.

Oh ! ne l’écoutez pas.

Hernani.

Oh ! Ne l’écoutez pas.J’ai dit ce que j’ai dit.

Don Ruy Gomez.

Mille carolus d’or ! monsieur, la somme est forte,
Et je ne suis pas sûr de tous mes gens.

Hernani.

Et je ne suis pas sûr de tous mes gens.Qu’importe ?
Tant mieux si dans le nombre il s’en trouve un qui veut.
Aux valets
Livrez-moi ! vendez-moi !

Don Ruy Gomez, s’efforçant de le faire taire.

Livrez-moi ! vendez-moi ! Taisez-vous donc ! on peut
Vous prendre au mot.

Hernani.

Vous prendre au mot.Amis, l’occasion est belle !
Je vous dis que je suis le proscrit, le rebelle,
Hernani !

Don Ruy Gomez.

Hernani ! Taisez-vous !

Hernani.

Hernani ! Taisez-vous ! Hernani !


Doña Sol, d’une voix éteinte, à son oreille.

Hernani ! Taisez-vous ! Hernani ! Oh ! tais-toi !

Hernani., se détournant à demi vers doña Sol.

On se marie ici ! Je veux en être, moi !
Mon épousée aussi m’attend.

Au duc.
Mon épousée aussi m’attend.Elle est moins belle

Que la vôtre, seigneur, mais n’est pas moins fidèle.
C’est la mort !

Aux valets.
C’est la mort ! Nul de vous ne fait un pas encor ?
Doña Sol, bas.

Par pitié !

Hernani, aux valets.

Par pitié ! Hernani ! mille carolus d’or !

Don Ruy Gomez.

C’est le démon !

Hernani, à un jeune homme.

C’est le démon.Viens, toi ; tu gagneras la somme.
Riche alors, de valet tu redeviendras homme.

Aux valets qui restent immobiles.
Vous aussi, vous tremblez ! ai-je assez de malheur !
Don Ruy Gomez.

Frère, à toucher ta tête ils risqueraient la leur.
Fusses-tu Hernani, fusses-tu cent fois pire,
Pour ta vie au lieu d’or offrît-on un empire,

Mon hôte ! Je te dois protéger en ce lieu,
Même contre le roi, car je te tiens de Dieu.
S’il tombe un seul cheveu de ton front, que je meure !
À doña Sol.
Ma nièce, vous serez ma femme dans une heure ;
Rentrez chez vous. Je vais faire armer le château,
J’en vais fermer la porte.

Il sort. Les valets le suivent.
Hernani, regardant avec désespoir sa ceinture dégarnie et désarmée.

J’en vais fermer la porte.Oh ! Pas même un couteau !

Doña Sol, après que le duc a disparu, fait quelques pas comme pour suivre ses femmes, puis s’arrête, et, dès qu’elles sont sorties, revient vers Hernani avec anxiété.


Scène IV


HERNANI, DOÑA SOL.
Hernani considère avec un regard froid et comme inattentif l’écrin nuptial placé sur la table ; puis il hoche la tête, et ses yeux s’allument.
Hernani.

Je vous fais compliment ! Plus que je ne puis dire
La parure me charme et m’enchante, et j’admire !

Il s’approche de l’écrin.
La bague est de bon goût, — la couronne me plaît, —

Le collier est d’un beau travail, — le bracelet
Est rare, — mais cent fois, cent fois moins que la femme
Qui sous un front si pur cache ce cœur infâme !

Examinant de nouveau le coffret.
Et qu’avez-vous donné pour tout cela ? — Fort bien !

Un peu de votre amour ? mais, vraiment, c’est pour rien !
Grand Dieu ! trahir ainsi ! n’avoir pas honte, et vivre !

Examinant l’écrin.
Mais peut-être après tout c’est perle fausse et cuivre

Au lieu de l’or, verre et plomb, diamants déloyaux,
Faux saphirs, faux bijoux, faux brillants, faux joyaux !
Ah ! s’il en est ainsi, comme cette parure,
Ton cœur est faux, duchesse, et tu n’es que dorure !

Il revient au coffret.
— Mais non, non. Tout est vrai, tout est bon, tout est beau

Il n’oserait tromper, lui, qui touche au tombeau.
Rien n’y manque.

Il prend l’une après l’autre toutes les pièces de l’écrin.
Rien n’y manque ! Colliers, brillants, pendants d’oreille,

Couronne de duchesse, anneau d’or… — À merveille !
Grand merci de l’amour sûr, fidèle et profond !
Le précieux écrin !

Doña Sol.
Elle va au coffret, y fouille et en tire un poignard.

Le précieux écrin ! Vous n’allez pas au fond !
— C’est le poignard, qu’avec l’aide de ma patronne
Je pris au roi Carlos, lorsqu’il m’offrit un trône
Et que je refusai, pour vous qui m’outragez !

Hernani, tombant à ses pieds.

Oh ! laisse qu’à genoux dans tes yeux affligés
J’efface tous ces pleurs amers et pleins de charmes,
Et tu prendras après tout mon sang pour tes larmes !

Doña Sol, attendrie.

Hernani ! je vous aime et vous pardonne, et n’ai
Que de l’amour pour vous.

Hernani.

Que de l’amour pour vous.Elle m’a pardonné,
Et m’aime ! Qui pourra faire aussi que moi-même,
Après ce que j’ai dit, je me pardonne et m’aime ?
Oh ! je voudrais savoir, ange au ciel réservé,
Où vous avez marché, pour baiser le pavé !

Doña Sol.

Ami !

Hernani.

Ami ! Non, je dois t’être odieux ! Mais, écoute,
Dis-moi : Je t’aime ! Hélas ! rassure un cœur qui doute,
Dis-le moi ! car souvent avec ce peu de mots
La bouche d’une femme a guéri bien des maux.

Doña Sol, absorbée et sans l’entendre.

Croire que mon amour eût si peu de mémoire !

Que jamais ils pourraient, tous ces hommes sans gloire,
Jusqu’à d’autres amours, plus nobles à leur gré,
Rapetisser un cœur où son nom est entré !

Hernani.

Hélas ! j’ai blasphémé ! Si j’étais à ta place,
Doña Sol, j’en aurais assez, je serais lasse
De ce fou furieux, de ce sombre insensé
Qui ne sait caresser qu’après qu’il a blessé.
Je lui dirais : Va-t-en ! — Repousse-moi, repousse !
Et je te bénirai, car tu fus bonne et douce,
Car tu m’as supporté trop longtemps, car je suis
Mauvais, je noircirais tes jours avec mes nuits,
Car c’en est trop enfin, ton âme est belle et haute
Et pure, et si je suis méchant, est-ce ta faute ?
Épouse le vieux duc ! il est bon, noble, il a
Par sa mère Olmedo, par son père Alcala.
Encore un coup, sois riche avec lui, sois heureuse !
Moi, sais-tu ce que peut cette main généreuse
T’offrir de magnifique ? une dot de douleurs.
Tu pourras y choisir ou du sang ou des pleurs.
L’exil, les fers, la mort, l’effroi qui m’environne,
C’est là ton collier d’or, c’est ta belle couronne,
Et jamais à l’épouse un époux plein d’orgueil
N’offrit plus riche écrin de misère et de deuil.
Épouse le vieillard, te dis-je ; il te mérite !
Eh ! qui jamais croira que ma tête proscrite
Aille avec ton front pur ? qui, nous voyant tous deux,
Toi calme et belle, moi violent, hasardeux,
Toi paisible et croissant comme une fleur à l’ombre,
Moi heurté dans l’orage à des écueils sans nombre,
Qui dira que nos sorts suivent la même loi ?
Non. Dieu qui fait tout bien ne te fit pas pour moi.
Je n’ai nul droit d’en haut sur toi, je me résigne.
J’ai ton cœur, c’est un vol ! je le rends au plus digne.
Jamais à nos amours le ciel n’a consenti.

Si j’ai dit que c’était ton destin, j’ai menti.
D’ailleurs, vengeance, amour, adieu ! mon jour s’achève.
Je m’en vais, inutile, avec mon double rêve,
Honteux de n’avoir pu ni punir ni charmer,
Qu’on m’ait fait pour haïr, moi qui n’ai su qu’aimer !
Pardonne-moi ! fuis-moi ! ce sont mes deux prières ;
Ne les rejette pas, car ce sont les dernières.
Tu vis et je suis mort. Je ne vois pas pourquoi
Tu te ferais murer dans ma tombe avec moi.

Doña Sol.

Ingrat !

Hernani.

Ingrat !Monts d’Aragon ! Galice ! Estramadoure !
— Oh ! je porte malheur à tout ce qui m’entoure ! —
J’ai pris vos meilleurs fils, pour mes droits, sans remords
Je les ai fait combattre, et voilà qu’ils sont morts !
C’étaient les plus vaillants de la vaillante Espagne.
Ils sont morts ! ils sont tous tombés dans la montagne
Tous sur le dos couchés, en justes, devant Dieu,
Et, si leurs yeux s’ouvraient, ils verraient le ciel bleu !
Voilà ce que je fais de tout ce qui m’épouse !
Est-ce une destinée à te rendre jalouse ?
Doña Sol, prends le duc, prends l’enfer, prends le roi !
C’est bien. Tout ce qui n’est pas moi vaut mieux que moi !
Je n’ai plus un ami qui de moi se souvienne,
Tout me quitte, il est temps qu’à la fin ton tour vienne,
Car je dois être seul. Fuis ma contagion.
Ne te fais pas d’aimer une religion !
Oh ! par pitié pour toi, fuis ! — Tu me crois peut-être
Un homme comme sont tous les autres, un être
Intelligent, qui court droit au but qu’il rêva.
Détrompe-toi. Je suis une force qui va !
Agent aveugle et sourd de mystères funèbres !
Une âme de malheur faite avec des ténèbres !
Où vais-je ? je ne sais. Mais je me sens poussé

D’un souffle impétueux, d’un destin insensé.
Je descends, je descends, et jamais ne m’arrête.
Si parfois, haletant, j’ose tourner la tête,
Une voix me dit : Marche ! et l’abîme et profond,
Et de flamme et de sang je le vois rouge au fond !
Cependant, à l’entour de ma course farouche,
Tout se brise, tout meurt. Malheur à qui me touche !
Oh ! fuis ! détourne-toi de mon chemin fatal,
Hélas ! sans le vouloir, je te ferais du mal !

Doña Sol.

Grand Dieu !

Hernani.

Grand Dieu !C’est un démon redoutable, te dis-je,
Que le mien. Mon bonheur ! voilà le seul prodige
Qui lui soit impossible. Et toi, c’est le bonheur !
Tu n’es donc pas pour moi, cherche un autre seigneur,
Va, si jamais le ciel à mon sort qu’il renie
Souriait… n’y crois pas ! ce serait ironie !
Épouse le duc !

Doña Sol.

Épouse le duc !Donc ce n’était pas assez !
Vous aviez déchiré mon cœur, vous le brisez !
Ah ! vous ne m’aimez plus !

Hernani.

Ah ! vous ne m’aimez plus !Oh ! mon cœur et mon âme,
C’est toi ! l’ardent foyer d’où me vient toute flamme,
C’est toi ! Ne m’en veux pas de fuir, être adoré !

Doña Sol.

Je ne vous en veux pas. Seulement j’en mourrai.

Hernani.

Mourir ! pour qui ? pour moi ? Se peut-il que tu meures
Pour si peu ?

Doña Sol, laissant éclater ses larmes.

Pour si peu ?Voilà tout.

Elle tombe sur un fauteuil.
Hernani, s’asseyant près d’elle.

Pour si peu ? Voilà tout.Oh ! tu pleures ! tu pleures !
Et c’est encor ma faute ! et qui me punira ?
Car tu pardonneras encor ! Qui te dira
Ce que je souffre au moins lorsqu’une larme noie
La flamme de tes yeux dont l’éclair est ma joie !
Oh ! mes amis sont morts ! Oh ! je suis insensé !
Pardonne. Je voudrais aimer, je ne le sai.
Hélas ! j’aime pourtant d’une amour bien profonde ! —
Ne pleure pas ! mourons plutôt ! — Que n’ai-je un monde ?
Je te le donnerais ! Je suis bien malheureux !

Doña Sol, se jetant à son cou.

Vous êtes mon lion superbe et généreux !
Je vous aime.

Hernani.

Je vous aime.Oh ! l’amour serait un bien suprême
Si l’on pouvait mourir de trop aimer !

Doña Sol.

Si l’on pouvait mourir de trop aimer !Je t’aime !
Monseigneur ! je vous aime, et je suis toute à vous.

Hernani, laissant tomber sa tête sur son épaule.

Oh ! qu’un coup de poignard de toi me serait doux !

Doña Sol, suppliante.

Ah ! ne craignez-vous pas que Dieu ne vous punisse
De parler de la sorte ?

Hernani, toujours appuyé sur son sein.

De parler de la sorte ?Eh bien ! qu’il nous unisse !
Tu le veux. Qu’il en soit ainsi ! — J’ai résisté.

Tous deux, dans les bras l’un de l’autre, se regardent avec extase, sans voir, sans entendre, et comme absorbés dans leurs regards. — Entre don Ruy Gomez par la porte du fond. Il regarde et s’arrête comme pétrifié sur le seuil.


Scène V


HERNANI, DOÑA SOL, DON RUY GOMEZ.
Don Ruy Gomez, immobile et croisant les bras sur le seuil de la porte.

Voilà donc le paîment de l’hospitalité !

Doña Sol.

Dieu ! le duc !
Dieu ! le duc !Tous deux se détournent comme réveillés en sursaut.

Don Ruy Gomez, toujours immobile.

Dieu ! le duc !C’est donc là mon salaire, mon hôte ?
— Bon seigneur, va-t’en voir si ta muraille est haute,
Si la porte est bien close et l’archer dans sa tour,
De ton château pour nous fais et refais le tour,
Cherche en ton arsenal une armure à ta taille,
Ressaie à soixante ans ton harnais de bataille !
Voici la loyauté dont nous paîrons ta foi !
Tu fais cela pour nous, et nous ceci pour toi !
Saints du ciel ! j’ai vécu plus de soixante années,
J’ai vu bien des bandits aux âmes effrénées,
J’ai souvent, en tirant ma dague du fourreau
Fait lever sur mes pas des gibiers de bourreau,
J’ai vu des assassins, des monnayeurs, des traîtres,
De faux valets à table empoisonnant leurs maîtres,
J’en ai vu qui mouraient sans croix et sans pater,
J’ai vu Sforce, j’ai vu Borgia, je vois Luther,
Mais je n’ai jamais vu perversité si haute
Qui n’eût craint le tonnerre en trahissant son hôte !

Ce n’est pas de mon temps. Si noire trahison
Pétrifie un vieillard au seuil de sa maison,
Et fait que le vieux maître, en attendant qu’il tombe,
A l’air d’une statue à mettre sur sa tombe.
Maures et castillans ! Quel est cet homme-ci ?
Il lève les yeux et les promène sur les portraits qui entourent la salle.
Ô vous, tous les Silva qui m’écoutez ici,
Pardon si devant vous, pardon si ma colère
Dit l’hospitalité mauvaise conseillère !

Hernani, se levant.

Duc…

Don Ruy Gomez.

Duc…Tais-toi !

Il fait lentement trois pas dans la salle et promène de nouveau ses regards sur les portraits des Silva.
Duc… Tais-toi !Morts sacrés ! aïeux ! hommes de fer !

Qui voyez ce qui vient du ciel et de l’enfer,
Dites-moi, messeigneurs, dites, quel est cet homme ?
Ce n’est pas Hernani, c’est Judas qu’on le nomme !
Oh ! tâchez de parler pour me dire son nom !

Croisant les bras.
Avez-vous de vos jours vu rien de pareil ? Non !
Hernani.

Seigneur duc…

Don Ruy Gomez, toujours aux portraits.

Seigneur duc…Voyez-vous ? il veut parler, l’infâme !
Mais, mieux encor que moi, vous lisez dans son âme.
Oh ! ne l’écoutez pas ! C’est un fourbe ! Il prévoit
Que mon bras va sans doute ensanglanter mon toit,
Que peut-être mon cœur couve dans ses tempêtes
Quelque vengeance, sœur du festin des sept têtes,
Il vous dira qu’il est proscrit, il vous dira
Qu’on va dire Silva comme l’on dit Lara,
Et puis qu’il est mon hôte, et puis qu’il est votre hôte…

Mes aïeux, mes seigneurs, voyez, est-ce ma faute ?
Jugez entre nous deux !

Hernani.

Jugez entre nous deux !Ruy Gomez De Silva,
Si jamais vers le ciel noble front s’éleva,
Si jamais cœur fut grand, si jamais âme haute,
C’est la vôtre, seigneur ! c’est la tienne, ô mon hôte !
Moi qui te parle ici, je suis coupable, et n’ai
Rien à dire, sinon que je suis bien damné.
Oui, j’ai voulu te prendre et t’enlever ta femme,
Oui, j’ai voulu souiller ton lit, oui, c’est infâme !
J’ai du sang. Tu feras très bien de le verser,
D’essuyer ton épée, et de n’y plus penser.

Doña Sol.

Seigneur, ce n’est pas lui ! Ne frappez que moi-même !

Hernani.

Taisez-vous, doña Sol. Car cette heure est suprême.
Cette heure m’appartient. Je n’ai plus qu’elle. Ainsi
Laissez-moi m’expliquer avec le duc ici.
Duc, crois aux derniers mots de ma bouche ; j’en jure,
Je suis coupable, mais sois tranquille, — elle est pure !
C’est là tout. Moi coupable, elle pure ; ta foi
Pour elle, un coup d’épée ou de poignard pour moi.
Voilà. — Puis fais jeter le cadavre à la porte
Et laver le plancher, si tu veux, il n’importe !

Doña Sol.

Ah ! moi seule ai tout fait. Car je l’aime.

Don Ruy se détourne à ce mot en tressaillant et fixe sur doña Sol un regard terrible. Elle se jette à ses genoux.
Ah ! moi seule ai tout fait. Car je l’aime.Oui, pardon !

Je l’aime, monseigneur !

Don Ruy Gomez.

Je l’aime, monseigneur !Vous l’aimez !

Je l’aime, monseigneur ! Vous l’aimez !À Hernani.
Je l’aime, monseigneur ! Vous l’aimez !Tremble donc !

Bruit de trompettes au dehors. — Entre le page.
Au page.

Qu’est ce bruit ?

Le Page.

Qu’est ce bruit ?C’est le roi, monseigneur, en personne.
Avec un gros d’archers et son héraut qui sonne.

Doña Sol.

Dieu ! le roi ! Dernier coup !

Le Page, au duc.

Dieu ! le roi ! Dernier coup !Il demande pourquoi
La porte est close, et veut qu’on ouvre.

Don Ruy Gomez.

La porte est close, et veut qu’on ouvre.Ouvrez au roi.

Le page s’incline et sort.
Doña Sol.

Il est perdu !

Don Ruy Gomez va à l’un des tableaux, qui est son propre portrait et le dernier à gauche ; il presse un ressort, le portrait s’ouvre comme une porte, et laisse voir une cachette pratiquée dans le mur. Il se tourne vers Hernani.
Don Ruy Gomez.

Il est perdu !Monsieur, venez ici.

Hernani.

Il est perdu ! Monsieur, venez ici.Ma tête
Est à toi, livre-la, seigneur. Je la tiens prête.
Je suis ton prisonnier.

Il entre dans la cachette. Don Ruy presse de nouveau le ressort, tout se referme, et le portrait revient à sa place.
Doña Sol, au duc.

Je suis ton prisonnier.Seigneur, pitié pour lui !

Le Page, entrant.

Son altesse le roi !

Doña Sol baisse précipitamment son voile. La porte s’ouvre à deux battants. Entre don Carlos en habit de guerre, suivi d’une foule de gentilshommes également armés, de pertuisaniers, d’arquebusiers, d’arbalétriers.


Scène VI


DON RUY GOMEZ, DOÑA SOL voilée ; DON CARLOS ; SUITE.
Don Carlos s’avance à pas lents, la main gauche sur le pommeau de son épée, la droite dans sa poitrine, et fixe sur le vieux duc un œil de défiance et de colère. Le duc va au-devant du roi et le salue profondément. — Silence. — Attente et terreur à l’entour. Enfin, le roi, arrivé en face du duc, lève brusquement la tête.
Don Carlos.

Son altesse le roi !D’où vient donc aujourd’hui,
Mon cousin, que ta porte est si bien verrouillée ?
Par les saints ! je croyais ta dague plus rouillée !
Et je ne savais pas qu’elle eût hâte à ce point,
Quand nous te venons voir, de reluire à ton poing !

Don Ruy Gomez veut parler, le roi poursuit avec un geste impérieux.
C’est s’y prendre un peu tard pour faire le jeune homme !

Avons-nous des turbans ? serait-ce qu’on me nomme
Boabdil ou Mahom, et non Carlos, répond !
Pour nous baisser la herse et nous lever le pont ?

Don Ruy Gomez, s’inclinant.

Seigneur…

Don Carlos, à ses gentilshommes.

Seigneur…Prenez les clés ! saisissez-vous des portes !

Deux officiers sortent, plusieurs autres rangent les soldats en triple haie dans la salle, du roi à la grande porte. Don Carlos se tourne vers le duc.

Ah ! vous réveillez donc les rébellions mortes ?
Pardieu ! si vous prenez de ces airs avec moi,
Messieurs les ducs, le roi prendra des airs de roi,
Et j’irai par les monts, de mes mains aguerries,
Dans leurs nids crénelés, tuer les seigneuries !

Don Ruy Gomez, se redressant.

Altesse, les Silva sont loyaux…

Don Carlos, l’interrompant.

Altesse, les Silva sont loyaux…Sans détours
Réponds, duc, ou je fais raser tes onze tours !
De l’incendie éteint il reste une étincelle,
Des bandits morts il reste un chef. — Qui le recèle ?
C’est toi ! Ce Hernani, rebelle empoisonneur,
Ici, dans ton château, tu le caches !

Don Ruy Gomez.

Ici, dans ton château, tu le caches !Seigneur,
C’est vrai.

Don Carlos.

C’est vrai.Fort bien. Je veux sa tête, — ou bien la tienne.
Entends-tu, mon cousin ?

Don Ruy Gomez, s’inclinant.

Entends-tu, mon cousin ?Mais qu’à cela ne tienne !
Vous serez satisfait.

Doña Sol se cache la tête dans ses mains et tombe sur un fauteuil.
Don Carlos, radouci.

Vous serez satisfait.Ah ! Tu t’amendes. — Va
Chercher mon prisonnier.

Le duc croise les bras, baisse la tête et reste quelques moments rêveur. Le roi et doña Sol l’observent en silence et agités d’émotions contraires. Enfin le duc relève son front, va au roi, lui prend la main, et le mène à pas lents devant le plus ancien des portraits, celui qui commence la galerie à droite.
Don Ruy Gomez, montrant au roi le vieux portrait.

Chercher mon prisonnier.Celui-ci des Silva
C’est l’aîné, c’est l’aïeul, l’ancêtre, le grand homme !
Don Silvius, qui fut trois fois consul de Rome.

Passant au portrait suivant.
Voici don Galceran de Silva, l’autre Cid !

On lui garde à Toro, près de Valladolid,
Une châsse dorée où brûlent mille cierges.
Il affranchit Léon du tribut des cent vierges.

Passant à un autre.
— Don Blas, — qui, de lui-même et dans sa bonne foi,

S’exila pour avoir mal conseillé le roi.

À un autre.
— Christoval. — Au combat d’Escalona, don Sanche,

Le roi, fuyait à pied, et sur sa plume blanche
Tous les coups s’acharnaient, il cria : Christoval !
Christoval prit la plume et donna son cheval.

À un autre.
— Don Jorge, qui paya la rançon de Ramire,

Roi d’Aragon.

Don Carlos, croisant les bras et le regardant de la tête aux pieds.

Roi d’Aragon.Pardieu, don Ruy, je vous admire !
Continuez.

Don Ruy Gomez, passant à un autre.

Continuez.Voici Ruy Gomez De Silva,
Grand-maître de Saint-Jacque et de Calatrava.
Son armure géante irait mal à nos tailles.
Il prit trois cents drapeaux, gagna trente batailles,
Conquit au roi Motril, Antequera, Suez,
Nijar, et mourut pauvre. — Altesse, saluez.

Il s’incline, se découvre et passe à un autre. Le roi l’écoute avec une impatience et une colère toujours croissantes.

Près de lui, Gil son fils, cher aux âmes loyales.

Sa main pour un serment valait les mains royales.
À un autre.
— Don Gaspar, de Mendoce et de Silva l’honneur !

Toute noble maison tient à Silva, seigneur.
Sandoval tour à tour nous craint ou nous épouse.
Manrique nous envie et Lara nous jalouse.

Alencastre nous hait. Nous touchons à la fois
Du pied à tous les ducs, du front à tous les rois !

Don Carlos.

Vous raillez-vous ?

Don Ruy Gomez, allant à d’autres portraits.

Vous raillez-vous ? Voilà don Vasquez, dit le Sage,
Don Jayme, dit le Fort. Un jour, sur son passage,
Il arrêta Zamet et cent maures tout seul.
— J’en passe, et des meilleurs. —

Sur un geste de colère du roi, il passe un grand nombre de tableaux, et vient tout de suite aux trois derniers portraits à gauche du spectateur.
— J’en passe, et des meilleurs. —Voici mon noble aïeul.

Il vécut soixante ans, gardant la foi jurée,
Même aux juifs.
À l’avant-dernier.
Même aux juifs.Ce vieillard, cette tête sacrée,
C’est mon père. Il fut grand, quoiqu’il vînt le dernier.
Les maures de Grenade avaient fait prisonnier
Le comte Alvar Giron son ami. Mais mon père
Prit pour l’aller chercher six cents hommes de guerre,
Il fit tailler en pierre un comte Alvar Giron,
Qu’à sa suite il traîna, jurant par son patron
De ne point reculer que le comte de pierre
Ne tournât front lui-même et n’allât en arrière.
Il combattit, puis vint au comte, et le sauva.

Don Carlos.

Mon prisonnier !

Don Ruy Gomez

Mon prisonnier ! C’était un Gomez De Silva.
Voilà donc ce qu’on dit, quand dans cette demeure
On voit tous ces héros…

Don Carlos.

On voit tous ces héros…Mon prisonnier sur l’heure !

Don Ruy Gomez.
Il s’incline profondément devant le roi, lui prend la main et le mène devant le dernier portrait, celui qui sert de porte à la cachette où il a fait entrer Hernani. Doña Sol le suit des yeux avec anxiété. — Attente et silence dans l’assistance.

Ce portrait, c’est le mien. — Roi don Carlos, merci !
Car vous voulez qu’on dise en le voyant ici :
« Ce dernier, digne fils d’une race si haute,
Fut un traître, et vendit la tête de son hôte ! »

Joie de doña Sol. Mouvement de stupeur dans les assistants. Le roi, déconcerté, s’éloigne avec colère, puis reste quelques instants silencieux, les lèvres tremblantes et l’œil enflammé.
Don Carlos.

Duc, ton château me gêne et je le mettrai bas !

Don Ruy Gomez.

Car vous me la paîriez, altesse, n’est-ce pas ?

Don Carlos.

Duc, j’en ferai raser les tours pour tant d’audace,
Et je ferai semer du chanvre sur la place.

Don Ruy Gomez.

Mieux voir croître du chanvre où ma tour s’éleva
Qu’une tache ronger le vieux nom de Silva.
Aux portraits.
N’est-il pas vrai, vous tous ?

Don Carlos.

N’est-il pas vrai, vous tous ? Duc, cette tête est nôtre,
Et tu m’avais promis…

Don Ruy Gomez.

Et tu m’avais promis…J’ai promis l’une ou l’autre.
Aux portraits.
N’est-il pas vrai, vous tous ?

N’est-il pas vrai, vous tous ? Montrant sa tête.
N’est-il pas vrai, vous tous ? Je donne celle-ci.
Au roi.
Prenez-la.

Don Carlos.

Prenez-la.Duc, fort bien. Mais j’y perds, grand merci !
La tête qu’il me faut est jeune, il faut que morte
On la prenne aux cheveux ? La tienne ! que m’importe ?
Le bourreau la prendrait par les cheveux en vain.
Tu n’en a pas assez pour lui remplir les mains.

Don Ruy Gomez.

Altesse, pas d’affront ! ma tête encore est belle,
Et vaut bien, que je crois, la tête d’un rebelle.
La tête d’un Silva, vous êtes dégoûté !

Don Carlos.

Livre-nous Hernani !

Don Ruy Gomez.

Livre-nous Hernani !Seigneur, en vérité,
J’ai dit.

Don Carlos, à sa suite.

J’ai dit.Fouillez partout ! Et qu’il ne soit point d’aile,
De cave, ni de tour…

Don Ruy Gomez.

De cave, ni de tour…Mon donjon est fidèle
Comme moi. Seul il sait le secret avec moi.
Nous le garderons bien tous deux.

Don Carlos.

Nous le garderons bien tous deux.Je suis le roi !

Don Ruy Gomez.

Hors que de mon château démoli pierre à pierre,
On ne fasse ma tombe, on n’aura rien.

Don Carlos.

On ne fasse ma tombe, on n’aura rien !Prière,
Menace, tout est vain ! — Livre-moi le bandit,
Duc ! ou tête et château, j’abattrai tout.

Don Ruy Gomez.

Duc ! ou tête et château, j’abattrai tout.J’ai dit.

Don Carlos.

Eh bien donc, au lieu d’une, alors j’aurai deux têtes.
Au duc d’Alcala.
Jorge, arrêtez le duc.

Doña Sol, arrachant son voile et se jetant entre le roi, le duc et les gardes.

Jorge, arrêtez le duc.Roi don Carlos, vous êtes
Un mauvais roi !

Don Carlos.

Un mauvais roi !Grand dieu ! que vois-je ? doña Sol !

Doña Sol.

Altesse, tu n’as pas le cœur d’un espagnol !

Don Carlos, troublé.

Madame, pour le roi, vous êtes bien sévère.

Il s’approche de doña Sol.
Bas.

C’est vous qui m’avez mis au cœur cette colère.
Un homme devient ange ou monstre en vous touchant.
Ah ! quand on est haï, que vite on est méchant !
Si vous aviez voulu, peut-être, ô jeune fille,
J’étais grand, j’eusse été le lion de Castille !
Vous m’en faites le tigre avec votre courroux.
Le voilà qui rugit, madame, taisez-vous !

Doña Sol lui jette un regard. Il s’incline.
Pourtant, j’obéirai.
Se tournant vers le duc.
Pourtant, j’obéirai.Mon cousin, je t’estime.

Ton scrupule après tout peut sembler légitime.

Sois fidèle à ton hôte, infidèle à ton roi,
C’est bien, je te fais grâce et suis meilleur que toi.
— J’emmène seulement ta nièce comme otage.

Don Ruy Gomez.

Seulement !

Doña Sol, interdite.

Seulement !Moi, Seigneur !

Don Carlos.

Seulement ! Moi, Seigneur !Oui, vous.

Don Ruy Gomez.

Seulement ! Moi, Seigneur ! Oui, vous.Pas davantage !
Ô la grande clémence ! ô généreux vainqueur,
Qui ménage la tête et torture le cœur !
Belle grâce !

Don Carlos.

Belle grâce !Choisis. Doña Sol ou le traître.
Il me faut l’un des deux.

Don Ruy Gomez.

Il me faut l’un des deux.Ah ! vous êtes le maître !

Le roi s’approche de doña Sol pour l’emmener. Elle se réfugie vers Don Ruy Gomez.
Doña Sol.

Sauvez-moi, monseigneur !

Elle s’arrête. — À part.
Sauvez-moi, monseigneur !Malheureuse, il le faut !

La tête de mon oncle ou l’autre !… moi plutôt !
Au roi.
Je vous suis.

Don Carlos, à part.

Je vous suis.Par les saints ! l’idée est triomphante !
Il faudra bien enfin s’adoucir, mon infante !

Doña Sol va d’un pas grave et assuré au coffret qui renferme l’écrin, l’ouvre, et y prend le poignard, qu’elle cache dans son sein. Don Carlos vient à elle et lui présente la main.
Don Carlos, à doña Sol.

Qu’emportez-vous là ?

Doña Sol.

Qu’emportez-vous là ?Rien.

Don Carlos.

Qu’emportez-vous là ? Rien. Un joyau précieux ?

Doña Sol.

Oui.

Don Carlos, souriant.

Oui.Voyons !

Doña Sol.

Oui. Voyons !Vous verrez.

Elle lui donne la main et se dispose à le suivre. Don Ruy Gomez, qui est resté immobile et profondément absorbé dans sa pensée, se retourne et fait quelques pas en criant.
Don Ruy Gomez.

Oui. Voyons ! Vous verrez.Doña Sol ! — terre et cieux !
Doña Sol ! — Puisque l’homme ici n’a point d’entrailles,
À mon aide ! croulez, armures et murailles !

Il court au roi.
Laisse-moi mon enfant ! je n’ai qu’elle, ô mon roi !
Don Carlos, lâchant la main de doña Sol.

Alors, mon prisonnier !

Le duc baisse la tête et semble en proie à une horrible hésitation ; puis il se relève et regarde les portraits en joignant les mains vers eux.
Don Ruy Gomez.

Alors, mon prisonnier !Ayez pitié de moi,
Vous tous !

Il fait un pas vers la cachette ; doña Sol le suit des yeux avec anxiété. Il se retourne vers les portraits.
Vous tous ! Oh ! voilez-vous ! votre regard m’arrête.
Il s’avance en chancelant jusqu’à son portrait, puis se retourne encore vers le roi.
Tu le veux ?
Don Carlos.

Tu le veux ?Oui.

Le duc lève en tremblant la main vers le ressort.
Doña Sol.

Tu le veux ? Oui.Dieu !

Don Ruy Gomez.

Tu le veux ? Oui. Dieu ! Non !

Il se jette aux genoux du roi.
Tu le veux ? Oui. Dieu ! Non !Par pitié, prends ma tête !
Don Carlos.

Ta nièce !

Don Ruy Gomez, se relevant.

Ta nièce !Prends-la donc ! et laisse-moi l’honneur !

Don Carlos, saisissant la main de doña Sol tremblante.

Adieu, duc !

Don Ruy Gomez.

Adieu, duc !Au revoir !

Il suit de l’œil le roi, qui se retire lentement avec doña Sol ; puis il met la main sur son poignard.
Adieu, duc ! Au revoir ! Dieu vous garde, seigneur !
Il revient sur le devant, haletant, immobile, sans plus rien voir ni entendre, l’œil fixe, les bras croisés sur la poitrine, qui les soulève comme par des mouvements convulsifs. Cependant le roi sort avec doña Sol, et toute la suite des seigneurs sort après lui, deux à deux, gravement et chacun à son rang. Ils se parlent à voix basse entre eux.
Don Ruy Gomez, à part.

Roi, pendant que tu sors joyeux de ma demeure,
Ma vieille loyauté sort de mon cœur qui pleure.

Il lève les yeux, les promène autour de lui, et voit qu’il est seul. Il court à la muraille, détache deux épées d’une panoplie, les mesure toutes deux, et les dépose sur une table. Cela fait, il va au portrait, pousse le ressort, la porte cachée se rouvre.


Scène VII


DON RUY GOMEZ, HERNANI.
Don Ruy Gomez.

Sors.

Hernani paraît à la porte de la cachette. Don Ruy lui montre les deux épées sur la table.
Sors.Choisis. Don Carlos est hors de la maison,

Il s’agit maintenant de me rendre raison.
Choisis, et faisons vite. — Allons donc, ta main tremble !

Hernani.

Un duel ! Nous ne pouvons, vieillard, combattre ensemble.

Don Ruy Gomez.

Pourquoi donc ? As-tu peur ? N’es-tu point noble ? Enfer !
Noble ou non, pour croiser le fer avec le fer,
Tout homme qui m’outrage est assez gentilhomme !

Hernani.

Vieillard…

Don Ruy Gomez.

Vieillard…Viens me tuer ou viens mourir, jeune homme.

Hernani.

Mourir, oui. Vous m’avez sauvé malgré mes vœux.
Donc, ma vie est à vous. Reprenez-la.

Don Ruy Gomez.

Donc, ma vie est à vous. Reprenez-la.Tu veux ?

Aux portraits.
Vous voyez qu’il le veut.

À Hernani.
Vous voyez ce qu’il veut.C’est bon. Fais ta prière.
Hernani.

Oh ! c’est à toi, seigneur, que je fais la dernière.

Don Ruy Gomez.

Parle à l’autre Seigneur.

Hernani.

Parle à l’autre Seigneur.Non, non, à toi ! Vieillard,
Frappe-moi. Tout m’est bon, dague, épée ou poignard.
Mais fais-moi, par pitié, cette suprême joie !
Duc ! Avant de mourir, permets que je la voie !

Don Ruy Gomez.

La voir !

Hernani.

La voir !Au moins permets que j’entende sa voix,
Une dernière fois ! rien qu’une seule fois !

Don Ruy Gomez.

L’entendre !

Hernani.

L’entendre !Oh ! je comprends, seigneur, ta jalousie.
Mais déjà par la mort ma jeunesse est saisie,
Pardonne-moi. Veux-tu, dis-moi, que, sans la voir,
S’il le faut, je l’entende ? et je mourrai ce soir.
L’entendre seulement ! contente mon envie !
Mais, oh ! qu’avec douceur j’exhalerais ma vie,
Si tu daignais vouloir qu’avant de fuir aux cieux
Mon âme allât revoir la sienne dans ses yeux !
— Je ne lui dirai rien. Tu seras là, mon père.
Tu me prendras après.

Don Ruy Gomez, montrant la cachette encore ouverte.

Tu me prendras après.Saints du ciel ! ce repaire
Est-il donc si profond, si sourd et si perdu,
Qu’il n’ait entendu rien ?

Hernani.

Qu’il n’ait entendu rien ?Je n’ai rien entendu.

Don Ruy Gomez.

Il a fallu livrer doña Sol ou toi-même.

Hernani.

À qui, livrée ?

Don Ruy Gomez.

À qui, livrée ?Au roi.

Hernani.

A qui, livrée ? Au roi.Vieillard stupide ! il l’aime !

Don Ruy Gomez.

Il l’aime !

Hernani.

Il l’aime !Il nous l’enlève ! il est notre rival !

Don Ruy Gomez.

Ô malédiction ! — Mes vassaux ! À cheval !
À cheval ! poursuivons le ravisseur !

Hernani.

À cheval ! poursuivons le ravisseur !Écoute.
La vengeance au pied sûr fait moins de bruit en route.
Je t’appartiens. Tu peux me tuer. Mais veux-tu
M’employer à venger ta nièce et sa vertu ?
Ma part dans ta vengeance ! oh ! fais-moi cette grâce,
Et, s’il faut embrasser tes pieds, je les embrasse !
Suivons le roi tous deux. Viens, je serai ton bras,
Je te vengerai, duc. Après, tu me tueras.

Don Ruy Gomez.

Alors, comme aujourd’hui, te laisseras-tu faire ?

Hernani.

Oui, duc.

Don Ruy Gomez.

Oui, duc.Qu’en jures-tu ?

Hernani.

Oui, duc. Qu’en jures-tu ?La tête de mon père.

Don Ruy Gomez.

Voudras-tu de toi-même un jour t’en souvenir ?

Hernani, lui présentant le cor qu’il détache de sa ceinture.

Écoute, prends ce cor. — Quoi qu’il puisse advenir,
Quand tu voudras, seigneur, quel que soit le lieu, l’heure,
S’il te passe à l’esprit qu’il est temps que je meure,
Viens, sonne de ce cor, et ne prends d’autres soins.
Tout sera fait.

Don Ruy Gomez, lui tendant la main.

Tout sera fait.Ta main.

Ils se serrent la main. — Aux portraits.
Tout sera fait. Ta main ? Vous tous, soyez témoins !