Hernani (Hetzel, 1889)/Acte II
ACTE DEUXIÈME
LE BANDIT
Un patio du palais de Silva. À gauche, les grands murs du palais, avec une fenêtre à balcon. Au-dessous de la fenêtre, une petite porte. À droite et au fond, des maisons et des rues. — Il est nuit. On voit briller çà et là, aux façades des édifices, quelques fenêtres encore éclairées.
Scène Première
Voilà bien le balcon, la porte… mon sang bout.
Où je n’en voudrais pas, hors à cette fenêtre
Où j’en voudrais !
Et vous l’avez laissé partir !
Comme tu dis.
Et peut-être c’était le major des bandits !
Qu’il en soit le major ou bien le capitaine,
Jamais roi couronné n’eut mine plus hautaine.
Son nom, seigneur ?
Hernani, peut-être ?
Oui.
C’est lui !
Le chef !
De ses propos vous reste-t-il mémoire ?
Hé ! je n’entendais rien dans leur maudite armoire !
Mais pourquoi le lâcher lorsque vous le tenez ?
Comte de Monterey, vous me questionnez !
J’en veux à sa maîtresse et non point à sa tête.
J’en suis amoureux fou ! Les yeux noirs les plus beaux,
Mes amis ! deux miroirs ! deux rayons ! deux flambeaux !
Je n’ai bien entendu de toute leur histoire
Que ces trois mots : — Demain, venez à la nuit noire !
Mais c’est l’essentiel. Est-ce pas excellent ?
Pendant que ce bandit, à mine de galant,
S’attarde à quelque meurtre, à creuser quelque tombe.
Je viens tout doucement dénicher sa colombe.
Altesse, il eût fallu, pour compléter le tour,
Dénicher la colombe en tuant le vautour.
Comte, un digne conseil ! vous avez la main prompte !
Sous quel titre plaît-il au roi que je sois comte ?
C’est méprise !
Le roi m’a nommé comte.
Bien.
À Ricardo.
J’ai laissé tomber ce titre… Ramassez.
Merci, seigneur !
Beau comte ! un comte de surprise !
Les deux seigneurs causent sur le devant.
Mais que fera le roi, la belle une fois prise ?
Il la fera comtesse, et puis dame d’honneur.
Puis, qu’il en ait un fils, il sera roi.
Allons donc ! un bâtard ! Comte, fût-on altesse,
On ne saurait tirer un roi d’une comtesse !
Il la fera marquise alors, mon cher marquis.
On garde les bâtards pour les pays conquis,
On les fait vice-rois. C’est à cela qu’ils servent.
Dirait-on pas des yeux jaloux qui nous observent ?…
Enfin, en voilà deux qui s’éteignent ! allons !
Messieurs, que les instants de l’attente sont longs !
Qui fera marcher l’heure avec plus de vitesse ?
C’est ce que nous disons souvent chez votre altesse.
Cependant que chez vous mon peuple le redit.
Quand t’allumeras-tu ? — Cette nuit est bien sombre.
Doña Sol, viens briller comme un astre dans l’ombre !
À don Ricardo
Est-il minuit ?
Minuit bientôt.
Pourtant ! À tout moment l’autre peut survenir.
On voit son ombre se dessiner sur les vitraux lumineux.
Mes amis ! un flambeau ! son ombre à la fenêtre !
Jamais jour ne me fut plus charmant à voir naître.
Hâtons-nous ! faisons-lui le signal qu’elle attend :
Il faut frapper des mains trois fois. Dans un instant,
Mes amis, vous allez la voir ! — Mais notre nombre
Va l’effrayer peut-être… Allez tous trois dans l’ombre
Là-bas, épier l’autre. Amis, partageons-nous
Les deux amans ; tenez, à moi la dame, à vous
Le brigand.
Grand merci !
Sortez vite, et poussez au drôle une estocade.
Pendant qu’il reprendra ses esprits sur le grès,
J’emporterai la belle, et nous rirons après.
N’allez pas cependant le tuer ! c’est un brave
Après tout, et la mort d’un homme est chose grave.
Scène II
Est-ce vous, Hernani ?
Diable ! ne parlons pas !
Je descends.
Hernani !
précipitamment vers elle.
Dieu ! ce n’est point son pas !
Doña Sol !
Ce n’est point sa voix ! Ah ! malheureuse !
Eh ! quelle voix veux-tu qui soit plus amoureuse ?
C’est toujours un amant, et c’est un amant roi !
Le roi !
Car celui dont tu veux briser la douce entrave,
C’est le roi ton seigneur, c’est Carlos ton esclave !
Au secours, Hernani !
Ce n’est pas ton bandit qui te tient, c’est le roi !
Non. Le bandit, c’est vous ! N’avez-vous pas de honte ?
Ah ! pour vous à la face une rougeur me monte.
Sont-ce là les exploits dont le roi fera bruit ?
Venir ravir de force une femme la nuit !
Que mon bandit vaut mieux cent fois ! Roi, je proclame
Que si l’homme naissait où le place son âme,
Si Dieu faisait le rang à la hauteur du cœur,
Certe, il serait le roi, prince, et vous le voleur !
Madame…
Oubliez-vous que mon père était comte ?
Je vous ferai duchesse.
Allez ! c’est une honte !
Il ne peut être rien entre nous, don Carlos.
Mon vieux père a pour vous versé son sang à flots.
Moi, je suis fille noble, et de ce sang jalouse.
Trop pour la favorite, et trop peu pour l’épouse !
Princesse ?
Portez votre amourette, ou je pourrais fort bien,
Si vous m’osez traiter d’une façon infâme,
Vous montrer que je suis dame, et que je suis femme !
Eh bien, partagez donc et mon trône et mon nom.
Venez, vous serez reine, impératrice !…
C’est un leurre. Et d’ailleurs, altesse, avec franchise,
S’agit-il pas de vous, s’il faut que je le dise,
J’aime mieux avec lui, mon Hernani, mon roi,
Vivre errante, en dehors du monde et de la loi,
Ayant faim, ayant soif, fuyant toute l’année,
Partageant jour à jour sa pauvre destinée,
Abandon, guerre, exil, deuil, misère et terreur,
Que d’être impératrice avec un empereur !
Que cet homme est heureux !
Quoi ! pauvre, proscrit même !
Qu’il fait bien d’être pauvre et proscrit, puisqu’on l’aime !
Moi je suis seul ! Un ange accompagne ses pas !
— Donc vous me haïssez ?
Je ne vous aime pas.
Eh bien, que vous m’aimiez ou non, cela n’importe !
Vous viendrez, et ma main plus que la vôtre est forte.
Vous viendrez ! je vous veux ! Pardieu, nous verrons bien
Si je suis roi d’Espagne et des Indes pour rien !
Seigneur ! oh ! par pitié ! — Quoi ! Vous êtes altesse,
Vous êtes roi. Duchesse, ou marquise, ou comtesse,
Vous n’avez qu’à choisir. Les femmes de la cour
Ont toujours un amour tout prêt pour votre amour.
Mais mon proscrit, qu’a-t-il reçu du ciel avare ?
Ah ! vous avez Castille, Aragon et Navarre,
Et Murcie, et Léon, dix royaumes encor,
Et les Flamands, et l’Inde avec les mines d’or !
Vous avez un empire auquel nul roi ne touche,
Si vaste que jamais le soleil ne s’y couche !
Et quand vous avez tout, voudrez-vous, vous, le roi,
Me prendre, pauvre fille, à lui qui n’a que moi ?…
Viens ! Je n’écoute rien. Viens ! Si tu m’accompagnes,
Je te donne, choisis, quatre de mes Espagnes.
Dis, lesquelles veux-tu ? Choisis !
Je ne veux rien de vous, que ce poignard, seigneur !
Avancez maintenant ! faites un pas !
Je ne m’étonne plus si l’on aime un rebelle !
Pour un pas, je vous tue, et me tue…
Hernani !
Taisez-vous !
Un pas ! tout est fini.
Madame, à cet excès ma douceur est réduite !
J’ai là pour vous forcer trois hommes de ma suite…
Vous en oubliez un !
Scène III
Que volontiers je l’eusse été chercher plus loin !
Hernani, sauvez-moi de lui !
Mon amour !
Avoir laissé passer ce chef de bohémiens !
Appelant.
Monterey !
Et ne réclamez pas leur épée impuissante.
Pour trois qui vous viendraient, il m’en viendrait soixante.
Soixante dont un seul vous vaut tous quatre. Ainsi
Vidons entre nous deux notre querelle ici.
Quoi ! vous portiez la main sur cette noble fille !
C’était d’un imprudent, seigneur roi de Castille,
Et d’un lâche !
Pas de reproche !
Mais quand un roi m’insulte et pour surcroît me raille,
Ma colère va haut et me monte à sa taille,
Et, prenez garde, On craint, lorsqu’on me fait affront,
Plus qu’un cimier de roi la rougeur de mon front !
Vous êtes insensé si quelque espoir vous leurre.
Écoutez. Votre père a fait mourir le mien,
Je vous hais. Vous avez pris mon titre et mon bien,
Je vous hais. Nous aimons tous deux la même femme,
Je vous hais, je vous hais, — oui, je te hais dans l’âme.
C’est bien.
Je n’avais qu’un désir, qu’une ardeur, qu’un besoin,
Doña Sol ! — Plein d’amour, j’accourais… Sur mon âme !
Je vous trouve essayant contre elle un rapt infâme !
Quoi ! vous que j’oubliais, sur ma route placé !
Seigneur, je vous le dis, vous êtes insensé !
Don Carlos, te voilà pris dans ton propre piége,
Ni fuite ni secours ! je te tiens et t’assiége !
Seul, entouré partout d’ennemis acharnés,
Que vas-tu faire ?
Allons ! vous me questionnez !
Va, va ! Je ne veux pas qu’un bras obscur te frappe.
Il ne sied pas qu’ainsi ma vengeance m’échappe.
Tu ne seras touché par un autre que moi.
Défends-toi donc.
Frappez. Mais pas de duel.
Qu’hier encor ta dague a rencontré la mienne.
Je le pouvais hier. J’ignorais votre nom,
Vous ignoriez mon titre. Aujourd’hui, compagnon,
Vous savez qui je suis et je sais qui vous êtes.
Peut-être.
Pas de duel. Assassinez-moi : faites !
Crois-tu donc que pour nous il soit des noms sacrés ?
Çà, te défendras-tu ?
Hernani recule. Don Carlos fixe des yeux d’aigle sur lui.
Ah ! vous croyez, bandits, que vos brigades viles
Pourront impunément s’épandre dans les villes ?
Que teint de sangs, chargés de meurtres, malheureux !
Vous pourrez après tout faire les généreux,
Et que nous daignerons, nous, victimes trompées,
Anoblir vos poignards du choc de nos épées ?
Non, le crime vous tient. Partout vous le traînez.
Nous, des duels avec vous ! arrière ! assassinez.
Va-t’en donc !
Le roi se tourne à demi vers lui et le regarde avec hauteur.
Nous aurons des rencontres meilleures.
Va-t’en.
Je serai, moi le roi, dans le palais ducal.
Mon premier soin sera de mander le fiscal,
A-t-on fait mettre à prix votre tête ?
Oui.
Je vous tiens de ce jour sujet rebelle et traître,
Je vous en avertis. Partout je vous poursuis.
Je vous fais mettre au ban du royaume.
Déjà.
Bien !
C’est un port.
Je vous fais mettre au ban de l’empire.
J’ai le reste du monde où je te braverai.
Il est plus d’un asile où ta puissance tombe.
Et quand j’aurai le monde ?
Alors j’aurai la tombe.
Je saurai déjouer vos complots insolents.
La vengeance est boiteuse, elle vient à pas lents,
Mais elle vient.
Ce bandit !
Ne me rappelle pas, futur césar romain,
Que je t’ai là, chétif et petit dans ma main,
Et que si je serrais cette main trop loyale
J’écraserais dans l’œuf ton aigle impériale !
Faites.
Car dans nos rangs pour toi je crains quelque couteau.
Pars tranquille à présent. Ma vengeance altérée
Pour tout autre que moi fait ta tête sacrée.
Monsieur, vous qui venez de me parler ainsi,
Ne demandez un jour ni grâce ni merci !
Scène IV
Maintenant, fuyons vite.
D’être dans mon malheur toujours plus raffermie,
De n’y point renoncer, et de vouloir toujours
Jusqu’au fond, jusqu’au bout, accompagner mes jours.
C’est un noble dessein, digne d’un cœur fidèle !
Mais, tu le vois, mon dieu, pour tant accepter d’elle,
Pour emporter joyeux dans mon antre avec moi
Ce trésor de beauté qui rend jaloux un roi,
Pour que ma doña Sol me suive et m’appartienne,
Pour lui prendre sa vie et la joindre à la mienne,
Pour l’entraîner sans honte encore et sans regrets,
Il n’est plus temps ; je vois l’échafaud de trop près.
Que dites-vous ?
Va me punir d’avoir osé lui faire grâce.
Il fuit ; déjà peut-être il est dans son palais.
Il appelle ses gens, ses gardes, ses valets,
Ses seigneurs, ses bourreaux…
Eh bien, hâtons-nous donc alors ! fuyons ensemble !
Ensemble ! non, non ; l’heure en est passée ! Hélas !
Doña Sol, à mes yeux quand tu te révélas,
Bonne, et daignant m’aimer d’un amour secourable,
J’ai bien pu vous offrir, moi, pauvre misérable,
Ma montagne, mon bois, mon torrent ; — ta pitié
M’enhardissait, — mon pain de proscrit, la moitié
Du lit vert et touffu que la forêt me donne ;
Mais t’offrir la moitié de l’échafaud ! pardonne,
Doña Sol ! l’échafaud, — c’est à moi seul !
Vous me l’aviez promis !
Où la mort vient peut-être, où s’approche dans l’ombre
Un sombre dénoûment pour un destin bien sombre,
Je le déclare ici, proscrit, traînant au flanc
Un souci profond, né dans un berceau sanglant,
Si noir que soit le deuil qui s’épand sur ma vie,
Je suis un homme heureux et je veux qu’on m’envie ;
Car vous m’avez aimé ! car vous me l’avez dit !
Car vous avez tout bas béni mon front maudit !
Hernani !
Qui me mit cette fleur au bord du précipice !
Et ce n’est pas pour vous que je parle en ce lieu,
Je parle pour le ciel qui m’écoute, et pour Dieu.
Souffre que je te suive.
Que d’arracher la fleur en tombant dans l’abîme.
Va, j’en ai respiré le parfum, c’est assez !
Renoue à d’autres jours tes jours par moi froissés.
épouse ce vieillard. C’est moi qui te délie ;
Je rentre dans ma nuit. Toi, sois heureuse, oublie !
Non, je te suis, je veux ma part de ton linceul !
Je m’attache à tes pas.
Oh ! Laisse-moi fuir seul.
Hernani ! tu me fuis. Ainsi donc, insensée,
Avoir donné sa vie et se voir repoussée,
Et n’avoir, après tant d’amour et tant d’ennui,
Pas même le bonheur de mourir près de lui.
Je suis banni ! je suis proscrit ! je suis funeste !
Ah ! vous êtes ingrat !
Tu le veux, me voici. Viens, oh ! viens dans mes bras !
Je reste, et resterai tant que tu le voudras.
Oublions-les : restons. —
Chante-moi quelque chant comme parfois le soir
Tu m’en chantais, avec des pleurs dans ton œil noir.
Soyons heureux ! buvons, car la coupe est remplie,
Car cette heure est à nous et le reste est folie.
Parle-moi, ravis-moi. N’est-ce pas qu’il est doux
D’aimer et de sentir qu’on vous aime à genoux ?
D’être deux ? d’être seuls ? et que c’est douce chose
De se parler d’amour la nuit quand tout repose ?
Oh ! laisse-moi dormir et rêver sur ton sein,
Doña Sol ! mon amour ! ma beauté !
Entends-tu ? le tocsin !
Qu’on sonne.
S’allume !
Nous aurons une noce aux flambeaux.
C’est la noce des morts ! La noce des tombeaux !
Rendormons-nous !
Débouchent dans la place en longues cavalcades !
Alerte, monseigneur !
Ah ! tu l’avais bien dit !
Au secours !
Me voici. C’est bien !
Mort au bandit !
Ton épée…
À doña Sol.
Adieu donc !
Où vas-tu ?
Dieu ! laisser mes amis ! que dis-tu ?
Me brisent.
Souviens-toi que si tu meurs, je meurs !
Un baiser !
Mon époux ! mon Hernani ! mon maître !
Hélas ! c’est le premier !
C’est le dernier peut-être.