Hernani (Hetzel, 1889)/Acte III
ACTE TROISIÈME
LE VIEILLARD
Scène Première
Enfin ! c’est aujourd’hui ! dans une heure on sera
Ma duchesse ! plus d’oncle ! et l’on m’embrassera !
Mais m’as-tu pardonné ? J’avais tort, je l’avoue.
J’ai fait rougir ton front, j’ai fait pâlir ta joue :
J’ai soupçonné trop vite, et je n’aurais point dû
Te condamner ainsi sans avoir entendu.
Que l’apparence a tort ! Injustes que nous sommes !
Certes, ils étaient bien là, les deux beaux jeunes hommes !
C’est égal. Je devais n’en pas croire mes yeux.
Mais que veux-tu, ma pauvre enfant ? quand on est vieux !
Vous reparlez toujours de cela. Qui vous blâme ?
Moi ! J’eus tort. Je devais savoir qu’avec ton âme
On n’a point de galants lorsqu’on est doña Sol,
Et qu’on a dans le cœur de bon sang espagnol.
Certes, il est bon et pur, monseigneur, et peut-être
On le verra bientôt.
De soi-même, amoureux comme je suis de toi,
Et vieux. On est jaloux, on est méchant, pourquoi ?
Parce que l’on est vieux. Parce que beauté, grâce,
Jeunesse, dans autrui, tout fait peur, tout menace.
Parce qu’on est jaloux des autres, et honteux
De soi. Dérision ! que cet amour boiteux
Qui nous remet au cœur tant d’ivresse et de flamme,
Ait oublié le corps en rajeunissant l’âme !
— Quand passe un jeune pâtre, — oui, c’en est là ! — souvent,
Tandis que nous allons, lui chantant, moi rêvant,
Lui dans son pré vert, moi dans mes noires allées,
Souvent je dis tout bas : — Ô mes tours crénelées,
Mon vieux donjon ducal, que je vous donnerais,
Oh ! que je donnerais mes blés et mes forêts,
Et les vastes troupeaux qui tondent mes collines,
Mon vieux nom, mon vieux titre et toutes mes ruines,
Et tous mes vieux aïeux qui bientôt m’attendront,
Pour sa chaumière neuve, et pour son jeune front ! —
Car ses cheveux sont noirs ; car son œil reluit comme
Le tien, tu peux le voir et dire : Ce jeune homme !
Et puis, penser à moi qui suis vieux. Je le sais !
Pourtant j’ai nom Silva, mais ce n’est plus assez !
Oui, je me dis cela. Vois à quel point je t’aime !
Le tout, pour être jeune et beau comme toi-même !
Mais à quoi vais-je ici rêver ? Moi, jeune et beau !
Qui te dois de si loin devancer au tombeau !
Qui sait ?
N’ont pas d’amour si grand qu’il ne s’use en paroles.
Qu’une fille aime et croie un de ces jouvenceaux,
Elle en meurt, il en rit. Tous ces jeunes oiseaux,
À l’aile vive et peinte, au langoureux ramage,
Ont un amour qui mue ainsi que leur plumage.
Les vieux, dont l’âge éteint la voix et les couleurs,
Ont l’aile plus fidèle, et, moins beaux, sont meilleurs.
Nous aimons bien. Nos pas sont lourds ? nos yeux arides ?
Nos fronts ridés ? Au cœur on n’a jamais de rides.
Hélas ! quand un vieillard aime, il faut l’épargner.
Le cœur est toujours jeune et peut toujours saigner.
Oh ! mon amour n’est point comme un jouet de verre
Qui brille et tremble ; oh ! non, c’est un amour sévère,
Profond, solie, sûr, paternel, amical,
De bois de chêne, ainsi que mon fauteuil ducal !
Voilà comme je t’aime, et puis je t’aime encore
De cent autres façons, comme on aime l’aurore,
Comme on aime les fleurs, comme on aime les cieux !
De te voir tous les jours, toi, ton pas gracieux,
Ton front pur, le beau feu de ta douce prunelle,
Je ris, et j’ai dans l’âme une fête éternelle.
Hélas !
Lorsqu’un homme s’éteint, et, lambeau par lambeau,
S’en va, lorsqu’il trébuche au marbre de la tombe,
Qu’une femme, ange pur, innocente colombe,
Veille sur lui, l’abrite, et daigne encor souffrir.
L’inutile vieillard qui n’est bon qu’à mourir.
C’est une œuvre sacrée et qu’à bon droit on loue
Que ce suprême effort d’un cœur qui se dévoue,
Qui console un mourant jusqu’à la fin du jour,
Et, sans aimer peut-être, a des semblants d’amour !
Ah ! tu seras pour moi cet ange au cœur de femme
Qui du pauvre vieillard réjouit encor l’âme,
Et de ses derniers ans lui porte la moitié,
Fille par le respect et sœur par la pitié.
Loin de me précéder, vous pourrez bien me suivre,
Monseigneur. Ce n’est pas une raison pour vivre
Que d’être jeune. Hélas ! je vous le dis, souvent
Les vieillards sont tardifs, les jeunes vont devant,
Et leurs yeux brusquement referment leur paupière,
Comme un sépulcre ouvert dont retombe la pierre.
Oh ! les sombres discours ! Mais je vous gronderai,
Enfant ! un pareil jour est joyeux et sacré.
Comment, à ce propos, quand l’heure nous appelle,
N’êtes-vous pas encor prête pour la chapelle ?
Mais, vite ! habillez-vous. Je compte les instants.
La parure de noce !
Il sera toujours temps.
Non pas.
Que veut Iaquez ?
Un homme, un pèlerin, un mendiant, n’importe,
Est là qui vous demande asile.
Le bonheur entre avec l’étranger qu’on reçoit.
Qu’il vienne. — Du dehors a-t-on quelques nouvelles ?
Que dit-on de ce chef de bandits infidèles
Qui remplit nos forêts de sa rébellion ?
C’en est fait d’Hernani ; c’en est fait du lion
De la montagne.
Dieu !
Quoi ?
Le roi, dit-on, s’est mis lui-même à leur poursuite.
La tête d’Hernani vaut mille écus du roi
Pour l’instant ; mais on dit qu’il est mort.
Hernani ?
On peut se réjouir maintenant, chère belle !
Allez donc vous parer, mon amour, mon orgueil !
Aujourd’hui, double fête !
Oh ! Des habits de deuil.
Fais-lui vite porter l’écrin que je lui donne.
Et grâce à ses doux yeux, et grâce à mon écrin,
Belle à faire à genoux tomber un pèlerin.
À propos, et celui qui nous demande un gîte ?
Dis-lui d’entrer, fais-lui nos excuses, cours vite.
Le duc se lève et va à sa rencontre.
Scène II
Paix et bonheur à vous !
Mon hôte !
N’es-tu pas pèlerin ?
Oui.
Tu viens d’Armillas ?
On se battait par là.
N’est-ce pas ?
Je ne sais.
Que devient-il ? sais-tu ?
Seigneur, quel est cet homme ?
Tu ne le connais pas ? tant pis ! la grosse somme
Ne sera point pour toi. Vois-tu, ce Hernani,
C’est un rebelle au roi, trop longtemps impuni.
Si tu vas à Madrid, tu le pourras voir pendre.
Je n’y vais pas.
Sa tête est à qui veut la prendre.
Qu’on y vienne !
Où vas-tu, bon pèlerin ?
Je vais à Saragosse.
D’un saint ? de Notre-Dame ?
Oui, duc, de Notre-Dame.
Del Pilar ?
Del Pilar.
Pour ne point acquitter les vœux qu’on fait aux saints.
Mais, le tien accompli, n’as-tu d’autres desseins ?
Voir le pilier, c’est là tout ce que tu désires ?
Oui, je veux voir brûler les flambeaux et les cires,
Voir Notre-Dame au fond du sombre corridor,
Luire en sa châsse ardente, avec sa chape d’or,
Et puis m’en retourner.
Je suis Ruy De Silva.
Mon nom ?…
Si tu veux. Nul n’a droit de le savoir ici.
Viens-tu pas demander asile ?
Oui, duc.
Sois le bienvenu. Reste, ami, ne te fais faute
De rien. Quant à ton nom, tu te nommes mon hôte.
Qui que tu sois, c’est bien ! et, sans être inquiet,
J’accueillerais Satan, si Dieu me l’envoyait.
Scène III
Voici ma Notre-Dame à moi. L’avoir priée
Te portera bonheur.
Venez. — Quoi ! pas d’anneau ! pas de couronne encor !
Qui veut gagner ici mille carolus d’or ?
Je suis Hernani !
Ciel ! vivant !
Qu’on cherche.
Au duc.
Vous vouliez savoir si je me nomme
Perez ou Diego ? — Non ! je me nomme Hernani.
C’est un bien plus beau nom, c’est un nom de banni,
C’est un nom de proscrit ! Vous voyez cette tête ?
Elle vaut assez d’or pour payer votre fête !
Aux valets.
Je vous la donne à tous. Vous serez bien payés !
Prenez ! liez mes mains, liez mes pieds, liez !
Mais non, c’est inutile, une chaîne me lie
Que je ne romprai point.
Malheureuse !
Çà, mon hôte est un fou !
Votre hôte est un bandit.
Oh ! ne l’écoutez pas.
J’ai dit ce que j’ai dit.
Mille carolus d’or ! monsieur, la somme est forte,
Et je ne suis pas sûr de tous mes gens.
Tant mieux si dans le nombre il s’en trouve un qui veut.
Aux valets
Livrez-moi ! vendez-moi !
Vous prendre au mot.
Je vous dis que je suis le proscrit, le rebelle,
Hernani !
Taisez-vous !
Hernani !
Oh ! tais-toi !
On se marie ici ! Je veux en être, moi !
Mon épousée aussi m’attend.
Que la vôtre, seigneur, mais n’est pas moins fidèle.
C’est la mort !
Par pitié !
Hernani ! mille carolus d’or !
C’est le démon !
Riche alors, de valet tu redeviendras homme.
Frère, à toucher ta tête ils risqueraient la leur.
Fusses-tu Hernani, fusses-tu cent fois pire,
Pour ta vie au lieu d’or offrît-on un empire,
Mon hôte ! Je te dois protéger en ce lieu,
Même contre le roi, car je te tiens de Dieu.
S’il tombe un seul cheveu de ton front, que je meure !
À doña Sol.
Ma nièce, vous serez ma femme dans une heure ;
Rentrez chez vous. Je vais faire armer le château,
J’en vais fermer la porte.
Oh ! Pas même un couteau !
Scène IV
Je vous fais compliment ! Plus que je ne puis dire
La parure me charme et m’enchante, et j’admire !
Le collier est d’un beau travail, — le bracelet
Est rare, — mais cent fois, cent fois moins que la femme
Qui sous un front si pur cache ce cœur infâme !
Un peu de votre amour ? mais, vraiment, c’est pour rien !
Grand Dieu ! trahir ainsi ! n’avoir pas honte, et vivre !
Au lieu de l’or, verre et plomb, diamants déloyaux,
Faux saphirs, faux bijoux, faux brillants, faux joyaux !
Ah ! s’il en est ainsi, comme cette parure,
Ton cœur est faux, duchesse, et tu n’es que dorure !
Il n’oserait tromper, lui, qui touche au tombeau.
Rien n’y manque.
Couronne de duchesse, anneau d’or… — À merveille !
Grand merci de l’amour sûr, fidèle et profond !
Le précieux écrin !
— C’est le poignard, qu’avec l’aide de ma patronne
Je pris au roi Carlos, lorsqu’il m’offrit un trône
Et que je refusai, pour vous qui m’outragez !
Oh ! laisse qu’à genoux dans tes yeux affligés
J’efface tous ces pleurs amers et pleins de charmes,
Et tu prendras après tout mon sang pour tes larmes !
Hernani ! je vous aime et vous pardonne, et n’ai
Que de l’amour pour vous.
Et m’aime ! Qui pourra faire aussi que moi-même,
Après ce que j’ai dit, je me pardonne et m’aime ?
Oh ! je voudrais savoir, ange au ciel réservé,
Où vous avez marché, pour baiser le pavé !
Ami !
Dis-moi : Je t’aime ! Hélas ! rassure un cœur qui doute,
Dis-le moi ! car souvent avec ce peu de mots
La bouche d’une femme a guéri bien des maux.
Croire que mon amour eût si peu de mémoire !
Que jamais ils pourraient, tous ces hommes sans gloire,
Jusqu’à d’autres amours, plus nobles à leur gré,
Rapetisser un cœur où son nom est entré !
Hélas ! j’ai blasphémé ! Si j’étais à ta place,
Doña Sol, j’en aurais assez, je serais lasse
De ce fou furieux, de ce sombre insensé
Qui ne sait caresser qu’après qu’il a blessé.
Je lui dirais : Va-t-en ! — Repousse-moi, repousse !
Et je te bénirai, car tu fus bonne et douce,
Car tu m’as supporté trop longtemps, car je suis
Mauvais, je noircirais tes jours avec mes nuits,
Car c’en est trop enfin, ton âme est belle et haute
Et pure, et si je suis méchant, est-ce ta faute ?
Épouse le vieux duc ! il est bon, noble, il a
Par sa mère Olmedo, par son père Alcala.
Encore un coup, sois riche avec lui, sois heureuse !
Moi, sais-tu ce que peut cette main généreuse
T’offrir de magnifique ? une dot de douleurs.
Tu pourras y choisir ou du sang ou des pleurs.
L’exil, les fers, la mort, l’effroi qui m’environne,
C’est là ton collier d’or, c’est ta belle couronne,
Et jamais à l’épouse un époux plein d’orgueil
N’offrit plus riche écrin de misère et de deuil.
Épouse le vieillard, te dis-je ; il te mérite !
Eh ! qui jamais croira que ma tête proscrite
Aille avec ton front pur ? qui, nous voyant tous deux,
Toi calme et belle, moi violent, hasardeux,
Toi paisible et croissant comme une fleur à l’ombre,
Moi heurté dans l’orage à des écueils sans nombre,
Qui dira que nos sorts suivent la même loi ?
Non. Dieu qui fait tout bien ne te fit pas pour moi.
Je n’ai nul droit d’en haut sur toi, je me résigne.
J’ai ton cœur, c’est un vol ! je le rends au plus digne.
Jamais à nos amours le ciel n’a consenti.
Si j’ai dit que c’était ton destin, j’ai menti.
D’ailleurs, vengeance, amour, adieu ! mon jour s’achève.
Je m’en vais, inutile, avec mon double rêve,
Honteux de n’avoir pu ni punir ni charmer,
Qu’on m’ait fait pour haïr, moi qui n’ai su qu’aimer !
Pardonne-moi ! fuis-moi ! ce sont mes deux prières ;
Ne les rejette pas, car ce sont les dernières.
Tu vis et je suis mort. Je ne vois pas pourquoi
Tu te ferais murer dans ma tombe avec moi.
Ingrat !
— Oh ! je porte malheur à tout ce qui m’entoure ! —
J’ai pris vos meilleurs fils, pour mes droits, sans remords
Je les ai fait combattre, et voilà qu’ils sont morts !
C’étaient les plus vaillants de la vaillante Espagne.
Ils sont morts ! ils sont tous tombés dans la montagne
Tous sur le dos couchés, en justes, devant Dieu,
Et, si leurs yeux s’ouvraient, ils verraient le ciel bleu !
Voilà ce que je fais de tout ce qui m’épouse !
Est-ce une destinée à te rendre jalouse ?
Doña Sol, prends le duc, prends l’enfer, prends le roi !
C’est bien. Tout ce qui n’est pas moi vaut mieux que moi !
Je n’ai plus un ami qui de moi se souvienne,
Tout me quitte, il est temps qu’à la fin ton tour vienne,
Car je dois être seul. Fuis ma contagion.
Ne te fais pas d’aimer une religion !
Oh ! par pitié pour toi, fuis ! — Tu me crois peut-être
Un homme comme sont tous les autres, un être
Intelligent, qui court droit au but qu’il rêva.
Détrompe-toi. Je suis une force qui va !
Agent aveugle et sourd de mystères funèbres !
Une âme de malheur faite avec des ténèbres !
Où vais-je ? je ne sais. Mais je me sens poussé
D’un souffle impétueux, d’un destin insensé.
Je descends, je descends, et jamais ne m’arrête.
Si parfois, haletant, j’ose tourner la tête,
Une voix me dit : Marche ! et l’abîme et profond,
Et de flamme et de sang je le vois rouge au fond !
Cependant, à l’entour de ma course farouche,
Tout se brise, tout meurt. Malheur à qui me touche !
Oh ! fuis ! détourne-toi de mon chemin fatal,
Hélas ! sans le vouloir, je te ferais du mal !
Grand Dieu !
Que le mien. Mon bonheur ! voilà le seul prodige
Qui lui soit impossible. Et toi, c’est le bonheur !
Tu n’es donc pas pour moi, cherche un autre seigneur,
Va, si jamais le ciel à mon sort qu’il renie
Souriait… n’y crois pas ! ce serait ironie !
Épouse le duc !
Vous aviez déchiré mon cœur, vous le brisez !
Ah ! vous ne m’aimez plus !
C’est toi ! l’ardent foyer d’où me vient toute flamme,
C’est toi ! Ne m’en veux pas de fuir, être adoré !
Je ne vous en veux pas. Seulement j’en mourrai.
Mourir ! pour qui ? pour moi ? Se peut-il que tu meures
Pour si peu ?
Voilà tout.
Et c’est encor ma faute ! et qui me punira ?
Car tu pardonneras encor ! Qui te dira
Ce que je souffre au moins lorsqu’une larme noie
La flamme de tes yeux dont l’éclair est ma joie !
Oh ! mes amis sont morts ! Oh ! je suis insensé !
Pardonne. Je voudrais aimer, je ne le sai.
Hélas ! j’aime pourtant d’une amour bien profonde ! —
Ne pleure pas ! mourons plutôt ! — Que n’ai-je un monde ?
Je te le donnerais ! Je suis bien malheureux !
Vous êtes mon lion superbe et généreux !
Je vous aime.
Si l’on pouvait mourir de trop aimer !
Monseigneur ! je vous aime, et je suis toute à vous.
Oh ! qu’un coup de poignard de toi me serait doux !
Ah ! ne craignez-vous pas que Dieu ne vous punisse
De parler de la sorte ?
Tu le veux. Qu’il en soit ainsi ! — J’ai résisté.
Scène V
Voilà donc le paîment de l’hospitalité !
Dieu ! le duc !
Tous deux se détournent comme réveillés en sursaut.
— Bon seigneur, va-t’en voir si ta muraille est haute,
Si la porte est bien close et l’archer dans sa tour,
De ton château pour nous fais et refais le tour,
Cherche en ton arsenal une armure à ta taille,
Ressaie à soixante ans ton harnais de bataille !
Voici la loyauté dont nous paîrons ta foi !
Tu fais cela pour nous, et nous ceci pour toi !
Saints du ciel ! j’ai vécu plus de soixante années,
J’ai vu bien des bandits aux âmes effrénées,
J’ai souvent, en tirant ma dague du fourreau
Fait lever sur mes pas des gibiers de bourreau,
J’ai vu des assassins, des monnayeurs, des traîtres,
De faux valets à table empoisonnant leurs maîtres,
J’en ai vu qui mouraient sans croix et sans pater,
J’ai vu Sforce, j’ai vu Borgia, je vois Luther,
Mais je n’ai jamais vu perversité si haute
Qui n’eût craint le tonnerre en trahissant son hôte !
Ce n’est pas de mon temps. Si noire trahison
Pétrifie un vieillard au seuil de sa maison,
Et fait que le vieux maître, en attendant qu’il tombe,
A l’air d’une statue à mettre sur sa tombe.
Maures et castillans ! Quel est cet homme-ci ?
Il lève les yeux et les promène sur les portraits qui entourent la salle.
Ô vous, tous les Silva qui m’écoutez ici,
Pardon si devant vous, pardon si ma colère
Dit l’hospitalité mauvaise conseillère !
Duc…
Qui voyez ce qui vient du ciel et de l’enfer,
Dites-moi, messeigneurs, dites, quel est cet homme ?
Ce n’est pas Hernani, c’est Judas qu’on le nomme !
Oh ! tâchez de parler pour me dire son nom !
Seigneur duc…
Mais, mieux encor que moi, vous lisez dans son âme.
Oh ! ne l’écoutez pas ! C’est un fourbe ! Il prévoit
Que mon bras va sans doute ensanglanter mon toit,
Que peut-être mon cœur couve dans ses tempêtes
Quelque vengeance, sœur du festin des sept têtes,
Il vous dira qu’il est proscrit, il vous dira
Qu’on va dire Silva comme l’on dit Lara,
Et puis qu’il est mon hôte, et puis qu’il est votre hôte…
Mes aïeux, mes seigneurs, voyez, est-ce ma faute ?
Jugez entre nous deux !
Si jamais vers le ciel noble front s’éleva,
Si jamais cœur fut grand, si jamais âme haute,
C’est la vôtre, seigneur ! c’est la tienne, ô mon hôte !
Moi qui te parle ici, je suis coupable, et n’ai
Rien à dire, sinon que je suis bien damné.
Oui, j’ai voulu te prendre et t’enlever ta femme,
Oui, j’ai voulu souiller ton lit, oui, c’est infâme !
J’ai du sang. Tu feras très bien de le verser,
D’essuyer ton épée, et de n’y plus penser.
Seigneur, ce n’est pas lui ! Ne frappez que moi-même !
Taisez-vous, doña Sol. Car cette heure est suprême.
Cette heure m’appartient. Je n’ai plus qu’elle. Ainsi
Laissez-moi m’expliquer avec le duc ici.
Duc, crois aux derniers mots de ma bouche ; j’en jure,
Je suis coupable, mais sois tranquille, — elle est pure !
C’est là tout. Moi coupable, elle pure ; ta foi
Pour elle, un coup d’épée ou de poignard pour moi.
Voilà. — Puis fais jeter le cadavre à la porte
Et laver le plancher, si tu veux, il n’importe !
Ah ! moi seule ai tout fait. Car je l’aime.
Je l’aime, monseigneur !
Vous l’aimez !
À Hernani.
Tremble donc !
Qu’est ce bruit ?
Avec un gros d’archers et son héraut qui sonne.
Dieu ! le roi ! Dernier coup !
La porte est close, et veut qu’on ouvre.
Ouvrez au roi.
Il est perdu !
Monsieur, venez ici.
Est à toi, livre-la, seigneur. Je la tiens prête.
Je suis ton prisonnier.
Seigneur, pitié pour lui !
Son altesse le roi !
Scène VI
Mon cousin, que ta porte est si bien verrouillée ?
Par les saints ! je croyais ta dague plus rouillée !
Et je ne savais pas qu’elle eût hâte à ce point,
Quand nous te venons voir, de reluire à ton poing !
Avons-nous des turbans ? serait-ce qu’on me nomme
Boabdil ou Mahom, et non Carlos, répond !
Pour nous baisser la herse et nous lever le pont ?
Seigneur…
Prenez les clés ! saisissez-vous des portes !
Deux officiers sortent, plusieurs autres rangent les soldats en triple haie dans la salle, du roi à la grande porte. Don Carlos se tourne vers le duc.
Ah ! vous réveillez donc les rébellions mortes ?
Pardieu ! si vous prenez de ces airs avec moi,
Messieurs les ducs, le roi prendra des airs de roi,
Et j’irai par les monts, de mes mains aguerries,
Dans leurs nids crénelés, tuer les seigneuries !
Altesse, les Silva sont loyaux…
Réponds, duc, ou je fais raser tes onze tours !
De l’incendie éteint il reste une étincelle,
Des bandits morts il reste un chef. — Qui le recèle ?
C’est toi ! Ce Hernani, rebelle empoisonneur,
Ici, dans ton château, tu le caches !
C’est vrai.
Entends-tu, mon cousin ?
Vous serez satisfait.
Chercher mon prisonnier.
C’est l’aîné, c’est l’aïeul, l’ancêtre, le grand homme !
Don Silvius, qui fut trois fois consul de Rome.
On lui garde à Toro, près de Valladolid,
Une châsse dorée où brûlent mille cierges.
Il affranchit Léon du tribut des cent vierges.
S’exila pour avoir mal conseillé le roi.
Le roi, fuyait à pied, et sur sa plume blanche
Tous les coups s’acharnaient, il cria : Christoval !
Christoval prit la plume et donna son cheval.
Roi d’Aragon.
Continuez.
Grand-maître de Saint-Jacque et de Calatrava.
Son armure géante irait mal à nos tailles.
Il prit trois cents drapeaux, gagna trente batailles,
Conquit au roi Motril, Antequera, Suez,
Nijar, et mourut pauvre. — Altesse, saluez.
Près de lui, Gil son fils, cher aux âmes loyales.
Toute noble maison tient à Silva, seigneur.
Sandoval tour à tour nous craint ou nous épouse.
Manrique nous envie et Lara nous jalouse.
Alencastre nous hait. Nous touchons à la fois
Du pied à tous les ducs, du front à tous les rois !
Vous raillez-vous ?
Don Jayme, dit le Fort. Un jour, sur son passage,
Il arrêta Zamet et cent maures tout seul.
— J’en passe, et des meilleurs. —
Il vécut soixante ans, gardant la foi jurée,
Même aux juifs.
À l’avant-dernier.
Ce vieillard, cette tête sacrée,
C’est mon père. Il fut grand, quoiqu’il vînt le dernier.
Les maures de Grenade avaient fait prisonnier
Le comte Alvar Giron son ami. Mais mon père
Prit pour l’aller chercher six cents hommes de guerre,
Il fit tailler en pierre un comte Alvar Giron,
Qu’à sa suite il traîna, jurant par son patron
De ne point reculer que le comte de pierre
Ne tournât front lui-même et n’allât en arrière.
Il combattit, puis vint au comte, et le sauva.
Mon prisonnier !
Voilà donc ce qu’on dit, quand dans cette demeure
On voit tous ces héros…
Mon prisonnier sur l’heure !
Ce portrait, c’est le mien. — Roi don Carlos, merci !
Car vous voulez qu’on dise en le voyant ici :
« Ce dernier, digne fils d’une race si haute,
Fut un traître, et vendit la tête de son hôte ! »
Duc, ton château me gêne et je le mettrai bas !
Car vous me la paîriez, altesse, n’est-ce pas ?
Duc, j’en ferai raser les tours pour tant d’audace,
Et je ferai semer du chanvre sur la place.
Mieux voir croître du chanvre où ma tour s’éleva
Qu’une tache ronger le vieux nom de Silva.
Aux portraits.
N’est-il pas vrai, vous tous ?
Et tu m’avais promis…
Aux portraits.
N’est-il pas vrai, vous tous ?
Montrant sa tête.
Je donne celle-ci.
Au roi.
Prenez-la.
La tête qu’il me faut est jeune, il faut que morte
On la prenne aux cheveux ? La tienne ! que m’importe ?
Le bourreau la prendrait par les cheveux en vain.
Tu n’en a pas assez pour lui remplir les mains.
Altesse, pas d’affront ! ma tête encore est belle,
Et vaut bien, que je crois, la tête d’un rebelle.
La tête d’un Silva, vous êtes dégoûté !
Livre-nous Hernani !
J’ai dit.
De cave, ni de tour…
Comme moi. Seul il sait le secret avec moi.
Nous le garderons bien tous deux.
Je suis le roi !
Hors que de mon château démoli pierre à pierre,
On ne fasse ma tombe, on n’aura rien.
Menace, tout est vain ! — Livre-moi le bandit,
Duc ! ou tête et château, j’abattrai tout.
J’ai dit.
Eh bien donc, au lieu d’une, alors j’aurai deux têtes.
Au duc d’Alcala.
Jorge, arrêtez le duc.
Un mauvais roi !
Grand dieu ! que vois-je ? doña Sol !
Altesse, tu n’as pas le cœur d’un espagnol !
Madame, pour le roi, vous êtes bien sévère.
C’est vous qui m’avez mis au cœur cette colère.
Un homme devient ange ou monstre en vous touchant.
Ah ! quand on est haï, que vite on est méchant !
Si vous aviez voulu, peut-être, ô jeune fille,
J’étais grand, j’eusse été le lion de Castille !
Vous m’en faites le tigre avec votre courroux.
Le voilà qui rugit, madame, taisez-vous !
Ton scrupule après tout peut sembler légitime.
Sois fidèle à ton hôte, infidèle à ton roi,
C’est bien, je te fais grâce et suis meilleur que toi.
— J’emmène seulement ta nièce comme otage.
Seulement !
Moi, Seigneur !
Oui, vous.
Ô la grande clémence ! ô généreux vainqueur,
Qui ménage la tête et torture le cœur !
Belle grâce !
Il me faut l’un des deux.
Ah ! vous êtes le maître !
Sauvez-moi, monseigneur !
La tête de mon oncle ou l’autre !… moi plutôt !
Au roi.
Je vous suis.
Il faudra bien enfin s’adoucir, mon infante !
Qu’emportez-vous là ?
Rien.
Un joyau précieux ?
Oui.
Voyons !
Vous verrez.
Doña Sol ! — Puisque l’homme ici n’a point d’entrailles,
À mon aide ! croulez, armures et murailles !
Alors, mon prisonnier !
Vous tous !
Oui.
Dieu !
Ta nièce !
Prends-la donc ! et laisse-moi l’honneur !
Adieu, duc !
Roi, pendant que tu sors joyeux de ma demeure,
Ma vieille loyauté sort de mon cœur qui pleure.
Scène VII
Sors.
Il s’agit maintenant de me rendre raison.
Choisis, et faisons vite. — Allons donc, ta main tremble !
Un duel ! Nous ne pouvons, vieillard, combattre ensemble.
Pourquoi donc ? As-tu peur ? N’es-tu point noble ? Enfer !
Noble ou non, pour croiser le fer avec le fer,
Tout homme qui m’outrage est assez gentilhomme !
Vieillard…
Viens me tuer ou viens mourir, jeune homme.
Mourir, oui. Vous m’avez sauvé malgré mes vœux.
Donc, ma vie est à vous. Reprenez-la.
Tu veux ?
Aux portraits.
Vous voyez qu’il le veut.
Oh ! c’est à toi, seigneur, que je fais la dernière.
Parle à l’autre Seigneur.
Frappe-moi. Tout m’est bon, dague, épée ou poignard.
Mais fais-moi, par pitié, cette suprême joie !
Duc ! Avant de mourir, permets que je la voie !
La voir !
Une dernière fois ! rien qu’une seule fois !
L’entendre !
Mais déjà par la mort ma jeunesse est saisie,
Pardonne-moi. Veux-tu, dis-moi, que, sans la voir,
S’il le faut, je l’entende ? et je mourrai ce soir.
L’entendre seulement ! contente mon envie !
Mais, oh ! qu’avec douceur j’exhalerais ma vie,
Si tu daignais vouloir qu’avant de fuir aux cieux
Mon âme allât revoir la sienne dans ses yeux !
— Je ne lui dirai rien. Tu seras là, mon père.
Tu me prendras après.
Est-il donc si profond, si sourd et si perdu,
Qu’il n’ait entendu rien ?
Je n’ai rien entendu.
Il a fallu livrer doña Sol ou toi-même.
À qui, livrée ?
Au roi.
Vieillard stupide ! il l’aime !
Il l’aime !
Il nous l’enlève ! il est notre rival !
Ô malédiction ! — Mes vassaux ! À cheval !
À cheval ! poursuivons le ravisseur !
La vengeance au pied sûr fait moins de bruit en route.
Je t’appartiens. Tu peux me tuer. Mais veux-tu
M’employer à venger ta nièce et sa vertu ?
Ma part dans ta vengeance ! oh ! fais-moi cette grâce,
Et, s’il faut embrasser tes pieds, je les embrasse !
Suivons le roi tous deux. Viens, je serai ton bras,
Je te vengerai, duc. Après, tu me tueras.
Alors, comme aujourd’hui, te laisseras-tu faire ?
Oui, duc.
Qu’en jures-tu ?
La tête de mon père.
Voudras-tu de toi-même un jour t’en souvenir ?
Écoute, prends ce cor. — Quoi qu’il puisse advenir,
Quand tu voudras, seigneur, quel que soit le lieu, l’heure,
S’il te passe à l’esprit qu’il est temps que je meure,
Viens, sonne de ce cor, et ne prends d’autres soins.
Tout sera fait.