Heures d'histoire - Le 4 août 1914 au Parlement belge
Depuis les manifestations inoubliables d’août 1914, au Palais-Bourbon et à Westminster, bien des séances émouvantes de leurs Parlemens ont témoigné de la constance que la France et l’Angleterre apportent dans la lutte contre l’Allemagne, Les Parlemens de Rome et de Washington ont offert le même spectacle. L’élan du début subsiste, malgré la longueur de l’épreuve et l’âpreté de l’effort. Les manifestations se renouvellent chaque fois que les ministres responsables affirment devant le pays l’ardente volonté de vaincre qui anime nos peuples en armes. Seul le Parlement belge est silencieux. Le Palais de la Nation de Bruxelles est devenu le siège d’une administration allemande, et les locaux du Sénat, où les panneaux de Jacques de Lalaing évoquent nos luttes séculaires pour la liberté, ont vu se dérouler la procédure du tribunal de sang qui envoya à la mort l’architecte Baucq et miss Cavell. C’est en exil que se sont élevées, en de rares occasions, les voix des hommes d’État belges. Mais les gestes de l’armée et la résistance héroïque des populations tombées sous le joug de l’ennemi ont par elles-mêmes plus d’éloquence que les plus nobles discours. Ils témoignent chaque jour que l’âme belge n’a pas varié durant ces trois années de douleurs.
Le Parlement belge a siégé dans la matinée du 4 août 1914, à l’heure même où l’armée allemande, franchissant la frontière, commençait sa ruée sauvage sur Liège. Les scènes qui se déroulèrent alors dans les Chambres furent d’une si pathétique grandeur, dans leur simplicité, que leur influence se fait encore sentir aujourd’hui sur la nation prisonnière et sur la nation exilée, sur la vie de la Belgique martyre, mais indomptée. C’est pourquoi nous voudrions évoquer ces minutes historiques. Le 4 août 1914, c’est le pays tout entier qui a parlé par la bouche de son Roi, de son gouvernement, de ses représentans. Il a crié son ardeur guerrière, sa volonté de vivre libre, sa résolution de tout sacrifier au devoir. S’il importe d’oublier tout ce qui peut diviser les Belges, s’il faut effacer le souvenir des luttes politiques, si violentes dans ce laboratoire social, comme l’on a appelé l’industrieux petit royaume, il est bon, en revanche, de mettre en lumière les preuves magnifiques de l’esprit de concorde et de patriotisme qui, dès le début de la guerre, devint la règle de son effort.
Au moment de la mobilisation de l’armée, le 31 juillet 1914, le gouvernement avait résolu de convoquer les Chambres pour obtenir les crédits nécessaires et faire passer une série de lois de circonstance. Un arrêté royal du 1er août fixait au 6 l’ouverture de la session. Mais la réception de l’ultimatum allemand fit bientôt considérer cette date comme trop éloignée. Au cours du Conseil des ministres qui siégea au Palais royal, dans la nuit du 2 au 3, pour décider de la réponse à faire à la sommation de l’Empereur, la réunion du Parlement fut avancée au mardi 4. Le Roi annonça qu’il se rendrait au Palais de la Nation pour y prononcer le discours du trône. Dans la matinée du 3, les députés furent convoqués par télégramme pour le lendemain à dix heures, La journée se passa en préparatifs fiévreux. On pouvait s’attendre d’une heure à l’autre à l’invasion du territoire ; le Roi avait fait un suprême appel à l’intervention diplomatique de l’Angleterre. Dans le pays où la mobilisation battait son plein, la nouvelle de l’ultimatum se répandait de proche en proche, jetant partout une consternation indignée. Un souffle de révolte soulevait les consciences. Le Gouvernement activait les mesures de défense, pressait la rédaction des projets de lois à voter d’urgence pour assurer l’ordre public, conjurer la panique financière et faciliter le ravitaillement devenu très vite difficile. La jeunesse affluait sous les drapeaux. D’heure en heure, les nouvelles de l’étranger montraient plus clairement que le sort en était jeté. Dans les cercles diplomatiques pourtant, certains espéraient encore, contre toute espérance, que l’Allemagne reculerait devant l’exécution du forfait. A ces optimistes, peu instruits vraiment de la mentalité allemande, le réveil de l’Angleterre, la fermeté de la réponse belge paraissaient de nature à provoquer un revirement à Berlin. Comme la journée s’achevait, ils voyaient avec joie que la réception de la note belge n’avait été suivie d’aucun acte d’agression. Mais les milieux militaires ne se leurraient d’aucune illusion. Le général Léman, après avoir consulté téléphoniquement le ministre de la Guerre, ordonnait la destruction des voies de chemin de fer et des ponts dont l’Allemagne avait déjà revendiqué l’usage et multipliait les travaux de démolition qui devaient, dans le rayon de la place de Liège, dégager le champ de tir des forts. Dans la soirée, les députés arrivaient à Bruxelles de tous les coins de la Belgique et apportaient unanimement l’écho de la ferme volonté du pays de se défendre jusqu’au bout.
Le mardi 4 août, les alentours du Palais de la Nation offraient, dès neuf heures, le spectacle d’une animation intense. Une foule immense stationnait autour du Parc, le cœur du Bruxelles gouvernemental, et s’échelonnait dans la rue Royale, la rue de la Loi et la rue Ducale que devait suivre le cortège des souverains dont on avait respecté l’itinéraire traditionnel. Les députés arrivaient par groupes, commentant les nouvelles de la nuit. D’innombrables curieux les suivaient dans l’espoir d’obtenir une carte d’entrée. La porte donnant accès aux tribunes publiques avait été assiégée depuis la veille au soir par une foule avide de contempler la scène historique qui allait se dérouler.
La salle des séances se remplit rapidement. On n’avait pas eu le temps de lui donner la décoration des grands jours. Le trône de velours rouge, qui remplaçait d’habitude le bureau présidentiel lors des séances royales, n’avait pu être dressé. On s’était borné à orner ce dernier de quelques faisceaux aux couleurs belges et congolaises et d’un écusson aux armes du royaume. Le fauteuil doré du trône, sur le dossier duquel est brodée la devise nationale, remplaçait sur l’estrade le fauteuil de cuir du président de l’assemblée. Au-dessus du bureau, la blanche statue de Léopold Ier, de Geefs, se dresse sur son piédestal où brille la date de l’inauguration du fondateur de la dynastie : 21 juillet 1831. Sur les panneaux du fond de la salle, d’autres inscriptions rappellent les débats les plus mémorables du Congrès de 1830. Le regard se portait instinctivement vers ces souvenirs des premiers jours de l’indépendance, et l’on sentait confusément que la postérité verrait dans la date du 4 août 1914 un jour dont il faudrait aussi perpétuer le souvenir.
L’hémicycle se remplissait de députés et de sénateurs ; ceux-ci occupaient toute la gauche de l’assemblée. Devant les gradins, une longue table était réservée au bureau que présidait le doyen d’âge des deux Chambres, M. Frédéric Delvaux, député d’Anvers, âgé de quatre-vingts ans. C’était un aimable vieillard aux cheveux blancs, vigoureux et alerte. En l’absence de M. Mullendorf, bourgmestre de Verviers, retenu en sa ville par la gravité de l’heure, l’honneur de présider la séance lui revenait de droit. Il était assisté des deux plus jeunes membres de l’assemblée, M. Pécher, son petit-fils, et M. Devèze, député de Bruxelles. Tous trois appartenaient à la gauche libérale. Le greffier de la Chambre et le greffier du Sénat les aidaient dans l’accomplissement des formalités réglementaires.
La Chambre avait été renouvelée par moitié au mois de mai, et c’était sa première réunion depuis les élections. Le pays venait de goûter le calme heureux qui suit généralement la période d’agitation intense de la campagne électorale. Les vacances avaient commencé de bonne heure ; le monde politique était dispersé, à la mer et dans la montagne. Les préoccupations dominantes de ces derniers mois étaient bien éloignées des dures réalités qui motivaient l’extraordinaire convocation de ce jour. On avait assisté, durant la campagne électorale, à un certain réveil de l’esprit antimilitariste. L’opposition, notamment dans le Limbourg, avait vivement combattu les impôts qui devaient couvrir les dépenses militaires et avait remporté dans cette province agricole, où l’on ne se souciait guère de la politique internationale, des succès qui inquiétaient les propagandistes de la majorité. Un incontestable mécontentement se manifestait à droite contre le gouvernement. M. de Broqueville avait réussi, en 1913, à faire voter tout son programme de réorganisation de l’armée dont l’exécution devait se faire en cinq ans. Mais certains députés regrettaient quelque peu de l’avoir suivi et caressaient l’espoir de ralentir la coûteuse intensité de notre effort militaire, en reportant sur une période de dix ans les charges entrevues. Des comités se réunissaient ; on agissait sur les ministres, on tâchait de peser sur le président du Conseil. Le crime de Serajevo n’avait pas interrompu ces dangereuses menées. On réclamait l’envoi en congé de la classe de 1914, encore sous les drapeaux. Le ministre de la Guerre accéda à cette demande le 22 juillet. Il ne s’y était résolu que parce qu’une expérience récente lui avait donné une confiance absolue dans le mécanisme particulièrement perfectionné qui permettait de rappeler en vingt-quatre heures les réservistes. Certains groupes comptaient bien lui arracher d’autres concessions, en ce qui concernait notamment l’artillerie et la cavalerie, quand les illusions pacifistes furent tout à coup troublées, le 24 juillet, par la nouvelle de l’ultimatum adressé par l’Autriche à la Serbie. Le 4 août, ce Parlement, élu sous les préoccupations que l’on sait, devait faire face à une situation tragique entre toutes : la guerre franco-allemande avait éclaté ; l’Allemagne avait exigé le passage à travers le territoire belge ; le gouvernement avait refusé. Le bruit courait qu’une déclaration de guerre venait d’arriver à Bruxelles et que l’ennemi envahissait déjà le royaume.
Les députés de l’Est n’apportaient aucune nouvelle précise. La plupart d’entre eux étaient arrivés le soir dans la capitale et ceux qui venaient de débarquer à Bruxelles n’avaient recueilli que des rumeurs confuses et contradictoires. Assurément, ils avaient vu partout les signes avant-coureurs de la guerre. Les destructions ordonnées par le général gouverneur de Liège leur donnaient une vision atténuée des horreurs qui menaçaient le pays, tandis que les réquisitions poursuivies depuis plusieurs jours leur faisaient sentir la rigueur des exigences militaires. ironie ! n’avait-on pas, le 2 août, invité le ministre de la Guerre à modérer la hâte avec laquelle le général Léman poursuivait la mise en état de défense de sa place et dirigeait vers Liège le bétail de la région frontière ? Une rumeur angoissée faite de questions, de réponses, de confidences remplissait la salle. Le banc des ministres était vide. Un conseil avait été convoqué pour neuf heures au Palais, et les membres du gouvernement ne devaient arriver au Parlement que peu de temps avant les souverains. Des groupes animés de sénateurs, de députés, de journalistes, discutaient sur la situation ; les nouvelles de Londres et de Paris passaient de bouche en bouche ; les parlementaires se communiquaient des détails sur la mobilisation, sur les mouvemens de troupes, sur l’état d’esprit des populations, ils constataient combien l’élan du pays avait été spontané, unanime, sur tous les points du territoire, et quelle harmonie régnait, avant tout débat, parmi les membres de l’assemblée. Quelques uniformes attiraient les regards. Parmi les sénateurs, on se montrait le duc d’Ursel, portant la vareuse grossière d’un cavalier des Guides, engagé de la veille malgré ses quarante ans. Tondu à l’ordonnance, vêtu d’un « lasalle » réglementaire, rien ne distinguait le grand seigneur patriote d’une modeste recrue accourue la veille sous les drapeaux. M. Hubin, député socialiste de Huy, portait la tenue de sous-officier d’infanterie rengagé à la mobilisation. D’autres engagemens étaient annoncés.
À neuf heures et demie, un coup de sonnette avait un instant interrompu le brouhaha des conversations. Le président de l’assemblée procédait au tirage au sort des délégations qui devaient, suivant le protocole, recevoir le Roi et la Reine à l’entrée du Palais de la Nation. Quatre membres se rendirent au-devant de la Reine, et douze au-devant du Roi. Les ministres vinrent ensuite, portant sur le visage la trace des préoccupations angoissantes de ces dernières heures. Ils sont très entourés. Beaucoup de députés se rendent dans la salle de lecture pour voir l’arrivée du cortège royal qui vient de quitter le Palais.
Une rumeur, en effet, arrive de la ville par les fenêtres largement ouvertes, jusque dans la salle des séances, une rumeur confuse, lointaine d’abord, puis plus précise. On la devine, montant autour des vieux ormes du parc, sous l’éclatant soleil de cette matinée tragique. C’est la grande voix du peuple qui acclame le Roi, qui acclame la Reine et ses enfans. Des notes cuivrées, clairons et trompettes sonnant aux champs, fanfares jouant l’hymne national se mêlent à la clameur formidable. Les cœurs battent plus vite. Le cortège s’avance par la rue de la Loi, s’arrête place de la Nation. De la rue, des balcons, des fenêtres, des toits, partent des cris passionnés. La garde civique qui fait la haie se mêle à la manifestation. La Reine descend de sa berline traînée par six chevaux attelés à la daumont et pénètre dans le Palais avec le duc de Brabant, le comte de Flandre et la petite princesse Marie-José. Le Roi, à cheval, escorté par l’escadron de cavalerie de la garde civique et accompagné par les officiers de sa maison militaire, suit à quelque distance.
« Messieurs, la Reine ! » annonce une voix. Dans l’hémicycle, dans les tribunes, tout le monde est debout. Les regards se tournent vers la porte de gauche qui donne accès à la tribune aménagée pour la famille royale. Le délicat profil d’Elisabeth, duchesse de Bavière, troisième reine des Belges, apparaît tout à coup. Elle est vêtue d’une robe d’un bleu sombre et coiffée d’un chapeau à plumes blanches ; elle a l’air d’être en deuil, comme son cœur ne cessera de le rester durant les jours douloureux qui vont suivre. Emue jusqu’au fond de l’âme, elle reçoit, avec une grâce timide, le salut de l’assemblée. On entend au dehors le tonnerre d’acclamations qui accueille son époux... Il y eut quelques secondes de silence, durant lesquelles il semblait que chacun voulût graver dans sa mémoire l’image de cette femme et de ses blonds enfans, puis une ovation sans fin éclata dans la salle même. « Vive la Reine ! Vive la Belgique ! » Ministres, sénateurs, députés, journalistes, spectateurs, s’unissent pour donner, après le peuple de Bruxelles, un témoignage de fidélité et d’amour à l’auguste et frêle visiteuse si cruellement déchirée par le parjure allemand.
Pendant que se déroulait cette scène émouvante, Albert Ier arrivait à son tour devant le péristyle du Palais de la Nation et mettait pied à terre. La députation du Parlement, entraînée par l’élan populaire, joint ses acclamations à celles de la foule innombrable ; les bras tendus, les députés paraissent appeler au milieu d’eux le chef qu’ils attendaient. Le général de Coune, le vieux commandant de la garde civique, debout sur ses étriers, donne l’exemple d’un enthousiasme juvénile. Le Roi accueillit d’un mot les salutations de la députation et pénétra dans le Palais, tandis que l’escorte se rangeait sur la place. Une foule de spectateurs s’étaient introduits dans les couloirs. Précédé d’un cortège d’huissiers, Albert Ier gravit l’escalier d’honneur sur les marches duquel des gardes présentaient les armes. Les acclamations reprirent, et l’on vit des chapeaux à plumes s’élever sur les baïonnettes des soldats-citoyens. Cinq années auparavant, en décembre 1909, le jeune roi, au milieu des vivats qui saluaient sa joyeuse entrée à Bruxelles, était venu par ce même chemin prêter le serment constitutionnel. Il avait, ce jour-là, solennellement juré « de maintenir l’indépendance nationale et l’intégrité du territoire. » Aujourd’hui, avant de partir à la tête de l’armée pour affronter la première puissance militaire du monde, il revenait affirmer devant ceux qui avaient reçu son serment sa ferme volonté d’accomplir ce lourd devoir. Le souvenir de cette journée lumineuse lui revint-il à la mémoire, tandis qu’il s’avançait vers la salle des séances ? Eut-il la vision de tout ce que son peuple aurait à souffrir pour avoir écouté la voix de l’honneur ? Nul ne le sait, mais un témoin aperçut une larme, furtivement essuyée, briller dans ses yeux graves. Il dompta bien vite son émotion et passa.
Dans la salle des séances on guettait son arrivée. Dès que sa haute silhouette se fut montrée sous la porte d’entrée, les deux mille personnes réunies dans la vaste enceinte le saluèrent d’une ovation formidable. Il regarda les députés ; puis solennel, maitre de son attitude et de ses gestes, avec une majesté qu’on ne lui connaissait pas encore, il monta au bureau, s’inclina lentement et reçut en roi l’hommage de la Nation. Une flamme nouvelle brillait dans ses yeux, d’ordinaire timides. Les traits légèrement contractés du visage marquaient seuls les sentimens profonds qui agitaient son âme. Dans la sobre tenue de campagne de lieutenant-général, que relevaient les tresses d’or aux épaules et les broderies du col droit, grand, les cheveux blonds et bouclés, d’une beauté mâle et fière, il se dressait comme le chef venant cimenter l’union du pays devant l’ennemi. Pendant de longues minutes l’ovation triomphale déferla de l’hémicycle aux tribunes, tandis que les officiers de la suite, en tenue de campagne eux aussi, prenaient place au pied de l’estrade. Dans l’enthousiasme général, aucune nuance ne permettait de deviner les frontières qui séparaient jadis les partis. Le groupe socialiste, loin de faire diversion, comme lors de l’Inauguration ou lors du discours du trône de 1910, participait de tout cœur à cette manifestation. Parmi les députés qui agitaient leurs mouchoirs, qui mêlaient aux cris de « Vive le Roi ! » ceux de « Vive la Belgique ! » dont ce jeune soldat incarnait l’image, beaucoup, surtout ceux dont le rude visage révélait l’origine plébéienne, pleuraient, cédant à une émotion qu’ils ne pouvaient plus retenir.
Et le roi parla.
Son discours était rédigé de la veille ; le Conseil des ministres en avait pris connaissance le matin même. Quand on le relit aujourd’hui, on constate que son texte ne répondait plus complètement à la situation du moment, puisque le ministre d’Allemagne, quelques heures auparavant, avait notifié à M. Davignon que l’Empire exécuterait, au besoin par la force, ce qu’il osait appeler « les mesures de sécurité indiquées comme indispensables vis-à-vis des menaces françaises. » Le discours du trône laissait encore percer un vague espoir de solution pacifique. La prudence extrême de la diplomatie belge voulait retarder le moment des paroles irréparables, dans la crainte de laisser échapper la moindre chance de paix. Mais sur la fermeté de l’attitude de la Belgique, sur sa volonté de ne transiger en rien avec le devoir, sur la portée réelle du conflit engagé, le discours du Roi était si net, si. catégorique, si courageusement clairvoyant que cette légère discordance ne fait pas ombre au tableau. Elle ajoute au contraire au caractère dramatique de cette inoubliable séance.
Albert Ier commença d’une voix basse ; son débit lent, son articulation nette le faisaient entendre d’un bout à l’autre de la salle suspendue à ses lèvres.
« Messieurs, dit-il, jamais depuis 1830 heure plus grave n’a sonné pour la Belgique : l’intégrité de notre territoire est menacée. La force même de notre droit, la sympathie dont la Belgique, fière de ses libres institutions et de ses conquêtes morales, n’a cessé de jouir auprès des autres nations, la nécessité pour l’équilibre de l’Europe de notre existence autonome, nous font espérer encore que les événemens redoutés ne se produiront pas. »
Le Roi posait nettement la question devant le pays et devant le monde. Il dépouillait la menace allemande de la phraséologie embarrassée qui en voilait le sens et montrait que c’était la vie même du pays que l’Allemagne mettait en jeu.
« Mais si nos espoirs sont déçus, continua-t-il d’une voix lente, s’il nous faut résister à l’invasion de notre sol et défendre nos foyers menacés, ce devoir, si dur soit-il, — et un geste sobre souligna le mot pour en dégager le sens profond, — nous trouvera armés et décidés aux plus grands sacrifices. »
La Chambre accueillit par des acclamations cette première déclaration. Les cœurs battirent plus rapides. Le Roi poursuivit, saluant l’armée, debout pour défendre la Patrie en danger. Puis sa voix s’éleva, se fit plus dure, plus forte :
« Partout, en Flandre et en Wallonie, dans les villes et dans les campagnes, un seul sentiment étreint les cœurs, le patriotisme ; une seule vision emplit les esprits, notre indépendance compromise ; un seul devoir s’impose à nos volontés, la résistance opiniâtre. »
Il faut avoir entendu ces derniers mots pour savoir comment on lance un mot d’ordre à une nation. La résistance opiniâtre ! La salle soulevée semblait boire ces paroles viriles qui répondaient si parfaitement au sentiment public ; elles s’envolaient de la Chambre jusque dans la capitale et par tout le Royaume où elle sont restées la formule directrice de tous les actes. Le Roi annonça ensuite le dépôt des projets de lois nécessaires pour la guerre et pour le maintien de l’ordre public.
L’atmosphère devenait de plus en plus chaleureuse ; l’unanimité s’affirmait si complète, l’accord entre le gouvernement et les représentans du pays si intime, l’attitude du chef si digne, si noble, si royale en un mot que l’émotion des grandes heures d’histoire saisissait à la gorge les spectateurs de cette scène. Mais le Roi continuait. Il regardait la salle, maintenant, et semblait s’adresser à chacun des assistans :
« Quand je vois cette assemblée frémissante dans laquelle il n’y a qu’un seul parti, celui de la Patrie... (acclamations enthousiastes, cris de « Vive la Belgique ! »)... où tous les cœurs battent à l’unisson, mes souvenirs se reportent au Congrès de 1830, et je vous demande, messieurs, — ici sa voix se fit plus grave encore, Albert Ier, debout sous la statue de son grand’père, parut se dresser pour interroger la nation et, ponctuant chaque syllabe d’un geste de fermeté, — êtes-vous décidés inébranlablement à maintenir intact le patrimoine sacré de nos ancêtres ? »
Une tempête de « Oui ! oui ! » sortit de toutes les bouches en réponse à cette interrogation. Les spectateurs des tribunes se joignirent aux députés pour affirmer que la résolution prise serait tenue sans défaillance et que rien n’aurait raison du patriotisme du pays.
Le Roi se recueillit, il parut prendre acte de ce serment et regarda longuement l’assemblée tumultueuse où une même volonté ardente convulsait les visages. Puis il reprit, affirma l’énergie dont le gouvernement ferait preuve dans l’accomplissement de sa tâche et conclut enfin :
« Si l’étranger, au mépris de la neutralité dont nous avons toujours scrupuleusement observé les exigences, viole le territoire, il trouvera tous les Belges groupés autour du Souverain qui ne trahira pas... »
Et avec une insistance que le compte rendu officiel s’est abstenu de noter, le Roi répéta en frappant le sol de sa botte : « qui ne trahira jamais son serment constitutionnel... et du gouvernement investi de la confiance absolue de la nation tout entière. »
L’ovation devenait du délire.
« J’ai foi dans nos destinées. Un pays qui se défend s’impose au respect de tous : ce pays ne périt pas.
« Dieu sera avec nous dans cette cause juste.
« Vive la Belgique indépendante ! »
Les larmes coulaient des yeux de la plupart des assistans. Dans la tribune diplomatique l’émotion n’était pas moindre qu’ailleurs et plus d’un des représentans de nos Alliés d’aujourd’hui ne put se contenir. Dans la salle, dans les tribunes, des cris rauques s’échappaient des gorges serrées. Le Roi, toujours maître de lui, pâle, résolu, contempla un instant cette manifestation sans précédent, puis brusquement plia les feuillets de son discours, les glissa dans sa tunique, descendit les marches de l’estrade et sortit de la salle comme s’il allait gagner son poste de combat.
L’ovation durait encore au Parlement que les acclamations du dehors annonçaient la sortie du Roi sur la place. Il monta à cheval. Une musique entonna la Brabançonne : j’entends encore ses notes se mêler à la clameur de la rue, qui grondait comme à l’arrivée. « On voyait un Roi, a écrit M. Dumont-Wilden, dans toute la rayonnante splendeur de ceux qui tiennent haut le glaive, et sa voix vibrait comme une lyre chante dans le vent... »
Contrairement à l’usage établi, la Chambre et le Sénat ne se séparèrent pas immédiatement. Le baron de Broqueville, montant à la tribune, demanda à faire aux deux Chambres réunies une communication au nom du gouvernement. Il fallait gagner du temps et simplifier autant que possible la procédure. Après quelques mots de préambule, le ministre de la Guerre commence la lecture de l’ultimatum reçu le dimanche soir à sept heures. Il veut exposer au Parlement la situation dans toute sa gravité : trois documens, de quelques lignes chacun, y suffiront. Après en avoir pris connaissance, les représentans du pays n’auront plus rien à apprendre et pourront juger en pleine lumière de l’avenir du pays.
L’assemblée écoutait dans un silence émouvant les termes de la note allemande. Le ministre fit sonner les mots de menace qui la terminaient, notamment le sinistre appel à la « décision des armes » qui en indiquait l’esprit. Puis il ajouta :
« S. Exc. le ministre d’Allemagne, en nous remettant cette note dimanche soir à sept heures, réclamait une réponse dans les douze heures de la réception de cette note. Nous avons immédiatement demandé aux ministres d’État, sans distinction d’opinion politique, de bien vouloir se joindre au Gouvernement, afin de délibérer en conformité absolue de sentiment avec la nation tout entière. J’ai le droit d’affirmer que c’est à l’unanimité de tous les membres présens à cette réunion que les décisions communes ont été prises dans l’intérêt commun de la Patrie. »
Des « Très bien ! » soulignent cette déclaration qui constitue le seul compte rendu officiel de ce qui s’est passé au Conseil nocturne tenu le 2 août au Palais de Bruxelles.
Le baron de Broqueville passa ensuite au second document du dossier : la réponse belge. Elle débute, suivant l’usage des chancelleries, par un résumé fidèle de la note à laquelle elle répond. L’attention de l’assemblée se fixa, plus intense. La Chambre approuva le passage affirmant que la neutralité de la Belgique eût été défendue contre la France, si cette puissance avait manifesté les intentions que lui prêtait l’Allemagne ; elle marqua bruyamment sa satisfaction en entendant la phrase cinglante qui constate que l’indépendance et la neutralité de la Belgique sont placées « sous la garantie des Puissances, et notamment du gouvernement de Sa Majesté le Roi de Prusse. » Ce langage fier et mesuré était bien celui qui convenait au tempérament national. Une longue ovation accueillit la phrase finale, celle qui contenait la réponse définitive formulée dans le style diplomatique le plus impeccable : «. Le gouvernement belge est décidé à repousser par tous les moyens en son pouvoir toute atteinte à son droit. » Debout, les membres acclament le chef du gouvernement.
Le baron de Broqueville s’arrêta un instant, puis donna lecture de la troisième et dernière pièce du procès. C’était la lettre remise à six heures du matin à M. Davignon par M. von Below-Salesk, contenant la déclaration de guerre. Le gouvernement impérial, disait le ministre d’Allemagne, « se verra à son plus vif regret forcé d’exécuter, au besoin par la force des armes, les mesures de sécurité indiquées comme indispensables vis-à-vis des mesures françaises. »
Le mensonge continuait donc à se mêler à la brutalité. Dans cette Chambre où avaient si souvent retenti les plus niaises affirmations du pacifisme et les absurdes raisonnemens d’un antimilitarisme borné, que d’échos ne réveillait pas cette courte lettre des héritiers de Bismarck ! C’était donc la guerre aujourd’hui même !
Le baron de Broqueville poursuivit, la voix vibrante d’une indignation contenue :
« Messieurs, cette réponse se passe de tout commentaire, parce que tout commentaire affaiblirait ce qui vient de se passer aujourd’hui. A l’heure actuelle, la parole est aux armes, mais par les armes nous ferons franchement, énergiquement tout notre devoir. »
Une rumeur de colère, la colère des honnêtes gens, montait de l’assemblée. Des cris de : « Vive la Belgique ! » éclatent de nouveau. Le ministre se laisse quelque peu entraîner :
« Comme l’a dit tantôt S. M. le Roi, dit-il, un peuple qui ne s’abandonne pas peut être vaincu, mais il est certain qu’il ne sera pas abattu... »
Le baron de Broqueville éIève la voix pour évoquer la vision nécessaire des plus sinistres perspectives ; il y a des enthousiastes à qui ses paroles font mal, mais il faut que l’histoire puisse attester que la réponse belge à la sommation allemande n’émana pas de cerveaux grisés par un facile optimisme.
« Et moi, » continue-t-il dans un superbe mouvement d’éloquence réfléchie, le seul qu’il se soit permis au cours de cette séance, « je le déclare, au nom de la Nation tout entière, groupée en un même cœur, en une même âme, ce peuple, même s’il était vaincu, ne sera jamais soumis ! »
Un violent coup de poing sur la tribune ponctua cette phrase que les événemens devaient bientôt justifier. La salle éclata en acclamations prolongées. M. Carton de Wiart, debout au banc des ministres, s’écrie : « L’Union fait la force ! » et semble, en cette minute même, proclamer les raisons profondes de l’union sacrée.
Le vieux doyen d’âge se leva alors. « Messieurs, dit-il, au nom de la représentation nationale, nous devons prendre acte des déclarations solennelles que M. le ministre vient de faire au nom du gouvernement. Notre unique réponse, c’est que nos cœurs sont avec lui et que nous mettons en lui tout notre espoir. Nous lui crions : « Vive la Belgique ! » Par l’énergie des Belges, soyons-en convaincus, elle ne périra pas ! »
Le député libéral d’Anvers, par cette émouvante apostrophe au ministre catholique qui avait prévu le péril, mais dont le seul malheur était de venir trop tard, interprétait vraiment la confiance du pays tout entier. Au milieu de l’enthousiasme général, les sénateurs se retirent dans la salle de leurs délibérations. La séance des assemblées réunies avait à peine duré une demi-heure.
La Chambre ouvrit donc sa session régulière. Le temps pressait. Sur la proposition du doyen d’âge, qui présidait jusqu’à la constitution du bureau définitif, elle résolut de valider en bloc les pouvoirs des nouveaux élus et d’élire par acclamation l’ancien bureau de l’Assemblée. M. Schollaert reprit donc le fauteuil et donna l’accolade au vénérable M. Delvaux. Tous deux sont morts, le premier en exil, le second sous l’occupation ennemie, espérant toujours durer assez longtemps pour revoir la rentrée solennelle du Parlement dans le pays libéré. Il eût été si beau de revoir les mêmes visages à la présidence de la réunion d’hier et à celle de demain ! Mais l’épreuve fut trop longue pour ces têtes blanchies.
M. Schollaert, de sa voix ferme, de ce ton convaincu qui donnait à ses discours une véritable éloquence, faite de sincérité et d’émotion, remercia ses collègues. Il salua l’armée et la Nation : « Ah ! les braves gens, dit-il, et comme l’on est fier d’être Belge ! » Il évoqua l’inoubliable nuit de dimanche où il fut appelé au Palais. « Le soir, la menace éclate. La nuit, sous la conduite de notre Roi, les résolutions viriles sont prises pour assurer le respect de nos obligations internationales. Aux premières lueurs du jour, nos vaillantes troupes volent à la défense de nos frontières et depuis, sans cesser, nos jeunes gens par milliers viennent grossir nos bataillons… »
Mais l’heure est venue d’expédier le travail législatif. La Chambre vote sans discussion un crédit de guerre de deux cents millions. De mauvaises nouvelles, pourtant, circulent. Des députés arrivés tardivement en séance confirment des bruits qui circulaient depuis le matin. Tout à coup le baron de Broqueville, à qui l’on venait d’apporter un pli, se lève, demande la parole, et en proie à une émotion qu’il peut à peine surmonter, il proclame : « Messieurs, j’ai le douloureux devoir de communiquer à la Chambre que le territoire est violé. » Sensation prolongée, dit le compte rendu sténographique. Il y eut, en effet, dans l’Assemblée un moment d’indescriptible douleur. La vision matérielle de l’envahisseur pénétrant par les routes claires du beau pays liégeois s’imposa à l’imagination de tous.
La nouvelle n’était pas inattendue pour le gouvernement. Dès six heures du matin, des indications officieuses lui avaient signalé des raids ennemis en divers points delà frontière. Vers huit heures, l’armée allemande avait en quelque sorte officiellement accompli son forfait à Gemmenich, dans le Limbourg, et avait distribué en territoire belge la proclamation du général von Emmich, commandant de l’armée de la Meuse. Les premières troupes d’invasion se composaient des 2e et 4e divisions de cavalerie. Les Allemands entrèrent successivement en Belgique par les routes d’Aix-la-Chapelle à Visé, d’Aix à Liège vià Herve, d’Eupen à Dolhain, d’Aix à Verviers, du camp d’Elsenborn à la Baraque Michel, de Malmédy à Hockay et de Malmédy à Francorchamps. A onze heures, ils étaient à Warsage, à midi à Battice, à une heure à Verviers. A une heure, d’autre part, le premier combat s’engageait sur la Meuse, à Visé, car cette importante ligne stratégique est à quelques pas de la frontière allemande. Vers cinq heures, le fort de Fléron entrait en action. Le soir, le gros de l’armée de von Emmich s’établissait sur la ligne Bombaye-Herve-Remouchamps. Des incendies et des fusillades à Goiron, à Fouron-le-Comte ; à Berneau, à Mouland, à Warsage et à Battice montraient immédiatement le caractère féroce de l’invasion.
M. de Broqueville ne voulut pas laisser passer cet instant douloureux où la nécessité de coordonner tous les efforts pour le salut du pays apparaissait si clairement sans réaliser un acte politique de haute et lointaine portée. Le 2 août, un arrêté royal avait nommé MM. Paul Hymans et le comte Goblet d’Alviella, leaders du parti libéral à la Chambre et au Sénat, ministres d’État, titre honorifique qui place ceux qui en sont revêtus parmi les conseillers de la couronne sans leur conférer cependant de responsabilité ministérielle. Le Parlement ayant manifesté une confiance unanime dans le gouvernement, le président du Conseil jugea que l’heure était venue d’attribuer la même distinction au chef du parti socialiste, M. Emile Vandervelde. Le Roi était fort désireux de réunir autour de lui les représentans qualifiés des divers groupemens politiques. Le baron de Broqueville pressentit l’intéressé pendant la séance et s’assura de son patriotique concours. Sans plus tarder, il donna lecture de l’arrêté qui faisait du député à tendances républicaines un conseiller attitré du roi Albert. Cette manifestation de la politique d’union qui était celle du cabinet fut unanimement approuvée, et une foule de membres allèrent féliciter à son banc le nouveau ministre d’Etat et le ministre de la Guerre, pour leur acte de clairvoyance et de sagesse. Au cours de la séance, M. Vandervelde devait d’ailleurs donner au gouvernement, au nom de son groupe, la promesse chaleureuse d’un appui sans condition. Les exigences inéluctables du salut commun faisaient table rase des réserves qu’une tradition empreinte de verbalisme vieillot avait trop longtemps maintenues dans les déclarations de l’extrême gauche en matière de défense nationale. Tous les députés communiaient dans un vrai sentiment de fraternité. Seul peut-être, M. Hendericks, représentant d’Anvers, dont le rôle devait plus tard être néfaste au moment des manœuvres allemandes pour exciter en Belgique la querelle linguistique, semblait se tenir en dehors de cet admirable élan. Chez quelques vieillards, la douleur l’emportait sur l’enthousiasme et l’on entendit un de ceux qui avaient contribué à retarder l’ère des réformes militaires murmurer tristement : Finis Patriæ ! M. Woeste montrait un visage navré ; il applaudit vigoureusement les discours du Roi et de M. de Broqueville, mais ses voisins virent des larmes désolées couler constamment de ses yeux.
La Chambre vota ensuite, sans observations, une augmentation du contingent de 1914, une loi sur la rémunération due aux familles des mobilisés et une loi sur les délégations en cas d’invasion du territoire.
Pendant que se poursuivaient ces délibérations, la ville se remplissait des échos de ce qui venait de se passer au Parlement. La foule accumulée, le long du parcours du cortège royal, se dispersait lentement. Bruxelles avait cet extraordinaire aspect de cité en fête qu’elle devait garder jusqu’à l’arrivée subite de l’armée allemande. Des drapeaux flottaient à toutes les fenêtres ; des groupes animés stationnaient sur la voie publique, des inconnus s’abordaient pour échanger des nouvelles et recueillir les plus fantastiques rumeurs. Bientôt des chants patriotiques se firent entendre. Un cortège se forma spontanément pour aller au ministère de la Guerre saluer l’armée et réclamer M. de Broqueville. Une foule énorme fut réunie en quelques instans au coin de l’avenue des Arts et de la rue de la Loi, appelant le ministre au balcon par mille cris enthousiastes. Le colonel Wielemans, le futur chef d’état-major de la retraite d’Anvers et de la bataille de l’Yser, travaillait au rez-de-chaussée de l’hôtel avec les officiers du cabinet militaire. Il ouvrit la fenêtre et avertit les manifestans que le chef du gouvernement était encore à la Chambre. « Vive l’armée ! » criait-on, à la vue de son uniforme vert. « Vive la Belgique ! » lança le colonel, et son cri fut repris par la rue noire de monde. Des mains se tendaient vers l’officier. Il referma la croisée, tandis que le cortège se dirigeait en chantant vers le Palais de la Nation. A sa tête marchait un homme portant sur ses épaules un enfant qui agitait le drapeau national.
La place fut bientôt envahie. Le commandant du palais, toujours prudent, doublait déjà les gardes de service à l’entrée, quand un huissier qui était allé parlementer avec les premiers arrivans vint annoncer en séance que la foule réclamait au dehors le premier ministre. Des députés, M. Berryer, ministre de l’Intérieur, pressèrent le baron de Broqueville de se montrer un instant. Il parut enfin au balcon, salué d’une ovation sans fin. D’une voix puissante, qui retentissait sur la place, il adressa quelques paroles à la foule. Les voici telles que les recueillit le correspondant de la Métropole d’Anvers :
« Mes amis, laissez-moi vous dire deux mots qui viennent du plus profond de mon cœur. Il vient de se commettre un attentat qui est peut-être sans exemple dans l’histoire : le sol belge, malgré les promesses, malgré les garanties de notre neutralité, a été violé par des troupes allemandes. Du plus profond de mon cœur de Belge, je vous crie : c’est un attentat abominable qui ne peut être impunément accompli. L’armée a à sa tête un chef, un souverain d’une grande valeur dans laquelle la nation place à cette heure suprême sa confiance. Le roi Albert saura, avec l’aide de l’armée, sauvegarder l’intégrité du territoire. Il y a une chose que nous ne subirons jamais, c’est la domination. Vive le Roi ! Vive la Belgique ! »
À l’entendre, le délire de tout à l’heure se renouvelle. Hommes et femmes l’acclament. Des mères élèvent leurs enfans dans leurs bras. On crie : « Aux armes ! Des fusils ! » Des jeunes gens forment un monôme pour aller au bureau de recrutement. Le ministre rentra en séance comme auréolé à son tour par les témoignages vibrans de la confiance populaire.
Les mauvaises nouvelles affluaient cependant. Quelques députés venaient d’obtenir des précisions sur la marche de l’ennemi. M. Journez, député de Liège, se lève avant le vote :
« Messieurs, dit-il, nous venons d’apprendre que les armées allemandes sont actuellement à Dolhain et aux environs de Verviers. Dans ces conditions, nous considérons, nous députés de Liège, que notre devoir, la Chambre étant en nombre, est de nous rendre immédiatement dans notre arrondissement. »
C’est ainsi que, dès le début, un grand nombre de représentans choisirent volontairement la rude mission de venir en aide aux populations envahies et de partager leurs souffrances.
La Chambre procéda à un seul vote sur l’ensemble des six projets de lois soumis à ses délibérations, et les noms des Liégeois furent appelés les premiers. Ils votèrent oui, puis se retirèrent au milieu des sympathies émues de leurs collègues.
A 11 h. 50, M. Schollaert levait la séance aux cris mille fois répétés de « Vive la Belgique ! » Le vénéré président venait d’accomplir le dernier acte de sa longue carrière parlementaire. La Chambre belge, dispersée par la tourmente, ne devait plus se réunir sous sa magistrature.
L’attitude du Parlement belge, le 4 août 1914, restera un des plus nobles exemples qu’ait jamais donnés une Chambre représentative. Aucune tache n’est venue voiler la splendeur du tableau : le patriotisme, la concorde, la sobriété du langage, la rapidité et l’énergie dans la décision, toutes les vertus civiques enfin, les plus rares et les plus hautes, ont brillé ce jour-là d’un incomparable éclat. Les hommes qui composaient cette assemblée n’étaient ni meilleurs, ni pires que leurs concitoyens. Il y avait là, à côté de quelques individus d’un talent supérieur, des avocats, des médecins, des nobles, des ouvriers, de petits bourgeois qui étaient bien l’émanation des divers milieux sociaux d’une démocratie moderne dans sa complexité. Un trait de caractère leur était commun à tous pourtant : l’honnêteté profonde. La vie publique belge, malgré les tares inévitables qu’entraîne le système électoral, est restée singulièrement pure des compromissions d’argent, et les personnages moralement indignes ont toujours été rapidement éliminés par les soins de leur propre parti. La proposition allemande, par son cynisme, sa félonie et son mensonge, révolta les âmes. C’est ce qui explique que ce Parlement, où la connaissance des affaires internationales était si limitée, où figuraient avec autorité tant d’antimilitaristes à peine convertis et tout prêts à la récidive, où tant de braves gens avaient accepté les naïfs articles de foi de l’Internationale, sut donner tout à coup le spectacle de la clairvoyance la plus sûre et de l’énergie la plus virile. Un gouvernement ferme, qui avait eu le mérite de prévoir et le courage de parler haut, avait tracé la voie. Les Chambres le suivirent sans faiblesse, avec une telle unanimité, un tel élan qu’il faut voir à l’origine de leur geste autre chose que la seule impulsion de la raison politique. M. Henry Carton de Wiart l’a très justement noté dans un de ses discours d’exil : « L’effort séculaire poursuivi par les aïeux contre l’oppression étrangère revivait tout à coup dans l’enthousiasme d’un patriotisme dont la Nation ne soupçonnait pas elle-même toute l’ardeur. »
Cette Chambre, qui jusque-là s’était montrée incapable de voter en temps utile le budget, qui prolongeait interminablement les plus futiles discussions, qui harcelait d’interpellations et de questions les ministres débordés, accepta sans débat le défi de l’Empire allemand. Ne faut-il pas voir, dans cette séance, dont nous avons essayé de retracer les grandioses péripéties, une confirmation de ce que ceux qui connaissent la psychologie des individus et des foules ont souvent prétendu, à savoir : que nous sommes gouvernés par des forces dont nous n’apercevons pas, en temps ordinaire, toute l’emprise ? Un grand écrivain a flétri le régime moderne en montrant, dans les orateurs qui exaspèrent jusqu’à la haine les luttes de parti, les morts qui parlent plus haut que les vivans. Mais cette formule peut recevoir une plus consolante interprétation. On pourrait, dans les spectacles d’un Parlement qui donne subitement le magnifique exemple montré par le Parlement belge, le jour de l’invasion du territoire, trouver la preuve que les divisions qui paraissent les plus profondes, les erreurs les plus invétérées se taisent et s’effacent dès qu’une catastrophe éveille en nous les puissances inconnues que des siècles de lutte ont mystérieusement déposées dans les hérédités d’une même race. A certaines heures, un souffle surnaturel transfigure les plus modestes acteurs de la scène du monde, et l’homme apparaît comme le fils de ses pères et l’héritier de toute sa race, marqué de la divine empreinte qui ennoblit le limon dont il est pétri.
Cte LOUIS DE LICHTERVELDE.