Heures d’Italie - Autour des lacs

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Heures d’Italie - Autour des lacs
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 331-351).
HEURES D’ITALIE

AUTOUR DES LACS


I. — ORTA

Bien souvent, descendant en Italie par le Simplon, j’avais eu le désir de faire un léger détour pour m’arrêter à Orta. Mais ma hâte de gagner Milan et Venise m’en avait chaque fois empêché. N’ayant pas le loisir, cette année, d’aller savourer sur la lagune les délices de l’automne naissant, je veux profiter des quelques jours de liberté dont je puis seulement disposer, pour visiter autour des lacs quelques coins que je ne connais pas encore. Comment n’y aurait-il pas dans cette région, ainsi que sur toute la terre latine, d’adorables sites et d’intéressans sanctuaires d’art ?

A Domodossola, j’ai donc quitté le rapide qui amène si vite sur le versant italien que, pendant un instant, on est aveuglé par l’éclatante et trop brusque lumière, et je suis monté dans un petit train dont les wagons, au sortir des luxueux sleeping, semblent dater de plus d’un siècle. Il suit l’ancienne ligne de Novare que l’on prenait jadis quand on arrivait par la diligence du Simplon. La voie qui mène directement au lac Majeur n’a été tracée qu’après l’ouverture du tunnel. Pendant une vingtaine de kilomètres, les deux lignes courent tout à côté l’une de l’autre, et certaines stations leur sont même communes. On se sépare à Cuzzago et, après avoir franchi la Tosa et longé la base occidentale du Mottarone, on débouche sur le lac d’Orta, l’ancien Cusio des Romains.

Quelle douceur et quel charme ! De tous les lacs de Lombardie, — car bien qu’il soit en territoire piémontais, on peut le ranger dans le groupe des lacs lombards, — je me demande si ce n’est pas le plus parfait. Moins sauvage que celui de Lugano, moins voluptueux que le Lario, moins grandiose que le Majeur, il a plus d’harmonie générale que chacun d’eux. Tout y a les proportions qu’il faut : pas une note discordante. Les collines boisées qui l’entourent s’infléchissent suivant les courbes qui s’adaptent le mieux aux sinuosités des rives ; vraiment la même main n’a pas dessiné ces lignes souples et le dur profil des montagnes qui semblent enclore et rejeter en un autre monde la rude Germanie. Son île de San Giulio résume en elle les beautés diverses des Borromées. La pointe d’Orta a presque autant de grâce que le promontoire de Bellagio. Et le lac a conservé ce que possèdent de moins en moins ses rivaux trop illustres, peu à peu envahis, transformés, enlaidis par la civilisation : le calme de la nature. On peut écouter pendant des heures le clapotis de l’eau sans entendre les trépidations des moteurs ; un seul petit bateau suffit au service des ports. Rares sont les automobiles qui s’égarent jusque sur le quai d’Orta tout à fait en dehors de la grand’route. C’est un des derniers coins d’Italie où le modernisme et le progrès n’ont encore rien gâté. Mais hâtons-nous d’en jouir. Les riverains veulent attirer les touristes ; ils forment des comités d’initiative ; ils ont assez d’en- tendre appeler leur lac cenerentola (cendrillon) parce qu’il reste oublié à côté de ses grands aînés. Avant qu’ils ne réussissent, goûtons la quiétude de ces bords qui bientôt ne connaîtront plus la tranquille langueur des journées d’automne.

Actuellement, Orta est l’idéal refuge des rêveurs et des vrais amans. Asile de paix, tout y incline à la tendresse, sans cette perpétuelle invitation au plaisir qui rend le lac de Côme si précieux à ceux qui cherchent l’illusion de l’amour. Ici, loin de la foule, on n’éprouve pas, comme aux rives de Bellagio ou de Cadenabbia, cette sorte de fascination extérieure et de dispersion de soi qui rend à demi inconscient et donne comme une légère ivresse. Mais on y vit ces journées qui paraissent vides, où il ne se passe rien, et qui, plus tard, sembleront si belles parce qu’elles furent faites de bonheur. On s’accoutume si vite au bonheur, comme à la santé, qu’on ne songe pas à le remarquer. Plus l’air que nous respirons en est saturé, plus nous croyons n’en avoir jamais respiré d’autre. Ah ! comme nous devrions, chaque soir, rentrer en nous-même et savourer nos joies avant le temps où nous ne les aurons plus ! Comme il serait sage d’avoir à marquer d’un caillou le jour écoulé, pour nous obliger de compter les heures où la vie nous fut douce et bonne !…

Orta est délicieusement située au pied d’une sorte de presqu’île montueuse qui ne laisse à sa base, au bord du lac, qu’un peu de place pour les maisons. La ville n’est en somme qu’une longue rue parallèle au rivage avec, au milieu, une piazzetta ombragée qu’orne un minuscule municipe. Les versans de la colline sont occupés par de riches villas entourées des végétations magnifiques qu’on trouve dans tous les coins abrités des lacs italiens. Les rhododendrons et les azalées, d’une vigueur inaccoutumée, doivent être, au printemps, de merveilleux bouquets. des fleurs aux pétales d’ivoire luisent encore dans le feuillage verni des magnoliers. Malgré trois mois de sécheresse, les arbres sont restés très verts ; les lauriers-roses surtout, amis des étés chauds, étalent leur somptueuse floraison. L’olea fragrans commence à embaumer les jardins. Sur le bord de la route, des figuiers répandent leur odeur un peu âpre ; entre leurs larges feuilles, on aperçoit l’eau étincelante et la petite île San Giulio qui vibre et sourit dans l’éclatante lumière…

En quelques minutes, une barque y conduit. À mesure que Ion approche, l’enchantement augmente. Terrasses et jardins semblent suspendus au-dessus du lac où se reflète, à une grande profondeur, le campanile et les hautes murailles du séminaire. Les bosquets de verdure qui encadrent les maisons donnent de la gaîté à cet îlot qui est le chef-lieu d’une commune dont dépendent plusieurs villages des rives occidentale et méridionale. Comme il renferme la mairie, l’église et le cimetière, les cortèges de baptême, de mariage et d’enterrement y viennent en barque, comme à Venise. Le terrain est si mesuré que les constructions s’entassent les unes sur les autres et qu’il n’y a nulle place perdue. Une seule rue très étroite, un chemin plutôt entre deux murailles, fait le tour de l’île. L’ensemble est des plus pittoresques. Si Orta, un jour, doit être défigurée, voilà un coin qui, je crois, de longtemps ne, pourra point changer d’aspect.

La basilique de San Giulio est une très intéressante église dont la fondation remonterait, suivant la tradition locale, au IVe siècle. Plusieurs de ses parties, — colonnes, chapiteaux, bas-reliefs et fresques, — sont, en effet, fort anciennes. Le monument le plus remarquable est une chaire romane, tout en marbre noir, où sont sculptés différentes figures, les attributs des quatre évangélistes et deux curieux panneaux qui représentent le christianisme et le paganisme, sous les traits respectifs d’un griffon et d’un crocodile, triomphant alternativement l’un de l’autre. Si cette interprétation, que me donne le gardien, est exacte, voilà un artiste qui savait ménager l’avenir... De nombreuses fresques ornent les piliers, les voûtes et les murs des chapelles. Les meilleures sont de Gaudenzio Ferrari ; mais il est regrettable qu’elles aient recouvert des œuvres antérieures que l’on retrouve encore. A certains endroits, on aperçoit même les restes d’une peinture primitive sur laquelle ont été superposées les deux autres. Il est à souhaiter qu’on essaie de rendre au jour ces vieilles décorations gothique et byzantine, en transportant ailleurs les œuvres de Ferrari déjà fort abîmées par le temps et par la bêtise des visiteurs qui tinrent à y graver leur nom. Consolons-nous en constatant que celle-ci ne date point d’aujourd’hui : le gardien m’indique avec orgueil des inscriptions qui datent de 1536... Il veut ensuite m’entraîner dans la crypte où repose le corps de saint Jules, puis dans la sacristie, pour me montrer des tableaux et un os de serpent gigantesque, car la légende veut que l’île ait été longtemps inhabitable à cause des reptiles qui y pullulaient ; mais je profite d’un moment où il va au-devant d’autres visiteurs pour lui fausser compagnie. Dehors, un soleil radieux resplendit. Rarement journée sera si pure et si lumineuse. Dans le lac, qui n’a pas une ride, les villages et les collines se mirent avec une parfaite précision. L’eau est d’un vert uni, pareil à des émeraudes fondues, qui rappelle la belle image de Dante quand il la compare au fresco smeraldo a l’ora che si fiacco. Les parfums des jardins arrivent en chaudes bouffées ; parfois, à certains souffles plus forts, les senteurs sont si denses que la barque paraît entrer dans un nuage odorant.

Mais le jour commence à baisser. Avant la nuit, je veux gravir le coteau boisé qui s’avance en promontoire et dont la cime est entièrement occupée par un Sacro Monte comme il y en a tant dans la région. Les vingt chapelles qui le composent, et dans lesquelles des groupes en terre cuite peinte racontent la vie de saint François d’Assise, n’ont rien de bien remarquable ; mais le site dans lequel elles s’élèvent est ravissant. C’est une sorte de parc qui couronne toute la hauteur ; à chaque tournant des allées, on a des échappées sur les divers côtés du lac. Instinctivement, on songe aux sentiers de la villa Serbelloni qui dominent tour à tour les trois bras du Lario ; mais l’impression est ici plus austère parce qu’il y a trop d’images religieuses et moins de fleurs. Les arbres mêmes y prennent je ne sais quelle gravité. D’énormes pins, aux troncs droits et lisses comme des colonnes, s’érigent dans la lumière du jour tombant, peuple fraternel qui vibre au même souffle et frémit des mêmes frémissemens ; les petites chapelles blanches ont l’air de s’appuyer aux forts piliers de leur cathédrale. Un noble apaisement règne sur ce sommet d’où l’on embrasse tout le panorama. Déjà les villages tassés au déclin des coteaux s’estompent dans une poussière bleue. Le lac repose au fond de la coupe sombre des montagnes qui l’enserrent de leurs lignes harmonieuses. Sur l’autre rive, au-dessus de Pella qui s’endort dans ses bois de châtaigniers et de noyers, surgit l’extrême pointe du mont Ruse.

Avec le soir qui maintenant se meurt, je redescends vers Orta, jusqu’à l’albergo dont la terrasse, cachée dans la verdure, domine la ville. Déjà le ciel se drape de voiles soyeux. Une fine buée s’élève de la terre surchauffée, arrondit les reliefs, enveloppe les choses de souples velours. Les collines semblent à la fois se ‘-approcher et se faire plus lointaines. Des jardins aromatiques, les parfums montent plus forts. Autour de nous la nuit palpite, comme une aile veloutée. Presque aucun bruit ne la trouble. Le scintillement des étoiles anime seul la moire de l’eau que la lune, à son premier quartier, raie d’un mince trait de feu. Quelques rares lueurs clignotent sur le quai d’Orta. Les arbres indistincts dorment immobiles dans la mollesse de l’air.


II. — SARONNO

Depuis longtemps aussi, je désirais aller à Saronno. C’est là qu’on peut le mieux connaître Luini, le bon Luini, au nom doux et chantant qui évoque si bien la poésie des lacs au bord desquels il naquit, vécut et mourut. Nulle part il ne laissa autant de fresques ; or il est avant tout un frescante. Qui ne le juge que par ses tableaux de chevalet ignore le vrai génie de l’artiste qui, sur ces surfaces restreintes, n’avait pas la liberté d’épancher son âme ardente et tendre, enthousiaste et spontanée.

Certes, à Milan déjà, on peut se faire une idée de son art à San Maurizio, à la Brera où sont déposés de nombreux fragmens et notamment l’admirable Ensevelissement de sainte Catherine, ou encore devant la Pietà de S. Maria della Passions, cette église dont la façade rococo porte, à demi effacée, l’inscription qu’immortalisa Maurice Barrès : Amori et dolori sacrum. On le pénètre mieux encore à Lugano, dans cette modeste église de S. Maria degli Angeli où il peignit, sur le mur du jubé, sa plus vaste composition. Toute la Passion y est représentée, avec ses multiples épisodes ; et plus de cent cinquante personnages participent à l’action. L’ensemble est un peu froid et l’on sent la peine que dut avoir l’artiste pour ordonner une mise en scène si théâtrale et si compliquée ; mais il y a des détails délicieux, et rarement Luini conçut des figures plus émouvantes que le saint Jean pathétique faisant son vœu au Christ mourant, ou que la Madeleine agenouillée au pied de la croix, et qui sourit d’extase sous ses longs cheveux d’or.

À Saronno, l’espace était plus grand encore ; mais il se divisait en une série de panneaux où le peintre pouvait distribuer son travail à sa guise. N’étant gêné ni par le temps, ni sans doute par un programme fixé à l’avance, Luini n’eut d’autre règle que sa fantaisie. Il se mit tout entier dans l’œuvre, avec toutes ses qualités et tous ses défauts.

Pour arriver à Saronno, il faut traverser un coin de la plaine lombarde, sur ces routes poudreuses qui deviennent assez vite monotones, parce qu’elles sont tracées en quelque sorte entre deux haies de verdure. Cette campagne fertile serait belle à voir… si elle était visible, comme dit l’abbé Coyer, qui regrettait nos grandes routes de France, où les arbres qui les décorent et les ombragent n’offusquent point la vue. Pourtant, il y a des coins charmans, des paysages d’églogue, surtout lorsque court, de chaque côté du chemin, le gros ruban des treilles d’arbre en arbre attaché. Ces vignes suspendues aux ormeaux inspirèrent de tous temps ‘les poètes ; déjà Ovide, dans une pièce de ses Amours, les invoquait pour exprimer sa tendresse et ses regrets de l’absence de Corinne :


Ulmus amat vitem, vilis non deserit ulmum.
Separor a domina cur ego sæpe mea ?


Par cette matinée de septembre où l’été agonise, une lumière fine se joue dans l’atmosphère et se répand en ondes calmes sur la campagne d’automne. Les splendides platanes, dont une quadruple allée relie le bourg de Saronno à l’église, baignent dans une clarté dorée. On marche sur un épais tapis de feuilles mortes ; leur odeur un peu aigre a je ne sais quoi de mélancolique et d’amer.

Voilà bien le type de ces sanctuaires d’art tels que je les aime, où l’on retrouve, sous un extérieur insignifiant ou médiocre, l’âme même d’un artiste. Presque rien n’y a changé après quatre siècles ; le snobisme cosmopolite n’y a pas encore pénétré ; et l’on peut y passer de longues heures sans être importuné par les touristes ou par les guides.

Tout le fond de l’église a été décoré par Luini. Ce sont d’abord deux figures de saints : Saint Roch et Saint Sébastien ; dans le passage menant au chœur : le Mariage de la Vierge et Jésus devant les docteurs ; dans le chœur même : l’Adoration des mages et la Présentation au temple ; sur les pendentifs et les parois supérieures : les Sibylles, les Evangélistes et les Pères de l’Église ; dans une petite sacristie derrière le chœur : Sainte Catherine et Sainte Apollonie, avec, sur les pans coupés, deux Anges portant une burette et un calice ; enfin, dans un couloir du cloître : une Nativité.

Devant les œuvres de Luini, j’éprouve presque toujours trois impressions successives. C’est d’abord un ravissement dû à la joie que donne à l’œil l’harmonie générale des teintes et du coloris. En entrant dans ce chœur, le mot de délicieux m’est tout naturellement venu aux lèvres. Puis, quand je regarde plus attentivement, les désillusions commencent : je trouve les groupes confus, les visages souvent inexpressifs, les perspectives presque toujours fausses. Les paysages notamment qui, à première vue, m’avaient séduit, sont mal construits et parfois même ridicules : dans la Présentation au temple, le monticule qui porte l’église de Saronno et qu’ombrage un unique palmier est d’une composition vraiment enfantine ; dans l’Adoration des mages, le défilé d’animaux chargés d’étranges petites valises est d’une puérilité qui touche presque au grotesque. Les physionomies sont fréquemment banales et les attitudes figées ; même la figure de Marie dans l’Adoration des mages et dans le Mariage de la Vierge est insignifiante et n’a aucun caractère. Enfin, lorsque, ayant bien examiné les œuvres en détail, je m’éloigne un peu et cherche à dégager une impression d’ensemble, voici que de nouveau Luini triomphe. Il y a tant de si jolis tons si habilement nuancés, tant de douceur et de suavité partout répandues que je ne songe plus à critiquer. Je suis conquis, comme par ces musiques dont je sais les défauts et la médiocrité, mais qui me prennent à la première mesure, dès que je les entends. Je ne remarque plus les erreurs qui m’ont choqué ; mon regard seulement s’arrête sur les choses exquises que Luini, ici comme ailleurs, a prodiguées. Dans l’Adoration des mages, par exemple, j’oublie le mauvais arrangement des groupes pour ne plus admirer qu’un beau page à tête léonardesque ou que les petits anges de la voûte. C’est d’ailleurs dans ces figures séparées qu’a toujours excellé Luini. Et je crois bien que je donnerais les grandes fresques du chœur pour la Sainte Catherine ou les Anges de la sacristie.

Nulle part l’âme du peintre, sa douce et tendre philosophie, sa foi souriante ne se devinent mieux qu’ici. Et il semble que, dans cet asile un peu isolé du monde, il ait échappé davantage au joug du Vinci et plus simplement laissé parler son cœur. On pressent ce que Luini, livré à lui-même, aurait pu devenir ; et l’on se dit que peut-être l’école de Milan, sans la venue de Léonard, se serait élevée aussi haut que les autres écoles italiennes et aurait eu en lui l’égal de Titien, du Corrège ou de Raphaël. Mais le grand Florentin n’eut qu’à paraître pour triompher. Toutes les sèves originales se tarirent. Les qualités de santé, de robustesse et de grâce des vieux maîtres lombards s’évanouirent comme par enchantement devant une gloire aussitôt devenue tyrannie. Les artistes ne songèrent qu’à imiter l’inimitable ; ils ne peignirent plus un visage sans lui donner le sourire et les yeux énigmatiques de la Joconde. Cette influence est si marquée dans les tableaux de Luini que plusieurs d’entre eux furent longtemps attribués au Vinci.

Dans ses fresques au contraire, Luini sauvegarda davantage son indépendance. Rien n’est plus différent, en effet, de la peinture longuement méditée et minutieusement retouchée du subtil Léonard que l’art de la fresque, rapide, jaillissant, primesautier, tout d’inspiration, où il faut travailler sur l’enduit frais qui ne permet ni l’hésitation ni la retouche. L’un, sur la toile, s’est efforcé de rendre les sentimens les plus mystérieux de l’âme et d’exprimer par le dessin et la couleur toute la complication savante de son cerveau ; l’autre a badigeonné les murs des églises en simple et fidèle ouvrier d’art qui aime son métier et ne vit que pour lui. Luini n’était pas un intellectuel ; il a donné ses œuvres comme les beaux arbres de son pays donnent leurs fruits juteux et savoureux. Cela se voit surtout dans ses travaux de jeunesse, quand il n’a encore subi aucune influence étrangère, par exemple dans ce Bain des Nymphes dont la facture si libre et si moderne rappelle parfois Puvis de Chavannes et Renoir. Quel charme naïf chez ces jeunes filles qui sortent du bain ou se déshabillent pour y entrer ! Leurs membres musclés, leur chair souple et veloutée, tout en elles crie la joie de respirer sous un ciel heureux. C’est que Luini était aussi un sage. A une époque où la guerre et la peste ravageaient le Milanais, il trouva le moyen de vivre dans une sorte de rêve, ignoré au point que nous ne connaissons guère sa biographie que par les dates de ses toiles et de ses fresques. Soit par nécessité, comme le voudrait la légende, soit peut-être simplement par désir de tranquillité, il se plut surtout dans la calme retraite des cloîtres où, pour une somme sans doute infime, mais dégagé des soucis matériels, il pouvait se donner entièrement à la profession enchantée, la mirabile e clarissima arte di pittura. Il aima particulièrement le sanctuaire de Saronno où il semble avoir fait deux longs séjours. Nulle part, en tout cas, je ne me suis senti si près de lui. Déjà, le 4 octobre 1816, Stendhal y était venu pour voir ces fresques « si touchantes » qu’il déclare avoir « tant admirées. » Comment a-t-il pu dire, un autre jour, à propos de la beauté lombarde, « qu’aucun grand peintre ne l’a rendue immortelle par ses tableaux, comme le Corrège fit pour la beauté de la Romagne et Andréa del Sarto pour la beauté florentine. » Sans relever l’étrangeté de ces comparaisons, quelle injustice pour Luini ! Je trouve au contraire que celui-ci a parfaitement fixé cette beauté dont parle Manzoni molle a un tratto e maestosa che brilla nel sangue lombardo, cette race, à la fois douce et robuste, et surtout ces femmes aux formes opulentes, aux yeux langoureux, aux narines frémissantes, aux joues fraîches que l’on devine moelleuses au toucher comme la pulpe d’un fruit mûr.

Stendhal, en parlant ainsi, oubliait également Léonard qui, au sortir de la suave mais un peu austère Toscane, sentit profondément la séduction de la Lombardie. Seulement, il y ajouta cet idéalisme raffiné et ce souci d’élégance qui est l’essence même de l’art florentin. Chaque artiste interprète la réalité avec sa vision personnelle. Vérité banale que Gœthe exprime en une formule un peu lourde, au moins dans la traduction : « La réalité est le sol nourricier où s’épanouit cette merveilleuse plante de l’art dont la racine doit plonger dans le réel, mais dont la tige doit fleurir dans l’idéal. » Suivant les tempéramens, la tige fleurit plus ou moins haut. Les fleurs de Luini sont à la portée de nos mains ; nous pouvons facilement les cueillir et en respirer les parfums.


III. — NOVARE

Pourquoi m’étais-je toujours méfié de Novare ? Il y a ainsi des villes, comme des personnes, que nous évitons pendant des années sans en savoir au juste la raison et que nous regrettons ensuite d’avoir si longtemps ignorées, lorsqu’une circonstance fortuite les met sur notre chemin. Dans mon esprit, Novare m’apparaissait comme une triste et banale ville de plaine, loin de toute montagne et de tout fleuve, surmontée d’un affreux dôme, et dont le principal intérêt était un excellent buffet aux caves renommées, dans une grande gare toujours encombrée de trains, au point de jonction de nombreux embranchemens.

Cette année, obligé par mon itinéraire de m’y arrêter quelques heures, je comptais en profiter pour la visiter rapidement. Et voici que je viens d’y vivre deux agréables journées, logé dans un vieil hôtel où les chambres sont plus vastes que tout un appartement parisien, où la cuisine et les vins sont de premier ordre. La ville est animée et bien bâtie ; et comme ses promenades sont très belles, je me suis facilement consolé de la pénurie d’œuvres d’art.

Certes, il y a un antique baptistère et une église romane ; malheureusement, il ne reste presque plus rien de la basilique primitive qui s’est peu à peu transformée en une riche construction moderne avec un atrium de colonnes corinthiennes en granit du Simplon. Il y a aussi l’église San Gaudenzio et son fameux clocher d’Antonelli dont les Novarois s’enorgueillissent et qui est presque aussi laid que l’édifice élevé par le même architecte à Turin. J’aurais pu également trouver dans les églises et les collections publiques ou particulières des tableaux de Ferrari ; mais, sur le chemin de Varallo, à quoi bon rechercher les œuvres secondaires de ce peintre ? J’ai préféré occuper mes loisirs à flâner dans les petites rues et surtout à faire le tour de la ville.

Parmi les très nombreuses cités italiennes qui ont transformé leurs rem paris en avenues ombragées, je n’en connais aucune qui ait su en tirer un meilleur parti. Ce n’est pas ici un simple boulevard circulaire, planté de marronniers que brûle l’été et dont l’aspect est si lamentable en septembre ; c’est une véritable ceinture de jardins et de pelouses avec des arbres superbes. Autour des ruines du château aux murailles rouges couvertes de lierre, il semble qu’on erre à travers les allées d’un vieux parc. Au Nord et à l’Ouest, la vue s’étend jusqu’à la merveilleuse ligne des Alpes déployées en éventail autour des campagnes lombardes ; c’est presque le même panorama qu’on aperçoit des toits de la cathédrale de Milan et qui arracha ce cri à Elisée Reclus : « Quand par une claire matinée de soleil, on voit, du haut du dôme de Milan, la plus grande partie de l’immense amphithéâtre se dérouler autour de la plaine verdoyante et de ses villes innombrables, on peut s’applaudir d’avoir vécu pour contempler un tableau si grandiose. » D’ici, on distingue même mieux le massif du mont Rose qui, par les temps clairs, se détache très net à l’horizon. Parfois, aux heures chaudes de la journée, lorsque les premières montagnes sont noyées dans la brume, il émerge seul, ainsi qu’une terre de rêve au milieu de je ne sais quel océan ; et, le soir, quand l’ombre bleue gagne déjà la plaine, il flamboie tout rose, presque irréel, fleur vermeille dans le crépuscule.

Les chutes du jour, contemplées du haut de ces jardins de Novare, s’emplissent de sérénité. Et je n’ai gardé que le mauvais souvenir d’un concert où la fanfare municipale, entre deux airs de la Tosca et de la Bohême, exécuta le finale de l’Or du Rhin. Dans le Wagner comme dans le Puccini, fit rage un admirable, mais terrible piston-solo, qui doit remporter les premiers prix aux concours, mais qui a l’étrange tort de considérer tous les morceaux comme des fantaisies écrites pour son instrument.

Quant aux soirées, elles sont délicieuses, dans ces jardins nocturnes propices aux ombres enlacées, lorsque s’avive le désir qu’a toute âme d’une autre âme pour tromper l’angoisse d’être seule devant le mystère des choses. Autour des vieux arbres à demi défeuillés et des gazons déjà flétris, rôde l’odeur de l’automne qui, elle aussi, incline à l’amour par la mélancolie.


IV. — VARALLO

Rien n’est plus charmant que le trajet de Novare à Varallo. On marche d’abord au milieu des hautes ondulations des rizières dont les épis lourds et serrés sont couchés, par vagues, comme sous une houle soudainement figée. Une douce lumière argenté la campagne matinale et se joue à travers la fine brume si caractéristique de ces régions toujours humides, brouillard impalpable mais partout présent où, selon le mot de Michelet, « flottent la fièvre et le rêve. » A l’horizon, les montagnes sont imprécises ; à peine distingue-t-on la ligne neigeuse des grandes Alpes.

A Romagnano, les collines commencent brusquement et, très vite, s’élèvent. On rejoint la Sesia dont on remonte le cours jusqu’à Varallo. Ce val, l’un des plus beaux de ceux qui descendent du massif du mont Rose, est à la fois fertile et industriel. Des arbres fruitiers, des vignes plantureuses aux épaisses guirlandes, des forêts de châtaigniers donnent à tout le pays un aspect verdoyant. Peu de fermes isolées, mais de gros bourgs avenans et prospères, suivant la mode italienne. Déjà Tacite, dans sa Germania, remarquait que les habitans de l’autre versant des Alpes espacent leurs maisons, alors que les Latins les réunissent le plus qu’ils peuvent pour former des villages, avec un souci constant de l’alignement et de l’effet d’ensemble. Ceux-ci ont toujours eu pour idéal la vie urbaine, la cité. Tout l’instinct aimable et social de la race est dans ces groupemens qui assurent plus de facilités d’existence et plus d’occasions de gaieté. Les populations que nous croisons sur la route ou dans les hameaux sont saines, riches, heureuses de vivre. Les paysannes portent de curieux costumes aux couleurs éclatantes ; elles nous sourient au passage ou nous saluent d’un geste gracieux. On sent que tous ces gens aiment le soleil et qu’il suffirait de quelques gouttes de pluie ou d’un peu de brouillard pour qu’il n’y ait plus personne dehors. Les Italiens pourraient prendre la devise de certains cadrans solaires : Sine sole sileo.

A partir de Borgosesia, les montagnes se resserrent, la vallée devient plus pittoresque. Et bientôt apparaît Varallo, dans une splendide position. Ses toits clairs se tassent au fond de la gorge, dominés pur de vertes collines derrière lesquelles surgissent de hautes montagnes. L’aspect de la ville est très particulier. Bien que l’on soit près du mont Rose, on n’a pas l’impression des bourgs alpestres. On trouve des maisons vastes et bien construites, des magasins importans, des marchés en plein air avec de riches étalages de fleurs et de fruits. Il y a aussi de grands et modernes hôtels ; mais aucun ne vaut l’antique auberge qu’on m’avait indiquée et dont la réputation centenaire se justifie toujours. On y prend ses repas sur une terrasse au décor vieillot, ombragée de vignes-vierges, suspendue en quelque sorte au-dessus de la Sesia, juste à l’embouchure du torrent Mastellone dont les truites célèbres figurent à chaque menu. Tout d’ailleurs y est exquis : poissons, perdreaux, pèches, raisins, sont parfumés comme chez moi, dans cette vallée de la Drôme chère aux gourmets, où le Dauphiné et la Provence se mêlent pour offrir ce que leur sol a de meilleur. Une fois de plus je trouve une ressemblance à bien des points de vue frappante entre mon pays et les régions des Alpes italiennes situées à ces mêmes altitudes de quatre à huit cents mètres. L’an dernier, j’avais eu cette sensation dans le Cadore, d’où Titien envoyait à son cher Arétin des gibiers et des fruits qui faisaient l’orgueil de la table la plus délicate de Venise...

La renommée de Varallo tient surtout à son Sacro Monte qui, de tous les sanctuaires de la contrée, est le plus important et le plus curieux. Il se dresse au-dessus de la ville, au sommet d’une colline boisée sur laquelle il forme une véritable cité. Vu de la vallée, quand on approche de Varallo, il rappelle ces bourgades de Toscane ou d’Ombrie dont les blanches murailles couronnent les coteaux tapissés d’oliviers. Le moine qui fonda ce pèlerinage, à la fin du xv" siècle, eut l’ambition d’en faire la nouvelle Jérusalem, et la montagne qui le porte devait, aux yeux des fidèles, représenter le Golgotha. On y monte en une demi-heure, par un chemin assez rude, aux cailloux pointus, mais à l’abri des plus vénérables châtaigniers qui se puissent voir. Rien n’est beau comme ces bois de vieux châtaigniers, parure des Alpes piémontaises : sous leur large frondaison, l’air et la lumière ne cessent de circuler ; entre les troncs, si vigoureux que rien ne peut vivre près d’eux, il n’y a pas de fourrés ni de ces coins humides encombrés d’une végétation parasite, où l’on sent grouiller tout un monde de reptiles et d’insectes ; l’ombre y est nette et claire, et le soleil seul, à travers les branchages, la troue de ses rais d’or.

Du sommet, la vue s’étend sur tout le Valsesia et sur les hauteurs qui le dominent. J’avoue que j’ai préféré jouir de ce panorama au lieu d’entrer dans chacune des quarante-cinq chapelles où des groupes en terre cuite peinte et des fresques reconstituent plus ou moins artistiquement les divers épisodes de l’histoire du Christ. J’ai simplement, au passage, regardé celles que décora Ferrari. Car, autant que pour le paysage, je suis venu à Varallo pour le plus célèbre de ses enfans, le bon peintre Gaudenzio Ferrari qui naquit à Valduggia, tout près d’ici, et habita Varallo pendant la plus grande partie de sa vie. Voilà encore un de ces artistes qui, dans tout autre pays, serait illustre. Mais l’Italie est si riche qu’elle l’a un peu dédaigné. Sa gloire n’a guère franchi la contrée où, il est vrai, la plupart de ses œuvres sont demeurées.

On a déjà une idée du talent de Ferrari quand on a vu ses tableaux de Novare, de Canobbio et de Côme, ses fresques de Verceil et de l’île d’Orta, et surtout cette magnifique coupole de Saronno, que j’ai admirée l’autre jour, et que l’Histoire de l’Art d’André Michel met au rang des principaux monumens de la peinture italienne en la comparant à celle du Corrège. Mais on ne peut vraiment le connaître qu’à Varallo et, spécialement, dans la petite église de S. Maria delle Grazie qui s’élève au pied de la montée du sanctuaire. C’est là que bat encore son cœur, sur cette place ensoleillée où l’on conserve sa maison et où ses concitoyens lui dressèrent une statue, voulant honorer, ainsi que le déclare l’inscription, celui qui s’est immortalisé « nell’ arte del dipingere e del plasticare. » Si cette fornule se comprend sur le chemin du Sacro Monte, — puisque l’artiste mit la main à quelques statues des chapelles,— elle est, d’une manière générale, trop ambitieuse. Ferrari ne peut prendre rang que parmi les peintres, mais à un rang très honorable ; et sans aller jusqu’à le compter, comme Lomazzo, parmi les sept plus grands maîtres de l’époque, il est juste de rendre hommage à ses mérites.

Avant d’entrer à S. Maria delle Grazie, j’ai voulu voir un de ses tableaux qui orne l’autel de l’église paroissiale, bâtie, au milieu de la ville, sur un rocher où l’on accède par un pittoresque escalier. Une inexactitude de Burckhardt pourrait laisser croire qu’il y a deux églises possédant un Mariage de sainte Catherine ; mais la Collegiata et San Gaudenzio ne sont qu’un même édifice. Ce tableau à six compartimens est d’une parfaite harmonie. Le Christ est très beau ; rarement fut mieux rendu ce corps sans vie qui pourtant n’est pas un cadavre puisqu’il doit ressusciter ; le fragment central représentant le mariage de sainte Catherine est également délicieux de composition et de couleur.

Mais c’est dans la fresque, comme Luini, que triomphe Ferrari, et son chef-d’œuvre est, à S. Maria delle Grazie, le vaste retable peint sur le jubé. La paroi est divisée en vingt et un panneaux retraçant l’histoire du Christ. L’ensemble n’est pas du tout monotone ; chacun des épisodes sacrés offre une remarquable variété d’exécution. A les regarder de près, il semble que Ferrari, sauf pour le dessin et la grâce, l’emporte sur Luini. Il a plus de mouvement et de puissance. Par momens, j’ai songé à Signorelli. On trouve des détails d’un naturalisme assez osé ; je ne vais pas, comme Corrado Ricci, jusqu’à parler de « modernisme. » Le vêtement déchiré d’un des flagellans, les attitudes des apôtres regardant Jésus qui lave les pieds de l’un d’eux, les effets de lumière dans la scène de l’arrestation, entre autres exemples, indiquent ses recherches et son souci de la vérité. Il lui arrive même d’exagérer. C’est ainsi que dans la grande fresque du Crucifiement, il y a de nombreux détails inutiles ou même ridicules : le diable qui torture le mauvais larron, le petit chien qui saute au premier plan, nuisent à l’émotion. On sent l’artiste ballotté entre les tendances naturalistes qu’il devait à ses origines et l’idéalisme des nouvelles écoles du centre de l’Italie ; mais ce qui justement lui assure une place à part, c’est d’avoir résisté au joug du Vinci. Quand il meurt, en 1546, on peut dire que la peinture lombarde a vécu.


V. — VARÈSE

Ce n’est pas au bord du lac de Varèse, comme une phrase un peu ambiguë le laisserait croire, que Taine souhaita d’avoir une maison de campagne ; il ne s’approcha même pas de ses rives et se contenta de le regarder de la route qui mène à Laveno. Ce fut le lac Majeur qui l’enthousiasma au point de désirer y vivre, le préférant au lac de Côme dont il ne sut pas goûter la volupté. Mais je comprendrais que la ville de Varèse eût fixé son choix, car elle est charmante et ses environs comptent parmi les coins les plus ravissans de la Lombardie. Gaie, prospère, animée, parfois même grouillante aux jours de ses célèbres marchés et de ses courses de chevaux, les Milanais l’ont adoptée comme une de leurs villégiatures préférées et y ont fait construire de riches villas. En dehors de ces périodes de fête, comme elle est ignorée des touristes, on peut y paresser tout à son aise et savourer le calme majestueux de son jardin public, l’un des plus beaux qui soient dans l’Italie du Nord. C’est le parc de l’ancienne Corte que le duc François III de Modène avait édifiée au XVIIIe siècle. Planté dans le vieux style italien, il est infiniment noble et sévère. Des charmilles centenaires encadrent de larges pelouses. Je me rappelle l’avoir vu jadis, au printemps, quand les camélias, les marronniers, les lilas, les magnoliers d’Australie aux souples fleurs blanches l’emplissaient de leurs jeunes parfums. Aujourd’hui, les senteurs moins fortes, mais plus subtiles de l’automne enfièvrent les bosquets. Dans le fond, une hauteur ombragée de sapins et de pins parasols donne à ce jardin plus de caractère encore et plus de grandeur ; de cette terrasse, la vue s’étend sur tout le lac de Varèse et jusqu’à la chaîne des Alpes occidentales que domine toujours le mont Rose. En se retournant, on aperçoit, par-dessus les toits de la ville, la Madonna del Monte et, plus loin, le Campo dei Fiori, qui surplombe de mille mètres la plaine, incomparable belvédère où, depuis quelques jours, hélas ! on monte en funiculaire. Déjà un chemin de fer à crémaillère avait déshonoré l’illustre pèlerinage de la Madonna que l’on gravissait jadis à pied ou en charrette à bœufs, par un rude chemin de croix aux interminables lacets. Comme on savourait mieux alors la joie de s’élever peu à peu et de découvrir à chaque tournant une plus vaste étendue ! Du sommet, le panorama est grandiose. Le regard embrasse toute la Lombardie jusqu’à Milan que l’on devine à l’horizon. On distingue six lacs : à gauche, celui de Côme ; devant soi, celui de Varèse ; à droite, les petits lacs de Biandronno, de Monate et de Comabbio ; enfin, très loin derrière eux, deux morceaux du Majeur. C’est sans doute ce qui faisait compter jusqu’à sept lacs par Stendhal qui s’écriait : « Ensemble magnifique… on peut courir la France et l’Allemagne sans avoir de ces sensations-là ! » Il est certain que peu de vues sont aussi splendides, surtout vers le soir, quand les masses d’eau miroitent au soleil couchant comme des reliquaires d’or. Mais, malgré son cri d’admiration, ce jour-là, 24 juin 1817, Beyle était profondément triste, triste au point de regarder à peine les femmes qui l’accompagnaient dans sa promenade et dont deux au moins, nous dit-il, étaient très belles. « N’ayant pas le temps d’être amoureux d’aucune d’elles, je le suis de l’Italie. Je ne puis vaincre ma mélancolie de quitter ce pays… » Et sans doute il était sincère ; mais à ce regret se joignait un souvenir qui lui mettait aux lèvres un goût d’amertume. Il se rappelait une autre ascension, faite six ans avant, par un beau matin d’octobre « où le soleil se levait environné de vapeurs, où les coteaux inférieurs paraissaient des îles au milieu d’une mer de nuées blanches. » Comme il montait allègrement alors ! Il allait retrouver Angelina Pietragrua qu’il avait connue dans sa jeunesse, qu’il venait de revoir plus belle encore que son amour l’avait imaginée pendant les années de séparation, et qui s’était enfin donnée à lui. Mais, hélas ! la Madonna del Monte ne fut guère favorable aux amans. Bien que le frère du curé lui eût confié la benedetta chiave, la clef de la porte qui faisait communiquer son appartement avec le péristyle de l’église, il ne put rejoindre la jolie Milanaise. Soit pour exciter son amour, soit réellement parce que la jalousie de son mari était éveillée, elle s’arrangea pour lui échapper. Sur cette terrasse d’où je contemple l’admirable panorama, Beyle médita sur l’amour et attendit vainement celle qu’il devait plus tard traiter de « coquine. » Un siècle après, presque jour pour jour, je ne sais quelle grâce plus émouvante ce souvenir ajoute au paysage, à ce paysage que ses yeux, fixés ailleurs, regardaient mais ne voyaient pas.


VI. — CÔME

Comment quitter la Lombardie et repasser les Alpes sans m’arrêter au bord de ce Lario où j’ai si souvent promené mes flâneries et mes rêves qu’il me semble y avoir vécu des années ? Mais, cette fois, au lieu de séjourner à Bellagio ou à Cadenabbia, je veux rester à Côme même et subir le charme de cette ville qui est plus aujourd’hui la cité de Volta que celle de Pietro da Bregia, l’architecte du Dôme et du Broletto, mais où l’on peut encore trouver de pures joies d’art.

Je me souviens d’avoir, à la suite de Maurice Barrès, raillé Taine qui, dans son Voyage en Italie, réserve plus de pages à la cathédrale de Côme qu’au lac sur les rives duquel il arrivait. Et certes, je ne me dédis pas entièrement, car le chapitre de Taine reste bien amusant. Quand l’auteur quitte Milan, il exulte : « Après trois mois passés devant des tableaux et des statues, on est comme un homme qui pendant trois mois a dîné tous les jours en ville ; donnez-moi du pain et pas d’ananas. On monte en chemin de fer l’esprit léger, sachant qu’à l’arrivée on trouvera des eaux, des arbres, des montagnes véritables, que les paysages n’auront plus trois pieds de long et ne seront plus enfermés dans quatre baguettes d’or… » Et, le lendemain, après avoir fait le tour du lac sans descendre de bateau, il consacre une courte page aux merveilles qu’il a eues sous les yeux et qu’il semblait désirer avec tant d’ardeur ; puis il ne résiste pas à la tentation d’aller visiter le Dôme et il écrit tout un chapitre où il disserte longuement sur l’heureux mélange de l’italien et du gothique et sur l’esprit de la Renaissance.

Maintenant que j’ai pu regarder en détail cette cathédrale, je comprends l’enthousiasme de Taine. Même à la fin d’un voyage d’Italie, elle peut retenir et séduire le touriste en quête de beauté. À côté du si joli Broletto de marbre tricolore, dont on dut amputer un tiers pour lui donner son plein développement, la façade est infiniment originale avec ses trois divisions marquées par des cordons verticaux de statues superposées. La partie médiane est particulièrement ouvragée et d’une grande richesse décorative. Le portail central, surmonté d’une rangée de cinq hautes figures et d’une rosace entourée de niches, est flanqué, à gauche et à droite, d’élégantes et minces fenêtres au-dessous desquelles sont les célèbres statues assises des deux Pline. Je remarque qu’il y a partout abondance de statues ; les bords des fenêtres en sont eux-mêmes garnis ; on en compterait peut-être une centaine sur cette façade qui, à cause des vastes espaces plats, paraît au premier abord presque nue. Les détails d’architecture sont tantôt gothiques, tantôt renaissance ; rarement se voit mieux, matérialisée dans le marbre, la lutte des tendances qui se partagèrent le XVe siècle. Ces œuvres de transition ont d’ailleurs une simplicité et une vigueur d’accent qui témoignent d’un art jeune et sain. Sans doute, comme Taine le constate, des naïvetés, des imitations trop littérales des formes réelles indiquent un esprit qui n’a pas encore atteint tout son essor ; les cambrures exagérées, les chevelures surabondantes montrent les excès et la sève irrégulière de l’invention ; mais ce désir de rendre et d’exprimer la vie a, dans ses gaucheries, plus de séduction que bien des perfections trop savantes et trop froides. Du reste, ainsi que je l’ai noté déjà tant de fois, la sculpture lombarde est surtout ornementale et n’a pour but que de concourir à l’effet d’ensemble ; les artistes sont des décorateurs plus que des statuaires. On s’en rend encore mieux compte devant les deux portes qui s’ouvrent sur les côtés de la cathédrale. Celle du midi serait de Bramante ; bien qu’on l’ait contesté, il me semble qu’elle porte sa marque : l’ampleur du dessin, la sobriété des détails, la fermeté des lignes, la noblesse de l’ensemble sont en tout cas dignes du grand architecte. J’en ai une nouvelle confirmation en regardant l’autre porte, celle des frères Rodari, que l’on appelle généralement la Porta della Rana, à cause d’une grenouille sculptée dans l’un des piliers. On devine que les deux artistes lombards ont voulu faire mieux que le modèle dont ils s’inspiraient ; ils n’ont réussi qu’à faire plus riche et plus touffu, trop riche et trop touffu. Pourquoi, sur l’entablement, ces figures et cette niche surmontée à son tour de statues ? Pourquoi ces immenses colonnes ciselées et chargées d’ornemens comme des supports d’autel ? Je reconnais bien là les mains et l’esprit des artisans qui travaillèrent au Dôme de Milan ou à la Chartreuse de Pavie...

Mais ne faisons pas comme Taine et donnons ces dernières heures au lac, A la fin de mars dernier, revenant de Tolède et des âpres plateaux de Castille, j’éprouvai une telle allégresse physique en arrivant sur ces bords que jamais ils ne m’avaient paru aussi beaux ; je déclarai qu’à la neuve saison, mieux qu’à l’automne, s’en goûtait le charme prenant. Ce n’est vrai qu’à un point de vue : la joie des yeux est plus complète au printemps. A travers l’atmosphère que n’ont pas encore souillée toutes les poussières de l’été, les moindres détails du sol apparaissent. Les collines, qui ferment si harmonieusement les rives sans les emprisonner, se colorent de nuances plus délicates ; elles dessinent mieux leurs courbes fines et leurs souples ondulations ; les arbres défeuillés ne les cachent pas sous le ton uniforme de leur ramure. La neige, qui recouvre encore les cimes, détache les crêtes et les pics sur l’azur et fait en même temps le plus émouvant contraste avec les arbres en fleurs. Et parfois l’on peut voir, au flanc de la même montagne, les pêchers agiter leurs écharpes roses au-dessous des forêts saupoudrées de givre, comme dans les contes de Noël.

Mais la profonde poésie de ce lac, son incomparable séduction voluptueuse ne se déploient vraiment qu’en septembre, quand la langueur et les parfums de l’été finissant flottent autour de nous en un perpétuel encens. Dans les allées embaumées des jardins, on songe aux bosquets du Tasse où, sous la persuasion odorante des fleurs, un héros sentit sa haine faire place à l’amour. Si d’autres lacs sont trop froids et trop étrangers à nos sentimens, celui-ci est plutôt trop soumis à nos désirs et trop favorable à notre sensualité. Les vrais amans y souffrent parfois de tant d’inutiles complicités et de joies qu’ils ne tirent pas entièrement de leur propre ardeur.

J’ai voulu retourner à pied jusqu’à Cernobbio pour revoir la villa d’Este, refaire le chemin que j’avais parcouru la première fois que je vins à Côme, En douze années, que de changemens ! Une multitude de maisons se sont élevées au bord de la route qui semble aujourd’hui la rue d’une seule ville s’étendant tout au long du rivage. Le progrès est toujours hostile à la nature et ennemi du pittoresque. Bientôt on ne marchera plus qu’entre des murs. Et comme la chaussée sera de plus en plus encombrée par les tramways et les automobiles, il faudra renoncer à cette promenade jadis délicieuse. Ah ! l’heureux temps où ces coins étaient si tranquilles, où l’on croisait seulement de paisibles touristes et de beaux équipages, où même, lorsqu’on longeait des propriétés privées, les arbres et les fleurs se penchaient si aimablement par-dessus les terrasses et à travers les grilles qu’on avait l’illusion de suivre les allées d’un parc ! Pauvres verdures d’aujourd’hui, que vous avez l’air honteux et misérable sous votre linceul poussiéreux ! Hélas ! rives trop magnifiques, c’est la rançon de votre beauté qui mourra de sa gloire même, comme ce laurier des Iles Borromées sur lequel Bonaparte, à la veille de Marengo, aurait, d’après la légende, gravé le mot de Victoire, et qui ne put survivre aux mutilations de ses trop fervens admirateurs !

Pour trouver un peu de calme, il faut se réfugier sur la côte orientale, vers Torno où s’arrête la route carrossable, et prendre le sentier muletier qui conduit à la villa Pliniana. Là, c’est la solitude, comme au temps de Pline. Celui-ci possédait au moins trois maisons de campagne sur ce lac. Celles qu’il appelait Tragœdia et Comœdia, à cause de leur situation, l’une sur la hauteur, l’autre tout près de l’eau, « l’une portée sur des cothurnes et l’autre sur d’humbles socques, » devaient être aux environs de Lenno où des fûts de colonnes et des chapiteaux immergés témoignent de l’existence de somptueux édifices. La troisième s’élevait sur l’emplacement de l’actuelle villa Pliniana, à côté de la source intermittente qui l’intrigua si fort et au sujet de laquelle il énumère, dans une lettre à Licinius Sura, toutes les explications qui lui semblaient plausibles du phénomène. C’est un des lieux les plus farouches de ces bords d’habitude si amènes ; et l’on comprend que ce cadre hostile, presque mystérieux, ait ajouté à l’étonnement et à l’effroi des anciens. Seul le lac sourit entre les troncs noirs des cyprès. Il palpite doucement dans la clarté du plein midi éblouissant, ainsi que l’a dépeint Carducci :


... palpitò il layo di Virgilio, come
velo di sposa
che s’apre al bacio del promesso amore.


De ce coin solitaire, si près de Côme et si désert, où ne parviennent pas les échos des rives aujourd’hui trop bruyantes, c’est un peu du lac de Virgile et de Pline que je vois frémir sous l’ardente lumière, dans la langueur de l’automne, comme frémissait tout le Lario, il y a deux mille ans, sous un plus jeune soleil, dans un décor moins apprêté.


GABRIEL FAURE.