Heures de récréation/01/03

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Eugène Ardant et Cie (p. 14-19).

iii. — Un bienfait n’est jamais perdu.


Le lendemain de ce jour, le premier qui marqua sa vie, Pierre se jeta dans son batelet et se mit à l’examiner de tous les côtés… mais que l’on juge de sa surprise lorsqu’en soulevant une natte de paille, il aperçut un petit baril de poudre, une belle carnassière, un sac de plomb et un charmant petit fusil de chasse, auquel un papier était attaché. Pierre ne savait pas lire ; il appela son père, qui, avec bien de la peine, parvint à épeler ces mots : La Providence envoie ceci à Pierre, parce qu’il a fait hier une bonne action.

Émeriau croisa les bras, ses sourcils noirs et épais se froncèrent ; mais il ne dit rien, et Pierre courut tout joyeux raconter à sa mère que le Ciel venait de lui faire don d’un beau fusil et d’une carnassière plus jolie que toutes celles qu’il avait vues jusqu’alors. Il chargea son fusil, et passa la journée à conduire son petit canot et à tirer les oiseaux de mer qu’il voyait voler à peu de distance. Il styla une petite chienne nommée Bianca, à lui rapporter le gibier qui tombait sur le rivage ou sur les bords de la mer, et il devint bientôt aussi habile à la chasse qu’à la pêche.

Un an après, Pierre aperçut, en sautant un matin dans son canot, un paquet assez volumineux : Oh ! c’est pour moi ! s’écria-t-il en saisissant un papier où il épela cette fois lui-même : La Providence veille sur Pierre. Le paquet contenait un habillement complet de matelot. Pierre sauta de joie et courut au bateau ; sa mère l’aida à s’habiller, et le trouva si beau, qu’elle pria en grâce son mari d’aller passer les fêtes de Pâques chez le père de Loubette.

Le bateau d’Émeriau était alors mouillé près des marais ; il y consentit ; peut-être partageait-il aussi l’orgueil de sa femme, et était-il bien aise de montrer à son frère la force et la grâce de son fils. On nous croit des sauvages sans tournure et sans manières, pensait-il ; on verra si les flots, le travail et la solitude ont fait de Pierre une brute !

Les fêtes de Pâques arrivèrent ; Émeriau, suivi de sa famille, fit prendre à son bateau le chemin qui conduisait aux marais, et au bout de quelques heures il fut à la porte de son frère. Une petite fille de huit à neuf ans était assise sur le seuil, elle filait ; c’était Loubette ! La joie fut grande dans la hutte, et le festin du soir, riche de poissons et de gibier, se passa au milieu de cette gaieté franche et communicative que le travail et le contentement de soi-même savent seuls donner.

Les deux enfants s’examinaient de la tête aux pieds ; timides et muets d’abord, ils s’étaient rapprochés l’un de l’autre, avaient échangé un regard bienveillant, et lorsque vint l’heure de se livrer au sommeil, leurs petites mains s’étaient jointes, ils causaient ! Pierre et Loubette s’embrassèrent et se promirent pour le lendemain une journée de plaisir.

Loubette possédait cette grâce enfantine que la nature donne et que l’art ôte presque toujours ; elle ne s’occupait qu’à aider sa mère dans les soins du ménage, et n’avait jamais songé à la différence qu’il y a, entre la laideur et la beauté. Sa toilette était toujours propre ; elle ne se tachait pas, ne se déchirait pas, comme faisaient la plupart de ses petites voisines, et il régnait dans toute sa personne un air d’ordre et de douce gaieté qui faisait que chacun l’aimait, et que toutes les mères l’offraient pour exemple à leurs filles.

— As-tu vu comme Loubette est gentille ? disait Pierre le lendemain à sa mère, occupée à lui nouer autour de la taille une large ceinture de laine rouge ; son joli costume ressemble par les couleurs, au plumage si varié des beaux oiseaux que j’abats sur la côte !

Sa mère sourit, lui donna une tape sur la joue, et, le regardant avec un orgueilleux amour, elle dit :

— Et toi aussi, mon garçon, tu es gentil et tu as de beaux habits, comme Loubette.

— Allons, allons ! interrompit le père qui fumait dans un coin, ce sont-là de ces choses qu’on ne dit pas à un homme, quelque enfant qu’il soit encore. Qu’est-ce c’est que d’être beau ? à quoi ça mène-t-il ? Je fais moins de cas de ça que de la fumée qui sort de ma pipe. Loubette est une poupée que sa mère adonise de son mieux ; je n’y trouve pas à redire ; l’enfant est laborieuse, propre, obéissante, et puis c’est une fille ; mais dame ! qu’on me laisse mon garçon ce qu’il est, et qu’on ne s’occupe pas de sa toilette et de son visage ; comme si, de retour au bateau, il allait pouvoir s’asseoir à mes côtés et me regarder travailler les bras croisés.

Pierre fit un saut vers son père, et, jetant ses bras autour de son cou, il lui dit :

— Sols tranquille, je fumerai et je travaillerai tout comme toi, car je veux être un homme ; mais cela n’empêchera pas que j’aime les beaux habits et que je trouve Loubette gentille.

À son tour, le père sourit, Pierre ne pensait guère à l’avenir ; l’avenir était pour lui le soir de la journée ou le matin du lendemain ; sa pensée n’allait pas au-delà. Il courut trouver Loubette et l’emporta suspendue à son cou : Loubette était aussi petite et aussi délicate que Pierre était grand et fort. Il se rendit avec elle dans son joli petit batelet, et promena longtemps la jeune enfant sur les canaux qui coupaient alors les marais nouvellement formés par la retraite des eaux de la mer. Loubette riait et habillait de tout ce qu’elle voyait ; sa petite figure rose et éveillée faisait ressortir les beaux traits mâles et graves de son jeune cousin. Tout à coup Pierre saisit son fusil, il a vu une sarcelle raser la mer ; il l’ajuste, il suit ses mouvements… ; son fusil s’élève et se baisse deux fois en une minute, Bianca est à ses côtés, l’oreille dressée, le nez au vent. Le coup parti elle tressaille au bruit de l’explosion et, prompte comme l’éclair, elle s’élance à la nage.

— Ô pauvre petit animal ! dit Loubette en voyant sauter Bianca dans le bateau et laisser tomber au pied de son maître la sarcelle ensanglantée, mais dont les ailes s’agitaient encore dans une douloureuse agonie, oh ! comme il souffre, comme il s’agite !

Et Loubette se mit à pleurer ; alors Pierre, le cœur gros, cacha vite l’oiseau au fond de sa carnassière, et se rapprochant de sa cousine, qu’il aimait comme une sœur et qu’il appelait souvent ainsi, il lui demanda pardon du chagrin qu’il venait de lui causer.

— Chère Loubette, lui dit-il, elle est morte à présent, elle ne souffre plus ; tiens, regarde, ajouta-t-il.

Loubette leva ses yeux pleins de larmes, et, ne voyant plus la sarcelle, elle essuya ses pleurs et sourit à Pierre. Le bateau voguait lentement, Bianca s’était couchée haletante aux pieds des deux enfants ; le soleil écartait loin de ses beaux rayons d’or les nuages grisâtres qui s’amoncèlent presque toujours sur le ciel de la Bretagne ; la soirée était calme et majestueuse ; des oiseaux chantaient dans les touffes d’arbres épars au bord des marais ; l’onde n’avait pas une ride ; la barque glissait moelleuse et silencieuse, et l’âme des deux enfants s’élevait vers le créateur de toutes choses ; leur prière muette, solitaire, ignorée d’eux-mêmes, faisait battre leur cœur d’un saint enthousiasme. Pierre songeait aux cadeaux qu’il avait reçus ; la joie la plus pure brillait dans ses yeux :

— Dieu veille sur moi, Loubette ! s’écria-t-il. Tu vois ce bateau, mes armes et mes vêtements ? Eh bien ! Dieu m’a envoyé tout cela ; prions-le de veiller aussi sur toi, Loubette.

Les deux enfants s’agenouillèrent, et joignant leurs petites mains avec une ferveur qui leur avait été inconnue jusqu’alors, ils demandèrent à Dieu de prendre soin des petits Colliberts et de ne jamais les séparer ; puis, le sourire sur le lèvres et des larmes dans les yeux, ils sautèrent sur le rivage, où le bateau venait de toucher, et en peu de moments ils furent de retour à la hutte.

Plusieurs jours s’écoulèrent, jours de paix et de bonheur, qui laissèrent dans le cœur de Pierre et de Loubette une trace ineffaçable. Ce que l’un voulait, il était bien rare que l’autre ne le voulût pas. Jamais de mots aigres, jamais de bouderies entre eux. Loubette était douce et prévenante ; Pierre, qui n’avait d’autre défaut que celui d’être emporté, réprimait la vivacité de son caractère et était toujours prêt à sacrifier ses goûts à ceux de Loubette. Il lui demandait chaque matin :

— Que veux-tu faire aujourd’hui, petite sœur ? et il ne la contredisait jamais.

— C’est une enfant, disait-il souvent à son père, elle est bien plus jeune que moi ; je dois donc la protéger et la rendre heureuse dans tout ce qu’elle désire.

— Si je te laissais ici longtemps, lui répondait alors son père, tu deviendrais aussi doux, aussi poli que les messieurs des villes : ce n’est pas cela qu’il me faut dans notre bateau. J’ai besoin d’un bon travailleur, et j’ai peur que tu ne prennes ici l’habitude de la fainéantise.

Pierre sentait au fond du cœur que son père avait raison, et qu’il aurait peut-être de la peine à se remettre au travail et à se trouver parfaitement heureux dans son bateau solitaire.

— Nos enfants seront le soutien de notre vieillesse, disait l’oncle en regardant Pierre et Loubette marcher l’un près de l’autre, se tenant par la main.

— Il en sera ce que Dieu voudra, répétait Émeriau en tapant sur l’épaule de son frère ; mais nous avons du temps devant nous, et il y aura bien du poisson de séché au soleil, d’ici là.