Heures de récréation/01/05

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Eugène Ardant et Cie (p. 25-29).

v. — Les fêtes de Noël.


Lorsque le père de Loubette eut expliqué à son curé comment Pierre avait trouvé tout à coup le sac d’argent sur la banquette de son canot, le curé lui répondit en souriant :

— Dieu a voulu vous sauver, bénissez Dieu, mon fils, et profitez de ses bienfaits.

Le père de Loubette remercia le curé, rendit grâce à la Providence, et courut payer sa dette.

Pierre, fidèle à sa promesse, s’arracha des bras de sa tante et de son oncle ; il promit de revenir avec son père aux fêtes de Noël, ainsi qu’il avait eu coutume de faire depuis deux ans, et dirigea son canot vers le bateau paternel.

La joie la plus douce remplissait son cœur ; il revint en riant et en chantant tour à tour : — Que Dieu soit béni ! répétait-il souvent ; j’ai sauvé mon oncle et ma tante ; j’ai changé leurs larmes en joie, et je laisse Loubette aussi joyeuse que je l’avais trouvée triste.

Pierre raconta à son père tout ce qui était arrivé dans la hutte. Le brave Émeriau le pressa dans ses bras, et loua son courage et son bon cœur. Il n’y a rien qui puisse rendre aussi heureux que les louanges qu’on reçoit de ses parents ou de ses maîtres ; Pierre passa des bras de son père, dans ceux de sa mère, et durant bien des jours sa physionomie exprima la plus douce gaieté et le plus grand contentement de lui-même.

Les fêtes de Noël arrivèrent. Pierre se mit à fourbir son fusil, à nettoyer sa carnassière, et il revêtit ses plus beaux habits : mais le jour où l’on avait coutume de partir s’écoula plus d’à moitié sans qu’il vît faire à ses parents le moindre préparatif de départ.

— Chère mère, se hasarda-t-il à dire, la journée est bien avancée, ne pourriez-vous presser mon père, nous n’arriverons que dans la nuit.

Mais sa mère, sans lui répondre, se détourna et feignit de remettre du bois au feu. Pierre se retira en silence ; il fut s’asseoir sur l’arrière du bateau, et se creusa la tête pour savoir ce qui avait pu empêcher son père de partir. Il se rappela que tout le jour sa mère avait paru triste, et que son père avait évité de lui parler.

— Qu’est-ce qui se passe donc ? pensait Pierre, quelque malheur nous menacerait-il ? Pourquoi alors m’en faire un mystère ? Je suis presque un homme à présent !

Et voyant son père occupé à retirer ses filets, où se déballaient d’énormes poissons, il quitta sa place et d’un bond fut auprès de lui. — Aide-moi, lui dit son père ; la pêche est plus abondante que je ne l’aurais cru.

— Est-ce pour la pêche que vous êtes resté, mon père ? dit Pierre en s’empressant à retirer les poissons et à les jeter dans le fond du bateau. Émeriau ne répondit pas à son fils. Le soleil se coucha, et la famille rentra dans la cabane. On se mit à table pour souper ; Pierre avait le cœur gros, il ne mangea presque pas.

— Qu’est-ce que cela signifie ? dit Émeriau en lui frappant sur l’épaule, l’appétit ne va pas, et l’on dirait que tu as la larme à l’œil : fi ! mon garçon, cela ne convient pas à un homme ; il faut rire, travailler et manger, je ne connais que cela !

— D’où vient, mon père, interrompit Pierre en s’enhardissant peu à peu, d’où vient que nous ne sommes pas partis ce matin comme de coutume pour aller voir mon oncle ?

— Il paraît que cela t’occupe bien, mon garçon, car voici la deuxième fois que tu me fais cette question.

— Je vois bien, reprit Pierre, qu’il y a quelque empêchement qu’on ne veut pas me dire.

— Et si cela était, interrompit son père, tu commettrais une faute en nous questionnant ; il me semble que tu dois savoir que nous avons plus d’expérience et plus de raison que toi.

— Oui, mon père, répondit Pierre, ce que vous faites est toujours bien fait. Si je me suis permis cette question, ajouta-t-il, c’est que j’espérais que je n’étais plus un enfant, et que vous aviez confiance en moi.

Une grosse larme brilla alors au bord d’une des paupières du bon petit jeune homme ; et comme il faisait de grands efforts pour qu’elle ne vînt pas à tomber, son père en eut pitié, et jetant un regard à sa femme, qui paraissait aussi sur le point de pleurer :

— Allons, enfant, allons, femme, qu’est-ce que cela veut dire ? ne croirait-on pas, à voir vos figures renversées, que le bateau va couler à fond, ou que la rivière n’aura plus de poissons ? Allons, allons, j’aime qu’on n’ait pas de souci. Ta main, mon garçon ; je n’ai pas de secret pour toi ; tu sauras demain pourquoi nous ne sommes pas allés chez ton oncle ; et d’abord je puis te dire aujourd’hui une de nos raisons, c’est que nous attendons ton oncle demain.

— Mon oncle ! répéta Pierre, tout surpris de cette nouvelle, car son oncle n’était jamais venu les voir ; et viendra-t-il seul, ou avec Loubette ? ajouta-t-il aussitôt.

— Il viendra seul.

Pierre fit la moue ; il n’était pas content, il estropia un beau panier d’osier qu’il voulut achever durant la veillée, et quand vint l’heure de se coucher, il s’étendit sur son lit d’herbes sèches et de roseaux sans pouvoir s’endormir…

— Mon oncle viendra et il viendra seul !

Cette pensée, qu’il retournait de cent façons, ne s’éloignait que pour faire place à celle-ci :

— Tu sauras demain pourquoi nous ne sommes pas allés chez ton oncle. Il y avait donc une autre raison ; quelle pouvait être cette raison ?

Voilà ce que Pierre se demanda une grande partie de la nuit. Enfin il s’endormit (à son âge le sommeil est toujours le plus fort), et lorsqu’il s’éveilla il était grand jour.

Il se leva en toute hâte, mais ce qu’il fit se ressentit de sa mauvaise humeur : il jeta mal ses filets, il ne put atteindre au vol aucun des oiseaux qu’il abattait ordinairement du premier coup, et il passa une grosse heure à regarder les nuages courir et les vagues s’élever ; car les vagues et les nuages étaient les seuls objets de distraction qu’il eût autour de lui. L’enfance de Pierre s’était passée dans le travail ; il n’avait jamais connu ce qu’on appelle les heures de récréation, il ne s’était jamais amusé avec un joujou : les toupies, les cerceaux, les quilles, les cerfs-volants, les tambours, les ballons, les chevaux de bois, tout cela lui était inconnu. Et maintenant qu’il entrait dans l’adolescence, car il était dans sa quinzième année, il n’avait d’autre livre pour se distraire qu’un livre de prières, et il les savait toutes par cœur, à force de les avoir épelées avant de pouvoir les lire couramment.

Il était plus de midi lorsque l’oncle arriva ; il s’enferma avec Émeriau et sa femme ; et Pierre, inquiet sans trop savoir pourquoi, s’assit à l’autre bout du bateau.