Heures de récréation/01/10

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Eugène Ardant et Cie (p. 51-57).

x. — La petite Jeanne.


Lorsque la pauvre famille fut installée, que la bonne humeur de Madeleine fut revenue, et que le respectable curé se fut un peu reposé, on se mit à table, et Madeleine servit le dîner. Il consistait en une soupe grasse, le bœuf et un plat de choux. Le curé vivait très-sobrement ; il aimait mieux se priver de beaucoup de bonnes choses, et venir au secours de ses paroissiens, qui n’avaient souvent que du pain à manger et de l’eau à boire.

Ce sont des hommes comme moi, avait-il coutume de dire : pourquoi ne me priverais-je pas pour leur procurer et temps en temps un bon morceau !

Quand le repas tut fini, Pierre se rendit à la hutte de son oncle ; sa tante et Loubette étaient seules occupées à filer ; l’oncle était aux champs.

Pierre se mit à raconter la belle promenade qu’il avait faite avec le curé ; il parle de l’hospitalité du bon fermier, des beaux meubles qu’il avait vus chez lui : puis il fit une peinture touchante de l’arrivée de la pauvre famille incendiée ; il parla de la grâce, de la gentillesse de la petite Jeanne, et, avant qu’il fût arrivé à dire que le curé s’était chargé de la mère, il avait tellement ému Loubette et sa tante, que toutes deux pleuraient.

— Pauvre petite, répétait Loubette, voilà son frère bien placé ; mais elle, il faudra qu’elle recommence à courir pour demander son pain : pauvre enfant, si petite ! les forces lui manqueront !

— Hélas ! oui, dit Pierre, elle est délicate, et ses petits pieds sont tout écorchés.

— Ah, mon Dieu ! Ce fut au tour de la mère de s’attendrir sur le sort de la pauvre enfant.

— Quel dommage que cette hutte soit si petite !

Et l’excellente femme promenait ses yeux autour d’elle.

— Ô maman ! s’écria Loubette qui devinait sa pensée, ne t’inquiète pas, je lui donnerai la nuit la moitié de mon lit, et pendant le jour je la mettrai tout près de moi ; elle ne tiendra pas du tout de place, je te le promets, maman !

La mère sourit.

— Et qui lui fera ses vêtements ?

— Ce sera moi, maman, s’écria Loubette. Au lieu de filer le soir une quenouillée, j’en filerai deux ; au lieu de me lever après le soleil, je me lèverai au point du jour, et je tricoterai des jupes, des bas ! Tu verras, maman, tu verras !

Pierre se jeta au cou de Loubette et de sa tante, en répétant :

— Ah ! quel bonheur ! vous prendrez Jeanne, vous aurez soin de Jeanne !

— Reste à savoir si ton oncle le voudra, dit la mère de Loubette en prenant un air plus sérieux : il est le maître ici.

— Ah mon Dieu s’il n’allait pas vouloir, s’écrièrent les deux enfants ; puis, presqu’au même instant, ils ajoutèrent en sautant :

— Oh ! il le voudra bien !

L’oncle revint : on lui conta l’histoire de la petite Jeanne, et on tâcha de l’amener à deviner ce qu’on attendait, ce qu’on désirait de lui ; l’oncle avait un excellent cœur, mais il aimait ses aises, une grande tranquillité, et il s’effraya à l’idée d’avoir un enfant si jeune autour de lui.

— Viens-ici, lui dit sa femme.

Ils sortirent et causèrent bas tous les deux. Cependant Pierre entendit ces mots :

— Lorsqu’elle fera sa première communion..

Et puis :

— Et ce sera bientôt.

— Tu as raison. Eh bien ! puisqu’il y aura place.

— Cependant, prendre une enfant sans l’avoir seulement vue !

— Ah ! cher oncle, s’écria Pierre en s’élançant de la hutte au cou de son oncle, si ce n’est que cela, je vais vous l’aller chercher tout de suite.

— Qu’est-ce que tu dis, est-ce qu’elle est ici ? Il n’était pas besoin alors de me demander permission. Il me semble, mon garçon, que tu as agis bien légèrement.

— Je ne mérite point de reproches, cher oncle : quand vous saurez la fin de l’histoire vous verrez qu’il y a grand besoin de votre permission, et que Jeanne est grâce au ciel à l’abri, si le malheur veut que vous ne vouliez pas d’elle !

Il raconta alors comment le respectable curé s’était chargé de la pauvre aveugle et avait déclaré qu’il garderait aussi la petite Jeanne, si l’oncle de son élève ne pouvait pas s’en charger !

— Eh que ne disais-tu donc cela tout de suite, mon garçon ! allons, allons, n’en parlons plus, c’est une affaire arrangée ; la petite viendra quand elle voudra ; certes nous ne démentirons pas la bonne opinion que M. le curé a eue de nous en pensant que nous nous chargerions de cet enfant… Là, là, ne m’étouffez pas ! ne dirait-on pas que vous aviez peur d’être refusés par moi ; je suis à mon aise, grâce à Dieu, à mes bras, et à ma bonne ménagère ! Allons, femmes, voilà un surcroît de besogne qui vous tombe, il faudra tirer l’aiguille plus longtemps et plus vite, il faudra mettre plus de pain au four et vous serrer davantage l’hiver au coin du feu ; quand je dis l’hiver, je veux parler de celui-ci, car pour ce qui est de l’autre… allons allons ! d’ici là il y aura, comme dit mon frère, bien du poisson de séché au soleil.

Pierre quitta son oncle, sa tante et Loubette le cœur bien joyeux ; il ne fit qu’une course de la hutte au presbytère, le bonheur rend si léger.

— On prendra Jeanne chez mon oncle, s’écria-t-il en se jetant dans les bras du curé, on la prendra ; j’en étais bien sûr, et demain je partirai avec François ! le bon Dieu me sera encore propice.

La pauvre aveugle fut placée avec sa fille dans un bon lit au lieu d’être encore couchée dans une grange sur un peu de paille ; et l’on coucha son fils près d’elle sur une longue bergère. La mère et les enfants s’endormirent après avoir remercié Dieu. Et les anges du ciel étendirent leurs ailes, sur eux et leur envoyèrent de doux songes.

Le lendemain, Loubette et son père vinrent eux-mêmes au presbytère ; ils trouvèrent la petite Jeanne ce qu’elle était, une fort innocente enfant, et ils l’emmenèrent à la hutte ; Jeanne pleura bien un peu en quittant sa mère ; mais elle allait si près d’elle, et Loubette était si caressante, si gracieuse, que le sourire remplaça bien vite les pleurs. Elles n’étaient pas encore arrivées à la hutte, que déjà la petite Jeanne avait fait une ample connaissance avec Loubette, et appelait sa bonne amie.

Pendant ce temps Pierre rappropriait François de son mieux ; il avait acheté une petite veste et un pantalon à une brave femme dont le fils était mort il y avait quelques mois ; ses petites épargnes étaient toutes passées à cet achat. Mais il était plus joyeux que s’il les avait employées à se procurer de beaux vêtements pour lui-même. La joie de François fut bien grande quand il se vit si bien paré ; il promena les mains de sa mère sur ses nouveaux habits, et la pauvre femme fut si ravie de savoir que son fils n’était plus en guenilles qu’elle supporta avec courage cette nouvelle séparation :

— Va, cher enfant, lui dit-elle, va avec ce brave petit monsieur ; aime-le et respecte-le bien.

François pleura beaucoup en quittant sa mère ; il était fort inquiet de savoir qui la conduirait par la main lorsqu’elle sortirait.

— Ce sera ma petite Bianca, s’écria Pierre ; je vais la lui laisser, elle est douce comme un mouton et en lui attachant un ruban au cou, elle conduira ta mère à la hutte où est sa petite Jeanne.

Lorsque François fut rassuré sur ce point, qui l’occupait plus que le reste, il prit enfin son parti, et durant le petit voyage il fut gai et plein de prévenances pour son jeune bienfaiteur. Lorsqu’ils arrivèrent au bateau d’Émeriau, Pierre sentit son cœur battre bien fort, de joie d’abord, puis d’embarras. Enfin, prenant son parti, il dit à François de rester tranquille dans le canot et il sauta dans le bateau paternel. Sa mère et son père soupaient dans la cabane. Lorsque les premiers moments de joie furent passés, Pierre raconta l’histoire du vieillard et de la pauvre aveugle à peu près de la même manière qu’il l’avait racontée à sa tante et à son oncle. Et son père et sa mère s’attendrirent aussi et bénirent le fermier et le bon curé.

Mais quand Pierre arriva à l’instant où la pauvre famille se sépare, et où l’on s’aperçoit que l’on a oublié le petit François, que personne ne paraît vouloir recueillir, le père d’Émeriau ôta vivement de sa bouche sa pipe qu’il venait d’allumer, et s’écria :

— Mon enfant, si tu avais bien pensé, tu m’aurais amené ce gamin-là ; pauvre petit ! il eût été fort bien avec nous, ton lit est encore là, et il y a bien ici de quoi l’occuper, le nourrir et l’amuser.

— Hélas ! oui, reprit la mère, et le bateau est bien vide et bien triste depuis que nous ne t’avons plus.

Pierre venait de sauter de la cabane dans le bateau, du bateau dans le canot ; il avait pris François dans ses bras, et avant que son père eût le temps de lui crier : « où vas-tu ? » il lui avait jeté le petit François sur les genoux, en répétant trois ou quatre fois :

— Le voilà ; père, le voilà, c’est le petit François ! le voilà, je savais bien que vous le recevriez, que vous lui apprendriez votre état.

— Tu ne perds pas de temps, mon garçon, s’écria Émeriau en riant, et tu mènes les affaires rondement ; il est gentil, ton petit François ; n’est-ce pas, ma femme ? tu étais tout comme cela à cet âge ; la vue de cet enfant me réjouit.

— Tu seras bon travailleur, François, n’est-ce pas ?

L’enfant fit signe de la tête que oui ! On le fit mettre à table, et toute la famille prolongea le repas jusqu’au moment d’aller se coucher. Pierre resta plusieurs jours avec ses parents, et lorsqu’il les quitta, le petit François commençait déjà à savoir étendre les filets et à mettre les poissons dans la case du bateau ; tout le monde était content de lui, et il en était si joyeux, qu’excepté le regret de ne pas voir sa mère, il se trouvait fort heureux.