Heures de récréation/01/12

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Eugène Ardant et Cie (p. 62-66).

xii. — L’Étranger.


Les dix mois qu’il fallait passer pour arriver aux fêtes de Pâques s’écoulèrent en joyeux préparatifs ; et quand le grand jour fut venu, Pierre et Émeriau firent prendre le large au bateau et voguèrent à la rencontre de Loubette et de ses parents. Pendant ce temps, un bon dîner se préparait dans la cabane ; le petit François tournait la broche et secondait la femme d’Émeriau avec zèle et intelligence. Le meilleur poisson, le meilleur gibier avaient été réservés pour ce joyeux festin ; on n’avait invité que la famille, et le repas était la seule fête qu’on eût voulu se permettre.

Quel fut donc l’étonnement général, lorsqu’à l’instant où le bateau entrait dans les canaux des marais, non loin de la hutte du père de Loubette, une foule de jolies petites barques, décorées de guirlandes, de lierre et de rubans de mille couleurs, parurent de tous les côtés ; elles étaient remplies de Colliberts des environs, vêtus de leurs habits de fête : ils remplissaient l’air de leurs chants et du bruit aigu, mais joyeux, des vèses et des cornemuses. Pierre toucha le rivage et reçut dans ses bras Loubette et ses parents qui l’attendaient sous une tente, au bord de la prairie la plus voisine de l’église.

La noce se mit en marche ; la femme d’Émeriau et le petit François avaient quitté un moment la cuisine pour se mêler au cortège, dont la petite Jeanne et jusqu’à la pauvre aveugle faisaient partie. Mais cette fois, Bianca ne conduisait pas l’aveugle : François, tout fier et tout joyeux, avait saisi la main de sa mère, et la guidait vers l’église en lui expliquant la manière dont chaque personne était mise, et en tâchant de lui faire voir par ses yeux ce qu’elle ne pouvait plus voir par les siens.

Loubette avait une jupe de drap bleu, un corset de velours noir, un tablier de mousseline brodé, une belle croix d’or ; les barbes de sa coiffe, au lieu d’être relevées comme de coutume sur la pointe de taffetas blanc qui terminait cette coiffe, retombaient sur ses épaules, comme un long voile, flottantes et légères. Émeriau lui donnait la main ; Pierre suivait avec la mère de Loubette, et son oncle et sa mère venaient après eux ; puis venaient encore l’aveugle, François, Jeanne et Madeleine, qui s’étaient attachés à la pauvre femme et à ses enfants.

Lorsque la cérémonie fut achevée et que la troupe joyeuse eut regagné le bateau d’Émeriau, la surprise de Pierre fut extrême en apercevant un autre bateau pêcheur, beaucoup plus grand que celui de son père, et nouvellement peint ! On y lisait en grosses lettres rouges, tracées sur la cabane : La Providence ! C’était son nom. De superbes filets de toute espèce se trouvaient étendus sur le siège de la proue, et une large voile était pliée au mât.

— Oh ! le joli bateau ! s’écrièrent Pierre et Loubette, pourquoi n’y a-t-il personne à bord ?

— Montez-y, mes enfants, leur dit le curé en les prenant par la main.

Ils y sautèrent gaiement, aidèrent le vieillard à les suivre, et ils entrèrent tous trois dans la cabane ; elle était meublée à neuf… Mais ce qui fixa toute l’attention des deux jeunes gens, ce fut le même homme au manteau brun, que Pierre avait aperçu le premier jour de son installation chez le curé. L’étranger était assis ; il se leva, ôta son chapeau, et, regardant Pierre avec un sourire plein de bienveillance, il lui dit :

— Pierre, ne me reconnaissez-vous pas et ne vous rappelez-vous plus cet étranger que vous aidâtes si généreusement à sauver des eaux de la Sèvre, il y a bientôt dix ans ?

— Je sais le reste, Monsieur, je sais le reste, s’écria Pierre, en couvrant de baisers la main de l’inconnu : c’est vous qui êtes cette providence attachée à tous mes pas, c’est vous, Monsieur !… oh ! dites-le… dites que c’est vous ?

Pierre était hors de lui, il pressait le bon curé sur son cœur en répétant mille fois :

— Vous saviez tout, et vous me le cachiez !

Puis, des bras du curé, il passait dans ceux de son bienfaiteur. Loubette partageait sa joie et son bonheur… Les deux familles venaient d’entrer dans le bateau.

— Venez, mon père, disait Pierre, le serrant dans ses bras ; venez, ma mère ! voici notre bienfaiteur, vous le reconnaissez, n’est-ce pas ? et attirant son oncle vers l’étranger : Tenez, mon oncle, voilà celui à qui nous devons tout, c’est lui, c’est ce Monsieur… L’argent que je vous portai, l’instruction que j’ai reçue, ma nacelle, mes habits, ceux de Loubette, ce bateau si riche et si grand… c’est lui, lui qui a tout fait ! et cette fête… ah ! c’est encore lui ; eh ! mon Dieu ! rien n’y manque, s’écria-t-il en apercevant sur une des petites barques toute la famille du fermier chez lequel il avait rencontré la pauvre aveugle. Le vieillard et le petit Jean sont au milieu d’eux : et voilà François qui y conduit sa mère et sa petite sœur ! ô comme ils s’embrassent, comme ils sont heureux !

— Pas autant que moi, s’écria le généreux étranger en serrant Pierre dans ses bras : voilà le plus beau jour de ma vie ! oui, mon ami, oui, c’est moi qui ai sans cesse veillé sur vous ; et, essuyant une larme, il ajouta en tendant la main à Émeriau… Mais qu’est-ce que cela auprès de ce que je vous dois ! Vous aviez refusé ce que la reconnaissance me faisait désirer de faire pour vous ; j’ai voulu vous payer à votre insu une faible partie de la dette que j’ai contractée envers vous. Je ne suis point la Providence, mais j’en suis l’instrument ; car Dieu a permis tout ceci en me faisant connaître votre respectable curé : c’est de concert avec lui et par ses conseils que j’ai toujours agi. Je savais par lui, mon jeune ami, que l’on vous destinait Loubette pour femme, et dès lors mon cœur l’a adoptée, comme il vous avait adopté. Je suis riche, je n’ai pas d’enfants : j’ai désiré vous donner de l’instruction à tous deux, afin que vous puissiez suivre vos penchants et vos goûts sans y être forcés. Vous pouviez embrasser un autre état, vous faire une autre existence dans le monde ; vous avez préféré la vie obscure de vos pères, vous y revenez par conviction et non parce qu’il le faut : vous serez heureux, mes enfants. Et maintenant ne parlons plus du passé, et regardez-moi seulement comme votre meilleur ami.

Le bateau de votre père est trop petit pour deux ménages, surtout depuis que le petit François est venu augmenter la famille ; le bateau où nous sommes est plus grand et plus commode, il est à vous : c’est votre présent de noces ; vivez heureux ! M. le curé et moi nous viendrons vous visiter quelquefois ; et lorsque vous vous dirigerez du côté de Niort ma maison vous sera toujours ouverte comme mes bras !

Le repas de noce fut gai et les convives étaient nombreux ; il dura presque toute la journée ; et lorsque l’étranger partit, il emporta les bénédictions des deux familles et de tous les Colliberts.

Plus de trente ans se sont écoulés depuis cette époque ; Émeriau et son fils ont longtemps navigué dans leurs bateaux, l’un à côté de l’autre ; ils ont étendu leur commerce et sont devenus les plus riches pêcheurs du pays.

Mais le temps a apporté avec lui la mort et la vieillesse.

L’étranger, le bon curé, le vieillard, l’aveugle, les parents de Pierre et de Loubette, tout cela n’existe plus.

Pierre a cessé de naviguer il y a environ quinze ans ; la santé de sa femme souffrait depuis qu’elle habitait continuellement sur l’eau. Il a renoncé à son état favori pour ne pas quitter sa femme, et il a acheté une jolie petite maison aux environs d’Olonne ; il y vit heureux avec sa famille et ses livres ; Jeanne n’a pas voulu se séparer de Loubette ; elle l’aide à élever ses enfants ; Pierre a donné à François le beau bateau de l’étranger, mais il conserve celui de son père, et le montre souvent à ses fils, en leur disant :

— J’espère bien que l’un de vous n’aura pas d’autre état que celui auquel je dois tout mon bonheur !

Les Colliberts sont une classe d’hommes tout à fait inconnus en France, et pourtant ils habitent encore une grande partie des rivages qui sont vers les sables d’Olonne. Ils ont conservé leurs costumes, leurs usages, leur vie indépendante, et c’est à peine s’ils se sont ressentis des prétendus progrès de notre sorte de civilisation.