Heures de récréation/02/04

La bibliothèque libre.
Eugène Ardant et Cie (p. 86-91).

iv. — Un Sacrifice.


La journée du lendemain parut fort longue aux trois enfants ; ils attendaient le soir avec impatience : M. Dorigny était sorti dès le matin et ne devait rentrer que pour dîner.

Auguste parla beaucoup à son professeur de l’arrivée de Delriau et de la promesse que son père lui avait faite, de l’envoyer chez David apprendre le bel art de la sculpture. Le vieux professeur, qui ne connaissait rien de préférable à la science, n’approuva nullement ce projet, et chercha à persuader à son élève que le grec, le latin et les mathématiques devaient l’occuper encore exclusivement pendant quatre ou cinq ans. Auguste aimait peu les Grecs et les Romains ; il les mettait toujours volontiers de côté pour courir fabriquer ses bons hommes de neige. Que sera-ce donc, pensait-il, lorsqu’au lieu d’être de neige ils seront de plâtre et de marbre. Il fit son thème et sa version tout de travers, tant ses pensées étaient tournées du côté de Delriau et de la sculpture ; il reçut, en échange de ses distractions, deux pensums qui lui firent faire une triste grimace : car ils devaient lui prendre sa soirée, et ils consistaient à apprendre cent vers et à en copier deux cents. Pauvre Auguste ! il payait bien cher son goût subit pour la sculpture !

M. Dorigny arriva, on se mit à table ; Laure et Amélie avaient bien fait leurs devoirs ; elles avaient pris leurs leçons de piano et de dessin ; elles sautèrent au cou de leur père et lui demandèrent s’il avait pensé à acheter les livres dont il leur avait parlé la veille.

— Oui, mes chères petites, j’y ai pensé. Nous passerons dans mon cabinet après le dîner.

Auguste fut silencieux durant tout le repas, et son père s’étant aperçu qu’il avait l’air fort triste, lui en demanda la cause.

— C’est mon professeur qui a été bien injuste aujourd’hui, mon cher papa : il m’a donné deux pensums.

— Il faut que tu les aies mérités, mon ami.

— Oh ! mon Dieu, non, papa ; j’ai travaillé comme de coutume ; mais M. Mauviel n’était pas content ; je l’avais mis de mauvaise humeur en lui parlant de Delriau et de l’envie que j’ai d’être comme lui sculpteur. Il a dit que je n’avais que cela dans la tête, que je faisais mon thème tout de travers, et il m’a donné deux pensums ; et pendant que je les ferai, mes sœurs s’amuseront ; elles liront les belles histoires que vous avez apportées ; et voilà que je vais m’ennuyer toute la soirée, moi qui croyais si bien m’amuser !

— Ce pauvre Auguste ! dit aussitôt Amélie en l’embrassant ; je conçois bien qu’il soit triste.

— Dis donc, Auguste (et Laure se penchait vers lui), qu’est-ce que M. Mauviel t’a donné pour pensum ?

— Il m’a donné cent vers à apprendre ; il faut que je les lui répète demain matin ! et Auguste se mit à pleurer.

— Et l’autre pensum ? reprit Laure.

— Il faut que je copie deux cents vers ; je ne sais même pas si j’aurai fini ce soir.

— Papa, dit Laure en passant autour du cou de son père une main caressante, si j’aidais mon frère à copier ces deux cents vers, croyez-vous que M. Mauviel serait fâché ?

— Tu consentirais donc à ne pas lire ce soir ? ma chère Laure.

— Oui, papa… et d’ailleurs, ajouta-t-elle, faisant la besogne tous les deux, cela irait vite, et nous aurions bien la moitié de la soirée… Voulez-vous, cher papa, que nous arrangions cela ainsi ? M. Dorigny ne répondit pas.

— Tu es bien bonne, Laure, dit Auguste, trop bonne ; moi qui croyais que tu ne m’aimais pas, et qui te fais souvent des malices ; il ne faut pas te priver de la lecture pour moi ; je ferai mes pensums puisqu’il le faut. »

Le dîner était fini, on se leva de table. Auguste prit son livre d’étude et se mit dans un coin de la salle à manger.

— Est-ce que tu vas rester là ? dit Amélie en s’approchant de lui.

— Oui, petite sœur ; si j’allais dans le cabinet, j’aurais trop de distractions ; j’aime mieux en finir vite ici ; va t’amuser, toi.

— Allons, mes enfants, je vous attends, interrompit M. Dorigny.

— Cher papa, dirent aussitôt les deux jeunes filles, nous ne voulons pas d’un plaisir que notre frère ne partagerait pas ; et, si vous y consentez, nous passerons cette soirée à travailler à nos ouvrages de broderie, et nous attendrons à demain pour lire les jolis livres que vous nous avez apportés.

— Embrassez-moi, mes chères filles, dit M. Dorigny attendri ; vous ne pouviez me faire plus de plaisir qu’en agissant ainsi. »

— Auguste sauta au cou de ses sœurs, et leur promit de ne pas mériter de pensums pour le lendemain.

La soirée se passa dans le plus grand silence ; les jeunes filles brodaient sans parler ; Auguste écrivait, et M. Dorigny lisait les journaux.

— C’est pourtant bien triste ! s’écria tout à coup Amélie ; il me semble que tu avais dit que tu aiderais Auguste à copier ses vers, et qu’alors nous aurions eu un petit bout de la soirée pour nous amuser tous les trois.

— Vraiment, je ne demanderais pas mieux, reprit Laure ; mais je crois que cela ne convient pas à notre père.

— Comment veux-tu, ma chère enfant, que cela me convienne ; M. Mauviel a donné un pensum à Auguste, mais il ne t’en a pas donné, et la besogne que tu ferais serait comptée pour rien. Est-ce que tu te repentirais du sacrifice que tu fais à ton frère, ma chère Amélie ?

— Oh ! non, papa ! je dis seulement que la soirée est bien longue ; je ne sais pas à quoi cela tient, mais je mêle toujours ma laine, et voilà trois fois que je recommence cette fleur.

— C’est ce que tu t’impatientes, mon enfant, et que tu penses à autre chose. Il faut, lorsqu’on se décide à renoncer à un plaisir, prendre son parti, non pour un moment, mais pour tout le temps de l’épreuve ; c’est à ton âge qu’il faut apprendre à subir avec patience les contrariétés de la vie ; c’est le seul moyen de se préparer d’avance à sacrifier ses plaisirs à un devoir ou à un bon sentiment. Tu seras bien plus heureuse demain soir lorsque nous serons tous réunis autour de mon bureau et que tu pourras te dire : j’ai acheté par un sacrifice le bonheur de cette soirée.

Amélie embrassa son père et dit bien bas : « J’ai eu tort, cher papa ; ne m’en veuillez pas si je suis moins raisonnable que Laure, je n’ai que douze ans. »

M. Dorigny lui donna une petite tape sur la joue en signe de paix, et reprit sa lecture. Lorsque la soirée s’acheva, Auguste savait les cent vers et avait copié sa longue tâche, Amélie avait avancé son tapis, et Laure avait terminé un très-joli fichu.

— Eh bien ! mes enfants, dit M. Dorigny en se levant, voilà la soirée finie.

— Oui, cher papa, s’écrièrent les trois enfants, et nous ne regrettons pas de l’avoir employée à travailler.

— Vraiment, mes enfants ?

— Mon Dieu ! oui, papa ; ces vilains pensums qui m’ennuyaient tant, je suis bien aise à présent de les avoir faits ; je suis sûr que M. Mauviel m’en saura gré.

— Pour moi, dit Amélie, j’ai bien avancé mon tapis.

— Et moi, j’ai fini mon col, s’écria Laure en le secouant pour en faire tomber les fils.

— Embrassez-moi tous trois, mes chers enfants ; et M. Dorigny les pressa dans ses bras. Vous êtes contents de vous, parce que vous avez tous fait votre devoir, et que le travail laisse toujours après lui une douce satisfaction. »

Le lendemain, Auguste tint parole ; il fut très-attentif pendant que M. Mauviel lui donnait ses leçons ; il se garda bien de penser à autre chose, et au lieu d’avoir des pensums, il eut un bon point. Lorsque le dîner fut fini, on passa dans le cabinet de M. Dorigny, et en attendant les lumières, on se mit à causer. Le bonheur qu’ils se promettaient était d’autant mieux senti par les trois enfants, qu’ils l’avaient acheté, l’un par une pénitence accomplie, les autres par un généreux sacrifice. La plus grande harmonie régnait entre eux ; Laure n’avait pas taquiné son frère une seule fois, et Auguste n’était occupé qu’à lui rendre de petits services ; tous trois se trouvaient beaucoup plus heureux, et ils se promirent bien de continuer à vivre ainsi.

Joséphine alluma les deux lampes, les posa sur le bureau de M. Dorigny, et se retira en lançant à Auguste un coup d’œil plein de reproches ; elle avait été sévèrement réprimandée par son maître. « Venez près de moi, mes enfants. » Et M. Dorigny prit sur une tablette sept volumes de formats différents.

À cette vue les enfants poussèrent des cris de joie et demandèrent les titres des ouvrages, et s’il y avait des images. Auguste surtout appuyait beaucoup sur cette question, à laquelle son père répondit d’une manière très-satisfaisante.