Heures de récréation/02/06

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Eugène Ardant et Cie (p. 97-102).


vi. — La Nourrice.


Pendant les dix-sept jours qui devaient s’écouler avant que la nourrice arrivât, Auguste eut une telle frayeur des pensums qu’il ne mécontenta pas une seule fois son professeur, et eut le plaisir de bien faire ses devoirs et de se réunir tous les soirs à son père et à ses sœurs ; le Livre des petits Enfants était achevé ; on avait lu L’institutrice, au milieu des larmes, de l’intérêt le plus soutenu, et des réflexions les plus salutaires, on touchait à la fin des Contes aux Enfants, et on était au 23 octobre.

M. Dorigny avait fait préparer une petite chambre propre et commode, qu’il destinait à Mathurin.

Le temps s’était écoulé vite et gaiement. Auguste, guéri de sa poltronnerie, se couchait seul et sans veilleuse ; Fifine avait voulu le gronder à son tour, mais l’enfant, au lieu de se laisser intimider, lui avait déclaré qu’il n’écouterait jamais plus des histoires que son papa regardait comme dangereuses ! Fifine fit la moue, mais elle se le tint pour dit, et se consola en tachant de faire ses effrayants récits aux portiers de la maison et aux bonnes du voisinage.

Le 30 octobre arriva, c’était le jour si impatiemment attendu par les trois enfants de M. Dorigny.

C’était à qui se précipiterait à la porte lorsque la sonnette se faisait entendre ; mais tantôt c’était le porteur d’eau ou la boulangère, tantôt le portier qui montait une lettre ou un journal ; à mesure que l’heure s’avançait, l’impatience des enfants allait croissant ; on leur avait heureusement donné congé ce jour-là, car ils n’auraient fait que de bien mauvaise besogne.

Enfin, à une heure, et comme on se levait de table, la sonnette se fit entendre de nouveau, et cette fois l’espoir des enfants ne fut pas trompé.

Une paysanne de trente-huit à quarante ans demanda au domestique qui venait de lui ouvrir : « Est-ce ici que demeure M. Dorigny ? »

Le tablier rouge, le fichu rouge à belles bordures de fleurs vertes et jaunes, le bonnet rond garni de hautes dentelles relevées sur le sommet de la tête, la jupe de drap à raies blanches et noires, et le corset de velours noir, faisait reconnaître en elle une bonne fermière de la Bretagne.

Derrière elle, et plus rouge que le tablier de sa mère, se tenait un petit garçon grand et fort, d’une jolie figure, mais qui avait l’air si embarrassé, qu’il paraissait plus prêt à reculer qu’à avancer.

— Oui, oui, oui ! crièrent à la fois les trois enfants, c’est ici, et vous êtes Véronique, n’est ce pas ? Venez, venez !… papa ! c’est la nourrice, c’est Véronique !

— Ah ! ces chers enfants, s’écria l’excellente femme, le cœur tout ému, ils m’attendaient, ils se souviennent de moi ! quand je dis qu’ils se souviennent, ajouta-t-elle en riant et pleurant, il n’y a que toi Laure qui puisses te souvenir de moi. — Mais mon Dieu que la voilà grande et jolie ! il faut que je lui dise vous et que je l’appelle mademoiselle.

— Ne va pas t’aviser de cela, s’écria Laure en lui sautant au cou : n’es-tu pas la nourrice d’Auguste ? n’as-tu pas eu soin de moi, quand j’étais toute petite ? — Et de moi aussi ! s’écria Amélie en cherchant à embrasser Véronique.

— Et moi donc ! s’écria Auguste.

— Ah, cher enfant ! Et Véronique, repoussant doucement Laure et Amélie, enleva Auguste dans ses bras et le couvrit de baisers, en répétant : Que tu es beau ! que tu es grand ! Tu ne me reconnais point, n’est-ce pas ? tu étais trop petit, pauvre chéri ; c’est à peine si tu marchais ; et le reposant à terre, elle ajouta : Je t’amène un frère, mon cher enfant, un petit camarade qui t’aimera bien ; elle se tourna vers son fils à ces mots, et lui dit : « Essuie bien tes pieds au paillasson pour ne pas salir le tapis, et viens embrasser ton frère de lait. »

Delriau posa par terre un grand panier, frotta ses pieds de toute sa force, et se mit à se gratter l’oreille sans avancer d’un seul pas.

M. Dorigny venait d’entrer : il serrait affectueusement les deux mains de la nourrice, qui, tout au plaisir de le revoir, ne s’apercevait pas que son fils était encore à la même place. Mais Laure poussa Auguste et lui dit : « Va donc l’embrasser. »

Auguste s’avança et embrassa Delriau sans lui dire un seul mot ; il était embarrassé de la timide gaucherie de son nouveau camarade.

« Eh bien, mes petits amis ! s’écria gaiement M. Dorigny en se tournant vers eux, j’espère que vous ferez vite connaissance ; passons dans ma chambre, mes enfants ; allons, viens ici, Delriau ? que je t’embrasse. Il est tout honteux reprit Véronique, mais c’est l’affaire de l’instant ; il faut penser qu’il n’a jamais vu un appartement comme celui-ci, car c’est beau comme chez le roi ; et lui qui osait à peine déjà courir et parler haut quand il allait par hasard au château ! Dame, mon enfant, te voilà à la ville : il faudra en prendre les habitudes. Va chercher mon panier, tu l’as laissé dans l’autre chambre.

Delriau revint avec le panier ; et comme il ne voyait que tapis et belles tables d’acajou, il ne savait où le poser.

M. Dorigny devina son embarras : « N’aie pas peur, et mets-le sur cette table. » Delriau posa le panier sur une petite table à dessus de marbre. Et les yeux des enfants s’attachèrent sur panier : il excitait d’autant plus leur curiosité, que des couvercles, hermétiquement fermés de chaque côté de l’anse, empêchaient le regard le plus perçant de deviner ce qu’il pouvait contenir. Véronique sourit et demanda à Auguste s’il voulait se charger de l’ouvrir.

— Faut-il, papa ? demande l’enfant.

— Oui, mon ami, puisque Véronique le permet.

— Il faut l’ouvrir tout doucement et prendre bien garde que cela ne s’envole, reprit la nourrice en souriant.

— Ah ! c’est une attrape, cria Amélie, il n’y a rien dedans !

— Si fait, dit Laure, je crois qu’il y a du beurre de Bretagne.

— Est-ce que le beurre s’envole ? interrompit Auguste : c’est bien plutôt un lièvre ou un lapin ; je n’ouvre pas, cela peut mordre.

— Ce n’est rien de tout cela, mon cher petit ; et Véronique ouvrant aussitôt le panier…, deux petites colombes blanches comme la neige s’élancèrent hors de leur prison d’osier ; elles se penchèrent sur une des épaules de Laure, et se mirent à battre des ailes.

À cette vue, un long cri de joie s’éleva… Laure et Amélie saisirent chacune une colombe et la couvrirent de baisers.

— Et moi je n’ai rien, disait Auguste en sautant autour de ses sœurs, moitié content, moitié fâché.

— Si fait, si fait, il faut chercher dans le panier ; » et Véronique fit signe à Auguste de venir près d’elle : l’enfant souleva les feuilles de fougères qui avaient servi de lit aux deux colombes, et fit un cri de joie en apercevant une superbe galette bien épaisse et bien dorée ; il la posa sur la table, et on déclara à l’unanimité qu’il en ferait lui-même les honneurs le lendemain à déjeuner.

Pendant ce temps, Delriau avait mis ses deux mains dans les poches de sa veste brune, et regardait sa mère, « Oui, mon fils, oui, il faut les tirer de ta poche, ça devrait être déjà fait : allons, dépêche-toi, et prie ton frère de lait de les prendre.

— Qu’est-ce que c’est donc ? s’écria Auguste en courant de sa galette à Delriau ; tu as quelque chose à me donner, montre donc vite.

— Je n’ose pas, et l’enfant pencha sa tête sur sa poitrine en souriant, et en regardant à la dérobée Auguste.

— C’est que c’est son ouvrage, reprit Véronique, voilà pourquoi il fait tant de façons ; il a peur qu’on ne trouve pas ça bien. Tu as tort, mon garçon ; est-ce que tu peux faire mieux, toi qui n’as jamais appris ? et, tirant à elle le bras de son fils, elle prit dans sa main un petit mouton fort adroitement sculpté.

— Oh ! que c’est joli, que c’est bien fait ! »

Ce cri retentit aux oreilles de Delriau et gonfla son cœur de plaisir ; il tira de lui-même son autre main de sa poche, et présenta à Auguste un petit paysan qui jouait du flageolet.

« Oh ! ce n’est pas toi qui as fait cela ! s’écria Auguste ; c’est impossible.

— Si fait ben, c’est moi, dit aussitôt l’enfant retrouvant dans le juste orgueil qu’il avait de son talent toute l’énergie de son caractère. Et j’ai fait encore cela, et cela, et puis ça encore, et il tendit tour à tour à Auguste stupéfait, une vache, un cheval et une paysanne filant sa quenouille.

— Oh ! tu m’apprendras ton secret, Delriau, et je te donnerai tous mes joujoux.

— N’y a pas besoin de joujoux pour ça, reprit Delriau, je vous apprendrai tout ce que vous voudrez ; il ne faut que de la bonne volonté un couteau. »

Les trois enfants s’écrièrent que c’était impossible, et Delriau, s’animant de plus en plus, s’offrit à donner une leçon dès le soir même. Mais comme Véronique et son fils avaient passé trois nuits en voiture, M. Dorigny insista pour qu’on les fît diner sur les quatre heures, afin qu’ils pussent aller prendre du repos jusqu’au lendemain.