Heures de récréation/05
LE BATEAU À VAPEUR.
Il est de ces distances sociales qu’il nous faut souvent oublier, surtout lorsque le hasard se plaît à mettre notre niveau ceux que nous regardons comme nos inférieurs. Au champ d’honneur et sous la mitraille, tout jeune conscrit, pauvre et d’une obscure naissance, est l’égal du fils de famille qui combat à ses côtés. Les jeunes aspirants de la marine, sur un vaisseau de ligne, ne se font distinguer que par leur bravoure et leur adresse à la manœuvre. Tous les élèves d’un lycée jouissent des mêmes prérogatives, et dans leurs jeux, comme dans leurs exercices scolastiques, ce sont les plus intelligents et les plus laborieux qui seuls occupent les premiers rangs. Mais c’est surtout dans les endroits publics, où chacun paye un prix égal, c’est à l’église où l’on prie, aux promenades publiques où l’on se presse, enfin c’est sur les bateaux à vapeur où nulle place n’est réservée, où tout voyageur essuie également les éclats de l’orage qui survient et les atteintes des flots agités, qu’on acquiert cette conviction que chaque être tient son coin sur la terre.
Une anecdote assez remarquable dont je fus le témoin, il y a quelques mois, sur la bateau à vapeur de Paris, à Melun, prouvera la vérité de ce que j’avance, et pourra servir de leçon aux jeunes présomptueux qui s’imaginent que, partout où ils se trouvent, on doit rendre hommage soit au nom dont ils ont hérité de leurs ancêtres, soit à l’opulence qu’ont acquise leurs parents dans le commerce ou dans la banque.
J’étais parti de Paris par une belle matinée du mois d’août, dans une de ces embarcations nouvelles qui franchissent, même en remontant le cours du fleuve, de longues distances en peu de temps, et vous font parcourir les belles rives de la Seine avec une rapidité qui vous laisse à peine le loisir d’examiner les sites ravissants et les belles habitations qui passent devant vos yeux comme les figures d’une lanterne magique. Les vacances venaient de s’ouvrir dans les lycées de Paris ; et plusieurs jeunes élèves, qui voguaient avec moi sur le fleuve, exprimaient par leur hilarité le bonheur qu’ils éprouvaient d’aller revoir le foyer paternel et tout ce qui devait leur rappeler les jeux de leur enfance. De mon côté, je prenais un grand plaisir à faire une étude particulière de ces jeunes lauréats ; et bientôt reconnu par un des voyageurs, qui me nomma, j’eus l’inexprimable jouissance d’être salué par ces lycéens, comme un des auteurs dont ils aimaient à parcourir les écrits.
J’eus pour approbateurs tous les lycéens dont j’étais entouré, à l’exception d’un seul, que j’entendis nommer Alfred, petit-fils d’un pair de France, et l’unique enfant de la comtesse de Fierville, qui possédait une terre considérable dans les environs de Melun. Il avait quitté son uniforme du lycée pour endosser un élégant costume de fantaisie, sous lequel il se gourmait et semblait faire bande à part. Il était escorté d’un bon vieux valet de chambre, et ne se soumettait guère à cette égalité parfaite entre amis de collège. « Voilà, me dis-je en moi-même, un jeune présomptueux qui, tôt ou tard, se repentira de faire le grand seigneur… » Ma prédiction ne tarda pas à se réaliser. Un vent contraire, assez violent, s’étant élevé tout à coup, la marche du bateau fut ralentie au point qu’il faisait à peine une lieue et demie par heure. Il fallait tuer le temps à quelque chose, et l’on proposa de petits jeux. Après ceux qui exercent l’esprit, l’imagination, et dans lesquels brilla le jeune Bertrand, fils d’un tonnelier, on proposa la main chaude, et je fus prié de servir de giron : ce que j’acceptai avec empressement.
Le brillant Alfred refusa de se mêler à ce jeu parmi ses condisciples. « Pourquoi donc, lui dit l’un d’eux, refuses-tu de prendre part à nos folies ? — Je gage, dit Bertrand, que le comte de Fierville rougirait de me toucher la main. » Alfred rougit et baissa les yeux.
Cette mordante plaisanterie, qui fit rire tous les assistants, produisit son effet.
Le jeune comte éprouva ce jour-là même à quel point ce lien fraternel peut influer sur notre existence, et reconnut que l’amitié franche et dévouée est un des trésors les plus précieux qu’on puisse trouver sur la terre. J’ai déjà dit qu’un temps orageux avait obligé nos lycéens d’entrer dans la salle intérieure du bateau retardé dans sa marche ; une rencontre funeste, imprévue, avec un train de bois flotté, brisa tout à coup une des ailes à ramer du Parisien, et le fit sombrer sur le côté droit.
L’épouvante s’empara tout à coup des voyageurs : les cris des femmes effrayées augmentaient encore la stupeur générale : enfin le capitaine lui-même s’écria, peut-être imprudemment : « Sauve qui peut ! » À ces mots, le comte de Fierville, pour qui l’avenir était si brillant et qui tenait plus que tout autre à la vie, s’élance, égaré par la frayeur, au milieu du fleuve, en appelant à son secours ; mais sa voix est confondue avec celle des personnes entraînées, comme lui, par le cours rapide des eaux sous lesquelles il disparaît et reparaît tour à tour : Bertrand l’aperçoit, s’élance de dessus le pont, et, nageant avec la vigueur et l’adresse d’un enfant du peuple élevé sur les bords de la Seine, il atteint son camarade épuisé par les vains efforts qu’il avait faits, et presque sans connaissance, le saisit et l’amène sur le rivage, en face du joli village de Saint-Port, où tous les deux ils font sécher leurs vêtements et savourent, pressés dans les bras l’un de l’autre, les doux élans de l’amitié : « Sans toi j’étais mort, dit Alfred, et quelques efforts que je fasse pour m’acquitter, je resterai toujours ton débiteur, — Je te devrai bien plus, moi répond Bertrand, puisque, tant que nous vivrons, je ne pourrai jeter un regard sur toi sans tressaillir de joie : crois-moi, l’obligé n’est pas le plus heureux. »
Ils furent bientôt rejoints par leurs camarades, à l’auberge où ils s’étaient réfugiés. On conçoit les félicitations et les serrements de main que reçut Bertrand : ce trait de dévouement le rendit plus cher encore à ses jeunes amis ; et chacun, parvenu le lendemain à sa destination sur un autre bateau à vapeur, répandit dans tout l’arrondissement de Melun le généreux dévouement du jeune Bertrand, dont le père, ancien grenadier de la vieille garde, disait à qui voulait l’entendre :
— C’est bien ! c’est très-bien !… mon fils n’a fait que son devoir.
La comtesse de Fierville, à qui son cher Alfred fit le récit fidèle du danger qu’il avait couru et de l’héroïque secours de son jeune camarade, voulut elle-même lui en témoigner sa reconnaissance ; elle se rendit donc à Melun chez le tonnelier Bertrand, qu’elle félicita d’avoir un pareil fils, et voulut remettre à ce dernier une bourse contenant un assez grand nombre de napoléons. « Ce n’est point avec de l’or, lui dit le jeune lycéen, que j’ai sauvé mon camarade, mais avec mes bras, et ce n’est que dans les siens que je puis trouver ma récompense. — Bien, Marcel ! lui dit son père, en lui serrant la main, c’est très-bien ! »
La comtesse, convaincue qu’elle ne pourrait s’acquitter avec de l’or, eut recours à de pressantes invitations qu’elle fit au jeune Bertrand, de venir passer une partie de ses vacances à sa terre, où il pourrait jouir des plaisirs de la chasse, de la pêche, et trouver tous les amusements d’une société nombreuse et choisie. « Du tout, du tout ! répond le père Bertrand : vous lui feriez accroire qu’il est un grand personnage ; et j’en ai besoin, moi, pour expédier mes mémoires de l’année. Tout ce que je puis faire, Madame, ajouta-t-il avec un malin sourire, c’est de vous le présenter la première fois que j’irai mettre vos vins en bouteilles. » La comtesse, femme d’esprit, sentit toute la portée de cette plaisanterie, et se promit d’en profiter pour convaincre ces dignes gens que, parmi les personnes de qualité, il en est qui savent honorer toutes les professions utiles, et rendent aux vertus personnelles l’hommage qui leur est dû.
Peu de temps après, en effet, le père Bertrand et son fils se rendirent au château de la comtesse de Fierville. Marcel, d’après les ordres de son père, avait pris, ainsi que lui, le modeste costume de tonnelier, c’est-à-dire la veste et le pantalon de velours de coton vert pâle, la casquette de coutil et le tablier de cuir. Ils étaient curieux l’un et l’autre de voir quel accueil on leur ferait. Dès qu’Alfred aperçut son jeune camarade, il courut à sa rencontre, et lui prouva tout le bonheur que lui faisait éprouver sa présence ; il serra très cordialement la main du père, qu’il appelait monsieur Bertrand, et les présenta tout de suite à sa mère, qui jugea sans peine l’épreuve que voulait faire sur elle le malin tonnelier. Celui-ci fut touché, confondu de la gracieuse urbanité de la comtesse. Elle embrassa Marcel comme le sauveur de son Alfred, et lui déclara que, partout où le hasard le lui ferait rencontrer, il recevrait d’elle l’accolade de la reconnaissance. « Bien, se disait tout bas le père Bertrand, c’est très-bien !… » Ils demandent à remplir les devoirs de leur profession, et le plus ancien des serviteurs du château les conduit dans les caves, où tous les deux ils mirent en bouteilles une pièce de vin. Marcel, qui depuis plusieurs années avait perdu l’usage du métier, se frappait quelquefois sur les doigts en enfonçant les bouchons ; son vieux père ne pouvait s’empêcher de sourire ; mais, ravi de la respectueuse obéissance de son fils, il répétait toujours entre ses dents : « Bien !… c’est très-bien ! »
Cependant l’horloge du château vient de sonner cinq heures, et notre lycéen-tonnelier éprouvait une faim dévorante ; aussi fut-il agréablement surpris lorsque le même valet de chambre qui les avait conduits dans les caves reparaît, une serviette sur le bras, en leur annonçant qu’ils sont servis. Ils s’attendent à trouver dans un coin de l’office un repas frugal qu’on leur a préparé. « Alfred n’aura pas voulu nous faire manger avec ses gens, dit Marcel à son père ; et c’est une attention dont je lui sais gré. » Ils suivent donc le vieux serviteur, qui leur fait traverser la salle à manger, où ils remarquent un couvert mis pour douze ou quinze personnes : ils ne savent ce que cela signifie ; mais leur surprise est au comble lorsqu’ils entendent leur introducteur, ouvrant la porte du grand salon, annoncer à haute voix : « Messieurs Bertrand père et fils ! » Ils se regardent tous les deux avec stupéfaction, et s’imaginent d’abord qu’on veut les mystifier ; mais le jeune comte, accourant à leur rencontre, leur annonce que leur place est aux deux côtés de la comtesse, dont il a reçu les ordres précis, « Tu suis trop bien ceux de ton père, dit-il à Marcel en souriant, pour être surpris que je n’obéisse pas de même à mon excellente mère. — Bien ! c’est très-bien ! répète alors tout haut le père Bertrand, mais vous nous accorderez au moins le temps de quitter nos tabliers de cuir. »
Ils s’empressent donc de les dégrafer, rajustent le mieux qu’ils le peuvent leur costume plébéien, et sont introduits par Alfred au milieu d’une douzaine de personnes notables du pays, parmi lesquelles se trouve le général D***, qui s’écrie à l’aspect du père Bertrand : « C’est toi, mon camarade ! oh ! que je suis aise de te revoir !… Je vous présente, ajoute-t-il aussitôt en lui serrant la main, un vieux grognard de la garde impériale, qui m’a sauvé la vie. — En ce cas, s’écrie à son tour Alfred avec ivresse, nous ferons partie carrée ; car si vous devez la vie au père, je la dois de même à son fils. » Cette double rencontre produisit l’intérêt le plus vif parmi les assistants, et le dîner fut d’une gaieté ravissante. Le père Bertrand, placé à droite de la comtesse, s’y tint, quoique sous son costume d’homme du peuple, avec cet aplomb, avec cette dignité d’un ancien brave. Marcel, sous le sien, fit briller la vivacité de son esprit, la richesse de son imagination.
« J’espère, dit la comtesse, que le camarade d’Alfred, malgré la rédaction des nombreux mémoires de son père, viendra passer une semaine entière au château. — C’est bien long, répond brusquement le vieux grognard. — J’ai besoin de tout ce temps-là, répond madame Fierville, pour exécuter un projet que j’ai formé. Depuis quinze ans je cultive la peinture avec quelque succès, et je vous demande la permission de faire le portrait de votre cher Marcel, que je prétends placer dans ma galerie, et sur lequel il me sera doux d’arrêter souvent mes regards. J’offre en échange à votre fils le portrait d’Alfred, sur lequel il ne pourra lui-même jeter les yeux sans éprouver un honorable souvenir. — C’est dit, réplique vivement le père Bertrand ; dimanche matin je vous le ramène. »
Le jour convenu, Bertrand et son fils se rendent en effet auprès de la comtesse ; mais le costume de tonnelier avait été remplacé par un uniforme de l’ancienne garde que portait le père, et Marcel avait repris son costume de lycéen. « Puisqu’on nous a reçu, disaient-ils, aussi gracieusement sous la veste de bure, il faut prouver que nous savons respecter les convenances. Quand les grands daignent nous traiter comme des égaux, c’est alors qu’il est de notre devoir de les remettre à leur rang. » La comtesse et son fils ne purent s’empêcher de faire sentir à leurs deux invités qu’ils étaient sensible à leur déférence. Le dîner fut encore plus gai, plus expansif que le premier ; et, dès le lendemain, Marcel posa pour son portrait, que la comtesse fit d’une ressemblance frappante et au bas du quel elle fit écrire ces mots : Il a sauvé mon fils ! Peu de temps après, le père Bertrand reçut une copie de ce beau portrait avec un billet ainsi conçu : « Vous ne m’avez laissé que ce seul moyen de vous prouver ma reconnaissance. » Mais ce qui surtout mouilla les yeux du vieux grognard ce fut cette inscription que la comtesse avait fait tracer au bas du cadre : il illustrera son nom… Cette prédiction s’est accomplie : j’ai su par des renseignements que j’ai pris au lycée où Marcel a terminé ses études, qu’après y avoir mérité le prix d’honneur, le ministre de l’instruction publique l’avait honorablement placé dans le monde savant, où sa célébrité s’accroît de jour en jour. Le jeune comte de Fierville est plus que jamais fier de le nommer son ami, et se fait remarquer de son côté par cette urbanité franche qui soumet tous les cœurs. Je les ai rencontrés tous les deux il y a peu de temps, et nous avons eu grand plaisir à récapituler ensemble tout ce qu’avait produit d’heureux notre rencontre sur le bateau à vapeur.