Heures perdues/Texte entier

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ADOLPHE POISSON, HEURES PERDUES
ADOLPHE POISSON
HEURES
PERDUES
POÉSIES

Quand je vous livre mon poème,
Mon cœur ne le reconnaît plus ;
Le meilleur demeure en moi-même,
Mes vrais vers ne seront pas lus.
SULLY PRUDHOMME.

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deuxième édition
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QUÉBEC
Imprimerie générale A. COTÉ et Cie

1895

DU MÊME AUTEUR
CHANTS CANADIENS, 1880.
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EN PRÉPARATION
NOUVELLES HEURES PERDUES.

AVERTISSEMENT
DE LA
DEUXIÈME ÉDITION

En publiant cette nouvelle édition de mes Heures Perdues je sens le besoin de m’excuser auprès du public, tant le fait est inusité dans les annales de la poésie franco-canadienne. Quelques-uns seront peut-être tentés de considérer cette publication d’un deuxième mille comme un coup d’audace ou du moins comme une tentative osée, et seront portés à croire que j’ai cédé à l’appât du gain. À ceux-là, s’il s’en trouve, je déclare de suite que la question d’argent n’a pas été le mobile qui m’a poussé à cette ré-impression. La première édition étant épuisée, j’avais lieu d’être satisfait d’un si rapide écoulement et je n’aurais pas risqué les frais d’une deuxième si je n’avais pas eu à livrer près de deux cents exemplaires qui me sont demandés. J’ajouterai que l’accueil fait à la première apparition de l’ouvrage par le public, par la presse et par nombre d’écrivains éminents du Canada et de la France, n’a pas été non plus étranger à ma détermination.

Je suis loin de m’enorgueillir outre mesure de l’attitude bienveillante du public, car je la dois moins au mérite de mon œuvre qu’au réveil littéraire qui se manifeste et au goût des choses de l’esprit qui s’est singulièrement développé depuis quelques années. La poésie s’étant trouvée au berceau de tous les peuples, pourquoi ne saluerait-elle pas l’aube de nos destinées futures et ne bercerait-elle pas l’enfance de notre nationalité ?

À ce titre, le poète canadien mérite la faveur du public, et cette faveur, je remercie le lecteur de me l’avoir accordée.

Être admiré n’est rien, le tout est d’être aimé,

a dit le grand poète, Alfred de Musset. Aussi, ce n’est pas l’admiration que je recherche le plus. Que le public m’aime un peu, c’est là toute l’ambition permise à l’envergure de mon humble talent.

Adolphe Poisson.
Janvier 1895.

AU LECTEUR

CES vers que je te livre,
Ô lecteur indulgent,
Longtemps pourront-ils vivre
En ce siècle d’argent ?


Enfants de la chimère
Et du rêve brumeux,
Dans leur vol éphémère
Passeront-ils comme eux ?



Mais le néant envie
À l’insecte d’un jour
Son atome de vie,
De souffrance et d’amour !

 
La vie universelle
Ignore les instants,
Et pour Dieu l’étincelle
Doit luire aussi longtemps


Que l’étoile perdue
Au fond des cieux ardents,
Sillonnant l’étendue
Depuis des milliers d’ans.



Ô feuilles passagères,
Volez de mes cartons
Sur les ailes légères
Des frêles hannetons ;

Effleurez la bruyère,
Planez sur les sillons,
Partout où la lumière
Épand ses chauds rayons ;

Où vous porte la brise
Allez, mais que jamais
Votre aile ne se brise
Aux pics des hauts sommets.



La critique sévère,
De son dard acéré,
Peut changer en Calvaire
Le Parnasse sacré !


Comme un bouquet d’alcées
Effeuillez sans pitié
Ces fleurs de mes pensées
Écloses à moitié.


Au vent d’oubli qui passe,
De tant d’œuvres vainqueur,
Dispersez dans l’espace
Ces lambeaux de mon cœur !


LE RÉVEIL

Laube luit ! La forge s’allume
Et s’emplit d’un fauve reflet.
J’entends déjà chanter l’enclume
Et ronfler le puissant soufflet.


Surpris que le bruit de la forge
L’éveille, à la riposte ardent,
Le coq, jaloux, à pleine gorge,
Lance son cri rauque et strident.



De toutes les fermes voisines,
À ce chant plus d’un chant répond ;
L’écho matinal des collines
Le répète au ravin profond.


Alors le paysan s’éveille,
Bénissant Dieu de son repos,
Pendant qu’arrive à son oreille
Le bêtement sourd des troupeaux.


L’orient déjà se colore
D’une teinte aux mille couleurs,
Puis les feux de la blanche aurore
Font fuir l’aube aux pâles lueurs.

L’Angélus, plus tardif, appelle
Le laboureur à ses moissons,
Le prêtre à son humble chapelle,
L’abeille aux fleurs des verts buissons.


Et lorsque le soleil, sans voiles,
Émerge au bord de l’horizon,
Éteignant toutes les étoiles
Pour les semer sur le gazon,


De sa voix claire et monotone,
De nos bois orgueilleux chanteur,
Le rossignol gaîment entonne
Son hymne au divin créateur.



La brume lentement s’effrange
Sur la crête des verts côteaux ;
Du sol une buée étrange
Lèche les vallons, les plateaux.


L’homme est aux champs, l’oiseau babille,
L’abeille aux fleurs prend son butin ;
Moi seul, indolent, je gaspille
Les belles heures du matin !


Les nobles champs de la pensée
N’ont-ils pas aussi leurs sillons ?
D’inutiles rêves bercée,
Alerte, muse, et travaillons !



Car toutes ces voix que j’écoute
Semblent dire en un vaste accord :
« Oh ! réveillons, coûte que coûte,
« Le paresseux qui dort encor ! »


LES MORTS


à mon père

i

Quand l’âpre vent d’hiver souffle sur la colline,
Que les feux attiédis du soleil qui décline
N’échauffent plus les nids perdus dans les sillons ;
Quand les prés sans gazons n’ont plus de doux murmures
Et que des bois déserts les puissantes ramures
Voient tomber leur feuillage en légers tourbillons ;


Quand, les flancs épuisés, la féconde Nature
Aux insectes frileux refuse la pâture,
Et que le givre endort l’eau vive des fossés ;
Quand, grelottant de froid, l’orme aux formes étranges
N’a plus d’ombre à donner aux doux nids des mésanges,
Alors sonne au beffroi le glas des trépassés !

Alors, la cloche sainte, en lugubres volées
Au saint lieu nous appelle. Et des monts, des vallées,
Du toit couvert de chaume et des riches lambris,
La foule accourt, et, sous les feux de cent lumières,
Elle dit à genoux ses ardentes prières
Et fait pleuvoir la paix sur tous ses morts chéris.

Puis l’orgue frémissant fait retentir le temple
D’accords pleins de tristesse, et le Dieu qui contemple

Des parvis éternels cette foule à genoux,
Jetant un doux regard à travers les espaces,
Ouvre ses bras puissants ; et d’abondantes grâces
Tombent du ciel serein sur les morts et sur nous.

C’est qu’en ce jour, l’Église, en véritable mère,
Cessant ses chants joyeux, verse une larme amère
Et drape ses autels des plus sombres couleurs ;
Et nous invitant tous à soulever la pierre
Où reposent les morts, y jette une prière
Et mêle à ses sanglots nos regrets et nos pleurs.

Elle a choisi le temps des froides giboulées,
Le temps où dans les bois, les plaines désolées,
Il n’est plus de parfums, ni d’oiseaux, ni de fleurs,

Afin que dans ces jours de tristesse suprême
Elle puisse mêler — le pieux stratagème ! —
Le deuil de la nature et le deuil de nos cœurs !

Elle veut qu’en ce jour chacun se ressouvienne
Des parents disparus, et que la foule vienne
Dans le temple drapé des emblèmes du deuil,
Pour que le Dieu de paix, d’amour et de clémence,
Réchauffe d’un rayon de sa splendeur immense
La glace de nos cœurs et le froid du cercueil !

ii

Ô morts ! dormez en paix ; là, sous l’humide pierre
Qui scelle votre tombe et protège vos os,
Nul bruit ne vient à vous que l’ardente prière
Qui vous berce et vous donne un éternel repos.

Lorsque l’été béni soufflant sa chaude haleine
Veut émailler de fleurs le tertre où vous dormez,
La brise va piller les buissons de la plaine,
Et les pollens féconds sur les morts sont semés !


Et quand le vent d’hiver a dépouillé la branche,
Afin que vous puissiez dormir plus chaudement
La terre a soin de vous et d’une neige blanche,
Tisserand merveilleux, vous fait un vêtement.

Nous sortons de ses flancs, nous retournons en elle.
Le sein qui nous porta nous reprend tour à tour.
Tu gardes notre place, ô terre maternelle,
Car tu nous confonds tous dans ton immense amour !

Heureuse de produire, avide de reprendre,
Tu nous donnes à peine un instant pour aimer !
À peine avons-nous pu te saisir, te comprendre,
Que le livre entr’ouvert, tu viens le refermer !

Ô vous que l’au-delà plus jamais ne torture,
Dormez dans vos linceuls, calmes, silencieux ;
Et quand l’ennui de vivre envahit la nature
Qu’une éternelle paix sur vous tombe des cieux !

iii

Sous le parvis du temple, à l’ombre salutaire
De la maison de Dieu, pauvre père, tu dors ;
Ta tombe est là d’hier, muette et solitaire ;
Dans la paix du Seigneur, dans l’oubli de la terre
Tu dors le grand sommeil, loin des bruits du dehors !

L’herbe sur ton tombeau ne croît pas, nul feuillage
N’ombragera jamais le lieu de ton repos.
Jamais tu n’entendras l’harmonieux ramage
Du chantre de nos bois ; jamais la fleur sauvage
N’ira prendre racine où reposent tes os.

Mais tu possèdes plus qu’une fleur si tôt morte,
Qu’un rayon de soleil qui ne luit qu’un moment,
Plus que tous ces parfums qu’un peu de brise emporte,
Plus que l’ombrage frais que le soir nous apporte
Ou qu’un saule pleureur épanche tristement.

N’as-tu pas à jamais ces voix mystérieuses
Qui du temple au Seigneur s’envolent chaque nuit ?
Des célestes esprits les troupes radieuses,

La sombre majesté des tours silencieuses
Et le pâle reflet de la lampe qui luit ?

Ce feu toujours ardent qui brûle au sanctuaire
Réchauffe mieux tes os qu’un rayon de soleil ;
Et quand l’ombre du soir emplit la voûte austère
D’un regard bienveillant la lampe solitaire
Verse sur ta poussière un calme sans pareil !

Ton œil éteint contemple un ravissant spectacle :
Les prodiges d’amour accomplis au saint lieu ;
Les merveilleux secrets du divin tabernacle ;
La coupe de vermeil où, sublime miracle,
Une vile liqueur devient le sang d’un Dieu !


Lorsque le sombre ennui, forçant ma solitude,
S’empare de mon rêve et me suit pas à pas
Vers le temple désert que fuit la multitude,
Je vais, négligeant tout, le travail et l’étude,
Prier pour toi, mon père, et te parler tout bas.

Pour ce devoir sacré toujours je choisis l’heure
Où la brume du soir obscurcit l’horizon,
Et quand le paysan rentre dans sa demeure,
Visiteur assidu de l’être que je pleure,
Pour la maison de Dieu je laisse ma maison.

Au dessus de la pierre, agenouillé, je prie ;
Je sens monter en moi le calme intérieur
Et crois entendre alors, ô douce rêverie !

De la tombe où tu dors, père, une voix chérie,
Qui parle à mon oreille et rend ton fils meilleur.

Tu me dis : « Cher enfant, sois bon fils, sois bon frère :
Poursuis mon œuvre auprès de ceux que j’ai laissés.
Seul appui de tes sœurs, seul soutien de ta mère,
Le vide que j’ai fait en laissant cette terre,
Comble-le, si tu peux, par tes soins empressés. »

Et ce rôle tracé par une voix bénie
J’en prends tout le fardeau, je l’accepte à genoux.
À peine à son printemps ma jeunesse est finie ;
Adieu, graves loisirs de mon humble génie !
Je suis chef de famille avant que d’être époux !


LE PRINCE IMPÉRIAL


(hommage à l’impératrice eugénie)

i

Ce siècle merveilleux, brisant les vieux oracles,
Poursuit ses travaux étonnants ;
Et l’humanité sainte accomplit ses miracles
À travers les cinq continents.



Hier encore on vit sur un lointain rivage
Le jeune héritier des Césars,
Pressé par son grand nom, d’une lutte sauvage
Courir les terribles hasards.


Loin des rives de France, aux confins de l’Afrique,
Honteux de son oisiveté,
Le dernier héritier d’une race homérique
Va chercher l’immortalité.


Le prince impérial, sur une rive obscure
Succombe en soldat valeureux ;
Ainsi dans sa pitié l’Être Éternel mesure
La gloire aux princes malheureux.



Ô France, c’est ton sang qui coulait dans ses veines,
Ton sang si souvent répandu.
Pourtant des prés d’Arvor aux forêts des Cévennes
Nul chant de deuil n’a répondu !


As-tu donc oublié que l’Éternel qui t’aime
Et par toi semble encore agir,
Veut que ce soit ton sang qui serve de baptême
À tout peuple qui va surgir ?


Et que ce frêle enfant tombé sous la zagaie,
Le sein de mille coups percé,
Victime expiatoire, à la Justice paie
Toutes les dettes du passé ?



Rêvant dans son repos de nobles destinées,
L’esprit hanté de tant d’exploits ;
Sentant, au souvenir des funestes journées,
Se réveiller son sang gaulois,


Il allait, de l’empire éphémère espérance,
Combattre pour l’humanité,
Accomplissant lui seul ce que faisait la France
Aux jours de sa virilité.


Prince, tu n’as laissé, pour déplorer ta perte,
Rien qu’une pauvre femme en deuil ;
Car le parti puissant que ta mort déconcerte
Tombe avec toi dans le cercueil !



Tu n’as pas remué d’une main souveraine
Un peuple indocile ou soumis,
Ni rencontré, vainqueur, au milieu de l’arène,
La tourbe de tes ennemis.


Tu n’as pas eu le temps de soulever l’épée
Qui fit et défit tant de rois,
Avec toi les rayons de l’immense épopée
Ont lui pour la dernière fois !


Tu n’as fait que passer rapide dans la vie ;
À peine sorti du repos,
Tu meurs en combattant, et ton père t’envie
Cette fin digne d’un héros !



Noble mort que rêva comme une délivrance
Le géant vaincu des Cent-jours,
Aigle qui, teint du sang qu’avait perdu la France,
La disputait à cinq vautours !


Oui, l’oncle et le neveu, fatale destinée !
Ô néant des calculs humains !
L’ont défiée en vain cette mort obstinée,
Eux qui la tenaient dans leurs mains !


Leurs enfants malheureux, nés dans des jours de gloire
Dorment sous un sol étranger ;
Exemples inouïs des leçons de l’histoire,
Dupes d’un rêve mensonger.



Tous deux fils de l’Empire, héritiers d’un grand trône
Fondé sur vingt peuples divers,
Meurent sans avoir ceint la pesante couronne
Qui faisait ployer l’univers.


Quand le duc de Reischtadt par l’astuce autrichienne
Meurt lentement empoisonné,
Le prince plus heureux sur la rive africaine
Tombe de gloire couronné.


Salut, ô noble enfant d’une race immortelle,
Digne des héros d’autrefois ;
La France sans pitié te refusera-t-elle
La sépulture de ses rois ?



Ta dépouille est à tous ; elle appartient au monde
Qui n’a plus droit de l’oublier.
C’est pour l’humanité que ton sang pur féconde
Un sol inhospitalier !

ii

Salut, fière Albion ! Comment pourrions-nous taire
Notre gratitude aux Anglais,
Quand on voit recueillis par la vieille Angleterre
Les débris d’un trône français ?



Merci, peuple géant, ennemi redoutable
Du premier des Napoléons,
Qui protèges ses fils dont la mort lamentable
A fait gémir tes vieux canons.


Il est beau, quand la France, en ses luttes acerbes,
Jette l’oubli sur leurs tombeaux,
De voir sur leurs cercueils tes légions superbes
Incliner leurs nobles drapeaux !


Il est beau de te voir honorer l’infortune,
Abriter sous ton ciel brumeux
Tous ces nobles proscrits qu’une gloire importune
A déjà rendus trop fameux !



En recueillant ainsi les débris d’une race,
Terre de l’hospitalité,
Voilà que sur ton front une honte s’efface,
Et Sainte-Hélène est racheté.

iii

Étrange retour de l’histoire !
Le jeune prince va périr
Près de l’île où, chargé de gloire,
Son grand oncle est venu mourir ;
Où, prisonnier de l’Angleterre,

Sur une plage solitaire
Perdue au sein de l’océan,
Il pleurait l’empire du monde,
Pansant la blessure profonde
Faite à son orgueil de géant.


Lorsque dans ses nuits d’insomnie,
Lassé de se ressouvenir,
Il plongeait, radieux génie,
Son œil d’aigle dans l’avenir,
Eut-il pu prévoir, le grand homme,
Que le jeune prince qu’on nomme
L’héritier de son vaste nom
Mettrait, ô l’étrange mystère !
Au service de l’Angleterre
Le glaive d’un Napoléon ?



Que le fier drapeau britannique,
Avant soixante ans accomplis,
Retour de fortune ironique !
Ferait flotter ses larges plis
Sur la dépouille ensanglantée
D’un fils du nouveau Prométhée,
Et qu’au bruit d’un salut royal,
Sous le gazon de l’Angleterre
On mettrait le fils et le père
Privés du sceptre impérial ?


C’est qu’Albion plus généreuse
Qu’au temps des combats sans merci,
D’une femme si malheureuse
Respecte l’immortel souci.
Le grand peuple anglais se découvre

Devant un prince, enfant du Louvre,
Héritier de Napoléon,
Tandis que la France, sa mère,
Oubliant les jours de Brumaire,
Lui refuse le Panthéon !


La France, hélas ! la grande France,
La France des jours immortels,
Regarde avec indifférence
D’un héros les restes mortels.
Elle refuse un coin de terre
Pour y jeter cette poussière
Dont l’Anglais se montre jaloux,
Et l’univers dans la balance
Pesant ce criminel silence,
Absout le crime des Zoulous !

iv

Fleuve gigantesque du monde,
Roulant toujours à flot pressé,
La liberté sainte se fonde
Sur quelque débris du passé.
Lorsque l’audace britannique
Jusqu’aux profondeurs de l’Afrique
Fait reluire l’humanité,
Déjà pour sceller sa victoire,
Nouvelle leçon de l’histoire,
L’espoir d’un trône est emporté !



Devant cette auguste poussière
Défilent tes lourds fantassins.
C’est par toi, nation si fière,
Que le ciel poursuit ses desseins.
Sous tes coups le premier Empire
S’est vu crouler, ô chute, pire
Que la déroute des Titans !
C’est toi qui viens de mettre en terre
L’espoir d’une couronne altière
Avec un prince de vingt ans !


Poursuis ton œuvre magnanime,
Mais pleure les princes tombés,
Entoure d’un reflet sublime
Les fronts sous le malheur courbés.
Dans ta force, sois généreuse ;

Et lorsque la fosse se creuse
Pour l’héritier d’un si grand nom,
Devançant l’arrêt de l’histoire,
Tu peux, sans craindre pour ta gloire,
Saluer un Napoléon !

v

Ainsi de sa main souveraine
Dieu dirige tout ici-bas.
S’il est Dieu de la paix sereine,
Il est aussi Dieu des combats.
Pour que ses desseins s’accomplissent

Il faut que des peuples surgissent
A côté d’un trône emporté.
Ce n’est qu’à travers les décombres
De rois et de peuples sans nombres
Qu’il fait marcher l’humanité.

ENVOI

Et vous, ô noble femme, épouse, reine et mère,
Devant qui s’inclinent les rois,
Qui payez noblement un pouvoir éphémère
Par trois martyres à la fois ;



Qui dès le jour fatal où s’écroulait le trône
Devant le Germain triomphant,
Avez sitôt pleuré d’abord votre couronne,
Puis votre époux et votre enfant ;


Vous, cœur trois fois meurtri, que l’univers admire
En vos saintes afflictions,
Et qui restez toujours dans ce triple martyre
Grande devant les nations ;


Permettez qu’en ce jour une voix de poète
Perdue aux bords du Saint-Laurent,
Salue avec respect du fond de sa retraite
Les restes du prince expirant.



Ces vers vous apprendront qu’aux rives d’Amérique
Un peuple a connu vos malheurs ;
Qu’au récit des revers d’une mère héroïque
Nos mères ont versé des pleurs !


Ils vous diront aussi que sur la rive obscure
Du jeune Canada français,
Quand la France est frappée on ressent sa blessure
Plus vivement que ses succès !


Et si la sympathie aux heures de souffrance
Peut adoucir l’amer souci,
Agréez-la de nous, rejetons de la France,
Car nous avons souffert aussi !

Juin 1879.


L’HOSPITALITÉ DU POÈTE


Le silence s’est fait dans mon humble demeure,
Les enfants sont partis, les ormes effeuillés ;
Et parmi les débris d’un bel été je pleure 
Mes petits oiseaux envolés.



Les vents doux qui faisaient courber les tiges vertes
Et berçaient les rameaux de l’érable orgueilleux
Ne viennent plus le soir aux fenêtres désertes
Caresser mes rideaux soyeux.


Tous les chants se sont tus, et cette étroite allée,
Où souvent se perdait mon rêve aux ailes d’or,
N’a plus de frais ombrage, et voici la gelée
Qui tisse un blanc linceul à la source qui dort.


Plus rien……… Mais, ô bonheur ! sur la neige durcie
J’ai vu s’abattre un soir de petits oiseaux gris
Qui voltigent par bande et dont l’aile transie
Laisse les bois frileux pour de plus chauds abris.



Ils avaient fait leurs nids dans la forêt voisine
Et se faisaient l’amour à l’ombre des halliers,
Mais la neige est venue, et la troupe mutine
Fond sur nos toits hospitaliers.


Soyez les bienvenus, hôtes toujours fidèles
Qui n’avez pas suivi dans leur rapide essor
Les merles oublieux, les folles hirondelles,
Et qui restez ici pour partager mon sort !


Je vous ai fait construire une retraite douce.
Quand les rameaux plieront sous l’effort des autans,
Vous y réchaufferez dans des nids faits de mousse
Vos petits membres grelottants.



Au lieu de disputer à la nature avare
Le petit grain de mil sous la neige oublié,
Vous trouverez au nid que ma main vous prépare
Le grain de mil multiplié.


Fuyez le trait perfide et l’embûche méchante
Que suspend l’oiseleur aux tiges des roseaux ;
Approchez-vous de moi : le poète qui chante
Toujours fut l’ami des oiseaux.


Libres vous resterez, car, mes chers petits êtres,
Vous aimez comme moi la douce liberté.
La cage vous effraie et mes larges fenêtres
Vous offrent l’hospitalité !



Que le vent de novembre effeuille le bocage,
Que la brise de mai ramène les beaux jours,
Pour vous c’est la patrie, et votre aile voyage
De ma main bienfaisante au lieu de vos amours.


Soyez les bienvenus, hôtes toujours fidèles,
Qui n’avez pas suivi dans leur rapide essor
Les merles oublieux, les folles hirondelles,
Et qui restez ici pour partager mon sort.


LA FÊTE NATIONALE


Toutes les cloches réveillées
Au bruit matinal des tambours
Lancent leurs joyeuses volées
Aux extrémités des faubourgs.
Le soleil de ses feux splendides 

Illuminant les Laurentides
Dore les toits de la cité.
La nature en liesse prête
À ce jour unique de fête
Le plus beau jour de son été.


C’est la fête nationale !
Le rendez-vous longtemps rêvé !
Déjà la foule matinale
Circule sur le dur pavé.
Comme un frémissement d’ivresse,
Au vent léger qui les caresse
Mille drapeaux flottent dans l’air,
Et les hallebardes pesantes,
Aux rayons du matin luisantes,
Ont le vif reflet de l’éclair.



La ville est toute pavoisée.
Partout des drapeaux et des fleurs.
Voyez la plus humble croisée
Hisse l’écharpe aux trois couleurs.
De tous les quartiers de la ville
Débouche le peuple tranquille,
D’enthousiasme rayonnant,
Et sous les arches de nos rues
Passent les foules accourues
De tous les points du continent.


Alors défilent les bannières
De tous nos frères réunis ;
Et mille voix mâles et fières
Entonnent nos hymnes bénis.
On se dirige vers les plaines

De grands souvenirs encor pleines,
Et dans ce dernier rendez-vous
Témoin d’une lutte sanglante,
Le prélat d’une voix tremblante
Bénit tout un peuple à genoux !


Québec avec orgueil s’enivre
À ce suprême festival ;
Le vieux Québec se sent revivre
Et songe aux jours du grand Laval.
Adieu, les oisives disputes !
Plus de querelles, plus de luttes.
En ce jour tout est effacé.
Regardez nos gloires naissantes
Viennent s’incliner, frémissantes,
Devant les gloires du passé !



Voici la fête terminée.
La nuit descend sur les faubourgs.
Rapide a passé la journée,
Ainsi que passent les grands jours.
Émue et rêveuse la foule
Religieusement s’écoule
Emportant en elle l’espoir :
Vers la fin d’un jour sans orages
Ainsi l’on voit de blancs nuages
Dispersés par le vent du soir !


BON VOYAGE !


à ma sœur corinne, le jour de son départ pour ottawa

Partir pour Bytown, autrefois,
C’était aller au bout du monde.
L’adieu faisait trembler la voix
Et l’angoisse, en larmes féconde, 
Suivait le hardi voyageur.

Pensant aux dangers des rapides,
La pauvre mère, au front songeur,
Priait pour ses fils intrépides.
Ému, plus d’un gars en partant
Recevait, poitrine oppressée,
L’aveu d’un cœur tout palpitant,
Le baiser d’une fiancée.
Oh ! que de mots pleins de douceur !
« Pense à moi ! » sanglotait la mère.
« Reviens-nous ! » murmurait la sœur ;
« Sois un homme ! » disait le père.


Aujourd’hui, sans regrets l’on part,
On se sépare sans angoisse.
On ne cause par son départ
Aucun émoi dans la paroisse ;

Car la distance disparaît ;
Car le convoi qui nous emporte
Jette, rapide comme un trait,
Tous les pays à notre porte !
On sait que le convoi qui part
Avec l’être aimé qui nous quitte
Au but l’emporte sans retard
Et nous le ramène aussi vite !
Un bon baiser, un mot du cœur
Ont remplacé la larme amère………
— « Bon voyage, petite sœur ! »
— « Au revoir et merci, mon frère ! »


À TIRE-D’AILES


Quand l’horizon se rembrunit,
Voyez l’oiseau gagner son nid
À tire-d’ailes.
Voyez les serins égrillards,
Les rossignols si babillards,
Les merles moqueurs et pillards, 
Les gracieuses hirondelles !



La gent ailée est aux abois,
Et chacun cherche sous les bois
Une retraite,
Car depuis l’heure du matin
Se dresse dans le ciel lointain,
Fantôme d’abord incertain,
Le fier géant de la tempête !


Le lapin, hôte des fourrés,
Voyant les oiseaux effarés,
En vain regarde
Dans son horizon rétréci,
Où Dieu plaça tout son souci,
Si la lune au disque aminci
Jette sa lumière blafarde.



Mais non, le soleil brille encor.
Une nuée aux teintes d’or
Est son escorte.
À peine un zéphir attiédi
Vient rider le flot engourdi
Où vogue à l’heure du midi
Le brin d’herbe ou la feuille morte.


Alors il vante son repos,
Et, s’animant par maint propos,
Blâme leurs ailes
De battre ainsi l’air calme et pur,
Par un beau ciel chargé d’azur
Lorsque midi sur l’épi mûr
Fait chanter les cigales grêles.



Mais bientôt, surpris par le vent
Qui courbe le sommet mouvant
Des pins sublimes,
Il voit l’orbe immense des cieux
Lancer mille gerbes de feux,
Et soudain l’éclair radieux
Illuminer toutes les cimes.


Il est trop tard Son gîte est loin.
Sous la grêle tombent le foin
Et les charmilles.
Le laboureur s’est empressé
De laisser son pré menacé ;
Le vent d’orage a remplacé
Le chant joyeux des jeunes filles.



Heureux les serins babillards,
Les pinsons, les merles pillards,
Les hirondelles !
Heureux les oiseaux querelleurs,
Qui, laissant la prairie en fleurs,
Vers leurs nids aux mille couleurs
Sont accourus à tire-d’ailes !


LES SAISONS


Au doux soleil de mai naissent les primevères ;
Les champs pleins de parfums se couvrent de gazons,
Et l’oiseau déserteur de nos climats sévères
Arrive par essaims des lointains horizons.
Ainsi quand dans les cœurs la jeunesse palpite
Elle y fait à l’instant éclore les amours ;
L’essaim des doux espoirs les fait battre plus vite,
Emportant plus vite leurs jours.



Au chaud soleil d’Août tombent les blondes gerbes.
Adieu la marguerite aux calices penchants !
De plus robustes fleurs vont émailler les herbes,
De plus acres parfums vont embaumer les champs.
À l’été de la vie ainsi le temps dévore
Des espoirs nés d’hier et mûris à moitié.
L’amour frêle se fane et le cœur voit éclore
La forte fleur de l’amitié.


Sur le ciel gris d’Octobre on voit l’épais bocage
Secouer à regret son feuillage jauni.
Sous les vents déjà froids qui soufflent avec rage
Le fruit tombe de l’arbre et la plume du nid.
Ainsi quand l’homme arrive à sa saison d’automne
Il voit se disperser tous ses espoirs flétris,
Et l’hiver dans son cœur que la vieillesse étonne
N’entassera que des débris !



Quand Décembre grelotte on voit l’orme qui plie
Sous la neige tombée en flocons miroitants,
Et sous son froid linceul la plaine ensevelie,
Frileuse, se dérobe aux baisers des autans.
Ainsi l’homme qui touche au terme de sa course
En vain veut se raidir sous le poids lourd des ans ;
Heureux encor si Dieu lui dérobe la source
Où sont les souvenirs cuisants !


La Nature du moins revient à sa jeunesse
Et reprend ses oiseaux, ses chants et ses gazons,
Tandis que l’homme, lui, courant vers la vieillesse,
Ne passe qu’une fois par ses quatre saisons !
Le gazon se refait, la fleur se renouvelle,
Tout sous le grand ciel bleu chante : resurrexit !
La jeunesse qui fuit malgré qu’on la rappelle
Jamais deux fois ne refleurit !


UN COMBAT AVEC MA MUSE


Le beau travail de la pensée
Parfois fatigue mon esprit.
Quand penche ma tête lassée
La muse alerte me sourit.
Autour de l’humble forteresse

Voilà déjà que la traîtresse
Fait résonner tous ses pipeaux.
À cette charge irrésistible
Mon cerveau demeure insensible
Et je reste dans mon repos.


Pour faire un véritable siège
Elle va chercher du secours
Et revient avec son cortège,
Doux pensers, souvenirs, amours.
D’abord, joyeuses et pareilles
À de bruyants essaims d’abeilles
Qui s’échappent de leur prison,
Arrivent de belles pensées,
Complices à l’assaut lancées
Qui me font perdre la raison !



Avec courage je tiens ferme
Contre l’aimable régiment ;
Toujours mon oreille se ferme
À ce joyeux bourdonnement.
Mais un autre renfort arrive !
Poète, sois sur le qui-vive ;
Voici venir les blonds amours.
Tirailleurs aux superbes poses,
Ils me décochent leurs traits roses,
Et leurs carquois en ont toujours !


Je tiens bon ! ma muse perfide
Désirant plus vite en finir,
Commande d’un geste rapide
À mon plus aimé souvenir.
C’est le signal de ma défaite !

De sa victoire satisfaite
La muse entre sans hésiter.
Ses vaillants complices comme elle
Font irruption pêle-mêle…
La place est prise… Il faut chanter !


Alors dans mon cerveau bourdonne
Longtemps l’étrange bataillon,
Comme dans un clocher quand sonne
Un étourdissant carillon.
De sa victoire déjà lasse,
La muse pour vider la place
Aux souvenirs donne congé ;
Pensers, amours suivent bien vite.
Et grâce à cinq strophes sans suite
Voilà mon esprit soulagé !


HOMMAGE À LONGFELLOW


i

L’homme aux humbles projets et le puissant génie
Courbent le front devant la mort.
Comme un vil instrument le luth plein d’harmonie
Après avoir vibré s’endort.



Ainsi l’a voulu Dieu. La même loi fatale
À chacun fait égal destin.
Humble chant de bonheur ou clameur triomphale,
Qu’importe la voix qui s’éteint !


Qu’importe !…… non, la voix qui, forte et souveraine,
Chanta ce qui fut noble et beau,
Sans effort se dégage, immortelle et sereine,
De la nuit noire du tombeau.

ii

Quel est donc ce héros, quel est l’homme célèbre
Qu’un peuple entier pleure aujourd’hui ?
Pourquoi ce sombre deuil ? Pourquoi ce glas funèbre
Et ces fleurs qui pleuvent sur lui ?


Qui met dans tous les cœurs cette douleur profonde ?
Quelle est ta gloire, ô citoyen,
Pour que sur ta poussière, au deuil du Nouveau-Monde
Se mêlent les pleurs de l’ancien ?



Qu’as-tu fait de si grand ? Dis-nous quel coup d’audace
A tourné vers toi tous les yeux,
Pour que ce continent avec orgueil te place
Parmi ses enfants glorieux ?


As-tu, puissant tribun, des luttes politiques
Connu les plaisirs décevants,
Ou rallumé, penché sur des textes antiques,
La lampe obscure des savants ?


Dis-nous, illustre mort, quelle vaste carrière
Te vaut cette immortalité,
Ce spectacle inouï d’un grand peuple en prière ?…
 « Humble et pensif, moi, j’ai chanté !



» Douze lustres durant j’ai célébré la gloire,
» Sans jamais la rêver pour moi,
» Et si tout un grand peuple honore ma mémoire,
» Mon Dieu ! je ne sais pas pourquoi.


» Admirateur naïf d’une grande nature,
» Je la célébrai dans mes vers,
» Sans jamais demander si ma gloire future
» Rayonnerait dans l’univers.


» J’ai chanté nos grands lacs et nos immenses fleuves,
» Nos champs et nos vastes cités ;
» J’ai célébré surtout les sanglantes épreuves
» D’où naquirent nos libertés.



» Un jour, on m’a nommé chantre d’Évangeline,
» Parce qu’exhumant le passé
» J’ai tiré de l’oubli la charmante héroïne
» D’un petit peuple dispersé.


» Rêveur calme et serein, toujours de la mêlée
» J’ai fui les sanglants tourbillons,
» Préférant loin du bruit ma retraite isolée,
» Pleine de fleurs et de rayons.


« Pourquoi ce peuple ému penché sur ma poussière ?
» Pourquoi ce bruit sur mon cercueil ?
« J’aimais la solitude… Une modeste pierre
» Suffit au rêveur sans orgueil. »

iii

Longfellow, tu fus grand et les muses voilées
Sur ta cendre disent tes vers.
Tu ne chanteras plus, mais tes strophes ailées
Planeront sur tout l’univers.


Barde, tu n’avais pas cette note éclatante
Que jettent les clairons vainqueurs,
Mais ton luth plus serein et ta voix plus chantante
Charmaient et consolaient les cœurs.



Oui, lorsque tu chantas les preux de l’Amérique,
Que ton vers redit leurs succès,
Poète, souviens-toi que ta voix sympathique
A remué nos cœurs français.


Je ne suis pas de ceux qu’un rayon de ta gloire
Enveloppa dans sa splendeur.
Mais je viens, barde obscur, offrir à ta mémoire
L’humble tribut de ma douleur.


Ceux que le ciel a fait frères par la pensée,
Aujourd’hui le sont par le deuil…
Adieu …. c’est le seul mot que ma muse oppressée
Puisse jeter sur ton cercueil !

27 mars 1882.


AUREA MEDIOCRITAS


Quand l’homme d’état cherche, ô fardeau qui le ploie !
À combler du budget l’énorme déficit,
Moi, dans mon rôle obscur, je répète avec joie :
Deus hæc otia fecit !


Mais ce n’est pas le dieu d’Horace ou de Virgile,
Un mortel comme moi qui tombera demain.
Mon bonheur ne tient pas dans un vase fragile
Qui peut se briser dans ma main !



Je n’ai pas à courber le front devant Mécène.
Libre de tout souci, j’accomplis mon devoir
Sans jamais m’informer, en secouant ma chaîne,
Si mon œuvre plait au pouvoir.


Le Dieu qui m’a donné cette douce retraite,
Ce repos bienfaisant et ces graves loisirs
N’eut pour me rendre heureux, dans son œuvre discrète,
Qu’à borner un peu mes désirs.


Or voilà le secret du bonheur sur la terre.
Désirez peu ; la joie illumine vos fronts.
Plus que les vins mousseux l’eau du roc désaltère
La rude soif des vignerons !


DISPUTE DE L’AMOUR ET DE L’AMITIÉ


l’amour :
Place à l’amour ! J’ai l’empire des âmes !
l’amitié :
Tu dures peu, moi je règne toujours.
l’amour :
J’emplis les cœurs des plus ardentes flammes.

l’amitié :
De doux reflets moi je dore les jours.
l’amour :
D’un feu puissant je brûle et je consume.
l’amitié :
Ma chaleur douce et réchauffe et nourrit.
l’amour :
Moi, je ressemble au cratère qui fume.
l’amitié :
Je suis la fleur que nul vent ne flétrit.
l’amour :
Qui peut oser me disputer l’empire ?
l’amitié :
Moi, l’amitié, car je fais des heureux.
l’amour :
Quel est le cœur qui vers moi ne soupire ?

l’amitié :
L’abîme attire et ton gouffre est affreux.
l’amour :
Mon grand pouvoir, je le vois, te désole ;
Quel est ton rôle ici-bas, dis-le moi ?
l’amitié :
Demande aux cœurs qu’en secret je console,
Ange béni, des coups portés par toi !
l’amour :
Sécher les pleurs ! Moi je répands les larmes.
l’amitié :
Ce sont souvent des larmes de regrets.
l’amour :
Larmes d’amour, larmes pleines de charmes !
l’amitié :
Vois les sillons qu’elles creusent après !

l’amour :
J’ai pu dompter les âmes les plus fortes.
J’ai fait mon nid dans le cœur du guerrier.
l’amitié :
Moi, je lui rends ses illusions mortes,
Lavant le sang qui souille ton laurier.
l’amour :
Ainsi que moi soulèves-tu les guerres ?
Pas un n’échappe à mes traits dangereux.
l’amitié :
Je n’entre pas dans les âmes vulgaires ;
Je n’ai charmé que les cœurs généreux.
l’amour :
Vois mon pouvoir ! Je divise les femmes !
l’amitié :
Juge du mien ! Je sais les accorder !

l’amour :
Je suis l’auteur de leurs plus fines trames.
l’amitié :
Dans un cœur franc moi j’aime à présider.
l’amour :
Je suis le dieu de la verte jeunesse
Et le bonheur des jeunes fiancés.
l’amitié :
Quand tu n’es plus, pour que le cœur renaisse
J’assemble encor les espoirs dispersés.
l’amour :
Mon souvenir dans les âmes rallume
Les doux plaisirs de l’âge qui n’est plus.
l’amitié :
Le mien toujours avec bonheur exhume
Les saints désirs et les nobles vertus.

l’amour :
Avoueras-tu que mon rôle est immense ?
Courbe-toi donc car je suis ton seigneur.
l’amitié :
Quand tu n’es plus mon empire commence.
Sur les débris de ta toute-puissance
Des cœurs brisés je refais le bonheur !


Et j’écoutais cette étrange dispute,
Applaudissant l’Amour et l’Amitié.
Depuis ce jour de ma pauvre âme en lutte
Partage égal chacun prit la moitié !


NE PLEUREZ PAS

sur la tombe de ma sœur juliette

À peine du trépas les ombres solennelles
Ont fait la nuit autour de moi,
Que mon regard ouvert aux splendeurs éternelles
A contemplé Dieu sans effroi.
Lorsqu’on a fait le bien, la mort comme une amie,
Souriante, nous tend les bras…
Pour m’éveiller là haut je me suis endormie,
Vous qui m’aimiez, ne pleurez pas !



Hélas ! je vois couler les larmes de ma mère !
Pour les tarir faites, Seigneur,
Rayonner dans la nuit de sa vie éphémère
L’éclat de l’éternel bonheur.
Dans de beaux jours sans fin, mère chérie, espère.
La mort qui sépare ici-bas
Nous réunit là-haut… je suis près de mon père…
Pauvre mère, ne pleure pas !


Que vois-je ? Est-ce pour moi ces apprêts funéraires,
Ces sombres tentures de deuil !
Quelle cendre renferme, oh ! dites-moi, mes frères,
Le plomb glacé de ce cercueil ?
Qui pleurez-vous ? Pourquoi ce crêpe aux plis funèbres
Emblème trompeur du trépas ?
Pour les cieux rayonnants j’ai laissé les ténèbres…
Frères aimés, ne pleurez pas !



Dieu ! qu’entends-je ? Au milieu de plaintes violentes,
La prière des trépassés
Arrive à mon oreille, et des larmes brûlantes
Réchauffent mes restes glacés !
Élevez vers les cieux votre âme désolée,
Car, m’endormant entre vos bras,
Vers mes deux sœurs du ciel je me suis envolée…
Ô bonnes sœurs, ne pleurez pas !

Janvier 1884.


LE SOUVENIR


Le ruisseau s’échappant de son obscure source
N’y peut plus revenir ;
Ainsi glissent nos jours sans trêve et sans ressource,
Et nous n’y revenons que par le souvenir.



Le souvenir ! Qui peut revoir sans une larme
Le bord qu’il a laissé,
Et, sans blessure au cœur, n’éprouver que du charme
À rassembler, le soir, les débris du passé !


Le souvenir ! C’est lui qui porte la pensée
Vers les âges lointains,
Y retrouve parfois une ombre délaissée,
Et fait venir aux yeux quelques pleurs clandestins.


Nul n’évoqua jamais de son passé rapide
Les rapides instants
Sans sentir dans son cœur un souvenir perfide
Déchirer sans pitié les fleurs de son printemps !



Tout homme est l’artisan de son bonheur sur terre.
Dieu mit dans tous les cœurs
Auprès des passions, insondable cratère,
La source et le foyer de tous les vrais bonheurs.


Ainsi que fait l’enfant lorsque sa main mutine
Agite les flots bleus,
Nous remuons souvent cette source divine,
Et le bonheur troublé se dérobe à nos yeux.


D’instants nobles et bons composons notre vie
Pour que, dans l’avenir,
Quand nous nous souviendrons, sur la route suivie
Ne se dresse jamais un amer souvenir.



Oui, que la charité, l’amour et l’espérance
Se partagent nos jours.
Le Seigneur bénira nos heures de souffrance
Et d’heureux souvenirs en marqueront le cours.


LE CHEVEU BLANC


Dépouille de mon front parfois triste et brûlant,
Je te tiens prisonnier, ô premier cheveu blanc !
Es-tu né du travail ? Messager de vieillesse,
Avant l’heure viens-tu du printemps qui me laisse

M’apporter sans pitié l’inconsolable adieu ?
Ma jeunesse tient-elle à si frêle cheveu ?
Me dis-tu que la vie est un brillant mensonge
Qui fuit comme au matin l’aile d’un joyeux songe ?
Mais je suis jeune encor ! Mais je sens dans mon cœur,
Nid négligé longtemps, éclore le bonheur !
Car l’espoir m’est venu, car une femme aimée
Sourit à mon amour, et mon âme charmée
Entrevoyant enfin des jours plus radieux,
Au printemps se refuse à faire ses adieux.
Tu n’es pas l’envoyé de la froide vieillesse,
Non, ce n’est pas encor le printemps qui me laisse.
Ce qui t’a fait blanchir, frêle cheveu d’argent,
Non, ce n’est pas la Parque au pas trop diligent ;
C’est plutôt, tu le sais, quelque sombre pensée
Hantant souvent mon rêve et souvent repoussée,
Mais revenant toujours se poser sur mon front…
Hélas ! ainsi que toi d’autres grisonneront !

Chère sœur, c’est toi qui, d’une main imprudente,
M’enlevant ce cheveu, de ma jeunesse ardente
Brisas l’illusion. C’est toi, quand souriant
À mon œuvre ébauchée, et sans doute oubliant
Que j’écoute, rêveur, le vol des nobles muses,
À caresser mon front quelque fois tu t’amuses.
C’est toi qui sans savoir le mal que tu causais,
Tenant ce fil d’argent dans tes doigts, me disais :
« Ô frère, j’ai trouvé sur ton grand front qui ride
« Ce cheveu blanc de ta pensée encore humide ! »
Je t’en prie, ô ma sœur, quand parmi mes cheveux
D’autres grisonneront ainsi que lui, je veux
Que ton geste discret, que ta lèvre muette
N’éveillent plus ainsi les regrets du poète.
Oh ! laisse les blanchir et laisse les tomber
D’eux-mêmes, ces cheveux ; tâche de dérober
À mon regard ému la marche sûre et lente
Du travail et du temps sur ma tempe brûlante !

Et toi, cheveu trompeur, qui viens de m’effrayer,
Sans regret je te livre aux flammes du foyer…
Non ! sois utile au moins. De peur qu’elle m’oublie,
Dès ce soir je t’envoie à ma bonne Amélie.
Reçois d’elle un baiser. Dans son médaillon d’or
Soigneusement caché comme on fait d’un trésor,
Tu lui diras tout bas les regrets de l’absence.
Émue à ton récit, désirant ma présence,
Apprenant que loin d’elle, en proie au triste ennui,
Seul son cher souvenir dans ma nuit sombre a lui,
Elle aura dans sa lettre afin de me surprendre,
Un baiser plus ardent, une note plus tendre,
Pour mon cœur de poète un mot plus obligeant…
Et je te le devrai, frêle cheveu d’argent !


LE CANON DE LA CITADELLE


i

Se dressant sur le cap, la sombre citadelle
Regarde avec mépris l’indolente cité,
Sans soupçonner jamais qu’une frêle hirondelle
A suspendu son nid à son flanc redouté.



L’oiseau timide a cru choisir un lieu paisible
Dans un angle creusé jadis par les boulets ;
La pierre qui l’abrite un jour servit de cible
Aux noirs obus vomis par les canons anglais.


Autour du mont jaloux s’étend la vieille ville,
À ses pieds vient mourir la lointaine rumeur :
Mais voilà que soudain le vieux bronze servile
Jette à tous les échos sa puissante clameur.


Dans le ciel clair s’effrange une blanche fumée,
Et l’on sent tressaillir le vieux roc engourdi.
C’est que, se réveillant à l’heure accoutumée,
Le canon tout rouillé vient de tonner midi.



Effaré par le choc, le pauvre oiseau s’envole ;
Il bat de l’aile et fuit vers le bleu firmament ;
Il tournoie, étourdi de ce bruit qui l’isole
Du compagnon fidèle et de son nid charmant.


Mais le calme se fait. L’écho meurt dans la brume
Le canon, fatigué de son puissant effort,
Éteignant dans ses flancs le cratère qui fume,
Et honteux de sa foudre inutile, s’endort.


Des champs aériens alors à tire-d’aile
Vers le roc ébranlé l’oiseau revient toujours,
Et retrouvant au nid son compagnon fidèle,
Ils reprennent tous deux leurs touchantes amours.

ii

Ainsi, bronze servile, oubliant ton histoire,
Le temps où tu bravais d’héroïques assauts,
Comme un ancien lutteur endormi dans sa gloire,
Ton réveil sans éclat ne fait peur qu’aux oiseaux !


Longtemps accoutumée à ton morne silence,
Ignorant que jadis tu vomissais l’enfer,
L’enfance de nos jours, ô naïve insolence,
Nargue la foudre éteinte en ta bouche de fer.



Pourtant ne rougis pas si ces têtes mutines
Insultent sans remords ta sombre majesté ;
Nous devons le repos dans lequel tu t’obstines
Aux œuvres de la paix et de la liberté.


Attends, attends les jours où ta voix solennelle,
Ébranlant les échos si longtemps endormis,
Au lieu de marquer l’heure à l’humble sentinelle,
Sèmera l’épouvante au camp des ennemis.


Et ces enfants surpris qu’une longue fumée
Puisse sortir encor de ta bouche en repos,
Comprendront ce que peut ta foudre rallumée,
Ou le boulet lancé par la main d’un héros !



Mais, non, repose encor, sans force mais sans haine ;
Laisse la paix planer sur tous nos vieux tombeaux.
La discorde est impie et la guerre inhumaine ;
Les jours les plus sereins sont les jours les plus beaux.


Ainsi, résigne toi, bronze toujours fidèle,
À marquer l’heure encore à l’heureuse cité,
Et laisse pour longtemps la timide hirondelle
Suspendre ses amours à ton flanc redouté.


Laisse tous ces enfants que ton calme apprivoise
Troubler de leurs ébats ton solennel repos.
Qu’ils grandissent en paix : notre époque bourgeoise
Veut de bons citoyens et non pas des héros.



Qu’ils voient, en contemplant les antiques blessures
Que montre avec orgueil ton affût défoncé,
Non l’instrument fatal de nos guerres futures
Mais le débris muet d’un orageux passé !


L’HORLOGE


i

Lombre tiède du soir était lente à venir
Et, pensif, je disais ô jour, vas-tu finir ?
Horloge, que fais-tu, que ton aiguille noire
Se traîne lentement sur ton cadran d’ivoire ?
Précipite ta marche et ramène la nuit,
La nuit qu’aime le rêve et que le sommeil suit.

Mais elle, doucement loquace et familière,
Me dit : J’ai poursuivi ma course journalière
D’un pas toujours le même et, par d’égaux instants,
Marqué comme toujours le cours fatal du Temps.
Ne te plains pas de moi, car, fidèle à ma tâche,
Dans mon cycle restreint j’ai couru sans relâche ;
Et s’ils t’ont paru lents les coups que je sonnais,
Toi seul est le coupable, ami, car tu flânais !

ii

Horloge, que fais-tu ? Comme un coursier numide
Pourquoi voler si vite ? Allons, sois moins rapide.
Ne marque plus ainsi par sauts précipités
Les douze coups que l’homme en pleurant t’a comptés.

Mais elle, doucement loquace et familière,
Me dit : J’ai poursuivi ma course journalière,
Et de même qu’hier j’ai par d’égaux instants
Marqué sans me presser le cours fatal du Temps.
Ne te plains pas de moi, car tu serais injuste ;
Souviens-toi que courbé sur le travail auguste,
Inconscient du temps qui sans merci fuyait,
Le cœur battait plus vite et l’esprit travaillait !


PETITS VOLEURS


Septembre fait plier l’arbre sous les fruits mûrs,
Et déjà les enfants escaladant les murs
Où va s’abriter l’hirondelle,
Humant la douce odeur que répand mon verger,
S’avancent dans la nuit doucement, sans songer
À mon chien farouche et fidèle.


Ils approchent, voilà qu’ils ont déjà surgi
Sur la haie où l’épine a bien souvent rougi
Leurs mains petites mais avides.
Eux pourtant si bavards ont cessé leur caquet ;
Ils ont tendu la main, quand mon cerbère au guet
Fond sur eux en deux bonds rapides.

Adieu large festin au pied de l’arbre vert !
Adieu les fruits vermeils ! Le dogue a découvert,
Gardien féroce et taciturne,
Leurs pas lents et furtifs à l’abri des halliers,
Et fait fuir devant lui ces hardis écoliers
Honteux de leur course nocturne.

Parmi ceux que le vol avait là réunis
C’est un sauve-qui-peut à travers prés jaunis.
Comme ils fuient les petits coupables !
Hallali sans pareil, à travers les vallons

Ils courent essoufflés ; mon chien sur leurs talons
Exhibe ses crocs formidables.

Il faut à ces pillards de sévères leçons,
Il faut depuis longtemps à ces vilains garçons,
Qui pillent les vergers sans gêne,
Un chien qui les arrête à leur premier méfait ;
Un invisible argus qui les prend sur le fait
Et qui tambour battant les mène.

Aussi quand l’an prochain l’arbre aura ses fruits mûrs
On ne les verra plus escalader les murs
Où pend le nid de l’hirondelle ;
Moins friands de mes fruits qu’effrayés du danger,
Ils ne reviendront plus visiter mon verger
Que défend un gardien fidèle !


MA LAMPE


L’ombre descend des monts et la nuit plus hâtive
Voit trembloter déjà la lumière chétive
Que le pétrole donne au plus humble logis.
Ô toi, par qui le soir je sens mes yeux rougis,
Allume-toi, ma lampe, et d’huile bien pourvue,
Dispense doucement ta lueur à ma vue.
Jette tes feux discrets sans éclat et sans bruit,
Brûle pendant longtemps, brûle toute la nuit,

Car j’ai besoin de toi. Dans ces longues veillées
Au foyer tout flambant les muses réveillées
Voltigent sur mon front rêveur avec amour…
Toujours l’âme s’éveille avec la fin du jour.
Oui, j’ai besoin de toi, car de belles pensées
Vont m’agiter, ce soir, nombreuses et pressées :
Pour suivre leur dictée, il faut que, vrai lutin,
Ma plume sans repos courre jusqu’au matin.
Que ton pétillement, ô flamme vacillante,
Sache activer sa course, hélas ! toujours trop lente ;
Et ne vas pas t’éteindre, amie, avant le jour.
Attends que l’Angélus en sonne le retour.


Ainsi je lui parlais, et la lampe allumée,
Jetant avec sa flamme une brune fumée,
Pétillait avec joie et semblait dire : Ami,
Prends garde ! Avant le jour tu seras endormi !

Puis mon esprit vola vers le pays du rêve,
Et ma plume courut, sans repos et sans trêve ;
Le vers coula rapide, et sous le feu sacré
Je sentis frissonner tout mon être enivré.
Pendant ce temps la lampe, auprès de moi placée,
En éclairant mon front réchauffait ma pensée ;
Témoin de mon travail, son regard vigilant
Voyait le vers éclore en mon cerveau brûlant !
Moments remplis d’ivresse ! Heures délicieuses
Des rêves enchantés, des muses gracieuses !
Ton silence enveloppe, ô belle et calme nuit,
Le poète qui veille et la lampe qui luit !


Mais la fatigue vint. Ma plume nonchalante
Sur le papier courut moins agile et plus lente ;
La muse au léger vol cessa de caresser
Mon front lourd et déjà fatigué de penser,

Et bientôt le sommeil, frère de l’indolence,
Calme enfant de la nuit, hôte aimé du silence,
Me couvrit de son aile, et son charme vainqueur
Vint bercer mon esprit et reposer mon cœur.


Un rêve m’endormit, un songe me réveille.
La muse n’est plus là pour charmer mon oreille.
Jalouse du sommeil qui me fermait les yeux,
Ailleurs elle a porté son vol capricieux.
La nuit est dans mon âme autant qu’à la fenêtre.
Pourtant, premier reflet du jour qui va paraître,
Ma vitre se colore aux lueurs du matin,
Et chargé de sommeil, mon regard incertain
Voit, rivale de l’aube, une flamme encor belle
Obstinément briller. En compagne fidèle,
Éclairant doucement le poète qui dort,
Malgré le jour qui luit, ma lampe veille encor !


LES RONCES DE LA VIE


La ronce est bien vivace aux sentiers de la vie.
Elle étend sous nos pas ses rameaux enlacés.
On la nomme l’Envie,
Et les plus grands esprits sont par elle blessés.



Quand sa tige épineuse à l’ombre se hérisse,
Plus d’un laisse sa joie à ses rameaux sanglants.
On la nomme Avarice,
Et son pouvoir fatal touche les cheveux blancs.


Êtreignant de ses bras ce globe séculaire,
Elle est de tous les lieux et de tous les climats.
On l’appelle Colère,
Et nommez-moi celui qui ne la connaît pas !


Dressant son dard aigu, dans ce temps de cynisme,
Elle envahit le trône ainsi que le tripot.
On la nomme Égoïsme.
Le cœur qu’elle a touché se dessèche aussitôt.



Alerte, voyageur ! Mortelle est sa blessure.
Sa tige à tout passant vomit le noir poison.
On la nomme Luxure,
Et ceux qu’elle a frappés ont perdu la raison !


Obstinée à son œuvre, elle se multiplie,
Et brise dans sa fleur plus d’un noble talent.
On la nomme Folie,
Et son philtre a perdu plus d’un cerveau brûlant.


Que le passant rêveur évite sa caresse,
Car malheur à celui qui près d’elle s’endort !
On la nomme Paresse.
Le sommeil qu’elle donne est lourd comme la mort.



Ainsi, fatale loi ! tout voyageur sur terre,
Quelque soit le sentier qu’il parcourt ici bas,
Monarque ou prolétaire,
Voit la ronce aux cent pieds se dresser sous ses pas !


JACQUES CARTIER


sonnet

Marin, grande est ton œuvre et sans tache est ta gloire,
Aussi l’écho puissant d’un siècle qui finit
Aux descendants des preux rappelle ta mémoire,
Et, fils d’un grand passé, le présent te bénit.



Pourtant nul marbre ici ne redit ton histoire ;
Mon regard cherche en vain ton nom sur le granit.
Rien ne reste de toi sur ce haut promontoire
Où par surprise, un jour, l’aigle anglais fit son nid !


Console toi ! Le Temps de sa puissante griffe,
Attaquant sans remords le marbre pur y biffe
Les grands noms qu’y grava le ciseau du sculpteur.


Mais dans nos cœurs tu peux des ans braver l’outrage.
Jusqu’aux bornes du temps, sans souci du naufrage,
Laisse voguer ta nef, ô grand navigateur !


HIER ET AUJOURD’HUI


sonnet

Écoutez le canon des luttes sanguinaires !
C’est l’époque où l’on vit l’héroïsme indompté,
Ployant sous le fardeau de lauriers centenaires
Et méprisant la mort, tomber avec fierté.



C’est l’époque sinistre où, soldats mercenaires,
Les agresseurs, jaloux de sa virilité,
Foudroyaient sous les coups de leurs puissants tonnerres
Le rameau que la France avait ici planté.


Hier c’était la lutte, et la haine et l’envie ;
C’étaient les fiers regrets et le glorieux deuil,
Hier à notre peuple on taillait un cercueil !


Hier, c’était la mort, aujourd’hui, c’est la vie !
La race qu’on croyait pour toujours asservie,
Libre sous le grand ciel, se dresse avec orgueil !


LES DEUX FRANCES

Lu à la séance du congrès national de Montréal, juin 1884.

« La France va mourir ! a dit un faux prophète ;
« L’ombre des vieux héros pleure sa gloire en deuil,
« Et le spectre sanglant de la sombre défaite
« Tristement vient s’asseoir auprès de son cercueil ! »



Les peuples, à la voix de ce sinistre oracle,
Se dressent, frémissants, à l’horizon lointain.
En effet, ce doit être un étrange spectacle :
Un grand peuple qui tombe, un astre qui s’éteint !


Quand dans un ciel serein l’éclipse passagère
Obscurcit du soleil le disque radieux,
La science, en alerte et prompte messagère
Vers ce point de l’éther fait fixer tous les yeux.


De même, ô France aimée, un nuage qui passe
Efface-t- il l’éclat que tu jettes partout,
Les peuples étonnés, interrogeant l’espace,
Se demandent : « La France est-elle encor debout ? »



Oui, la France est debout ! Phare éclairant le monde
Des sommets orgueilleux aux plus humbles sillons,
Depuis plus de mille ans sa lumière féconde
Dispense à l’univers ses immortels rayons.


Oui, la France est debout. Un jour de défaillance
Ne peut éclabousser dix grands siècles d’exploits.
Au cœur de tout Français il reste la vaillance,
Legs à jamais sacré qu’il tient des vieux Gaulois.


Le héros de Tolbiac, entrevoyant ta gloire,
France, sur ton cimier mit le premier fleuron,
Le jour où, consacrant sa première victoire,
L’eau sainte du baptême a coulé sur son front !



Charlemagne te vit dans son sublime rêve
Briller ainsi qu’au ciel un astre éblouissant,
Alors qu’il te taillait, du tranchant de son glaive,
Sur les débris du monde, un empire puissant.


Plus tard, fiers généraux, souverains magnanimes,
Penseurs profonds, oui, tous ont à travers les temps,
Tenu, grâce à l’éclat de leurs œuvres sublimes,
Les esprits en travail, les peuples haletants.


Ils ne sont déjà plus ces jours si pleins de gloire
Où l’Europe, attentive au seul bruit de ton nom,
Attendait, pour tourner un feuillet de l’histoire,
L’éclair de ta pensée au fond du Trianon.



Autrefois tu pouvais envoyer Lapeyrouse
Promener ton drapeau dans des pays lointains ;
Tu pouvais… Aujourd’hui, l’Angleterre jalouse
Veut modérer ta force et régler tes destins.


Assise au bord du Rhin, maîtresse de l’Alsace,
Tu tenais en respect tous les princes tremblants.
Mais le charme est rompu ; le Germain te menace,
Noir vautour dont la griffe a déchiré tes flancs.


Vers le midi, regarde un autre peuple oublie
Que son vieux sol te doit sa jeune liberté ;
Jalouse du passé, c’est l’ingrate Italie
Qui, par delà les monts, se dresse avec fierté.



Tous tes voisins croyaient que, défaillante encore,
Pour défendre tes droits tes canons s’étaient tus ;
Mais sur ton horizon se dessine l’aurore
Des premiers dévouements, des antiques vertus.


Héros de Fontenoy, soldats de Gravelotte,
Qu’ils succombent vaincus, qu’ils meurent triomphants ;
La France qui sourit, la France qui sanglote,
Dans ces braves couchés reconnaît ses enfants.


Ces soldats malheureux, que la sombre déroute
Comme les blés faucha, n’ont pas désespéré ;
Quand se fermaient leurs yeux, l’amertume du doute
Au cœur de ces mourants n’a jamais pénétré.



« Après nous, disaient-ils, en tombant sous les balles,
Surgiront d’autres bras jeunes et vigoureux ;
Un jour, nous entendrons leurs clameurs triomphales,
Car, braves comme nous, ils seront plus heureux. »


Aussi, pleine d’espoir, la France se relève
Et rêve sur son front l’éclat des anciens jours,
Sans demander sa gloire à l’éclair de son glaive,
Sans demander sa force au bruit de ses tambours.


Peuple jaloux, croyant la France à l’agonie,
Vous la comptiez à peine au rang des nations ;
Vous aviez oublié que son puissant génie
N’a pas besoin de Mars pour jeter ses rayons.



Un jour vous aviez cru qu’un vêtement de gloire
Tissé depuis mille ans peut tomber par lambeaux,
Et que l’envie éteint l’éclat de son histoire
Comme un souffle vulgaire éteint de vils flambeaux.


Au milieu des éclairs de l’ardente mêlée,
Quand le fer ennemi fouille ses flancs ouverts,
La France se redresse, et sa main mutilée
Tient encor le flambeau qui guide l’univers.


Quelle est donc cette nef échappée au naufrage,
Voguant voiles dehors sans souci des dangers ?
Saluez ! C’est la France ! Elle a vaincu l’orage
Et recueille en passant les peuples naufragés.



Mais au puissant navire il manque une boussole
Que la vague enleva des mains du timonier :
C’est la foi de Clovis, c’est la foi qui console
Ceux que le pont, au soir, rassemble pour prier.


Pourtant de tes conseils l’antique foi bannie,
Ô France, veille encor dans tous les humbles cœurs,
Et du signe sacré l’influence bénie
Pour ta gloire fait plus que tes drapeaux vainqueurs.


Cette croix qu’on dérobe aux regards de l’enfance,
On voudrait sur ton front en effacer le sceau,
Et te faire oublier que jadis, sans défense,
Ce signe rédempteur protégea ton berceau !



Lorsque tu fis flotter ta superbe bannière
Sur les forts de l’Annam, les courbis des Kroumirs,
De tes braves soldats l’héroïque poussière
Naguère s’est mêlée au sang de tes martyrs.


Car la croix sur ces bords a devancé l’épée,
Car livrant aux faux dieux de suprêmes assauts,
D’avance elle a marqué — pacifique épopée ! —
Le rivage où devaient aborder tes vaisseaux.


L’apôtre et le soldat aux quatre coins du monde,
Jadis marchant ensemble et fiers d’être français,
Ont jeté de la foi la semence féconde
Et récolté pour eux l’oubli de leurs bienfaits.



De tous ces dévouements qu’au jour de ta puissance
Tu prodiguais partout, de tous ces grands combats,
De tout ce sang versé que reste-t-il, ô France ?
Des souverains jaloux et des peuples ingrats !


Du moins sur cette rive il est une œuvre sainte
Que n’ont pu renverser ni le temps, ni l’oubli ;
Cette œuvre se révèle en cette vaste enceinte
Par l’orgueil satisfait du travail accompli.


Quand la révolte jette à l’Europe affolée
Le souffle précurseur des noirs évènements,
Contemple sur nos bords, un instant consolée,
L’œuvre qui survit seule à tous tes dévouements.



Pendant qu’à l’océan la Moselle allemande
Roule encore les pleurs qu’à Sédan tu versais,
Pendant que le Germain sur le Rhin seul commande,
Le Saint-Laurent fidèle est demeuré français.


Car le puissant drapeau qui flotte sur nos têtes
Garde nos vieilles lois, nos jeunes libertés ;
Car il voit sans envie au milieu de nos fêtes
L’écharpe aux trois couleurs briller à ses côtés.


On dirait que le Temps, ployant son aile immense,
Sur ces bords fortunés a suspendu son cours,
Ou qu’un cycle lointain de nouveau recommence
Avec ses vieilles mœurs, la foi des anciens jours.



Pendant que l’ancien monde, ébranlé dans sa base,
Voit ses temples déserts et ses trônes brisés,
Quand le souffle du mal l’enveloppe et l’embrase,
Comme aux siècles de foi nous avons nos croisés ;


Ici ton héroïsme a laissé des empreintes.
Le long des grands chemins et des humbles sentiers
L’œil étonné croit voir se dresser, ombres saintes,
Tes modestes martyrs et tes héros altiers.


Ce sont eux qui toujours ont soufflé dans nos âmes
L’espoir qui les guidait dans leurs puissants travaux,
Et la foi, ce soleil dont les célestes flammes
Ont éclairé leurs pas dans ces pays nouveaux.



La haine au noir venin, l’envie au teint livide
Là-bas soufflent sur toi du Nord et du Midi ;
Du Tibre jusqu’au Rhin plus d’une dent avide
Voudrait mordre aux rameaux de l’arbre reverdi.


Sur nos rives ne croît la haine ni l’envie ;
Malgré l’oubli d’un siècle ici fleurit l’amour.
À sa fête superbe un peuple te convie
Et t’acclame à genoux car il te doit le jour.


Quelque soit le drapeau sous lequel tu t’abrites,
Bannière aux fleurs de lys, cocarde aux trois couleurs,
Nous n’insultons jamais à tes gloires proscrites ;
Ta joie est notre joie et tes pleurs sont nos pleurs.



Glorieuse ou vaincue, empire ou république,
Tu te nommes la France, et nous t’aimons toujours,
Sans jamais demander quelle tâche héroïque
Ou quelle émeute encor fait battre tes tambours.


Aussi des hauts sommets, des profondes vallées,
Mille clochers lançant leurs flèches vers les cieux,
Nous envoient en ce jour leurs joyeuses volées
Et redisent ton nom, ô pays des aïeux.


Nous retrouvons partout notre race intrépide ;
Il faut plus de soleil à l’érable qui croît ;
Le torrent qui grossit dans sa course rapide
Fait déborder ses eaux de son lit trop étroit.



Sans faiblesse et sans peur nous poursuivons le rôle
Que Dieu nous a marqué dans ses vastes desseins.
Vers l’Occident surpris, vers les frimas du pôle
Voyez se diriger ces vigoureux essaims.


Ils sont les éclaireurs de notre race en marche
Vers le progrès qui luit à l’horizon obscur.
Le prêtre les dirige, et l’autel, nouvelle arche,
Marque et bénit l’endroit du village futur.


Car ils vont dans les bois, car ils vont dans la plaine,
Emportant avec eux et leur langue et leur foi :
Don précieux qu’un jour la terre américaine
Reçut d’un fier marin, messager d’un grand roi.



Ainsi quand les anciens, fuyant Rome inhumaine,
Cherchaient d’autres foyers sous de plus calmes cieux,
Sans jamais déroger à la fierté romaine,
Pour conjurer le sort ils emportaient leurs dieux.


Par le mousquet, par la parole et la cognée
Nous nous sommes frayé, mère, un large chemin ;
Aussi des vieux colons l’héroïque poignée,
Foule immense aujourd’hui, sera peuple demain.


Le but de nos efforts, la suprême espérance
Qui s’obstine en nos cœurs et les fait battre tous,
C’est de fonder un jour sur ces bords une France
Dont nos frères aînés soient surpris et jaloux.



Emblème de nos droits, le castor peut sans crainte
Prendre place à côté du lion radouci.
Français, vous admirez notre liberté sainte
Plus jeune que la vôtre et moins sanglante aussi.


Effaçant de son front une date fatale,
Espoir de l’avenir, gage de nos succès,
Déjà Stadaconé, la vieille capitale,
Vous montre avec orgueil un gouverneur français.


Aussi sous l’œil de Dieu, fermes, sans insolence,
Étayons l’avenir sur le passé béni,
Et qu’un seul cri d’espoir de nos lèvres s’élance :
« Non fecit taliter omni nationi » !


NOTRE PETIT JULES


Car dans tout berceau
Il germe une tombe.
victor hugo.

À peine a-t-il connu sa mère
Que son œil vient de se fermer.
Dans son existence éphémère
Il n’a pas eu le temps d’aimer !



Il avait appris à sourire,
Quand, de nos caresses jaloux,
Un ange vint tout bas lui dire :
« Petit frère, viens avec nous ! »


Du ciel entrevoyant les charmes,
Avec l’ange vite il partit…
S’il eut pu voir couler nos larmes,
Il serait resté, le petit !


Jamais notre oreille ravie
N’entendra son rire enfantin.
Il repose, pâle et sans vie,
Les lèvres closes, l’œil éteint.



Ils sont pour toujours immobiles
Ces bras qui se tendaient vers nous.
Jamais ses petits pieds débiles
Ne grimperont sur nos genoux !


Dans son étroite bière ouverte
On va bientôt le déposer.
Nous avons sur sa joue inerte
Imprimé le dernier baiser.


Il faut demain qu’il disparaisse,
Malgré nos pleurs, malgré nos vœux.
Le trépas jaloux ne nous laisse
Qu’une boucle de ses cheveux !



La mère par les pleurs brisée
Rassemble les langes épars,
Triste confusion causée
Par le plus triste des départs.


Tableau touchant ! Je vois sa lèvre
Mettre un baiser dans chaque pli
Encore imprégné de la fièvre
Du petit être enseveli.


Je m’approche, je la console,
Moi, pauvre père inconsolé ;
Moi que le désespoir affole,
Qu’étouffe un sanglot refoulé !



Car en sondant la peine extrême
Qui pèse sur mon cœur en deuil
Je sens qu’une part de moi-même
Est là dans ce petit cercueil !


Pauvre berceau ! Le voilà vide
De son fardeau si précieux ;
Une main amie et rapide
L’enlève et le cache à nos yeux.


Mais à la place accoutumée
Le petit berceau reviendra.
Bientôt une figure aimée
Dans ses langes nous sourira !



Pour caresser le petit être
Ensemble nous nous pencherons ;
Ravis, nous croirons reconnaître
L’ange envolé que nous pleurons !

13 juillet 1884.


1884


sonnet

De l’an nouveau l’heure est sonnée !
Qui nous dira pourquoi le temps
Dans sa course désordonnée
Nous emporte tout palpitants ?



De l’homme étrange destinée !
De la vie, ô trop courts instants !
Vers combien de jours de l’année
Reviennent nos cœurs inconstants ?


Pour moi deux dates, l’une sombre,
L’autre riante, percent l’ombre
Où gît l’an si vite écoulé.


Votre souvenir a des charmes,
Tombe qui fis couler mes larmes,
Et berceau qui m’as consolé !


1885 et 1886


Tout transi, j’écoutais dans le froid de la nuit,
À l’an nouveau qui vient l’adieu de l’an qui fuit.


Vois mon œuvre, disait l’an qui va disparaître,
Compte, si tu le peux, ceux que j’ai moissonnés.
Dis, ces puissants du siècle et ces fronts couronnés,
Dans la tourbe des morts peux-tu les reconnaître ?



Comme un chêne tombé sous le fardeau des ans,
Vois ce penseur profond, cet immortel poète.[1]
De mon doigt souverain j’ai comprimé sa tête.
Je suis juste sans crainte et roi sans courtisans.


Ce soldat, le héros d’une guerre civile,[2]
Étonnant l’ancien monde en sauvant le nouveau,
Sans gloire est descendu dans un sombre caveau,
Comme tous les obscurs que je fauche par mille.


Ce moderne Nabab, plus riche que les rois,[3]
Cet homme qui ployait sous l’or de cent fortunes,
Du pauvre n’entend plus les plaintes importunes.
Regarde son palais ! Quatre planches de bois !



Hier, j’ai fait tomber le jeune roi d’Espagne,
Que, des lambris dorés du sombre Escurial,
On vient de déposer dans son tombeau royal.
Frère, fais comme moi que la mort t’accompagne.


Oui, sans pitié de l’âge et sans respect du rang,
Balaie ainsi que moi cette poussière humaine,
Et du ciel irrité sombre vengeur, promène,
D’un hémisphère à l’autre, un glaive indifférent.


Et l’an nouveau disait à l’an qui fuit : Mon frère,
Après ta rude tâche et ton rôle éclatant,
Que reste-t-il à faire et quel travail m’attend ?
L’an qui fuit répondit : Regarde vers la terre.



Vois là-bas vers le nord un superbe empereur,
Puissant dans les combats, fort par la tyrannie,
Qui sous son sceptre tient les rois de Germanie.
L’ancien monde à sa voix frissonne de terreur.


Couche dans le cercueil cette superbe tête.
N’est-ce pas un beau rôle ? En vain je l’ai tenté !
Cet obstiné vieillard toujours m’a résisté.
Mais toi, plus jeune, frappe, et que rien ne t’arrête.


Sur terre il est encor des penseurs et des rois,
Des esprits orgueilleux et des âmes hautaines,
Des financiers puissants, de hardis capitaines.
Contemple avec amour ce vaste champ d’exploits.



Ô frère, ne crains rien. La moisson sera bonne.
Pour que l’humanité survive à nos assauts,
L’éternel pourvoyeur fait surgir deux berceaux
Pour chaque être créé que notre faulx moissonne.


Ce globe aura toujours de pâles habitants.
Pour notre œuvre de mort partout germe la vie,
Afin qu’en notre ardeur toujours inassouvie
Sans merci nous frappions jusqu’à la fin des temps.


Pourtant, dit l’an nouveau, de ma courte carrière
Puis-je par des bienfaits parfois marquer le cours,
Prolonger des humains les trop rapides jours,
Et sourire aux berceaux sans ouvrir une bière ?



Et s’il me faut frapper tous les fronts orgueilleux,
Puis-je épargner au moins l’humble bras qui travaille ?
— Frappe partout. De peur que ton bras ne défaille,
Plane au-dessus du globe un bandeau sur les yeux.


Adieu ! Fais ton devoir. Poursuis l’œuvre obstinée
De tes prédécesseurs à travers tous les temps.
Sous tes coups tiens toujours les humains palpitants.
À ce travail de mort bien courte est la journée !


Et transi, j’écoutais, dans le froid de la nuit,
À l’an nouveau qui vient l’adieu de l’an qui fuit.


LE POSSÉDÉ DES MUSES


« La poésie, ô Dieu ! serait-elle un mensonge
Et l’inspiration un éphémère songe ?
Quoi ce charme divin, cet art mystérieux
Serait fait pour tromper et l’oreille et les yeux ?

Des mots harmonieux l’assemblage magique
Serait un jeu frivole en ce siècle énergique ?
Le rêve au vol si doux ne serait qu’un travers,
Et compter vaudrait mieux que d’aligner des vers ? »


Ainsi, se défiant de son œuvre imparfaite,
Et doutant de son art, soupirait un poète.
Pour descendre au niveau des esprits de son temps,
Il a fait taire en lui tes rhythmes éclatants,
Ô Muse ! et maîtrisant tes strophes immortelles,
Au sol il a cloué tes palpitantes ailes.
Debout à son comptoir, tout le jour, sans repos,
Voyez-le par colonne entasser les zéros !
Le théorème ardu, la science des nombres
Entraînent sa pensée en leurs dédales sombres ;
Et ce rêveur d’hier, traître au premier devoir,
Se débat, impuissant, dans le Doit et l’Avoir.



Le malheureux ! Il croit n’être plus un poète,
Car le chiffre brutal qui roule dans sa tête
Est maître de la place et s’érige en vainqueur,
Rétrécissant l’esprit et desséchant le cœur.
Et lui, tout glorieux de sa métamorphose,
En adroit financier voilà déjà qu’il pose.
Il ne parle que chiffre il hante désormais
La bourse sombre au lieu des lumineux sommets.


Mais, ô retour fatal ! la Muse vengeresse
Le surprend dans la nuit, le tourmente, le presse,
L’affole sans pitié ; car à peine il s’endort
Que dans son rêve il jongle avec les rimes d’or !


BREVIS VITA


Mon regard éperdu sondait la mer sans borne,
Et là, seul, je songeais, l’esprit rêveur et morne,
À la vie éphémère, à nos jours qui s’en vont
Plus vite que les flots du fleuve vagabond.
Le flot pousse le flot et, de même, les hommes,
Passant sur cette terre ainsi que des fantômes,
Tombent pour faire place à ceux du lendemain.
Mobile est l’océan, ainsi le genre humain.

Les générations se succèdent, s’entassent
Sans repos d’un moment, comme les flots qui passent.
Mais ces derniers du moins n’ont-ils pas leur reflux ?
Vers leur source nos jours ne nous ramènent plus !
Toujours mûr est l’épi, la moisson toujours prête
Pour le Temps sans pitié, faucheur que rien n’arrête ;
Et comme on voit la plaine onduler sous les vents,
Son souffle cloue au sol la tourbe des vivants !
La poussière des morts couvre la terre entière
Et ce globe n’est plus qu’un vaste cimetière !
Cherchez la forêt vierge où l’on ne trouve pas
Les vestiges de l’homme et l’œuvre du trépas !
Ossuaire sans fin, les cimes et les plaines
Sont, du nord au midi, d’ossements toutes pleines ;
Et sur tout cet humus entassé par le temps,
Se croyant immortels, les humains haletants
Pour les siècles futurs élèvent leurs demeures,
Quand la mort sans merci leur dispute les heures !


ODE À LÉON XIII


(Vers dits par l’auteur à l’occasion du Jubilé du Saint Père
à Montréal, le 11 janvier 1888.)

i

Rome païenne avait la terre pour vassale,
Et la foulant du pied, débauche colossale
Qui depuis si longtemps secouait l’univers,
Dans sa puissante étreinte et sa caresse immonde

Elle avait sans repos épouvanté le monde
Par l’éclat de sa honte et le bruit de ses fers.


Empereurs, proconsuls, nobles patriciennes,
Affranchis de la veille ou familles anciennes,
Des dolmens d’Armorique aux sables de Memnon,
Des colonnes d’Hercule aux rives d’Ionie,
Tous, quelque fût le rang, la race ou le génie,
Avaient de la vertu même oublié le nom.


Les peuples haletaient sous la verge romaine ;
Sous le pied des Césars cette poussière humaine
Ne connaissait pour Dieu que l’aveugle destin.
Secoué par l’orgie infâme, universelle,

Sous son souffle brûlant le genre humain chancelle,
Ainsi qu’un débauché qui sort d’un long festin.


Et les sages, voyant s’écrouler tout un monde,
Disaient : Quand donc luira la lumière féconde
Qui de ce noir chaos doit dissiper la nuit ?
Et voilà que, soudain, marquant l’ère chrétienne,
Sur le ciel obscurci de la Rome païenne,
Éclairant le Thabor, un nouvel astre luit !


Pendant qu’au Quirinal s’amoncelaient les crimes,
Que le monde éperdu penchait vers les abîmes,
Que Rome sous le poids de sa honte tombait,
Léguant au genre humain sa maxime sévère,

L’homme Dieu, tout meurtri, gravissait le Calvaire
Et mourait sans faiblir sous l’infâme gibet.


Le roc s’émeut, le sol frémit ; fait sans exemple,
Le ciel même se trouble, et le voile du Temple
Au consummatum est soudain s’est déchiré.
L’homme seul est aveugle en face du mystère,
Et sur l’humble tombeau du Sauveur de la terre
Seules, dans tout Juda, trois femmes ont pleuré !


Mais ces pleurs du salut de l’homme sont le gage ;
Et la goutte de sang qu’en son dernier outrage
Le soldat fit jaillir de ton côté sanglant,
Ô Christ, un jour sera l’inépuisable source

Où l’humanité lasse, interrogeant sa course,
De siècle en siècle, ira plonger son front brûlant.


Parmi ces grands, ployés sous le poids des rapines,
Oh ! qui recueillera ta couronne d’épines ?
Qui donc boira le fiel dont tu fus abreuvé ?
Ô Fils du Dieu vivant, ô martyr volontaire,
Tombé sous le fardeau des crimes de la terre,
Pour te venger des Juifs quel César s’est levé ?


Fils obscurs d’Israël, mais grandis par leur rôle,
Douze pêcheurs armés de la sainte parole
Seuls, font fuir devant eux la foule des rhéteurs.
Du seul Verbe ïnspirés, leur souffle prophétique

Fait crouler les autels, et la sibylle antique
Aux humains ne dit plus ses oracles menteurs.


Les disciples, errants au fond des catacombes,
Se pressent autour d’eux et peuplent de leurs tombes
Les vastes profondeurs de ces sombres caveaux.
Mais bientôt ces héros se partagent le monde,
Et, noble écho des cieux, leur parole féconde
Souffle dans tous les cœurs l’espoir des jours nouveaux.


Leur pas fait chanceler les dieux au pied d’argile ;
Pour annoncer la loi du divin Évangile,
Leur voix par l’univers sonne comme un clairon.
Quand Rome épouvantée en tremblant délibère,

Ils tomberont, bravant la fureur de Tibère,
La cruauté de Claude et le bras de Néron.


Qu’importe que le peuple en émoi crie : « Aux bêtes ! »
Que sur le dur pavé rebondissent leurs têtes !
Que leurs corps soient broyés sous l’essieu lourd des chars !
Ils volent au trépas, la figure sereine,
Car ces torrents de sang qui rougissent l’arène
Emporteront demain le trône des Césars !


Et les Romains, troublés au milieu de leurs fêtes,
Disaient : D’où viennent-ils, ces étranges prophètes ?
Nommez-nous donc ce Dieu qui nous est inconnu !
Ce Dieu, son nom bientôt luira sur toute cime,

Et le juif vagabond, châtiment de son crime,
Un jour sera le seul qui l’aura méconnu.


Pierre en tremblant l’épèle, et tout l’Olympe croule ;
La tourbe des faux dieux dans la poussière roule :
Ainsi tombaient jadis les orgueilleux Titans.
Le ciel calme et serein des chrétiens s’illumine.
Dieu veut que par la croix Rome encore domine
Et plane sur les flots, les peuples et les temps.


Ainsi que l’ont prédit tous les livres bibliques,
Trônes ruisselants d’or, austères républiques
S’effondreront au vent des révolutions.
Ô royautés d’un jour, superbes dynasties,

Dans le gouffre des temps vous êtes englouties ;
La poussière d’un siècle a comblé vos sillons.


La lierre grimpe aux flancs noircis du Colisée.
Les Césars ne sont plus, et leur cendre pesée,
Ô néant peut tenir dans la main d’un enfant.
Charlemagne endormi voit crouler son empire.
Éphémère grandeur, Napoléon expire ;
Et, seule, de l’oubli leur gloire les défend.


Mais ainsi qu’au désert les hautes Pyramides,
Étonnant le regard par leurs formes splendides,
Survivent, seuls témoins d’un temps évanoui,
De même, survivant aux plus sombres naufrages,

L’Église, toujours jeune, à travers tous les âges
Luira, phare immortel, sur le monde ébloui.


Car il est ici-bas, il est une couronne
Que le Très-Haut soutient, que l’amour environne,
Qui du temps destructeur n’a pas subi l’affront.
Tombé des mains de Dieu, ce noble diadème
Est le seul qu’ici-bas le Christ porta lui-même
Et que des fronts mortels sans faiblir porteront.


Ô pontife suprême ! ô successeur de Pierre !
Pape des premiers jours et de l’heure dernière,
Toujours rayonnera ton regard paternel.
Tout passe, tout s’effondre, et toi seul tu demeures,
Car au cadran du Temps les siècles sont des heures
Pour celui qui remplace ici-bas l’Éternel !



Tu n’as ni fiers archers, ni puissants capitaines ;
Et quand pour un peu d’or sur des plages lointaines
Rugissent les canons de nos modernes Tyrs,
Ô Prince de la Paix, tu n’as pour tous tonnerres
Que les accents émus de tes missionnaires,
Et tes droits sont scellés du sang de tes martyrs !

ii

Gloire à toi, Léon Treize ! immortelle figure
Qu’un siècle sans rival marque en traits rayonnants !
Esprit au vol puissant dont la vaste envergure
Plane sans nul effort sur tous les continents !



Oh ! jette avec orgueil un regard sur ce globe ;
Du haut du Vatican que domine la croix,
Toi qui portes la paix dans les plis de ta robe,
Vers toi vois accourir les peuples et les rois.


À l’aurore, au couchant, des monts et des vallées,
Un hymne universel s’élance vers les cieux.
Immortel festival, les cloches réveillées
Sonnent par l’univers l’alleluia joyeux.


Temples aux vieux piliers, modernes basiliques,
Voyez ! La foule accourt sous vos sombres arceaux.
Le murmure imposant des prières publiques.
Fait s’éveiller les morts, tressaillir les berceaux.



C’est qu’en ces jours bénis où la terre flétrie
Se ressouvient du ciel, le chrétien, consolé
Des deuils de son foyer, des maux de sa patrie,
Salue avec transport l’immortel jubilé.


Tout se tourne vers toi. L’auguste souveraine,
Qui depuis cinquante ans préside à nos destins,
Avec grâce honorant ta majesté sereine
Fait tomber à tes pieds un de ses ducs hautains.


Comme jadis on vit les bergers et les mages
À l’enfant du miracle apporter leur encens,
Ô vieillard, en ce jour, tu reçois les hommages
Des plus humbles tribus, des rois les plus puissants.



Fontaine aux pures eaux, source jamais tarie,
Où viennent s’abreuver les peuples altérés,
La Pologne en lambeaux et l’Irlande meurtrie
Ne lèvent que vers toi leurs bras désespérés !


En cet étrange siècle où la force stupide
Plane audessus du droit, déchirant les traités,
Tu fais entendre seul ta parole intrépide,
Seul ton front resplendit des célestes clartés.


N’ayant que Dieu pour maître et libre de servage,
Souverain sans armée et toujours obéi,
Tu parles, et l’écho, de rivage en rivage,
Répète à l’univers l’immortale Dei.



Tu parles, et ta voix comme le verbe roule
Et confond les projets des plus fiers potentats,
Et ta lèvre inspirée enseigne d’où découle
L’autorité des rois, le bonheur des états.


L’Église est sous ta garde, et seule ta main touche
Aux tables de la loi que le Christ nous donna
Et lorsqu’à l’univers il parle par ta bouche,
Dieu ne fait plus tonner les foudres du Sina.


Quand du monde affolé les nations tremblantes,
Voient leurs droits conservés sur de vieux parchemins
Détruits par le boulet ; que leurs veilles sanglantes
Ne font place aujourd’hui qu’aux mornes lendemains,



Ta voix douce leur dit : « Hommes, vous êtes frères !
« Pour mon cœur paternel vous êtes mes enfants. »
Et qu’ils tombent meurtris sous des lois arbitraires,
Toi seul tu les soutiens, toi seul tu les défends.


Plus heureux que le Christ au jardin solitaire,
Toi, vieillard sans palais, sans trône et sans soldats,
Tu vois tournés vers toi tous les vœux de la terre,
Et tu n’as pas subi le baiser de Judas !


Captif au Vatican, étranger dans ta Rome,
Épiant dans les cieux l’étoile des beaux jours,
Si loin que puisse aller l’activité de l’homme,
Ton zèle, ô grand pasteur, la précède toujours.



Devançant sur les mers les plus fiers capitaines,
Enfants de Dominique ou fils de Loyala,
Votre sang répandu sur les plages lointaines
Fait dire au voyageur : « L’Église a passé là ! »


L’Église a passé là, noble consolatrice,
Semant sur son chemin l’espérance et l’amour.
Nuls pleurs qu’elle ne sèche, et nulle cicatrice
Que son baume divin ne ferme sans retour.


Aussi, Pontife saint, les peuples te bénissent.
De partout vois venir les petits et les grands.
Dans un vaste concert toutes les voix s’unissent,
Se fondent tous les cœurs, se mêlent tous les rangs.



Le riche accourt avec ses superbes offrandes,
Et le pauvre à tes pieds jette son humble don ;
Mais tes augustes mains, ouvertes toutes grandes,
Laissent pleuvoir sur tous la paix et le pardon.


Défilant sous tes yeux, la foule recueillie
T’acclame en un cortège immense et triomphal.
Et tu parais si grand que Rome entière oublie
Qu’il est un faible roi qui trône au Quirinal.


La couronne de fer des rois de Lombardie
Sur son débile front pèse trop lourdement,
Et la cendre du père à peine est refroidie
Qu’il tremble devant toi, vieillard doux et clément.



Elle n’est plus à toi, la ville aux sept collines,
Elle n’est plus à toi, l’immortelle cité,
Mais pour la contempler, quand, le soir, tu t’inclines,
De la reprendre un jour tu n’as jamais douté.


Ton esprit reconstruit les siècles en poussière,
Le passé se déroule, et relevant le front,
Tu vois les vieux Césars succomber devant Pierre
Et tu dis : Les nouveaux à leur tour tomberont !


Parmi la multitude immense qui se presse
Afin de t’acclamer, vieillard aux traits sereins,
Du monde partageant la commune allégresse,
Nous t’avons envoyé de pieux pèlerins.



Lorsque vers l’occident ton bras tremblant se lève,
Sur un peuple au berceau daigne jeter les yeux,
Et bénis notre race étonnante de sève,
Les travaux à venir, le repos des aïeux.


Comme les chérubins qui couvraient de leurs ailes
L’arche sainte cachée au sommet du Nébo,
Nos prêtres ont veillé, gardiens toujours fidèles,
Sur la religion qui fut notre flambeau.


Et ceux-là qui voudraient de la foi des ancêtres
Effacer pour toujours l’empreinte sur ces bords,
Devront, fouillant le sol pour en devenir maîtres,
Jeter aux quatre vents la cendre de nos morts ;



Semblables à ces Grecs qui, levant chaque pierre,
Sous laquelle dormait tout un monde éclipsé,
Des tombeaux de Délos dispersaient la poussière,
Pour enlever au sol les traces du passé !


Bénis-nous ! Nous avons, exempts de défaillances,
Accepté vaillamment le sacrifice offert.
Pour conquérir nos droits, défendre nos croyances
Quel peuple a plus lutté ? Quel peuple a plus souffert ?


Bénis-nous ! Pendant que nos modernes Ninives
Voient leurs temples déserts et le Christ insulté,
Pour consoler ton cœur contemple sur ces rives
L’antique foi gardant la jeune liberté.



Bénis-nous ! Nous avons gravi notre Calvaire.
Sans tache est le passé s’il n’est pas sans défaut.
Aux flammes du bûcher notre berceau s’éclaire,
Et notre liberté surgit de l’échafaud !


Mais sur nous maintenant plane la paix sereine,
Et fidèles au trône ainsi qu’à notre foi,
Hier nous avons dit : Gloire à l’illustre reine ![4]
Aujourd’hui nous crions : Pontife, gloire à toi !


L’ÉTERNEL VOYAGEUR


Qui donc es-tu, toi qui, franchissant les espaces,
Sous ton souffle puissant vois les humains troublés
Se pencher pour mourir comme tombent les blés
Sous l’ouragan vainqueur ? Que fais tu quand tu passes,



En planant sur ce globe étroit, puisque toujours
Inflexible en ton œuvre et rapide en ta course
Tu moissonnes partout mais sans tarir la source
D’où coulent tous nos jours ?


D’où viens-tu, voyageur aussi vieux que le monde ?
Qui t’a donné jadis cet éternel essor ?

— « Je suis né de la vie immortelle et féconde ;
Par ordre du Très-Haut, je fais ici ma ronde ;
Vous m’appelez le Temps, je me nomme la Mort !


HUMBLE VŒU


Le sentier de la gloire est difficile et rude.
Courageux qui le tente, heureux qui le gravit,
Et qui, doué du ciel et formé par l’étude,
Au delà du tombeau dans ses œuvres survit.



Autour de son grand nom jamais la solitude
Morne ne planera. Dans la mémoire il vit
Plus longtemps que le marbre où de la multitude
L’égoiste rumeur toujours s’évanouit.


Moi je n’ai pas la gloire et pourtant je veux vivre !
Jamais par un exploit, jamais par un beau livre
Aux siècles à venir, hélas ! je n’atteindrai !


Toi seul, ô mon enfant, toi seul dois me survivre,
Et vainqueur de la mort qui des maux nous délivre,
Ayant vécu pour toi, par toi je revivrai !


FRANCOPHOBIE


Amis, entendez-vous ? Ainsi qu’une marée
Mugissant sous l’effort de ses flots révoltés,
Sur nous se précipite une race exécrée…
— Mais ces gens-là sont effrontés !



Ils entament déjà notre plus cher domaine,
Ils avancent par bande ainsi que font les loups,
Sous les yeux vigilants de la louve romaine…
— Mais ces gens-là sont des filous !


Prescott, Russell, Essex râlent sous leur contrôle ;
Carleton et Renfrew sont envahis par eux ;
Encore une poussée et l’on nous jette au pôle…
— Mais ces gens-là sont dangereux !


Comme une tache d’huile on les voit se répandre
Des bords de l’Acadie aux champs américains,
Et ce qu’on leur refuse ils savent bien le prendre…
— Mais ces gens-là sont des coquins !



Voyez ces porteurs d’eau ne rêvant que conquêtes,
Nous dire, sans façon : Messieurs, déguerpissez !
Il nous faut vos prés verts et vos villes coquettes…
— Mais ces gens-là sont bien pressés !


Dévorés du souci d’être propriétaires,
Ces vils envahisseurs viennent en tapinois
Avec de beaux écus nous enlever nos terres…
— Mais ces gens-là sont des sournois !


Défendant un par un tous les droits qu’on leur nie,
Par des œuvres de paix répondant aux affronts,
Quand nous soufflons la guerre, ils prêchent l’harmonie…
— Mais ces gens-là sont des poltrons !



Qu’on leur jette l’insulte, et que pour les confondre
On les traite de gueux, de chinois, d’étrangers,
Ils vont droit leur chemin sans même nous répondre…
— Mais ces gens là sont enragés !


Grâce à l’inique appui de nos lois arbitraires,
Ils se disent amis et se font dictateurs ;
Pour mieux nous dominer ils nous nomment leurs frères…
— Mais ces gens-là sont des menteurs !


Et pour vous démontrer jusqu’où va leur audace,
En face des vainqueurs ils font les conquérants,
Et se croient tous issus d’une héroïque race…
— Mais ces gens-là sont ignorants !



Ils ont des écrivains qui se mêlent d’écrire ;
Non contents de la prose ils font même des vers !
En sauteux ? en français ? Je ne saurais vous dire…
― Mais ils ont donc tous les travers !


Ils ont des orateurs puissants qui ne le cèdent
À nul de nos meilleurs, et même, les rusés !
Notre langue et la leur également possèdent…
— Mais ces gens-là sont bien osés !


Sous la verge de Rome et sous le fouet jésuite
Se courbent tous les fronts, rampent tous les partis !
Pas un seul n’a pleuré la liberté détruite…
— Mais ces gens-là sont abrutis !



Tout en se proclamant bons sujets de la Reine,
Ils nous pressent partout, nous disputent nos droits
Au lieu de nous céder la palme dans l’arène…
— Mais ces gens-là sont maladroits !


Ils veulent comme nous leur part de patronage ;
Être dans la milice un peu plus que sergents,
Et partager aussi la poire et le fromage…
— Mais ces gens-là sont exigeants !


Ils vont plus loin ! Ils nous volent, les misérables !
Jusqu’à nos plumpuddings et nos roastbeefs fumants !
Profanant sans remords ces mets si vénérables…
— Mais ces gens-là sont des gourmands !



Ils sont prétentieux ; même je les soupçonne,
Les naïfs ! de se croire en tous points nos égaux,
Nous qui représentons la race anglo-saxonne !…
— Mais ces gens-là sont des nigauds !


De leur ambition ils ne font nul mystère,
Et si l’on en croyait leurs discours imprudents,
Un des leurs serait chef du prochain ministère…
— Mais ces gens-là sont impudents !


De robustes enfants leurs chaumières sont pleines,
Ils essaiment partout, passent fleuves et monts,
Ils abattent nos bois, ils labourent nos plaines…
— Mais ces gens-là sont des démons !



Vandales d’Amérique, excités par leurs prêtres,
Sûrs des nouvelles lois et forts des vieux édits,
Ils s’emparent du sol pour devenir nos maîtres…
— Mais ces gens-là sont des bandits !


Le croirez-vous ? J’ai vu douze enfants par chaumière !
Même au lieu d’en rougir ils en sont triomphants !
D’excès si monstrueux la race est coutumière…
― Mais ces gens-là font trop d’enfants !


Ils parlent une langue inconnue et barbare,
Trop vulgaire et trop rude aux gosiers écossais ;
Voilà pourquoi chez nous la parler est si rare…
— Mais ces gens-là sont des français !



S’ils n’étaient que Français ! mais ils sont catholiques,
Ils entendent la messe et disent l’oraison,
Au lieu de s’inspirer de nos œuvres bibliques…
― Mais ils ont perdu la raison !


Pour comble de scandale, ils vénèrent leurs prêtres,
Ils s’attachent au sol où sont couchés leurs morts ;
Loyaux à la Couronne, ils ignorent les traîtres…
— Ces Canadiens ont tous les torts !


LE NAVIRE ALLEMAND


Poésie dite par l’auteur à une séance de l’Institut-Canadien de Québec,
le 15 octobre 1888.

Le vent de la tempête à travers la nuit sombre
A cessé sa clameur. Des nuages sans nombre,
Courant dans le ciel noir, par l’orage emportés,
Rasent d’un vol plus lourd les flots moins tourmentés.
L’abîme est au repos, la voûte est sans étoiles ;
Vapeur au fond de cale et brise dans les voiles,

Le vaisseau, fatigué par ce double aiguillon,
Se creuse avec effort un mobile sillon.
Voici plus de huit jours que d’un lointain rivage
Il partit, peint à neuf, pour ce rude voyage :
Voici plus de huit jours qu’entre l’onde et les cieux,
Comme un brûlot battu des vents capricieux,
Et jouet de la vague, il lutte avec adresse
Sans avoir amené ses signaux de détresse.
Il a vaincu la mer dont le vaste roulis
À failli l’engloutir dans ses mobiles plis.
Fatigué du gros temps l’équipage sommeille.
Un puissant réverbère est à l’avant qui veille
Et défend le vaisseau de l’abordage affreux.
À l’arrière quelques marins causent entre eux
Du port qu’ils ont laissé, de la rive lointaine
Où les pousse aujourd’hui la fortune incertaine.
Les autres plus lassés sur le pont sont blottis
Et dorment. C’est la nuit. Sauf le lourd clapotis
De l’onde sur les flancs du navire intrépide,

Le silence est partout. L’astre des nuits, rapide,
Descend vers le couchant, puis l’orient se teint,
Grâce à l’aube qui luit, des blancheurs du matin.
Du continent nouveau portant la bienvenue,
Une troupe d’oiseaux sauvages est venue
De l’horizon brumeux. Hardis et familiers,
Ils viennent sur le pont s’abattre par milliers.
Plus qu’au temps de Colomb ils sont amis de l’homme ;
Sans demander comment le navire se nomme,
Qu’il vienne de Norvège ou des ports du Levant,
Quelque soit le drapeau qui flotte au gré du vent,
Qu’importe du marin le langage ou la race,
Escortant tout joyeux le navire qui passe,
Ils lui font fête, et par leurs cris et leurs ébats
Provoquent sur le pont un joyeux branle bas.
Car ils sont messagers d’une bonne nouvelle ;
L’instinct les a conduits de la terre nouvelle
Au devant du vaisseau qui, pour atteindre au port,
Chauffe avec plus d’ardeur, souffle avec plus d’effort.

Enfin l’homme de quart a lancé le cri : « Terre ! »
C’est le but du proscrit, l’espoir du prolétaire
Qui, vers l’Ouest poussé par un destin fatal,
Fuit pour toujours le ciel de son pays natal.
Terre ! Ce mot magique a remué la foule
Qui sur le pont tantôt désert, malgré la houle,
Se rassemble, se presse, et d’un regard ardent
Sonde les profondeurs du brumeux Occident.
Ce continent nouveau qui sur les flots se lève
Et monte à l’horizon, tous l’ont vu dans un rêve :
Aussi la foule, à l’heure où le couchant rougit,
Salue avec transport la plage qui surgit,


Amérique Amérique ! ô terre libre et belle
Sur qui le ciel sema tous les dons de Cybèle,
Terre où naît, méprisant l’or des vieux écussons,
Une race géante ; où de grasses moissons

Ondulent dans des champs, futurs greniers du monde,
Que le travail nourrit et que la paix féconde ;
Terre de l’industrie et de la liberté,
Nourricière du pauvre et du déshérité,
Qui reçois dans ton sein, ô bienfaisant asile,
Le peuple qu’on pressure et l’homme qu’on exile !
Amérique ! Amérique ! ô sol vierge et fécond
Qu’à travers la distance avait rêvé Colomb,
Terre où — moisson étrange — on voit toutes les races
Renaître de ton sein et peupler les espaces ;
Pays des monts altiers et des fleuves géants,
Des lacs que l’œil trompé prend pour des océans ;
Éden du monde entier, terre libre de chaînes,
Où des peuples nouveaux remplacent les vieux chênes ;
De l’émigration les flots toujours croissants
Vont fonder sur tes bords des empires puissants.
Là-bas dans le Far-West sont des plaines fertiles
Où naissent les hameaux, où surgissent les villes :
Essor prodigieux, l’aigle républicain

Embrasse dans son vol le sol américain,
Tandis que vers le Nord le lion britannique,
Près du voisin jaloux devenu pacifique,
Contemple avec orgueil l’un et l’autre océan
Et jusqu’au pôle a mis sa griffe de géant.
Du vieux monde affamé c’est la Terre Promise :
Les rives de l’Escaut, les bords de la Tamise,
Les champs de Lombardie et les plaines du Rhin
Fournissent leur tribut au nouveau suzerain.
Ici pour oublier leurs anciennes disputes
Et le jeu meurtrier de leurs sanglantes luttes,
De l’ancien continent trois grands peuples rivaux
Poursuivent dans la paix leurs immortels travaux ;
Et dans le noble effort de leur triple génie
La superbe Albion, la blonde Germanie
Et la Gaule héroïque ont sur ces bords lointains
Oublié leur fierté sans mêler leurs destins.
Terre, ce sont les bras oisifs de l’ancien monde,
La sueur du proscrit qui te rendent féconde.

Décimé par le fer, grevé par les impôts,
Ne lui promets-tu pas l’aisance et le repos ?
Regarde ! C’est vers toi que court ce grand navire.
Il ne t’apporte pas l’or pur ni le porphyre,
Ni du midi vermeil les tissus opulents ;
Seul, un peuple en haillons se presse dans ses flancs.
Comme un troupeau qu’on parque ils sont là près de mille ;
L’intimité du bord n’en fait qu’une famille.
Argonautes nouveaux, par de là l’horizon
Ils croient voir briller l’or qui séduisit Jason.
L’Amérique est pour eux la nouvelle Colchide ;
Des vallons embaumés de la blonde Floride
Aux rivages déserts du sombre Labrador
Ces malheureux s’en vont chercher la Toison d’or !


Du vieux monde fuyant la lutte fratricide,
D’où viennent-ils ? Des docks de la bruyante Clyde,

Vont-ils, tentant les flots du superbe océan,
Chercher un gîte aux bords de quelque lac géant ?
L’Irlande aux verts coteaux est-elle leur patrie ?
Viennent-ils du midi, de la rive fleurie
Que baigne avec orgueil le Tage au flot profond,
Ou l’Arno paresseux, le Tibre vagabond ?
Vont-ils troquer, enfants du pays scandinave,
Leur robuste métier pour un travail esclave ?
Marins de Saint-Malo, paysans du Béarn,
Vont-ils, laissant les bords de la Manche ou du Tarn,
— Reprenant le passé — retrouver presqu’au pôle
Les colons oubliés, fils de l’ancienne Gaule ?
Non ! Car l’aigle qui plane au grand mât tristement
Nomme au vaisseau qu’il croise un navire allemand.


Ce fier pays hanté par l’esprit de conquête,
Vrai cauchemar pesant sur l’Europe inquiète,

Ce pays de guerriers farouches et pillards.
N’a pas encore assez, France, de tes milliards.
Ironique destin ! la puissante Allemagne
Qui sur le Rhin rêva les jours de Charlemagne,
Et mire dans ses flots ses drapeaux triomphants,
Voit fuir de leurs foyers ses robustes enfants.
Oui, ceux qu’a réunis la haine de la France,
Bavarois et Saxons qu’une même espérance
— Voir la Gaule écrasée — a rués sur Paris,
Par la sombre misère aujourd’hui sont proscrits.
Ces fiers soldats, l’orgueil de l’invincible armée,
Loin du pays natal s’en vont, troupe affamée,
Fuyant de lourds impôts et de plus lourdes lois,
Au pays de Chactas rêver à leurs exploits.
Ce vainqueur arrogant qui jadis faisait boire.
Son coursier dans les eaux surprises de la Loire,
Fuit la patrie et va, près du Meschacébé,
Sans honte demander, sur la glèbe courbé,
Du pain car il a faim, et la paix, car la guerre,

Minotaure moderne, a décimé naguère
Les familles en pleurs et les foyers en deuil,
Et fait de la Champagne un immense cercueil.
Bourreaux de la Lorraine, oppresseurs de l’Alsace,
Ils ont des bords du Rhin proscrit toute une race,
Et Metz sanglote encor, Strasbourg est frémissant,
Et Sédan veut laver sa honte dans leur sang.
Ils ont, malgré la nuit, vu rayonner la France,
Se relevant sereine et pleine d’espérance,
Et cachant dans les plis de ses nouveaux drapeaux
Un mot qui les effraie et trouble leur repos.
Ô Germains, l’herbe à peine a poussé sur vos tombes
Que vos fils prévoyant les sombres hécatombes
De la lutte à venir, dans un pays lointain
En foule vont chercher un paisible destin.
Ils s’en vont soucieux ; le vaisseau les emporte,
Vieillard aux cheveux blancs ou jeune fille accorte
Qui peut-être là bas laissa, le cœur troublé,
Un amant dans l’armée, un père mutilé…

Ils s’en vont soucieux. Ah ! plus d’un sombre drame
Se lit dans tous ces cœurs ulcérés. Plus d’une âme
Exhale un long sanglot trop longtemps contenu ;
Car ce pays lointain pour eux c’est l’inconnu.
C’est l’inconnu qui s’offre avec tout son mystère
De travaux à poursuivre ou de douleurs à taire,
De fortune à tenter dans ce vaste pays
Qui va bientôt paraître à leurs yeux ébahis.
Mais ce sombre inconnu pour eux vaut mieux encore
Que la guerre qui tue ou l’impôt qui dévore.
Aussi ces exilés, courbant leurs fronts altiers,
Plutôt qu’être soldats sont prêts à tous métiers.
Pourtant de bien des yeux, faiblesses fugitives,
S’échappent, dans la nuit, quelques larmes furtives ;
Plus d’un cœur, s’est gonflé, car plus d’un souvenir
Vers les champs délaissés les a fait revenir ;
C’est qu’on quitte à jamais une terre chérie,
Et, malgré les impôts, c’est toujours la patrie
Qu’on ne voit plus des yeux, mais qu’on porte en son cœur,

Comme un dernier débris de son premier bonheur.
Car malgré les soucis du foyer domestique,
L’homme prend tôt racine à la chaumière antique,
Et l’on quitte toujours le cœur plein de sanglots
Le toit qui nous vit naître et le modeste enclos,
Témoin des premiers jeux et des jeunes années.
Ah ! quand le tourbillon des folles destinées
Sans pitié nous emporte à travers l’avenir,
Le seul bien qui nous reste est de nous souvenir !


Terreneuve aux tons bleus que le couchant décore
Comme un frêle ruban de vapeur que l’aurore
Suspend, superbe artiste, entre l’onde et les cieux,
Fait battre tous les cœurs et fixer tous les yeux.
Déjà, malgré la nuit, le détroit de Belle-Isle
À l’avant se dessine, et le vaisseau qui file

Approche avec lenteur de ces sombres rochers,
Nid des oiseaux de proie et tombeau des nochers.
Pour guider le vaisseau qui lutte dans la brume
La cloche sonne au loin et le phare s’allume.
Le navire y répond par son sifflet strident.
Ô golfe, ô vaste golfe au flot toujours grondant,
Ô l’immense estuaire où se perd le grand fleuve,
Que ton onde soit calme ou que le vent la meuve,
Le regard ébloui de ta sombre grandeur,
En vain cherchant tes bords, admire ta splendeur.
Tu berces le vaisseau sur tes vagues hautaines,
Et quand du jour qui naît les lueurs incertaines
Ont glissé sur les eaux de l’abîme béant,
Le marin croit voguer sur un autre océan !


La rive a disparu ! Sondant en vain l’espace,
Le regard ne voit rien qu’un goëland qui passe,

Traversant l’horizon de son vol fatigué.
Enfin l’homme de quart, le soir a distingué
La changeante lueur d’un lointain sémaphore.
Un seul cri fend les airs : Voici la terre encore !
C’est l’île des sanglots, la sombre Anticosti
Qui surgit. Le navire a soudain ralenti
Sa course ; alerte à bord ! Chacun sur le qui-vive
Voit l’ombre de Gamache errer sur cette rive.
Puis dans le lointain bleu, vers le sud, s’est dressé
Cet étrange granit, le rocher de Percé,
Arche immense où la mer jusque là sans servage
Vient resserrer ses flots pour atteindre au rivage,
Fantasque monument, dont les vastes arceaux
Disent de l’océan les terribles assauts.
Enfin, le fleuve immense a reçu sur son onde
Le navire emportant les pleurs de l’Ancien-Monde.
Ô géant, tu pourrais dans tes flots écumants
À jamais engloutir tous ces blonds Allemands.
Et venger d’un seul coup, ô suprême hécatombe !

Ceux qui, tombés vaincus, sont demeurés sans tombe.
Tu pourrais, sans pitié pour leur folle terreur,
Offrir cet holocauste à leur jeune empereur…
Mais non, tu restes calme, et ta vague docile
Doucement bat les flancs du navire qui file ;
Car dans les profondeurs de la cale sont là,
Suivant dans leur exil tous ces fils d’Attila,
Des femmes que la mer rend pâles, trébuchantes,
Des enfants au berceau dont les plaintes touchantes,
S’échappant vers le ciel à travers les hublots,
Ont calmé ta fureur et fait taire tes flots.
Le navire creusant son mobile sillage
Atteindra sûrement le terme du voyage.


Le jour est revenu. Le fleuve rétréci
Laisse voir de plus près ces deux rives. Ici

C’est le Bic, dont l’agreste et puissante nature
Leur rappelle le Rhin. Plus loin, sombre structure,
Se dresse vers le Nord le cap Éternité.
L’Île Verte apparaît dans toute sa beauté.
Tous contemplent, muets, le spectacle féerique
Qu’offre à leurs yeux surpris ce fleuve d’Amérique
Qui, comme un bras de mer, dans son cours étonnant,
S’enfonce avec audace au cœur du continent.
Dans la brume du soir apparaît la Grosse Isle.
La lunette du bord sur son axe mobile
Vers l’avant est tournée, et bien loin dans la nuit
Le pilote a cru voir le vieux Québec qui luit.
Le vaisseau ne subit aucune quarantaine.
« Pas de malade à bord ! », a dit le capitaine
Qui paraît ignorer dans son rapport menteur
Que ces proscrits ont tous une blessure au cœur !
L’inénarrable ennui de la patrie absente
Défie, ô médecin, ta science impuissante,
Et le Temps, ce grand maître, aux arrêts sans appel,

Pour guérir tous ces cœurs vaut mieux que ton scalpel.
L’officier de santé s’en retourne au rivage.
Le vaisseau reprenant son pénible voyage
Lève l’ancre aux lueurs de ses rouges falots,
Vrais spectres de la nuit qui dansent sur les flots.


Mais déjà de Québec la fière citadelle
À l’aube se dessine, et groupée autour d’elle
La ville nonchalante est endormie encor.
Le canon a troublé la nature qui dort ;
Son tonnerre se mêle au fracas de la Chute
Et sur le flanc des monts deux fois se répercute.
Le mortier de la ville à ce signal répond.
L’ancre glisse en criant. La foule est sur le pont
Et brûle de fouler la terre d’Amérique
Où sans doute l’attend un accueil sympathique,

Car elle a vu flotter sur le Cap Diamant
Un étendard ami déployant fièrement
Des couleurs qu’Albion, cette reine de l’onde,
Promène avec orgueil aux quatre coins du monde.
Aussi l’aurore à peine a coloré les cieux
Qu’on les voit défiler déjà moins soucieux.
Du quartier le plus près, la foule curieuse
Se presse sur le quai, morne et silencieuse,
Afin de voir passer tous ces déshérités
Que sur ces bords lointains la misère a jetés.
Ils approchent déjà. Fibre nationale,
Qui dirà ton pouvoir ? La foule matinale.
Dans ses rangs sent courir de longs frémissements.
Chacun se pousse et dit : « ce sont des Allemands ! »
Alors, ô noir passé, dans nos cœurs tu t’éveilles,
Et sans les insulter nous songeons à Bazeilles,
À Sédan, sombre fosse où faillit s’engloutir,
Sanglant et mutilé, le grand peuple martyr !
Pour les laisser passer la foule leur fait place.

Cette attitude sombre et les trouble et les glace ;
C’est le silence morne au lieu des longs bravos
Qu’ils pensaient soulever dans ces pays nouveaux ;
Car, méprise cruelle et nouvelle souffrance,
L’Allemand sur ces bords a retrouvé la France ;
La France rajeunie et portant sur son front
Un laurier jeune encore et vierge de l’affront ;
Une France nouvelle ayant avec l’ancienne
Communauté d’amour, communauté de haine,
Et qui du vieux pays redoutant l’avenir,
Des maux qu’il a soufferts garde le souvenir.
Ce spectacle imprévu de chagrin les abreuve ;
Ils croyaient saluer sur les bords du grand fleuve
La morgue britannique et le flegme écossais,
Et voilà que soudain le doux parler français
Déchire sans pitié leur oreille teutonne,
Et l’antique fierté gauloise les étonne !
Oh ! foulez sans regrets ce sol hospitalier,
Enfants de Germanie : on peut sans oublier

Offrir à l’étranger l’hospitalité sainte,
Levez vos fronts pensifs et défilez sans crainte.
La France américaine, ô Germains, voit en vous
Non de fiers ennemis ni des vainqueurs jaloux,
Mais de pauvres proscrits qui, les yeux pleins de larmes,
Ont quitté pour toujours le Fatherland en armes ;
Car devant le malheur la froide inimitié
Dans un cœur généreux se fond vite en pitié.
Vous voyant défiler, la foule soulagée
Se dit le ciel est juste et la France est vengée !


Ils ne font que passer. Chauffant pour le départ,
Le train qui les attend va partir sans retard.
La machine de feu déjà brûle l’espace…
Salue, ô Canada, l’Allemagne qui passe
Et va chercher plus loin pour ses fils malheureux
Un plus paisible toit, un sol plus généreux.

Sur le bord des grands lacs, au sein des vastes plaines
Que foulaient les bisons aux sauvages haleines,
Sur la côte où l’orange étend ses grappes d’or,
Dans les sombres forêts dont le sol vierge encor
Va frémir sous l’effort des semences prochaines,
Sur les sommets rocheux où poussent les vieux chênes,
Partout où le destin aveugle les conduit
Le spectre de la France est là qui les poursuit ;
Ou plutôt sa grande ombre en tous lieux les précède
Et comme un cauchemar sans pitié les obsède :
Car devant eux se dresse un étrange passé ;
Où se portent leurs pas nos aïeux ont passé !
Marquette et Joliet, Vérandrye et Lasalle
Font surgir du désert leur œuvre colossale.
Le Germain qu’enivra la clameur des canons
Se trouble au souvenir de ces glorieux noms,
Et lisant nos récits d’héroïque souffrance,
Demande, plein d’émoi : « Qu’est-ce donc que la France ? »
La France est un apôtre, et si vous l’ignorez,

Aux champs américains bientôt vous l’apprendrez.
Trois siècles de travaux sont là pour vous confondre,
Mais la voix des cercueils n’est pas seule à répondre,
Car sur ce sol témoin de tous ses dévouements
Elle n’a pas laissé que de vieux ossements ;
Et tout un peuple né de son souffle héroïque,
Dans son naïf espoir et sa force stoïque,
Resté maître du sol arrosé de son sang,
Repousse vers les lacs l’étranger frémissant.
Et si jamais la France, ardent foyer de gloire,
Sombrait, faisait la nuit aux fastes de l’histoire,
Son génie immortel sur ces bords planera
Et son image sainte en nos cœurs survivra !


STROPHES À M. RAMEAU

(Déclamées à la même séance, du 15 octobre 1888.)

Et vous, noble vieillard, dont les cheveux blanchis
Nous disent l’âge moins que le travail austère,
Père qui vous trouvez au milieu de vos fils,
Merci d’avoir aimé cette lointaine terre.



À la France oublieuse un jour vous avez dit :
« Sur ce sol d’Amérique,
Oublié, méconnu, peine, lutte, grandit
Un rameau d’Armorique.


« Elle a beaucoup souffert malgré de fiers exploits,
Cette race bénie,
Mais elle a su garder tout, tes autels, tes lois,
Et jusqu’à ton génie.


« Elle parle ta langue, et c’est le même sang
Généreux et fécond qui coule dans ses veines,
Et c’est le même espoir, le même effort puissant
Vers le beau, vers le bien, vers les hauteurs sereines.



« Et, grâce au sang des preux, ce peuple surgira,
Brisant tous les obstacles ;
Car la foi sur ces bords lointains — qui le croira !
Fait encor des miracles. »


Et vous avez dit vrai. Vous n’avez pas menti
À la France orageuse.
Seul des Français du temps vous avez pressenti
Notre œuvre courageuse.


Nouveau Jacques Cartier, pour la deuxième fois
Par vous fut découverte une plage inconnue ;
Et la Gaule guidée un jour par votre voix
D’un immortel passé s’est enfin souvenue.



Et lorsqu’elle oubliait, vous seul vous souveniez,
Ami toujours fidèle ;
Dans vos nobles écrits c’est vous seul qui veniez,
Ému, nous parler d’elle.


Et quand vous l’obligiez à se ressouvenir
Au sein de ses orages,
C’est vous qui, nous soufflant l’espoir dans l’avenir,
Ranimiez nos courages.


Vous seul avez conçu dans nos heures de deuil
De nos succès futurs l’espérance hardie.
« C’est le berceau d’un peuple et non pas son cercueil ! »
Disiez-vous en foulant le sol de l’Acadie.



Des bords du Saint-Laurent aux rives de Grand-Pré,
Des vieux suivant la trace,
Vous avez retrouvé, comme un dépôt sacré,
Les dons de votre race,


Et malgré l’abandon, et malgré le mépris
Qui l’avait condamnée,
Vous seul, ô noble ami, vous seul avez compris
L’œuvre prédestinée.


Après plus de vingt ans vous êtes revenu,
Heureux dans votre orgueil de voir ce que nous sommes.
Tout le terrain conquis nous l’avons retenu,
Et les enfants d’alors sont devenus des hommes.



Et ce qu’ont accompli nos pères avant nous,
Nous le ferons de même,
Méprisant qui nous hait et — devoir bien plus doux —
Respectant qui nous aime.


Oui, l’arbre produira des rejetons nombreux
Dans son exubérance,
Car nous savons par vous combien sont vigoureux
Les « rameaux » de la France !


LE NICOLET


L’humble Nicolet qui descend
À travers vallons et collines
Va mêler ses eaux cristallines
Aux vagues du fleuve puissant.



Sur la croupe de ses falaises,
Penchant sur lui leurs verts rameaux,
Se dressent les pins, les ormeaux,
Les mélancoliques mélèzes.


Comme tout cours d’eau bien noté,
Il a ses îles, ses presqu’îles
Qu’il lèche de ses flots tranquilles
Durant les tièdes nuits d’été.


Après avoir, torrent qui gronde,
Du roc moussu rongé le flanc
Ou baisé, paresseux et lent,
La rive où croit la moisson blonde ;



Après avoir du ciel profond
Reflété les lueurs stellaires,
Et des blancheurs crépusculaires
Argenté son flot vagabond ;


Après avoir dans ses eaux calmes
Réfléchi plus de dix clochers,
Et vu de lourds sapins penchés
Pour plonger dans l’onde leurs palmes ;


Après avoir, dans un détour,
Surpris quelque robuste fille
Mêlant à l’onde qui babille
Sa première larme d’amour ;



Après avoir dans la ravine
De son limon nourri le lin,
Et fait mouvoir du vieux moulin
La bruyante et lourde turbine ;


Il va se perdre en murmurant
Dans les eaux vertes du grand fleuve,
Et croit que lui seul il abreuve
L’immense soif du Saint-Laurent !


Le géant demeure impassible ;
Il n’a pas le moindre reflux.
Que lui fait cette onde de plus ?
Une goutte à peine visible !



Le Nicolet pourrait tarir,
Porter ailleurs dans sa colère
Le tribut de son onde claire ;
Vers le Sud il pourrait courir ;


Le fleuve poursuivrait sa course
Sans même soupçonner jamais
Que le Nicolet désormais
À déplacé son humble source !


LE PETIT HOMME


Son regard est plein de sourires,
Ses lèvres pleines de pourquois
Qui souvent provoquent nos rires
Ou mettent la mère aux abois.



Son intelligence qui s’ouvre
Comme la fleur s’épanouit,
Chaque jour maintenant découvre
Un astre nouveau dans sa nuit.


Surpris de tout ce qui l’entoure,
Du sol fécond, des cieux cléments,
En quelque coin du pré qu’il coure,
Il revient plein d’étonnements.


Ô quelle naïve faconde !
On dirait que, nouveau Colomb,
Il vient de découvrir un monde
Sous les fenêtres du salon !



Encore essoufflé de sa course,
Il nous dit — récit fabuleux —
Que dans l’eau claire de la source
Il a plongé son pied frileux !


Que pour saisir les demoiselles
Et leurs amis les papillons,
Bien trop rapides sont leurs ailes,
Ses petits bras pas assez longs !


Plus de robe ! Ça le transporte.
Il faut voir de quelle façon
Chevaleresque et crâne il porte
Son premier habit de garçon.



Il se promène, il s’examine,
Il se palpe et dit : Est-ce moi ?
Il se trouve drôle de mine
Et met tout le monde en émoi.


Il pose son poing sur sa hanche
D’un geste absolument vainqueur,
Mais l’on sent sous sa veste blanche
Battre plus fort son petit cœur !


Il a six ans, c’est presqu’un homme.
Il fait la moue, il prend des airs ;
Et quand par mégarde on le nomme
Bébé, son œil a des éclairs.



Et si parfois il me demande
Pourquoi je suis si grisonnant,
Avec douceur je le gourmande
Et je lui dis : « Rien d’étonnant,


Car tes défauts sont les complices
Des jours que le ciel m’a repris,
Et chacune de tes malices
Met sur ma tête un cheveu gris !


C’est pour cela que tu vois poindre
Ces cheveux que tu n’aimes pas. »
Alors, ému, je le vois joindre
Ses petites mains, et tout bas,



Penchant sur moi son frais visage,
Il me dit, pour me radoucir :
« Petit papa, si je suis sage,
Tes cheveux blancs vont-ils noircir ? »

Octobre 1890.


LE VIEUX CURÉ


« Je suis depuis trente ans curé de la paroisse,
Trente ans de dur labeur ! et c’est avec angoisse
Que je songe, en voyant mes cheveux tout blanchis,
Qu’un jour je dois partir. Et plus je réfléchis
À mon humble existence, à mon travail modeste,
Plus je tiens à garder la force qui me reste.

J’aimerais vivre encor, mais ce n’est plus pour moi ;
Le rappel peut sonner sans me causer d’émoi.
Si je veux prolonger mon utile vieillesse,
— Que le ciel me pardonne, hélas ! cette faiblesse —
C’est que, je l’ai compris, toujours la même main
Apprend à mieux bénir, montre mieux le chemin ;
La même voix, malgré qu’elle soit défaillante,
Sait mieux encourager la vertu chancelante,
Et le même regard, qu’il se mouille de pleurs
Ou qu’il soit souriant, pénètre mieux les cœurs.
À la voix du berger le troupeau s’accoutume :
Il reconnaît son pas et même son costume ;
Mais qu’un pâtre nouveau succède au vieux berger,
Le bercail n’entend pas la voix de l’étranger.


Depuis, les cheveux blancs jusqu’à la tête blonde,
Intime ami de tous, je connais tout le monde,

Fier de mon rôle obscur, de ma tâche jaloux,
J’ai baptisé l’enfant, j’ai béni les époux,
J’ai, fardeau le plus lourd de ma rude carrière,
Conduit bien des défunts du chaume au cimetière,
Silencieux enclos que la mort a peuplé
Et que, les yeux en pleurs, tant de fois j’ai foulé !
Puis (la vie est ainsi) dans les jours de liesse
J’ai de mes paroissiens partagé l’allégresse
Et, l’oreille tendue à leur joie, à leurs pleurs,
J’ai ri de leur gaîté, pleuré de leurs douleurs.
Tous les ans, sans manquer, je faisais ma visite
D’un bout de la paroisse à l’autre. À chaque gîte
Je frappais. On m’ouvrait, empressés et joyeux.
L’émotion des cœurs mettait des pleurs aux yeux.
Et le père, et la mère, et toute la famille
— Et vous savez, monsieur, qu’au pays ça fourmille —
Tous de se mettre en cercle et de me souhaiter
Longue vie et bonheur, et de me raconter
Leurs chagrins, car ces cœurs si naïfs, si rustiques

Connaissent comme nous les peines domestiques.
Dans ces humbles foyers j’étais le bienvenu ;
J’y trouvais tous les ans plus d’un nouveau venu,
Et bien souvent aussi plus d’une place vide,
Car, dans son cours fatal, la mort toujours avide,
Moissonnant sans compter les jeunes et les vieux,
Semble m’épargner seul sans faire d’envieux !


Et laisser tout cela ! Laisser mon presbytère,
Ce toit qui protégea mon existence austère !
Laisser mon humble église où le ciel m’a souri,
Où du céleste pain trente ans je fus nourri !
Quitter ces braves gens confiés à ma garde
Et qui tous m’aiment tant ! Ah ! que le ciel m’en garde !
Aussi je me redresse, et, chêne encor debout,
Je me ris de la faulx qui moissonne partout.
Pourtant je sens qu’un jour il faudra que je parte.

Cette pensée, hélas ! vainement je l’écarte.
Mes forces qui s’en vont, ma voix qui s’affaiblit,
Ma taille qui se voûte et mon teint qui pâlit,
Tout me dit que bientôt Dieu pour ma récompense
Va m’appeler à lui ; je pleure quand j’y pense !
Il est si bon de vivre ainsi parmi les siens !
Tant de bien reste à faire à mes chers paroissiens,
Tant d’âmes ont besoin d’un mot qui les console
Que Dieu peut m’oublier sans que je m’en désole ! »


Et j’écoutais, ému, le modeste curé
Qui tout à sa paroisse, à son devoir sacré,
Sous le regard de Dieu vit dans l’oubli du monde
Et poursuit sa carrière en miracles féconde.
De sa main défaillante, il bénit les berceaux,
Verse la paix suprême au-dessus des tombeaux,
À tous ceux qu’il aimait s’étonne de survivre ;
Et seul le bien qu’il fait le console de vivre !

י


LES FÉES


i

On vante avec raison les progrès de notre âge.
Au passé qui vieillit le siècle dit adieu,
Et l’homme enorgueilli de son puissant ouvrage,
Moderne Prométhée, au ciel ravit le feu.



Des éléments vaincus il s’établit le maître :
Le ciel n’est plus qu’un champ qu’il mesure au compas.
Partout plonge son œil avide de connaître,
Et la foudre soumise illumine ses pas.


Cependant, au millieu de ces nobles trophées,
Il tombera parfois sous un mal inconnu…
Le temps des douces fées
Serait-il revenu ?
II
Le savant dont l’œil suit dans les célestes sphères
La course d’un soleil récemment découvert,

Le marin qui s’en va dans les deux hémisphères
Braver l’été torride et le brumeux hiver,
Ces hommes, vrais pionniers du monde qui s’éveille,
Jetant à l’avenir leurs noms prédestinés,
Orgueilleux des progrès d’une ère sans pareille.
Dédaignent du passé les récits surannés.


Pourtant, regardez-les ! Ployant sous leurs trophées,
Ils succombent aussi sous un mal inconnu…
Le temps des douces fées
Serait-il revenu ?

III
Voyez-vous s’éloigner ce superbe navire ?
Il court vers l’Orient qui lui promet de l’or.
L’espace est son domaine et la mer son empire
Des rives de Golconde aux bancs du Labrador.
Le marin ne craint plus les rochers de Sicile,
La Sirène aux accents qui font rêver les flots :
Pourtant son cœur se trouble et, conquête facile,
Son âme a des soupirs, sa gorge des sanglots.


Il confie à la mer ses plaintes étouffées.
Exilé du foyer, son cœur s’est souvenu…
Le temps des douces fées
Serait-il revenu ?

IV
Seriez-vous revenus, ô temps qu’avec délice
Dans des vers immortels les bardes ont chantés,
Sirènes aux doux chants, vous dont le sage Ulysse
A fui, mais en pleurant, les charmes redoutés ?
Revenez-vous encor, forces mystérieuses
Qui troublez la raison, bouleversez les cœurs,
Qui planez au-dessus des cimes orgueilleuses,
Sur les puissants esprits et sur les fronts vainqueurs ?


D’où viennent ces soupirs, ces plaintes étouffées,
Et ce trouble du cœur que nul n’a méconnu,
Si, temps des douces fées,
Tu n’es pas revenu ?

V
C’est que l’Être éternel fit des lois immuables,
L’esprit pour concevoir et le cœur pour aimer.
Il mit tout près de l’homme, ô desseins admirables !
Un être faible et bon pour plaire et pour charmer.
L’homme a beau voyager de l’Équateur au Pôle,
De l’aurore au couchant un charme le poursuit,
Car dans l’humble foyer, attentif à son rôle,
À travers la distance un cœur ami le suit.


Ambitieux, l’amour se rit de tes trophées.
Le mal qui nous consume est un mal bien connu…
Nos femmes sont les fées,
Et leur règne est venu !


MÉDITATION


Quand, lassé du travail, j’interroge mon être,
Je crois voir un abîme et je reste éperdu.
À moi même étranger, je croyais me connaître…
Mon cœur vient défier mon esprit confondu.



Un problème est en moi que je ne puis résoudre.
Mon esprit se fatigue à ce rude labeur.
Je puis analyser la matière et la foudre,
Mais je reste impuissant en face de mon cœur !


Quand mille sentiments en même temps l’agitent
Comme le vent secoue un pauvre nid brisé,
Le calme et le bonheur, hôtes troublés le quittent,
Et de cruels efforts il demeure épuisé.


Qui le fait battre ainsi ? Qui jette dans mon âme
Cette sombre pensée ou cet éclair joyeux ?
Au foyer presqu’éteint qui rallume la flamme
Et qui met ce sourire ou ces pleurs dans mes yeux ?



Quelle main attentive à mes jours éphémères
Du sillon que je creuse écarte le chardon,
Sèche mes yeux rougis par les larmes amères
Et sait me consoler aux heures d’abandon ?


Et ces jours si sereins de piété fervente
Hélas ! si tôt suivis de moments de tiédeur,
La sombre immensité dont l’esprit s’épouvante
Et qui d’un ciel lointain me cache la splendeur ?


Ce besoin d’infini qui toujours me torture
Et verse dans mon cœur un incurable ennui,
Cet espoir d’une vie inconnue et future
Où l’être né du Verbe ira se perdre en lui ?



Ô mystère profond de la nature humaine !
Perpétuelle nuit d’un abîme insondé !
Sur ses bords dangereux en vain l’homme promène
Son flambeau vacillant, son esprit hasardé.


En face du mystère, il n’est qu’un seul refuge :
Il faut remettre à Dieu le dépôt confié.
Quelque soit notre sort, lui seul est notre juge ;
Je mets mon cœur aux pieds du grand Crucifié !

TABLE DES MATIÈRES


page
 113
 149
 227
 245
  Table des Matières  
  1. Victor Hugo.
  2. Grant.
  3. Vanderbilt.
  4. Allusion au jubilé de la reine Victoria célébré l’année précédente