Hier et demain (RDDM)/04

La bibliothèque libre.
Emmanuel Labat
Hier et demain (RDDM)
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 853-877).
HIER ET DEMAIN

III [1]
LE MÉDECIN
SA CONVERSATION ET SON ESPRIT CLINIQUE

Nous espérons que les lecteurs, étrangers à la médecine, trouveront quelque intérêt à cette étude : nous en avons soigneusement écarté les détails techniques et les mots savants qu’il faut chercher dans le dictionnaire. Le médecin en est l’unique sujet, mais on ne le considère ici qu’en raison et fonction de son malade ; nous ne les séparons pas l’un de l’autre avec grand souci du dernier, et pour lui, parce qu’il souffre, nous avons une visible complaisance. Nous savons bien qu’aux yeux du public, nous sommes moins intéressants que nos malades. Voici des pages qui s’adressent à tout le monde. Qui donc n’est pas malade, ne l’a jamais été, peut se flatter de ne pas le devenir ?

Si nous disons que le médecin doit bien observer son malade, tout le monde sera de notre avis, et de même si nous ajoutons qu’il doit savoir causer avec lui. Ce sont deux choses bien distinctes que nous rapprochons à dessein : outre qu’elles se prêtent sans cesse un mutuel appui, elles représentent deux dons de l’esprit, étroitement associés, dans le type intellectuel auquel nous devons les cliniciens supérieurs. Cette indépendance psychologique est liée aux lois mêmes de notre pensée : il y a peut-être quelque nouveauté dans ce point de vue. Nos remarques dépasseront parfois le malade et le médecin.

Le clinicien supérieur est rare qui veut tout savoir de son malade, le corps et l’âme, afin de pousser jusqu’à l’extrême limite du possible le bienfait de son action. Les jeunes gens, dans leur enthousiasme pour la médecine qu’ils apprennent, s’en tracent une image très haute, plus belle que nature, idéalisée, et ont raison de le faire. A méditer sur l’idéal on gagne de s’en rapprocher. La belle image, rayonnant dans l’âme du plus modeste des praticiens, profite à ses malades.


I

La médecine n’existe que par l’observation. Elle lui doit tout, depuis le geste troublant de l’homme des cavernes, saisissant son couteau de silex pour trépaner le crâne de son frère défoncé dans le combat, depuis les nombreuses opérations que l’on trouve tarifées sur les briques séchées au soleil des tombes de Ninive et de Babylone, depuis la sagesse toujours jeune et vivante des préceptes hippocratiques, jusqu’aux dernières découvertes sur les microbes et leurs toxines, sur les sensibilisations qui nous rendent vulnérables et les vaccinations qui nous protègent, orgueil de la science moderne. Chaque fois que les médecins, cessant d’observer directement la nature, l’ont voulue voir à travers des concepts, même riches de gloire, la science s’est arrêtée dans son essor, tombant au point de mériter les plaisanteries de Molière. C’est par l’observation enfin, patiente et minutieuse, que nous réalisons chaque jour la fin de notre effort, qui est la guérison du malade.

Ce mot d’observation ne doit pas en imposer et, par exemple, faire croire qu’il s’agit d’une forme modeste de la pensée, timide, presque humiliée. Elle réclame au contraire toutes les forces de l’esprit, dont le jeu devant un cas clinique se déroule en quatre temps, ayant chacun sa dominante psychologique.

C’est d’abord un jugement initial. A peine est-il près du lit que le médecin l’a déjà porté. Il le tire de l’attitude du malade, de l’expression de son visage, de la manière dont il respire, se plaint et raconte son mal, des renseignements recueillis dans l’escalier. C’est un jugement synthétique et intuitif, éclair d’une évidence immédiate, prise directe de l’esprit sur le problème qui se présente et qu’il range d’emblée, sous étiquette provisoire, dans le cadre nosologique. Sa valeur dépend de notre science et plus encore d’une sagacité et vivacité naturelles, qu’on appelle volontiers flair clinique.

Aussitôt commence le second temps, très différent. Le malade est minutieusement examiné, organe par organe, fonction par fonction. L’habileté professionnelle, servie par toutes les ressources que la science nous ménage, y joue le principal rôle. N’oublions pas la conscience. Cette analyse demande du temps et de la patience, recueille les faits qui s’offrent, cherche ceux qui se cachent, les interprète tous. Ce n’est pas un enregistrement passif, mais une série de constats, dont chacun ne devient tel que par une décision de l’esprit. Celui-ci est-il arrêté : il n’hésite pas, prend son vol et, en quelques coups d’aile, ramène l’hypothèse qu’il vérifiera avec autant de soin qu’il a mis d’entrain à l’aller chercher. L’analyse est une activité très haute de l’esprit.

L’analyse amasse les documents : le travail qui vient après les met en œuvre. Les uns sont rejetés, les autres retenus, ceux-ci classés selon leur valeur, dans un ordre logique, où l’enchaînement et la concordance des parties dans le tout dégagent une belle lumière. C’est la synthèse, non pas une simple totalisation, mais un vigoureux effort, un nouveau jugement, qui infirme ou confirme le premier et dans ce cas le précise. Il est d’une autre qualité, supérieur, œuvre de la pensée réfléchie qui s’y engage tout entière, et il vaut ce qu’elle vaut elle-même. On termine en récapitulant tout ce qui a été fait, afin de ne rien omettre et on donne au jugement sa forme définitive, qui permettra de parler et d’agir.

La succession de ces différents actes n’est pas toujours facile A discerner parce qu’ils se mêlent et s’entre-pénètrent, mais tel est bien le progrès de notre esprit dans un examen clinique. Plus d’un l’aura reconnu pour l’avoir vu souvent ailleurs. Au XVIIe siècle, où le Discours de la Méthode était à tous familier, personne ne s’y serait trompé, et Mme de Sévigné n’aurait pas manqué d’écrire à sa fille : « Voilà bien ou à peu près les quatre règles de notre père Descartes. »


De cette démarche intime de son esprit, le médecin ne s’inquiète guère et d’ailleurs, le plus souvent, ne se doute pas. D’autres soins le retiennent. Il est tout entier, non au mécanisme de sa pensée, mais à l’objet qu’il lui donne, le cas clinique du malade, dont il a pris charge et responsabilité C’est une réalité concrète, complexe, touffue, qu’il veut débrouiller, tirer au clair. Il y réussit : son plan est bon, précis, logique. Il va du superficiel au profond, du simple au composé, des éléments grossiers, accessibles, fermes à d’autres délicats, cachés, fuyants. On peut le suivre en marquant les étapes.

Voici la première franchie. Nous savons quel est l’organe malade, la lésion dont il est atteint, ses limites, sa nature. Nous donnons à la maladie son nom, un de ces noms qui représentent les grands types morbides dans lesquels les livres classiques enferment toutes les souffrances de notre pauvre guenille. Nous tenons notre diagnostic, comme on dit en jargon médical, de quoi notre esprit, avide de clarté, triomphe. Soyons modestes : il nous reste tout à faire ! Ces types morbides, écrits pour des fins didactiques, sont à la fois très faux et très vrais ; l’un, parce que les cas réels ne leur correspondent jamais exactement, l’autre, parce que tous les éléments de la description sont empruntés à l’observation rigoureuse des faits.

Il nous faut la maladie, telle que le malade la détermine. La maladie est un acte, le plus personnel et le plus intime qui soit. Dans un certain sens, le malade crée sa maladie comme l’artiste son œuvre. Il nous faut le malade. La maladie est une catégorie de notre esprit ; le malade est la réalité même avec laquelle notre esprit se mesure. Il est là devant nous sur son lit, étendu, qui souffre, se plaint, nous appelle, nous implore, met en nous sa confiance et son espoir, qui nous payera de sa gratitude sous toutes les formes qu’elle prend : notre ambition est de le guérir, de le soulager, de le consoler. Sans doute il est pulmonique, graveleux ou cardiaque, avec des lésions précisées, mais à sa manière, si bien qu’il ne ressemble pas du tout à son voisin, qui l’est aussi, avec les mêmes lésions.

Un élément étranger, microbe ou poison, s’est introduit dans l’organisme, se fixant sur un point, ou se répandant partout. Comment tissus et humeurs accepteront-ils cette nouveauté ? Quelle sera leur réaction, leur réponse ? Tantôt la lutte est violente, dramatique, sans espoir d’accommodement ; la catastrophe suivra. D’autres fois les choses s’arrangent, s’équilibrent : c’est la paix solide et durable, c’est la guérison. Trop souvent, la paix est boiteuse, simple compromis à échéance plus ou moins lointaine, en somme l’état chronique. Mais à quel prix le compromis ? Quels sont les sacrifices, les inhibitions, les suppléances ? Quelle est la rançon ? Voilà le malade et il nous faut le connaître.

L’interroger, fouiller son passé personnel et héréditaire ; l’examiner, le palper, le percuter, l’ausculter est un jeu pour nous. L’emploi d’une foule d’appareils et d’instruments nous est familier. Puis, le laboratoire s’ouvre où la chimie, la physique, la micrographie, la bactériologie, l’expérimentation sur les animaux nous attendent, qui merveilleusement combinent leurs moyens et associent leurs efforts. Là où, il y a cinquante ans, conjectures, hypothèses, probabilités, réserves, timidités se succédèrent, relevées de temps en temps par un vocable à résonnance métaphysique, des certitudes sont établies solidement enchaînées. Que d’états fébriles graves, à symptômes imprécis, qui ne franchissaient pas le misérable diagnostic de fièvre continue sont devenues des fièvres typhoïdes, paratyphoïdes, de Malte, des méningites cérébro-spinales, des bacilloses. Du temps que j’étais interne à l’hôpital Saint-Louis, des malades y passaient leur vie, porteurs de lésions de la peau mal différenciées, qu’on montrait aux élèves comme autant de problèmes : je me figure que les problèmes sont moins nombreux depuis que le laboratoire rend ses oracles. Les médecins dont la carrière s’incline vers son terme vont répétant chaque jour le mot de Voltaire : « Les jeunes gens sont bien heureux, ils verront de belles choses ! » Et, de fait, quelles espérances ne peut-on concevoir ?


Ainsi, nous connaissons la réponse de l’être physique à l’agression morbigène dont il a été victime. Cette connaissance, aussi complète que le permet l’état actuel de la science, ne nous donne pas le malade tout entier. Il nous manque la réaction de son être moral, qui est proprement la réponse de son âme. Il est utile de la connaître dans la maladie aiguë, indispensable dans un état chronique. Nos réflexions s’appliquent principalement aux maladies qui durent parfois toute une vie, même assez longue.

Nous sommes à la dernière étape de notre investigation. Le laboratoire se récuse, désormais non qualifié. Nous ne pouvons donner ici qu’un faible aperçu de nos curiosités, nombreuses et très diverses, mais reliées ensemble par leur fin commune. Il faut passer au médecin certaines curiosités qui s’ordonnent pour le bien du malade.

Prenons, par exemple, son âge qui, tout à l’heure, nous a servi pour établir la nature et la gravité de la maladie : la notion de l’âge est souvent déterminante. Il est maintenant l’occasion d’une pensée très différente.

La maladie est un malheur inattendu pour les jeunes gens, à laquelle les vieillards devraient être préparés. Il arrive cependant que les premiers montrent de la patience et que les seconds en manquent. On dit alors de ceux-ci que leur jeunesse n’est pas morte, et, selon un mot connu, leur « fait toujours du bruit. » Le métier lui aussi est parfois décisif pour le diagnostic de la maladie, comme quand l’homme est marchand de vin sur le comptoir ou manipulateur de pâtes phosphorées. Il s’agit bien de cela maintenant ! La plupart des métiers ne s’accommodent pas de malades. Celui-ci prévoit avec effroi l’obligation de quitter le sien ; celui-là calcule les adaptations qui lui permettront d’en prendre un autre. La différence est grande des deux détresses ; le médecin doit en pénétrer le secret.

Les pauvres disent : « La maladie n’est un malheur que pour nous. » A quoi il n’y a guère à répondre. Cependant, les pauvres se trompent : la maladie est un malheur pour ceux à qui la fortune ôte la patience. Qu’il y a d’humaine vérité dans ce souhait que les mendiants des vallées des Pyrénées adressaient jadis aux touristes en retour d’une aumône : « Que Dieu vous donne la santé ou la patience ! »

Le malade a passé depuis longtemps, sans se marier, l’âge où d’ ordinaire on le fait. Le médecin n’est pas curieux, s’il ne veut en savoir la raison qui souvent se rattache à la médecine. Il n’est pas rare que la maladie ruine le bonheur intime d’un jeune foyer. L’accident est banal, grossier, ne nous arrêtons pas. Assez souvent la maladie d’un des conjoints exalte l’amour de l’autre, mais une souffrance inattendue est réservée au malade. Il sent peu à peu que la pitié se mêle à la tendresse des soins qu’il reçoit ; c’est une humiliation cachée, très douloureuse, tant l’amour est jaloux de n’inspirer qu’un sentiment semblable à lui-même.

La maladie chronique demande du courage, de la fermeté d’âme. Le premier est intermittent comme l’héroïsme : l’autre est un courage continu, plus rare, plus précieux : ni l’un ni l’autre ne s’acquièrent. La patience, plus modeste, s’acquiert et on peut y aider. C’est de l’adaptation avec un fond d’optimisme inconscient.

La qualité de l’âme nous importe avant tout, et les apparences sont si souvent trompeuses ! Tel se montre d’un courage superbe, d’acier trempé, dans le plein de l’action et le feu du combat, qui tombe à plat dès que la souffrance le condamne au repos. Tel autre se retourne, s’ingénie et trouve dans les petites choses le moyen de mener une vie supportable et même utile. Ah ! les pauvres petites choses, — menus travaux, modestes joies, légères manies, — qu’on dédaigne dans l’orgueil de la santé, sans se douter de leur bienfait quand on l’a perdue !

Le bonheur est dans l’action. Sommes-nous forcés d’y renoncer, un goût est excellent pour nous la faire oublier, comme celui des lettres, des sciences, des arts. Mais ce goût, ne l’a pas qui veut. Une manie peut utilement prendre sa place. « Si une fée, écrivait Ernest Bersot, me permettait de faire trois souhaits, comme je l’ai lu dans les contes, je serais prêt : le premier serait qu’elle m’accordât une manie, le second qu’elle pût être satisfaite sans trop de frais, le troisième qu’elle ne le fût jamais complètement. » Les fées devraient se montrer secourables à celui que la maladie réduit à voyager dans son jardin ou autour de sa chambre. Et nous, médecins, tâchons de bien connaître l’homme dans le malade pour discerner la petite manie qui lui convient, la favoriser et, au besoin, la faire naître.

Il nous faut vraiment connaître l’âme du malade et les sources où elle s’alimente. Nul ne sait mieux que le médecin la valeur pratique du sentiment religieux, son admirable « efficiency, » comme disent les Anglo-Saxons. La maladie est une épreuve très révélatrice et il y a des surprises. Ici l’armature religieuse était très forte qui, les mauvais jours venus, se trouve en défaut ; ailleurs, au contraire, une âme indifférente, presque hostile, voit monter des profondeurs toute une échelle insoupçonnée. Le jeu de la pensée claire nous absorbe tellement qu’il nous empêche souvent de voir l’importance de celle qui ne l’est pas. Celle-ci se tient discrètement en réserve. Le médecin sait par expérience que la maladie et la religion, quand elles rencontrent certains dons naturels, font des âmes extraordinaires, exquises. Ces âmes ont une grande vertu de rayonnement. Dans les exorcismes du moyen âge, certains, diables étaient si méchants qu’ils sortaient du corps des possédés pour entrer dans celui des exorciseurs, « qu’ils faisaient tressauter de mille manières. » De cette scène d’horreur quel médecin n’a vu la douce réplique ? Dans notre dure vie, les jours ne sont pas rares d’amertumes et de découragement où l’âme héroïque du malade passe parfois pour la redresser dans celle de son guérisseur.

En somme, comme il n’y a rien de l’être physique que le médecin ne, retienne, il n’y a rien non plus de la personnalité morale, telle que l’âge, le métier, l’ambiance familiale, l’éducation, la culture l’ont déterminée, façonnée, qu’il ne veuille aussi retenir. Il veut du malade « l’humanité » tout entière :


Medicus sum, et nihil humani a me alieimun puto.


II

Quels moyens avons-nous de savoir tant de choses ? On pense d’abord à l’interrogatoire et nous ne manquons pas d’en user. Nous interrogeons le malade, ses parents, ses amis, ses serviteurs, tous ceux qui, sur lui, peuvent porter témoignage. Mais, en fait, l’interrogatoire ne nous donne que ce qu’on veut bien dire et souvent nous refuse ce dont nous sommes le plus curieux.

L’interrogatoire est une méthode grossière, une sorte d’attaque directe et à découvert, qui ne peut rien surprendre. Dès les premières questions, celui qu’on interroge se met sur ses gardes et, quand on touche au point sensible, il a tôt fait de se réserver. Le même interrogatoire devient une méthode fine très efficace, s’il se cache dans le déroulement d’une conversation d’apparence désintéressée où, sans poser des questions, on obtient des réponses. Beaucoup de choses en nous sont à fleur de cerveau et au bout de la langue, gardées secrètes par notre seule vigilance. Que celle-ci soit un instant en défaut, voilà que dans une incidente, un mot, une réticence, un jeu de physionomie, le secret s’échappe et s’envole.

Rien ne vaut comme des conversations fréquentes et familières pour apprendre sur le compte d’un homme ce qu’il veut nous cacher. Le juge d’instruction, — l’homme de l’interrogatoire par excellence, — le sait mieux que personne et voudrait bien causer avec son client. Il y réussit quelquefois, mais le greffier au bout de la table et le gendarme à la porte sont peu favorables aux libres épanchements. Le médecin, au contraire, est dans les conditions les meilleures et ne se fait pas faute d’en profiter. La conversation avec le malade a grande importance à ses yeux : il y consacre son temps et ses soins. Le médecin qui ne cause pas est en état d’infériorité manifeste.

Il n’y a pas de règles pour cette conversation, qui le plus souvent s’improvise au gré de l’incident journalier, non sans caprice. Mais quelques remarques ne seront pas sans intérêt.

Et d’abord, tout est infiniment variable, selon les malades et selon les jours avec chaque malade. Ici vous devez être sobre de paroles, et là plus prodigue. Le ton sera tour à tour léger ou sévère. Avec l’un, il faut tâcher d’avoir de l’esprit ; avec l’autre, cacher celui que l’on a. Si vous parlez avec élégance, tant mieux, mais il n’est pas nécessaire. Parlons avec notre langue de tous les jours, sans oublier l’accent. L’important est d’être simple, naturel, surtout aimable. Cette dernière qualité est assez commune chez le médecin, parce que, malgré l’accoutumance, son cœur est au fond toujours attendri.

Précisons davantage. Puisque, en causant, nous nous proposons de faire causer notre interlocuteur, il est nécessaire de choisir les sujets qui lui plaisent. Nos préférences personnelles doivent être écartées, le sacrifice ne coûte guère à un homme bien élevé.

Le sujet de choix, pour la conversation du médecin, c’est le malade lui-même. La maladie fait naitre un égoïsme intense, parfois féroce, chez les meilleurs d’entre nous. Si leur bonté native réparait au cours de la maladie, — et elle reparaît souvent, — c’est qu’ils sortent d’eux-mêmes, oubliant leur mal. Ils ne peuvent l’oublier devant leur médecin, dont la présence le leur rappelle, et, pendant qu’il est là, ils veulent jalousement pour eux seuls toute sa pensée. Que le médecin dise un mot, un seul mot, sur ses affaires ou ses propres souffrances, et voilà le malade en émoi. « Mon pauvre docteur me néglige ; hier, il ne m’a parlé que de son automobile et aujourd’hui de sa sciatique. » Parlons au malade de lui, toujours de lui.

Voilà le sujet principal trouvé, mais il faut des sujets accessoires pour donner de l’air à la conversation et du répit à la pensée. Choisissons ces sujets de telle manière que l’égoïsme du malade y trouve également son compte. Égoïste, il est encore un jaloux. Il l’est de ceux qui se portent bien, tout naturellement de son médecin qui représente officiellement la santé devant lui. Il est couché et vous êtes debout ; il est à la diète, et vous sortez de table avec le teint réjoui ; il n’a pour horizon que le plafond de sa chambre, et vous venez de voir la beauté du printemps sur les jardins en fleurs. Choisissez un sujet où le malade excelle et retrouvera ses avantages sur nous. Parlez-lui musique s’il est musicien, viticulture s’il est vigneron. Ce sera l’occasion d’une discrète revanche. Les revanches sont douces au cœur humilié des malades, toniques pour leurs forces physiques et par surcroit pour les autres.

Mais il faut en cela même garder la mesure. Le médecin doit parler de tout avec convenance, comme autrefois « l’honnête homme, » ne rien dire qui puisse l’amoindrir aux yeux de son malade ; l’égoïsme de celui-ci, par un détour facile à saisir, en serait vite alarmé. L’homme, tombé dans un précipice, se rassure à la vue du bras vigoureux qui lui tend la perche, et pareillement le malade dans sa détresse, en songeant à la valeur intellectuelle de son médecin. Le malade aime nos qualités et même les amplifie par égoïsme. C’est un égoïste à part, presque un phénomène pathologique, qui nait et s’éteint avec la maladie. Prenons garde qu’une conversation sur un sujet non médical ne diminue la belle et nécessaire confiance du malade.


Si le malade cause volontiers avec vous, la partie est gagnée. Il y a des gens avec qui l’on cause toujours, d’autres auxquels on ne trouve rien à dire. C’est, direz-vous, affaire de sympathie et accord entre les idées. Oui sans doute, mais ce n’est pas que cela, car des personnes très sympathiques et qui partagent toutes nos idées, nous laissent fort silencieux. Il faut en plus une sorte d’harmonie préétablie entre les deux cerveaux, une sorte de résonnance entre les deux centres du langage. Tantôt c’est une parole hésitante embarrassée qui vous invite à lui substituer votre force et votre clarté, tantôt c’est une parole facile qui déclenche et entraîne la vôtre par imitation ; grand ressort, comme on sait, dans notre activité psychique. Chacun, d’ailleurs, a son interlocuteur préféré. C’est souvent un ami plus riche que nous qui choisit les sujets, d’un mot ouvre chaque chapitre, achève parfois une de nos phrases et finalement nous donne l’illusion de sa propre richesse : nous croyons avoir l’esprit et les idées que nous lui devons. Dès qu’il parait, notre pensée s’échauffe et notre langue part. Tâchons d’être l’interlocuteur préféré de nos malades.

Il est rare qu’on puisse avec eux rester dans la vérité. Il faut effrayer les uns parce qu’ils seraient imprudents, rassurer les autres parce qu’ils sont pusillanimes.

Certes, il y a des hommes qui supportent stoïquement la souffrance et, quoi qu’en dise La Rochefoucauld, regardent fixement la mort : ils nous font peut-être appeler par bienséance, comme d’autres le prêtre. Ils écoutent nos avis et même les suivent ; ils n’en attendent rien : c’est encore bienséance de leur part. Ils ont l’âme antique et souci de mourir selon les rites de la cité. Notre conversation leur est inutile, mais, s’ils parlent, il les faut écouter.

La plupart des malades ont peur. Nous les rassurons et cela se fait de diverses manières. Le désir de vivre est tel dans notre pauvre cœur qu’il se raccroche aux espoirs les plus invraisemblables, pour peu qu’on sache les lui présenter.

Il est un défaut dont le médecin doit soigneusement préserver sa conversation, c’est l’ironie qui traite gravement les sujets légers et légèrement les sujets graves : le malade accepterait facilement la première, mais non pas la seconde. Une autre chose qu’il faut toujours y mettre, c’est un dogmatisme solide, qui affirme le pouvoir infini de la science, car tel est le sort ingrat de la médecine qu’on doute d’elle, quand on se porte bien, pour lui demander l’impossible quand on est malade. Retenons que la souffrance n’aime ni la sécheresse de l’ironie, ni les hésitations du doute.

Le malade est sensible aux nuances et la causerie du médecin demande une extrême surveillance. La maladie chronique, quand elle respecte le cerveau, affine l’esprit : le fourreau s’use et la lame s’aiguise. L’influence d’un état valétudinaire sur le génie et le talent a été souvent remarquée ; on cite bien des noms, Pascal, Vauvenargues, Erasme, Voltaire, Joubert, d’autres encore. Restons avec l’humanité moyenne, celle que nous soignons tous les jours et notons simplement que la maladie, en nous imposant le repos et la solitude, force notre esprit à se recueillir et se concentrer sur de petites choses. Ce n’est pas tout à fait un vain exercice que de suivre, pendant des heures, les attitudes d’un chat sur le lit, les querelles de deux pinsons sur la fenêtre : l’observation devient minutieuse et forcée. Le médecin observe le malade, mais celui-ci le lui rend bien. Si la mode était aux portraits comme autrefois, nous serions étonnés de celui que certains malades feraient de nous sur le verso de leur feuille de température. En dernière analyse, la maladie fait autour de l’esprit un grand silence qui favorise la pénétration sur tous les points où la sensibilité est intelligence.

Il y a des difficultés si le malade s’entend à la médecine, s’il est médecin lui-même.

Il y a en a d’autres avec les femmes. Bien souvent, elles mettent quelque chose de particulier dans les sentiments que le médecin leur inspire, confiance et gratitude. Ce n’est pas l’amour et, s’il vient, nous tombons dans l’exception et sortons de notre sujet : « L’amitié, dit La Bruyère, peut exister entre gens de différents sexes, exempte de toute grossièreté. Une femme cependant regarde toujours un homme comme un homme, et réciproquement un homme regarde toujours une femme comme une femme. Cette liaison n’est ni passion, ni amitié. Elle fait une classe à part. » Il est vrai qu’un médecin de la plus grande réputation perd une partie de son prestige auprès de certaines femmes, s’il se marie ; il le reprend, s’il devient veuf. Ces femmes sont irréprochables, d’une vertu haute et même exquise. Il est vrai encore qu’elles ont une sorte d’émulation entre elles au sujet de leur médecin. Elles souffrent de certaines préférences. Qu’est-ce donc que ce sentiment ? Nous répétons qu’il n’est pas l’amour, et qu’il lui faudrait franchir un grand pas pour le devenir. C’est une nuance, un rien, qui tient au sexe comme la douceur de la voix et le dessin de la gorge. S’il en est effrayé, le médecin rendra sa conversation sèche ; si trop il s’y complaît, il risque de la gâter d’une autre manière.


Une belle culture générale chez le médecin et le malade les rapproche et favorise leur conversation. Le désaccord sur des points importants, comme la politique et la religion, peut beaucoup gêner.

La politique n’est pas très nuisible. Sans doute le bourgeois d’une petite ville de province choisira de préférence un médecin de son opinion, mais cela n’est pas toujours possible, ni surtout nécessaire. On voit tous les jours des hommes, que tout sépare en politique et jusqu’à l’extrême, vivre sur le pied d’une confiance et amitié parfaites. C’est que les idées politiques, si sincères et ardentes soient-elles, descendent en nous moins profondément qu’il ne semble ; elles laissent une marge, où l’âme trouve du jeu et de la liberté pour des préférences inattendues. Avec les idées religieuses, quand elles sont dominantes et directrices, il y a plus de difficultés : elles vont au fond, touchent le tuf, gardent toutes les avances de l’âme, l’engagent tout entière.

Supposons le cas, qui n’est pas rare, d’un malade très religieux dont le médecin est libre penseur. Il n’y a pour ce dernier que trois attitudes possibles. Dans la première, il est correct, respectueux, réservé, prudent. Il évite soigneusement les points sensibles. Sa conversation polie, aimable, plaît beaucoup au malade. Elle reste superficielle, laisse de la distance entre les deux hommes.

D’autres fois, le médecin, qui est sceptique, se sert de son scepticisme comme d’un instrument de sa trousse. Au bas de l’escalier, il abaisse ou relève la pointe de sa moustache, met le masque qu’il faut et s’accommode à l’esprit de la maison. Il n’a pas de peine à partager les idées des autres à cause du grand peut-être qui règne sur les siennes. Mais n’est pas sceptique qui veut, et porter un masque, si léger et élégant soit-il, ne convient pas à tous les visages. D’ailleurs, le scepticisme est insupportable à l’âme religieuse ; elle le dépiste sous tous les déguisements, devant lui se retire, se ferme à triple verrou. Ici encore, la conversation dans les moments difficiles reste inopérante.

La troisième attitude, seule recommandable, seule digne du médecin et du philosophe, est celle d’une sincère curiosité pour les opinions que l’on ne partage pas. Nous avons peu de chose à gagner avec les gens qui pensent comme nous, beaucoup avec les autres. Or on ne connaît pas les idées de son voisin, si l’on se contente des formules dans lesquelles il les enferme, des livres qui les exposent et les défendent. Il faut les suivre dans la vie journalière de l’âme, sur le chantier intérieur, où elles se réalisent en beauté morale. Le médecin, dont la pensée est toujours pragmatiste, n’a pas de peine à juger les idées sur leur rendement. Mais ce regard, pour pénétrer l’intime, demande une chaude disposition, toute de sympathie, d’amitié. Sainte-Beuve, nettement irréligieux, aima passionnément l’âme de Port-Royal, dont il voulait avoir l’entière révélation. Dans certaines pages, sa pensée semble prendre à son compte celle du jansénisme pour la mettre au clairet au point, pour l’achever. Par une sorte de mimétisme, l’historien se confond avec ceux dont il conte l’histoire : peut-être a-t-il parfois l’illusion d’être l’un de « ces Messieurs, » un de ceux entrés dans la solitude après une expérience pratique des hommes, comme M. Lemaitre, l’avocat, ou l’admirable M. Hamon, le médecin. Il faut aimer les choses que l’on veut connaître. L’intelligence n’a toute sa force de pénétration que portée et poussée par l’amour :


Car l’homme est sans amour impuissant à comprendre.


Beau vers, dans lequel l’un des nôtres, le professeur Ch. Richet, a mis une fleur de la pensée platonicienne. Notez que les âmes religieuses sont très sensibles à cette forme de curiosité ; comme elles cachent toujours le besoin de se répandre, un désir de prosélytisme, elles y voient un moyen de réceptivité, une aisance, un flirt ; elles s’attendrissent, s’ouvrent, se livrent.


On n’évoque pas chaque jour le souvenir de Platon à propos de la conversation médicale, dont le devoir s’impose avec tous les malades : moyen d’investigation, elle fait encore partie du traitement, sur quoi il y aurait beaucoup à dire, que nous ne dirons pas aujourd’hui. Elle n’est pas toujours possible, ni facile, ni surtout agréable. Mais nous ne comptons pas avec les difficultés et les répugnances. Le malade, quel qu’il soit, reste aimable à nos yeux : il ménage à notre esprit la joie du problème que l’on résout, à notre cœur celle du bien que l’on fait. Il est la raison de notre vie spéciale, lutte incessante, batailles perdues et gagnées, jours de dépression et de triomphe, minutes terribles, d’autres exquises, tout l’extrême de l’émotion humaine, plus dramatique pour les chirurgiens et qui, selon la remarque très fine de l’un d’eux, le professeur J. L. Faure, n’est peut-être supportable qu’à cause de sa diversité même. Nous aimons le malade et pour cela nous le séparons avec soin de l’homme et du client. L’homme peut être méchant, odieux, criminel ; le client détestable par ses mauvais procédés et son ingratitude. Sachons bien voir ce que valent l’un et l’autre et au besoin défendons-nous. Mais le malade est sacré, trois fois sacré. Il est à nos pieds terrassé par le mal, qui nous livre d’intimes secrets parfois très graves, et met en nous tout son espoir. Pour que notre conversation lui soit tout à fait bienfaisante, l’esprit ne suffit pas, il y faut joindre notre cœur.

Lui seul achèvera de donner à nos paroles l’enchantement qui fait oublier le mal, dissipe les inquiétudes, cache la mort qui s’avance. Torturé dans son corps, le malade l’est de bien d’autres manières, sur les points les plus divers de sa sensibilité, intérêts, ambitions, rêves et passions. Le champ n’est pas labouré auquel on doit confier la semence, espoir de l’an prochain ; le livre n’est pas fini dont on attendait la gloire ; on ne voit plus chaque jour l’objet doux et charmant d’une tendre inquiétude et l’absence est le plus grand des maux. Sur ces souffrances, — toutes d’humiliation, — la parole du médecin répand, comme un baume, la vertu de son apaisement.

Non contente d’apaiser, elle aspire à guérir et chaque jour y réussit avec certains états pathologiques bien connus. Elle est presque notre unique ressource dans une branche de la thérapeutique, la psychothérapie. Le nom est nouveau, non pas la chose. Ce n’est pas d’hier que l’âme équilibrée et vaillante du médecin, par le contact, l’exemple et surtout la parole, chasse les idées noires, relève la dépression, rétablit la volonté, refait en un mot le moral de son malade. Jamais la psychothérapie ne fut plus en honneur qu’à la fin du XVIIIe siècle, dans ce temps où, selon le mot de Talleyrand, il fut si doux de vivre, à la veille du cataclysme. Grands seigneurs et financiers, princesses et grandes dames, épuisés par les fêtes, faisaient à leur réveil appeler le médecin qui, dans une heure de conversation, leur rendait l’influx nerveux, dépensé la veille. Une place dans la ruelle ou le boudoir lui était réservée. Il causait de bien des choses, et toujours de physique, de chimie, de forces invisibles, de sciences occultes, de Mesmer et de Cagliostro. On crut beaucoup au surnaturel à l’époque où l’Encyclopédie préparait l’incrédulité moderne. La main soignée du médecin, relevée d’une fine dentelle, soulignait et ponctuait les phrases en maniant une élégante tabatière. C’était le cadeau que l’on faisait volontiers à l’aimable causeur. Quand Bordeu mourut, on trouva chez lui plusieurs centaines de « boites à tabac » d’une grande valeur.

La tabatière est passée de mode, comme Mesmer et son baquet magique. Mais nous causons toujours pour le plus grand bien de nos malades.- On les appelle neurasthéniques aujourd’hui ; encore un vocable nouveau pour une chose qui ne l’est pas. Sans doute, nous recherchons, pour les combattre, les causes physiques de la neurasthénie, mais nous nous attaquons directement au syndrome mental lui-même. Ces malheureux nous arrivent, un papier à la main, afin de ne rien oublier des souffrances qu’ils éprouvent, désadaptés, désemparés, désarmés de leur volonté : ils se redressent à mesure que nous parlons ; peu à peu nous les remettons sur le chemin de l’adaptation et de l’effort. D’un malade, s’il est imaginaire, nous ferons un imaginaire bien portant. Aux images sombres et accablantes nous en substituons d’autres claires et toniques : nous changeons les tapisseries de la maison. Les dernières et bienfaisantes images restent maîtresses du champ psychique, dans la mesure où nous savons leur donner de la force et de la séduction.

Que de fois le médecin regrette de n’avoir pas le pouvoir des Fées ! Mais ne l’a-t-il pas un peu ? N’est-il pas toujours, pour le malade, le Mire d’autrefois, qui sait des choses mystérieuses, dont la parole vient de loin, tombe de haut, avec des vertus surhumaines ? Il parle, et voici que le miracle s’accomplit.

Plusieurs peut-être, parmi ceux qui liront ces lignes, se rappelleront des heures de détresse où ils ont entendu des paroles merveilleusement secourables, souveraines, quasi divines, comme en savait répandre sur les rivages de l’Ionie Esculape, fils d’un Dieu, Dieu lui-même.


III

Telle est la conversation que le médecin se doit proposer, et elle lui sera d’autant plus facile qu’il aura davantage l’esprit clinique. C’est un point que nous allons mettre en lumière à l’aide de quelques remarques sur cet esprit.

Il est avant tout un esprit de finesse. Dans la réalité concrète que le malade nous offre, il y a de la matière et de la vie. L’une est quantité qui se mesure, l’autre qualité qui ne se mesure pas. La première relève de la science et en est l’unique objet : la seconde n’en relève pas. A l’une conviennent donc l’esprit et le langage scientifique ; à l’autre, l’esprit et le langage de la finesse.

Insistons sur le langage, parce qu’avec lui nous sommes au cœur même de notre sujet. Comme l’immobilité de la matière se découpe en tranches nettes, mesurables, séparées par des intervalles qui le sont aussi, le langage de la science est rigoureux, mais pauvre et n’a pas besoin d’être riche, car la plupart des mots peuvent être remplacés par des chiffres. Au contraire, la mobilité de la vie se déroule en nuances à contours imprécis, qui se prolongent et se fondent les unes dans les autres, tel le miroitement au soleil d’une onde qui fuit : ici le langage, forcément imprécis, doit être riche, très riche, pour qu’un mot, — et souvent il en faudra plusieurs, — arrête au passage chaque nuance et la retienne. Il arrive parfois que les mots, choisis avec soin, doivent prendre de la sonorité, grâce aux arrangements qu’on leur donne, afin d’exprimer certaines nuances très fines, qui, sans cela, se déroberaient à leur prise. En dernière analyse, l’esprit de finesse réclame le langage littéraire.

Voici quatre couleurs étendues côte à côte sur une plaque de verre. Le savant nous dit : je les ai obtenues en mélangeant une quantité invariable de rouge à une proportion de jaune croissante comme les nombres 1, 2, 3, 4. Je les désigne donc par ces chiffres. Ces quatre associations ou résultantes, sont quatre accords, si l’on transporte en optique ce qui se passe en acoustique. Comme dans l’accord musical, chaque note vibre pour son compte, chaque couleur vibre pour le sien. L’œil, moins bien doué que l’oreille, ne dissocie pas les éléments constitutifs, mais la dissociation se fera par le prisme comme elle se fait en acoustique pour le résonnateur. Chaque couleur apporte dans l’association son rythme vibratoire, sa longueur d’onde. Joignez-y les vibrations secondaires ou harmoniques avec leur périodicité.

Ainsi parle le savant, dans un langage où pas un mot n’est mis qui n’exprime une valeur numérique, langage sévère et pour tout le monde ayant force de loi. Nous retrouvons ces quatre couleurs dégradant, dans les nuages, la lumière d’un beau soleil couchant. Le savant est encore là pour nous avertir que ces jeux de lumière et tout l’arrangement du tableau tiennent à des changements moléculaires. Il s’agit bien de cela ! Les quatre couleurs sont maintenant images dans mon esprit, émotion de mon âme, moments de ma pensée, une pure et fluide qualité. Pour vous en parler dignement, je suis conduit à vous conter une vieille et charmante histoire.

Au temps où Louis XIV donnait, en l’honneur de Mlle de La Vallière, les fêtes galantes de l’Ile enchantée, quatre jeunes Parisiens dont l’amitié, comme disait l’un d’eux, s’était formée sur le Parnasse, Polyphile, Acaste, Ariste et Gélaste, s’en vont passer une journée à Versailles, nouvellement transformé. Ils visitent le château, la Ménagerie, les jardins, s’arrêtent de temps en temps pour écouter un poétique récit de Polyphile. Vers le soir, après avoir joui de la fraîcheur d’une grotte, ils s’asseoient sur le gazon, et Polyphile achève sa lecture, cependant que le soleil, par delà les futaies, s’abaisse lentement à l’horizon. « Je vous prie, dit Acaste, de considérer ce gris de lin, cette couleur Aurore, cet orangé, et surtout ce pourpre, qui environnent le roi des astres. Il y a longtemps que le soir ne s’était trouvé si beau ». Oui, mais si je ne suis pas Acaste, et Acaste, — ôtez votre chapeau, — c’est Racine lui-même, causant avec Molière, Chapelle et La Fontaine, qui vient de raconter à ses amis les aventures de Psyché, si les mots me manquent, si les ressources du verbe me font défaut, il ne restera rien de ma pensée, rien qui puisse être communiqué à mes semblables, rien qui puisse prendre place dans ma conscience, devenir aliment et provision de mon esprit. Mon esthétique aura été le plus évanescent des phénomènes, et aussi le plus inutile.


Ainsi la réunion de quatre couleurs éveille en nous un ordre de pensée tout différent, selon qu’on les considère sur la plaque de verre d’un laboratoire ou dans la lumière du soleil qui se couche. Partout, dans l’univers, matière et vie, quantité et qualité coïncident, chacune réclamant une application spéciale de l’esprit. Dans le coin misérablement petit de cet univers, que représente un cas clinique, toute une matérialité, résolue par la science, est support d’une autre réalité qui ne saurait l’être, celle ci pure et fluide qualité, du moins jusqu’à nouvel ordre, et qu’on ne peut retenir qu’à l’aide d’une fine notation des nuances. Voyez cet artério-scléreux sur lequel la science nous donne de nombreuses précisions, avec chiffres à l’appui ; mais il reste une foule de choses qui n’acceptant pas cette mesure, telles que la fatigue générale du malade, la forme de son insomnie, son inquiétude morale, ses souffrances diverses, qui font cependant partie de la maladie, aussi bien que la tension artérielle et le taux de l’urée dans le sang. De même sur cette maladie de peau, le laboratoire projette une vive lumière, mais d’autres clartés nous viennent de la forme, dimension, couleur, aspect des boutons, de tout le paysage éruptif, dont les dermatologistes nous font des descriptions parfois fort imagées. Dernièrement sous nos yeux, un de leurs maîtres tirait de quelques détails légers du paysage, joints à certaines particularités de l’état général, des raisons suffisantes pour s’inscrire en faux contre les affirmations du laboratoire : l’événement donna raison à la finesse de son esprit clinique. Prenons le plus banal de tous les phénomènes morbides, le phénomène fièvre, dégagé de toutes les causes qui l’ont produit et l’entretiennent. Sommes-nous sûrs de l’inscrire tout entier dans le chiffre de la température, même en y joignant celui du pouls, le rythme respiratoire, le tracé sphygmographique, etc ? Ne laissons-nous pas certaines réactions délicates des centres nerveux pour lesquelles nous regrettons peut-être quelquefois l’abondante terminologie des anciens ? Ainsi, comme tout à l’heure sur les deux volets du diptyque, deux manières d’observer et deux langages.

On vient de voir l’esprit de finesse dans l’analyse du malade. Il le faut suivre dans la synthèse à laquelle il est également propre, toujours soutenu par la richesse du verbe. Ces jugements synthétiques ne sont pas rares en clinique, et le lecteur en connaît au moins deux que nous lui avons signalés : l’un, provisoire, qui sort du premier regard dont le médecin enveloppe son malade, l’autre, plus fondé, qui s’achève dans le dernier qu’il lui jette en le quittant. En quoi, dira-t-on, la richesse du verbe est-elle nécessaire à ces jugements qui souvent s’enferment dans un seul mot, tuberculose ou cancer, par exemple ? Oui, si ces jugements n’étaient qu’une sommaire conclusion, une schématique image, très exacte, mais inefficace pour exprimer tout le travail que notre esprit a fait au profit du malade et se propose de faire encore. Qu’est-ce, pour un artiste qui veut entreprendre un portrait, que le simple souvenir d’une tête ronde ou carrée ? Il lui faut une image riche, surtout vivante. De même, nos jugements synthétiques sur le malade doivent être une pensée très compréhensive, embrassant une réalité concrète et très complexe. Cette pensée ne peut jouer dans notre esprit que grâce aux abondantes ressources du langage.

Celles-ci sont inséparables de l’esprit de finesse, parce qu’il est intuitif. L’intuition est une prise directe et immédiate de l’âme sur la réalité, une pénétration, une communion, mais qui n’a de valeur pour l’esprit qu’à partir de l’expression qui la recueille. Inexprimée, elle est comme si elle n’était pas. Tout autre est la prise intellectuelle, d’emblée pensée claire et discours intérieur, du même coup, moment de notre conscience. Beaucoup d’intuitions dorment en nous, attendant de voir le jour, qui ne le verront jamais : l’expression a manqué. Parfois l’intuition éclate chez l’homme d’action, par exemple le soldat, dans un geste qui décide d’une bataille ; chez le peintre, dans un coup de pinceau qui met une âme sur un visage ; chez l’ouvrier, dans une soudaine improvisation des doigts inspirés. Mais le langage reste l’expression la plus ordinaire. Il est probable que l’intuition nous est assez également départie et que notre très grande inégalité ne commence qu’au verbe. Ainsi s’explique que la lecture nous donne si souvent l’illusion d’avoir pensé ce que nous lisons : l’auteur, mieux doué que nous, nous révèle nos propres intuitions. On songe à la pensée célèbre : « Le livre le meilleur est celui que chaque lecteur croit qu’il aurait pu faire. » Il reste que l’esprit intuitif ne saurait s’accommoder de l’indigence du langage et que la force de l’un est commandée par la richesse de l’autre.

Or, l’esprit de finesse est particulièrement intuitif en clinique pour une raison très simple. L’état de santé est un équilibre parfait dans un ordre logique : notre pensée claire est un miroir de même ordre, qui doit sans effort et avec succès s’appliquer à l’autre. Mais voici la maladie qui détruit l’équilibre et trouble tout. Les éléments morbides agissent et réagissent les uns sur les autres, se combinent, se pénètrent, se représentent de mille manières : on dirait la surface dormante d’un étang, sur laquelle la pluie en tombant détermine des ondes qui naissent, se propagent, se rencontrent, s’interfèrent et produisent une agitation inexprimable. Telle est la maladie qui est vie, mais trouble et confusion de vie. Comment notre esprit clair, grand géomètre, s’y pourra-t-il reconnaître ? Il y faut la souplesse infinie de l’esprit intuitif.

Le langage de l’esprit de finesse, qui est, comme on l’a vu, le langage littéraire, tient une grande place dans le discours médical : outre les parties auxquelles il s’applique très légitimement, on le voit s’étendre par abus aux autres qui, relevant de la science, ne le comportent pas A ce que nous savons de toute certitude, nous ajoutons ce que nous ne savons pas. Nous disons par exemple couramment : la maladie est une bataille que la vie livre pour se défendre. Le plus souvent l’agression est microbienne : sur le point menacé accourent aussitôt les défenseurs, globules blancs du sang, devenus phagocytes, cependant que la résistance s’organise en arrière dans les ganglions et le sérum. Perdue ou gagnée par l’organisme, la bataille fait des victimes, dont les cadavres forment les éléments essentiels de la gouttelette de pus, qui témoigne du drame. Nous prêtons aux infiniment petits nos propres passions et, dans les livres les plus scientifiques, on rencontre à chaque page des expressions qui trahissent notre anthropomorphisme : nous mêlons nos imaginations aux vérités les mieux démontrées. Étrange langage, et qui dépasse singulièrement notre science ! Celle-ci nous découvre les conditions matérielles des phénomènes vitaux, non le mystère de la vie, ni son principe, ni sa fin, et nous parlons toujours comme si nous en savions quelque chose. Notre langage ne s’embarrasse pas de notre ignorance, de quoi il y a des raisons qui seraient sans doute bonnes à chercher.

Nous ne voulons faire ici qu’une constatation : notre langage, qui tient si grande place dans notre pensée, est la marque extérieure du type intellectuel auquel nous appartenons. Nous avons essayé de montrer celui du bon clinicien, où l’on trouve le principal de ce qu’il faut pour conduire à bien la conversation médicale, telle qu’elle doit être, tour à tour enquêteuse, consolatrice, guérissante.

De bien parler ne suffit pas, d’ailleurs, pour bien causer : la conversation est un art qui demande autre chose. En somme, tout se réduit à ceci que le seul esprit scientifique ne nous donne ni le bon clinicien, ni la bonne conversation médicale.


La psychologie nous a conduit à cette conclusion : elle serait confirmée par l’étude des grands cliniciens dans le présent et le passé. Sans doute, les médecins d’aujourd’hui ne parlent pas comme nos devanciers, mais cela n’est pas moins vrai des avocats, d’ailleurs de tout le monde. La pensée moderne, ayant pris le caractère scientifique, le discours est moins ample, moins sonore, plus simple, plus pressé ; mais, pour parler autrement, on ne parle pas moins bien, et en principe la conversation médicale n’a pas à souffrir de ce changement.

Est-elle en progrès ? Peut-être vaut-il mieux poser la question autrement et se demander si l’esprit clinique est en honneur aujourd’hui comme il l’était autrefois. Certaines craintes ont pu paraître légitimes. Il y a d’abord la question des disciplines préparatoires. On cultive l’esprit scientifique par l’étude des sciences, celui de finesse par les lettres, les arts, l’histoire, la philosophie, les humanités, ce très beau nom d’une très belle chose. Y a-t-il dans l’ensemble de nos connaissances une partie plus humaine que la médecine ? On sait que la ferveur pour les humanités, un moment en décroissance, tend à augmenter depuis la guerre.

Et puis, la science a sous nos yeux des succès qui tiennent du prodige ; il en résulte un peu d’enivrement général auquel les médecins ne peuvent échapper. Le laboratoire nous apporte chaque jour une découverte nouvelle : on en prévoit beaucoup d’autres ; on a de grands espoirs, de vastes pensées qui vont jusqu’au rêve. Le cas clinique entièrement résolu par la science, voilà le rêve exprimé dans la langue qui lui plait. Il s’apparente à un autre, plus ambitieux, que l’on connaît : la science, réalisant son devenir divin, expliquant l’Univers, justifiant les paroles que le Sage adresse -au Seigneur : « Votre œuvre est mesure, poids et nombre : omnia in mensura, pondere et numero posuisti. »

Laissons ces rêves métaphysiques pour écouter l’avis éclairé de nos maîtres. Ils nous disent : « La médecine prend un caractère de plus en plus scientifique. Une observation médicale n’est aujourd’hui valable qu’avec l’appui du laboratoire et par lui contrôlée. Il est indispensable et qui voudrait s’en passer ressemblerait à un aveugle refusant de devenir clairvoyant. Le laboratoire nous impose ses conclusions au nom de la science : nous avons en retour le droit et le devoir d’exiger que cette science soit irréprochable. L’erreur du technicien est si redoutable qu’on ne saurait lui passer la moindre insuffisance. L’examen histologique d’un tissu ou bactériologique d’une culture, s’il doit décider de la vie d’un homme, prend une éminente dignité qui ne supporte pas le médiocre. C’est un premier point sur lequel tout le monde est d’accord, et voici le second sur lequel on doit l’être. La vérité du laboratoire est très ferme, dissipe l’obscurité, résout le problème donné, met dans l’esprit le délice de la certitude, mais elle est d’ordre étroit au regard de la réalité tout entière du malade.

Celui-ci s’est mis entre les mains des techniciens les plus habiles et qui font autorité : il les quitte, emportant des fragments de vérité, dont chacun est en soi d’une valeur absolue, mais qui restent inutiles, et même dangereux, tant que le clinicien ne les a pas repris, analysés, interprétés, pour les ordonner sur d’autres vérités, venues d’une science différente, en vue d’un jugement, que seul il peut rendre, jugement d’ensemble et de finesse. Telle est la condition de notre esprit que, dans une affaire si chargée soit-elle de matérialités, du moment que la vie y est mêlée, surtout la vie humaine, le jugement est de finesse. A l’édifier, ce jugement médical, les techniciens travaillent, taillant des pierres, un autre est l’architecte. Supposons un homme précieux qui connaisse toutes les techniques de nos laboratoires, et à fond : osera-t-on nous le donner à cause de cela pour un bon médecin ? Observez que ce savant, qui sait tout des techniques, n’est pas l’homme universel de Pascal, qui sait peu de chose de chacune d’elles, juste assez pour en parler honnêtement ; en revanche, ce dernier a dans l’esprit une clarté générale et supérieure qui manque souvent à l’autre, et avec laquelle, s’il s’applique à la médecine, il sera bon clinicien. En somme, la science est auxiliaire de la clinique et le laboratoire son serviteur : l’esprit clinique décide, est souverain.

Ainsi parlent nos maîtres, fort à propos selon nous. On sent parmi les jeunes flotter dans l’air, cette idée, encore timide, qu’avec les richesses de l’outillage, la perfection des méthodes, le progrès de la science en un mot, le bon clinicien est aujourd’hui moins nécessaire qu’autrefois. De fait, à chaque instant, tout un effort coûteux de l’esprit, — analyse, induction, déduction, synthèse, — nous est épargné par la simple lecture d’un chiffre venu du laboratoire. Il semble d’ailleurs que, dans un monde scientifiquement organisé, l’homme pourra se dispenser de mérite personnel ; et, en vérité, celui du piéton est singulièrement tombé depuis que la science a si merveilleusement résolu le problème de la distance. Le même fond de pensée se retrouve sous les formes les plus diverses. On entend dire par exemple que la bataille moderne, à cause de son étendue, de sa complexité, de son machinisme, ne peut plus sortir d’un seul cerveau comme autrefois ; c’est donc par un abus, hérité du passé, que nous continuons de mettre sur le nom d’un homme l’immortalité d’une grande victoire. A lire certains écrits qui nous viennent d’outre-Rhin, on discerne que la pensée allemande, à la veille de déclencher le cataclysme, était à peu près celle-ci : si nous avons un homme de génie, tant mieux ; s’il nous manque, notre organisation est si parfaite qu’elle peut s’en passer. Au même moment, la pensée française, inquiète sur notre préparation, attendait anxieusement l’homme de génie, celui que Renan, au lendemain même de nos désastres, avait annoncé, cherchant un jour à la Sorbonne, parmi les jeunes têtes qui l’écoutaient, le front d’où sortirait la Victoire, le front marqué par le Destin. On voit l’opposition : d’un côté, la confiance scientifique dans l’organisation des forces de la Matière, de l’autre, notre vieille foi dans les imprévisibles ressources de l’Esprit.

Par ailleurs, ne répète-t-on pas chaque jour que les grandes affaires industrielles et commerciales, les grandes administrations publiques, soustraites enfin à la direction d’un seul, doivent être confiées à des comités de techniciens, à des conseils de compétences, où les plus humbles seraient représentés ? Tous les talents seront utilisés, mais à la condition qu’ils restent dans le rang, si beaux soient-ils. Le génie lui-même doit fondre son effort dans celui de tous, en vue d’une organisation meilleure, sans se souvenir qu’il fut souvent, et avec succès, chef, directeur, maître, images qui peu à peu s’affaiblissent et vont s’abolir. Au fond, toujours la même pensée scientiste, très claire et très neuve, jalouse et niveleuse, une pensée d’en bas. La science n’est pas responsable des erreurs que l’on commet en son nom, ni la démocratie des maladies qui travaillent sa jeunesse.

La démocratie médicale, — car il y en a une, — est toujours très fière de ses maîtres. Il reste que le meilleur médecin est celui qui joint à beaucoup de science un esprit clinique très pénétrant. Ce sont les deux parties essentielles de l’excellence en médecine et, loin qu’elles s’excluent, on les voit souvent réunies. Faut-il sur l’une d’elles faire quelques sacrifices, que ce soit sur la première. Si sa science sur un point est déficiente, le médecin y supplée par celle du voisin. Ne fait-il pas sans cesse appel aux spécialistes ? Pour l’esprit clinique, qui est proprement le fond de notre pensée médicale, quand il fait défaut, aucune suppléance n’est possible.

« J’entends, dira le lecteur, que vous me souhaitez un bon clinicien. Fort bien : mais le moyen de le reconnaître ? » Il est vrai que cela n’est pas écrit sur le visage, ni même sur les titres, encore que beaucoup aient grande valeur. Voici cependant quelques suggestions. Et d’abord, quelle que soit la science reconnue, incontestée de votre médecin, méfiez-vous s’il vous parait très légèrement, si peu que rien, crédule et naïf. Science et naïveté vont parfois de compagnie. Nous lisons à chaque page de nos livres que la maladie est insidieuse : ne faut-il pas que le médecin soit d’esprit dégourdi ? Méfiez-vous encore si l’on vous dit : « Ah ! l’excellent médecin, supérieur, même rare, mais hors de son métier bon à rien. Il a bâti sa maison et dirigé l’éducation de ses enfants : il y a du guingois dans l’une et aussi dans l’autre. S’il met son argent dans une entreprise, il n’est pas rare qu’elle soit chimérique. Il conduit son champ et taille sa vigne de manière à faire sourire ceux qui s’y connaissent. » On peut être un bon géomètre, et nul pour tout le reste, de même bon peintre, mais non pas médecin, et cela pour des raisons où l’on achèvera de voir ce qu’il faut panser de l’esprit clinique. Sans doute, il est avant tout et principalement esprit de finesse, auquel s’ajoute un certain tour pratique de la pensée, la souplesse, la mesure, le bon sens, surtout le bon sens, qui n’est en somme qu’une forme de la finesse. Cet esprit-là n’est pas spécial à la médecine ; il s’applique aux objets les plus divers, toujours avec succès. Sa vraie marque est le succès, marque heureuse entre toutes.

Et tout cela n’est pas rare. De quoi le lecteur sera fort satisfait, se sentant assuré que, s’il tombe malade, il a beaucoup de chances d’être bien soigné. C’est la vérité même. Quant aux médecins, les uns, — de beaucoup les plus nombreux, — doués de l’esprit clinique ne nous sauront pas mauvais gré d’avoir dit à quels signes on peut présumer qu’ils l’ont ; les autres sans doute ne protesteront pas dans la crainte de passer pour ne pas l’avoir.


Dr EMMANUEL LABAT.

  1. Voyez la Revue des 1er mai et 1er août 1920.