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Hilda ou le christianisme au Ve siècle/01

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Hilda ou le christianisme au Ve siècle
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 15 (p. 5-43).
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HILDA
OU
LE CHRISTIANISME AU CINQUIÈME SIÈCLE


Séparateur


I.


Dans l’une des premières années du Ve siècle, à quelques lieues au-dessus de la ville de Trêves, une barque magnifiquement ornée remontait, par une belle journée d’automne, le cours tranquille de la Moselle. Douze esclaves penchés sur les rames faisaient voler rapidement cette barque entre les rives montueuses et verdoyantes du fleuve. Une tente de pourpre la recouvrait de ses replis flottans, qui frémissaient au souffle d’un vent léger. Les teintes roses que la lumière répandait dans l’intérieur y créaient un jour suave semblable aux clartés de l’aurore.

Une barque plus grande suivait la première à peu de distance ; elle portait une cinquantaine d’hommes et quelques femmes. Ici l’œil plongeait sans obstacle. Le soleil frappait les têtes nues des passagers immobiles, car ils devaient toujours être prêts à recevoir un signal parti de l’embarcation élégante qui les précédait, et sur laquelle tous avaient les yeux attachés. D’ailleurs personne n’avait songé à les protéger contre les ardeurs du soleil ou les intempéries de l’air : c’étaient des esclaves.

Il y avait là des chanteurs, des joueurs de lyre et des joueuses de flûte ; il y avait là des danseurs et des danseuses, des mimes et des bouffons munis de masques grotesques et de déguisemens variés pour pouvoir représenter sur-le-champ une scène mythologique ou une aventure plaisante. Quelques-uns portaient des filets, des lignes préparées, des dards, des épieux, des flèches. Des chiens dressés à poursuivre le lièvre ou le sanglier gisaient pêle-mêle au milieu de cette foule muette. Au service de chacun d’eux était attaché un esclave qui répondait sur sa tête de l’animal confié à ses soins.

Dans la première barque, deux hommes étaient couchés sur des coussins somptueux. Leur attention n’était distraite ni par la magnificence des châteaux fuyant des deux côtés du fleuve, ni par le tableau animé qu’offraient les vendangeurs comme suspendus aux pointes des rochers, ni par les chants et les rires des mariniers dont les bateaux sillonnaient en tous sens le lit transparent de la Moselle. Tous deux semblaient rêver profondément ; mais les objets de leur rêverie étaient aussi différens que leur physionomie et l’ensemble de leur personne : bien que nés de la même mère, rien ne se ressemblait moins que Marcus Secundinus Macer et Publius Secundinus Capito.

Macer paraissait avoir environ soixante ans, il était petit et maigre, il avait les joues creuses et ce teint bilieux qui annonce les ardeurs internes de l’ambition. Sa figure offrait un mélange de dignité et de finesse : on sentait que son regard sévère et par momens sombre pouvait devenir insinuant et flatteur, que ses lèvres comprimées par l’orgueil et légèrement relevées par le dédain pouvaient prendre une expression caressante et feindre un complaisant sourire. Son front chauve plissé de rides était empreint d’une certaine grandeur native, obscurcie par cette expression d’humeur chagrine que donne l’habitude des petits intérêts et des soucis mesquins.

Chef et représentant de l’illustre et opulente famille des Secundinus, qui remplit de nombreux emplois dans la province de Trêves, et à laquelle est consacré le curieux monument d’Igelstein, Macer, comme la plupart des riches propriétaires gaulois de ce temps, avait été tourmenté toute sa vie de la soif des dignités de l’empire, dignités qui n’étaient plus que de vains titres et de futiles décorations. Cette passion des honneurs, qui, dans l’âge de la république, eût produit peut-être un de ces grands patriciens qui ont laissé leur nom à l’admiration des hommes, dans les temps déplorables où Macer était tombé, n’avait fait de lui qu’un courtisan souple, intrigant et opiniâtre. Il avait passé plusieurs années à Rome, où se trouvaient quelques anciennes familles alliées à la sienne. Il y avait vécu au milieu de ces races sénatoriales chez lesquelles se maintenait une ombre de la vieille vie romaine, et que dominait un invincible éloignement pour le christianisme. L’ambitieux patricien s’était insinué un moment dans la faveur de Théodose ; disgracié bientôt par l’empereur chrétien, à qui les rivaux de Macer avaient inspiré de légitimes soupçons sur la sincérité de sa foi, il avait conservé un ressentiment profond contre la religion nouvelle, et s’était attaché avec une sorte de fanatisme sans croyance aux traditions mortes du paganisme. Macer avait partagé l’espoir que les zélateurs obstinés du vieux culte avaient mis dans l’empereur Eugène, dont ils espéraient faire un autre Julien ; mais ce faible instrument du Franc Arbogaste ayant été brisé par le barbare habile qui l’avait employé un instant, le chef des Secundinus avait déserté à temps la cause d’Eugène, et il était revenu dans ses grandes possessions de la Gaule Belgique, y rapportant plus vive et plus aigrie sa double aversion pour tout ce qui était chrétien et tout ce qui était barbare. Là, parmi les jouissances du luxe et les raffinemens de la mollesse, le souvenir de ses plans renversés, de ses prétentions déçues, rongeait son ame comme une plaie cachée. Ses chagrins étaient d’autant plus cruels, que son orgueil le forçait à en déguiser la cause. Les honneurs qu’il avait obtenus dans sa ville natale lui semblaient une dérision, comparés à ceux qu’il s’était cru près d’atteindre, et cependant il en recherchait toujours de nouveaux avec une âpre avidité à travers mille petites intrigues et quelquefois par de véritables faiblesses. Il s’agitait, plein de fiel et d’ennui, dans le cercle étroit pour ses vœux où sa destinée l’emprisonnait.

Au sein d’une félicité apparente dont nul ne soupçonnait l’amertume, Macer s’était souvenu qu’il avait un fils, un peu oublié tant qu’avaient duré ses illusions ambitieuses ; l’orgueil de la race avait réveillé le sentiment paternel. Il s’était pris à reporter sur ce fils les espérances auxquelles lui-même avait dû renoncer. Rêvant déjà pour son héritier alliance brillante, fortune rapide, dignités et grandeurs, il avait rappelé le jeune Lucius de l’Orient, où celui-ci vivait depuis dix ans, et c’est au-devant de ce fils impatiemment attendu qu’il s’avançait aujourd’hui sur la Moselle avec son frère Capito.

Celui-ci, plus jeune de quelques années, était un homme de grande taille et d’un embonpoint presque excessif. Il avait le teint fleuri, la bouche vermeille, de gros yeux à fleur de tête, animés sans être expressifs, la voix sonore, le geste pompeux et théâtral : on reconnaissait bien vite en lui un de ces hommes qui, sous le nom encore honoré de rhéteur, représentaient seuls la littérature romaine déchue. L’unique ambition de Capito était de faire applaudir ses périodes travaillées et vides. Nulle passion n’avait troublé sa vie, hormis la passion des petits succès et des petits vers. Pour lui, le plus haut terme de la gloire humaine était la renommée d’une foule d’illustres rivaux dont l’admiration des connaisseurs contemporains n’a pu faire arriver les noms à la postérité, et, comme il sentait en lui tout ce qu’il fallait pour obtenir cette renommée, il en jouissait d’avance paisiblement.

Capito avait eu aussi ses désappointemens. Il s’était avisé de composer un panégyrique pour l’empereur Eugène, ce rhéteur imbécile qui porta quelque temps la pourpre sous le bon plaisir d’Arbogaste, comme un esclave porte le manteau de son maître en attendant que son maître le reprenne. Un si beau sujet l’avait magnifiquement inspiré : Capito était ravi de son œuvre oratoire, car il était parvenu à y faire entrer des expressions de Cicéron, de Pline et de Fronton, tandis que ses confrères se contentaient en général de copier un de ces trois modèles. Malheureusement la péroraison, qui devait être le morceau à effet, et dans laquelle Capito était parvenu à ne pas mettre une ligne qui fût de lui, l’avait retenu si long-temps en Gaule, qu’Eugène avait été détrôné avant que le panégyriste eût achevé sa dernière période. Arbogaste était arrivé à la fin de son empereur plus tôt que Capito à la fin de son discours. Sans se laisser décourager par cet accident, celui-ci avait bravement continué et terminé son panégyrique, pensant qu’il pourrait s’en servir un jour. En effet, quelques années plus tard, il était allé à Constantinople pour le prononcer, après quelques légers changemens, devant le berceau d’Arcadius ; mais l’eunuque qui protégeait Capito ayant été renversé avec la faction arienne, dont il était un des chefs, le malencontreux orateur était revenu en Gaule, suffoqué de son panégyrique, qu’il n’avait pu placer. Il passait sa vie à le limer, le polir, l’orner, et se soulageait de son mieux, soit en le récitant à voix basse avec un charme toujours nouveau, soit en le communiquant bénévolement à ceux qu’il rencontrait, ce qui était loin de leur être aussi agréable qu’à lui. En ce moment, il répétait, suivant son habitude, un passage favori de sa harangue. Il avait commencé par la déclamer intérieurement, sans paroles ; puis il l’avait murmurée à voix basse, et peu à peu il avait élevé le ton à mesure qu’il entrait dans la situation et qu’il se transportait en esprit dans le palais impérial, au milieu d’une assemblée ravie de l’entendre. Enfin, entraîné par cette illusion croissante et par l’excitation de sa propre éloquence, il s’écria tout à coup à pleine voix : « A qui te comparerai-je, ô divin Auguste, très clément et tout-puissant empereur ? Te comparerai-je au ciel, à la lune, aux étoiles, à la mer, à la terre ? Mais le ciel… » Macer, qui redoutait une tirade bien connue, et à qui il déplaisait d’être arraché par ces futilités à des réflexions qui lui semblaient plus sérieuses, interrompit l’orateur, en lui disant : — Ton discours est beau, mon cher Publius ; tu sais combien j’admire ton éloquence ; ne sois point irrité, je t’en conjure, si je ne puis prêter l’oreille à tes paroles : de moment en moment, je m’attends à voir paraître sur la rive, s’empressant vers nous de toute la vitesse de son cheval, mon cher Lucius, mon unique fils, absent depuis deux lustres, et cette attente occupe mon ame tout entière. — Puis, d’une voix basse et creuse, comme s’entretenant avec lui-même : — Oui, je l’attends, ce fils, avec une impatience mêlée de perplexité. Quel est-il ? Qu’ont fait de lui ses voyages ? Comment Alexandrie et Athènes vont-elles me le rendre ? Oh ! pourquoi lui ai-je laissé perdre tant d’années dans les frivoles amusemens des lettres, parmi les rhéteurs et les sophistes ? Il serait peut-être à cette heure arrivé assez haut pour consoler son père d’être tombé si bas.

Capito, accoutumé à être interrompu dans son débit oratoire, n’avait ressenti nul dépit de l’allocution de son frère ; d’ailleurs il ressentait pour Macer un respect mêlé de crainte. Il se contenta donc de se mordre les lèvres comme pour en arrêter le mouvement, et il reprit intérieurement ce discours, pour lequel, même en gardant le silence, il était sûr de trouver en lui un auditeur qu’il ne lassait jamais.

Cependant, quelque absorbé qu’il fût par cette occupation chérie, un mouvement de surprise qui eût été facilement de l’humeur s’éleva en lui, en entendant Macer regretter le temps que son fils avait donné aux lettres et à la rhétorique. Capito s’écria avec surprise : — Très honoré frère, comment peux-tu parler ainsi ? Es-tu donc ennemi de Minerve, comme le fils d’Oïlée ? Oserais-tu manquer de respect aux Muses comme les filles de Piérius ? Cicéron n’a-t-il pas écrit divinement : « Les lettres nous accompagnent dans la prospérité, nous consolent dans l’infortune ; elles vont avec nous aux champs, à la guerre, elles charment nos journées et nos veilles ? » En outre, les lettres en ce siècle ne conduisent-elles pas leur nourrisson à tous les honneurs ? N’ont-elles pas dans leurs mains les trésors de Plutus, les palmes de la gloire, la corne d’abondance ravie par elles à la chèvre Amalthée ? Les bancs de l’école ne sont-ils pas devenus les bancs du sénat ? La chaire du professeur n’est-elle pas devenue la chaire curule du consul ? que dis-je ? dieux immortels ! bien plus encore, le trône de la puissance impériale ? N’était-ce pas un rhéteur que cet illustre empereur Eugène auquel, si son règne eût duré seulement six mois, je comptais adresser ces paroles qui terminaient noblement mon discours : Éternelle majesté ?…

Macer, menacé de nouveau de ce panégyrique, qui méritait beaucoup mieux que la majesté éphémère d’Eugène le nom d’éternel, et s’efforçant d’échapper à son frère par un éloge, lui dit : — Combien il est à déplorer que tu n’aies pas eu le temps d’achever ton ouvrage avant que ce véritable Romain, avant que cet ennemi des superstitions nouvelles, ajouta-t-il en baissant la voix et en regardant par habitude autour de lui avec défiance, quoique nul étranger ne pût l’entendre, — avant que ce prince bien intentionné pour l’antique religion et l’ancienne patrie romaine eût été renversé par un Franc perfide ? Mais qu’attendre du sang barbare ? Oh ! quand la dernière goutte de ce sang aura-t-elle coulé sur l’arène de nos cirques ? Quand aura-t-elle été bue par les tigres et les lions de nos amphithéâtres ?

À ce moment parut sur un cheval blanc, portant une housse magique et couvrant d’écume son frein d’or, un jeune homme paré avec une élégante recherche et suivi d’un assez grand nombre d’esclaves à cheval et à pied qui entouraient une litière vide. Il avançait au petit pas, et son port respirait la mollesse. Deux esclaves, marchant des deux côtés et presque sous les pieds du coursier, soutenaient un voile au-dessus de la tête de leur maître ; deux autres le précédaient pour abattre la poussière au-devant de ses pas, et répandaient sur le sol une eau parfumée.

Dès que Lucius eut aperçu la barque de son père, il mit son cheval au galop, et, se penchant sur les rênes, parut un cavalier plus exercé et plus ardent que n’aurait pu le faire croire la négligence de sa première altitude. Cependant une petite barque s’était détachée et avait apporté sur la rive les deux frères. Lucius se précipita vivement à bas de son cheval, et, après avoir touché les vêtemens et la barbe de Macer et baisé avec respect la poitrine paternelle, il fut pressé dans les bras de son père et dans ceux de son oncle, qui s’écriait en pleurant : — Non, Ulysse ne serra pas plus tendrement sur son sein le beau Télémaque après une longue absence !

Les deux frères et le jeune Lucius s’avancèrent vers une tente sous laquelle les attendait un festin somptueux que peu de temps avait suffi pour apprêter. Cette tente était placée à peu de distance du fleuve, au bas de la déclivité d’une colline, parmi de grands arbres qui balançaient dans les airs le chant de mille oiseaux. Des coussins de pourpre étaient amoncelés sur la terre verdoyante, et douze esclaves épiaient pour le prévenir le moindre souhait des trois convives. Les esclaves puisaient sans cesse dans un grand cratère plein de vin de Bordeaux, sur lequel flottaient des feuilles de roses, ou allaient, sur un signe de Macer, chercher une amphore précieuse contenant un nectar de Chios qu’avaient mûri trente consuls.

Pendant le repas, de belles esclaves, fières de paraître devant leur jeune maître, formèrent à l’entrée de la tente des danses gracieuses ; des baladins s’efforcèrent d’attirer son attention par des sauts prodigieux ou des contorsions comiques. Un affranchi, qui était le poète de la famille des Secundinus, vint humblement réciter une pièce de vers dans laquelle il fêtait la bienvenue de Lucius aux lares paternels. Ensuite en joua un mime que Capito avait composé pour la circonstance, en plaçant alternativement un vers grec et un vers latin ; tous les vers latins étaient tirés de Lucilius et tous les vers grecs de Lycophron.

Puis las convives, parés de couronnes de fleurs pour célébrer le joyeux retour de Lucius, remontèrent dans leur barque au moment où les premières ombres de la nuit s’étendaient sur les eaux. Bientôt la lune se leva, et ils glissèrent dans la blanche lueur accompagnés par l’autre barque, dans laquelle, parmi les sons des flûtes et des lyres, s’élevaient des voix mélodieuses qui entonnaient en chœur le chant de Vesper.

Quand le chant eut cessé, un moment de silence le suivit. Au milieu des fêtes et des marques de joie du retour, Macer et son fils étaient un peu inquiets de la disposition dans laquelle chacun d’eux allait trouver l’autre, après tant d’années d’absence et d’un commerce épistolaire si long-temps interrompu. Pour Capito, dont nulle réflexion n’avait le pouvoir de troubler la sérénité, il ne songeait en ce moment qu’à la beauté de son mime, qu’il avait eu le plaisir de voir exécuter fort convenablement, grâce aux soins infatigables qu’il mettait depuis un mois à préparer cette représentation. Étant celui des trois dont l’esprit était le moins occupé, il prit le premier la parole.

— Par Jupiter ! dit-il, car il nous est permis, à nous autres lettrés, d’invoquer le père des Muses, puisque tu reviens d’Athènes, beau Lucius, tu m’apparais comme un personnage vraiment divin ; tu ne me sembles pas un mortel, mais le fils d’un des dieux qui habitent l’Olympe, comme dit le poète.

— Que ne me compares-tu, dit en souriant Lucius, à Hermès venu du radieux Olympe dans les froides et ténébreuses demeures des Cimmériens, moi, transporté des brillans rivages de l’Ilissus, du pied de l’Hymette et du Pentélique, sur les rives brumeuses de ce fleuve des Gaules, aux extrémités du monde romain ! Mais, cher oncle, ce n’est plus un grand avantage d’être comparé aux dieux immortels, car, en dépit de leur nom, ils semblent bien près de mourir : la fumée des sacrifices monte rarement vers eux, et ils doivent dépérir d’inanition et de langueur. Les épicuriens ont commencé par leur refuser l’existence, et les remplacent, ô honte ! par des atomes et le hasard, soutenant que les uns si petits et l’autre aveugle ont fait tout ce que le vulgaire attribue à la sagesse des dieux. Puis sont venus d’autres athées plus dangereux encore, les chrétiens, qui, après avoir été long-temps le rebut de l’empire, la dérision du peuple, la matière des supplices et la pâture des lions, sont maintenant les favoris de César, du Jupiter terrestre, plus puissant aujourd’hui que le Jupiter du ciel. Que pouvaient faire les pauvres immortels contre des ennemis si divers et si puissans ? Je commence à croire, ce dont j’ai douté long-temps, que les Crétois, tout menteurs qu’ils sont, pourraient bien dire vrai en montrant dans leur île le tombeau de Jupiter. Mais, laissant les immortels aux mains de la destinée qui les gouverne ainsi que nous, dis-moi, mon cher oncle, pourquoi je t’ai paru si semblable à un habitant de l’Olympe ?

— Trois et quatre fois heureux, répondit Capito, celui qui, comme toi, beau Lucius, a vu le Pnyx, et le Pœcile, et le portique, s’est promené dans le Céramique et a dormi sous les platanes du jardin d’Académus !

— Grand bonheur vraiment ! dit Lucius, dont le sourire, d’abord gracieux et insouciant, devenait insensiblement plus railleur et plus amer ; oui, j’ai vu le Pnyx, où tonnèrent autrefois Eschine et Démosthène, livré à des avocats bavards et à des déclamateurs puérils ; j’ai vu le Pœcile, plein des souvenirs et des images de Miltiade et de Cimon, fréquenté par des disputeurs oisifs. J’ai vu sous le portique des stoïciens prétendre que la douleur n’était pas un mal, et, surpris par un accès de goutte, s’enfuir d’un pas boiteux en criant et en gémissant comme des femmes. Je me suis promené un jour entier dans le Céramique avec un péripatéticien dont les discours m’ont fatigué l’esprit autant que la marche m’avait fatigué les jambes. J’ai cherché dans l’Académie un disciple du divin Platon, mais je n’ai trouvé qu’un pyrrhonien à qui j’ai demandé s’il existait, et qui a employé tant de temps à me donner d’excellentes raisons pour croire, pour ne pas croire et pour douter, que j’ai fini, ainsi que tu l’as dit, cher oncle, inspiré de quelque dieu sans doute, par m’endormir sous un des platanes du jardin d’Académus.

Capito était ébahi de voir un jeune homme traiter si légèrement ce qui lui paraissait sacré, les livres et les écoles les plus célèbres. Cependant, ne pouvant croire ce jugement sérieux, il reprit avec son imperturbable bonne humeur : Aimable neveu, tu nous railles agréablement ! Sans respect pour notre âge vénérable, ajouta-t-il en riant et avec la satisfaction intérieure d’un homme qui a encore toutes les prétentions et qui se croit tous les avantages de la jeunesse, il n’est pas étonnant que toi, qui arrives d’Athènes, tu viennes mêler le sel attique à l’eau insipide de nos fleuves ; mais si tu as été aussi froid qu’Hippolyte aux attraits de la philosophie, cette institutrice grave et un peu renfrognée, du moins il est impossible que tu n’aies pas brûlé d’amour pour la rhétorique, cette nymphe séduisante à laquelle rien ne résiste, dont la parole est de miel et la langue d’or, qui se pare pour ceux qu’elle aime des ornemens du langage et les enchaîne par les caresses de l’éloquence, plus douces que les baisers des jeunes filles.

Lucius, souriant de cette chaleur passionnée de Capito, lui dit : Cher oncle, je ne puis être de ton avis sur ce point, et, si tu avais vu les yeux noirs des vierges de l’Asie et de la Grèce, tu me pardonnerais d’avoir préféré leur sourire aux caresses de la nymphe dont tu parles. Je donnerais, je le confesse, les tropes, les figures et l’harmonie des plus belles périodes pour un vers d’Anacréon chanté par ma Lesbienne Thisbé.

— Ah ! jeunesse, jeunesse légère, voilà bien tes paroles ! L’âge tendre est soumis au joug doré de Vénus, dit Callimaque ; mais replions, je te prie, les ailes pégaséennes de la métaphore, et parlons un langage pédestre. Dis, ne veux-tu pas l’illustrer dans l’art de bien dire, le premier des arts ? Et, dans ce champ fertile, quelle portion veux-tu choisir ? Qui te séduit davantage, les luttes du barreau, les déclamations de l’école, les invectives contre les tyrans, ou les éloges des empereurs ? Ce dernier genre est le plus noble et le plus magnifique. Si tu suis cette route, mon expérience pourra t’y servir de guide. Mon faible talent s’est essayé dans le panégyrique, et si tu étais curieux de connaître…

— Illustre Capito, dit en l’interrompant Lucius, qu’un instinct secret avertissait d’éviter cette confidence, je ne me sens nullement tenté d’ajouter un nom de plus aux innombrables noms des rhéteurs célèbres de l’empire. — Que faire dans la carrière du barreau ? — M’enrouer pour faire replacer une borne ou casser un testament ? appeler à moi les mouvemens oratoires de Démosthène et de Cicéron pour prouver que Mycillus a commis un adultère, ou que Damon a volé un chevreau ? — Me consacre rai-je aux déclamations de l’école ? Mais quelle occupation plus misérable que de s’échauffer à froid sur une thèse imaginaire et souvent ridicule ! — Me ferai-je l’accusateur des tyrans qui ne sont plus ? Irai-je chercher querelle à Phalaris et à son taureau ? Mais n’est-ce pas frapper l’eau d’un glaive, ou porter un coup de ceste dans le vide ? — D’autre part, louer les vivans, n’est-ce pas une fonction ingrate et difficile ? Comment chatouiller ces palais rassasiés d’éloges ? Comment rajeunir la flatterie usée ? ou comment découvrir une flatterie nouvelle ? Il faut pour cela un génie que les dieux ne m’ont point départi ; il faut, — pardonnez, illustre Capito, je ne connais point votre panégyrique, qui, je n’en doute pas, ne ressemble à aucun autre, — il faut se mettre l’esprit à la torture pour découvrir une louange tellement bizarre, que la bassesse ne s’en soit pas avisée, une flatterie qui étonne celui à qui elle s’adresse, et fasse dire aux auditeurs transportés d’admiration : — En vérité, nous ne savions pas que l’adulation pût aller si loin et descendre si bas !

Ici Lucius s’arrêta en voyant la surprise et la consternation qui se peignaient sur les traits de Capito. Il semblait saisi d’horreur et d’effroi ; toutes ses idées étaient bouleversées ; sa faconde ordinaire était muette ; il ne put trouver une parole, et se contenta de lever les mains et les yeux vers le ciel avec un gros soupir de désespoir qui semblait dire : Faut-il que j’aie vécu jusqu’à ce jour pour entendre de pareils blasphèmes !

Macer ne put s’empêcher de sourire en le voyant pétrifié de la sorte par les paroles de Lucius, et, s’adressant à celui-ci : Tu es sévère, mon fils, pour la philosophie et les lettres.

— Pour la sophistique et la rhétorique, mon père.

— N’importe, mon fils, je ne me chargerai pas de les défendre contre toi. Quand ton oncle aura retrouvé son éloquence, il foudroiera tes mépris, que je trouve exagérés. Me reposant sur lui d’un soin dont il s’acquittera mieux que moi, je proposerai à ton ambition un autre but que les palmes de l’école, un but plus sérieux. Tu appartiens à une famille antique, alliée aux Anicius et aux Flaviens, à une famille qui a fourni à l’empire des sénateurs, des consuls, un préfet du prétoire de la Gaule, un préfet du prétoire d’Italie, et un grand nombre de dignitaires du palais impérial. N’éprouves-tu pas une noble envie de marcher sur leurs traces ? Tu peux aller plus loin qu’eux. Nous avons des amis à Milan et à Constantinople ; il te sera facile de t’attacher à l’un des deux empereurs ; la carrière des légations t’est ouverte. Si tu as du goût pour les armes, les bons généraux sont si rares aujourd’hui, qu’on est obligé d’aller en chercher, ô honte ! dans les rangs des Barbares. Qui sait si tu n’inscriras pas ton nom dans les fastes consulaires ? Tu ne serais pas le premier consul qu’eût vu naître la Gaule. Elle a fait plus, ajouta-t-il avec un accent qui exprimait une profonde et secrète ardeur ; elle a produit plus d’un citoyen d’une extraction moins noble que la tienne qui a saisi la pourpre impériale. Rien n’est impossible, mon fils, dans nos temps de désordre et de bouleversement. Une prophétie qui court dans le pays annonce qu’un Secundinus possédera l’empire. Moi-même j’avais cru un jour que peut-être… Mais, c’en est fait, je me suis compromis pour une cause perdue ; toi, mon fils chéri, mon seul fils, tu es jeune, rien ne t’arrête ; marche donc avec courage dans la route où je suis tombé ; marche aux honneurs, à la renommée, à la puissance ; courage, Lucius ! sois plus heureux que ton père.

Lucius fut touché de l’exhortation paternelle, mais ces paroles n’excitèrent pas en lui les sentimens ambitieux que Macer espérait avoir fait naître. Il reprit avec un accent affectueux et mélancolique :

— Je ne veux pas abuser votre tendresse, ô mon père chéri ! La carrière des honneurs ne tente point mon indolence, ou, si vous voulez, ma faiblesse. Que sont-ils aujourd’hui, ces honneurs qu’on se dispute si ardemment ? Une frivole parure aussi vaine, aussi fragile, et moins légère à porter, ajouta-t-il en souriant, que cette couronne de fleurs que je viens de poser sur mes cheveux, et que le vent qui nous entraîne effeuille dans l’onde. Les honneurs de la curie sont un embarras pesant et un impôt onéreux ; les fonctions du préteur, une servitude ornée. Méritent-elles un effort ou même un désir, ces dignités de préfet du prétoire ou même de consul, titres dérisoires qu’on prodigue sans discernement, qu’on a vu Gratien donner à son pédagogue, comme il plut à Caligula de déclarer son cheval consul ?

— Comparer le disert, l’ingénieux Ausone, la fleur des rhéteurs d’Aquitaine, au cheval de Caligula ! interrompit douloureusement Capito.

— Quant à la guerre, je vous l’avoue, je suis un peu trop accoutumé aux loisirs élégans, aux plaisirs du cirque et de l’amphithéâtre, aux banquets et aux chants prolongés dans la nuit, pour me soucier beaucoup d’aller camper dans les marais des Bataves ou parmi les hordes de la forêt Hercinienne, passer les nuits couché sur le roc nu ou dans la fange, afin d’avoir l’insigne joie d’égorger quelques milliers de ces bêtes sauvages qu’on appelle des Francs, des Vandales ou des Goths. Je laisse cette tâche à nos gladiateurs, qui s’en acquitteront mieux que moi. Le suprême pouvoir lui-même, le sceptre impérial que vous m’avez montré de loin, mon père, que vaut-il ? Je ne donnerais pas pour le diadème d’Honorius une boucle parfumée de mes cheveux ! Quel plaisir trouve-t-on à voir de plus haut se creuser le gouffre où s’enfonce l’empire, à le sentir échapper de sa main pour s’y abîmer ? À d’autres le soin de mener ces funérailles ! Votre sagesse, mon père, doit s’être aperçue de la décadence qui s’accroît chaque jour ; il faudrait le bras d’un Atlas pour soutenir le poids d’un monde qui s’écroule, et le mien peut soulever à peine et porter à mes lèvres une grande coupe gauloise, bien que remplie d’un vin délicieux. Ô mon père, croyez-moi, ce temps n’est ni le temps de parler ni celui d’agir : c’est le temps de prendre en pitié la gloire des lettres et la vanité de l’ambition. Ce qu’on a de mieux à faire, c’est de se retirer dans un latifundium, sur les bords verdoyans de la Moselle, auprès d’un père vénéré et d’un oncle chéri, et de contempler du temple serein de la sagesse les flots agités de la vie, les passions orageuses et les occupations insensées des hommes. Et si un jour, ce qui pourrait arriver, on se lasse de cette sagesse sublime, il reste à faire une dernière libation à la mort et à l’oubli avec une goutte d’un poison subtil tel que celui qui est sous le diamant de cet anneau ; il reste à fermer mollement les yeux à la lumière et à glisser en souriant dans l’éternelle nuit d’où tout est sorti et où tout doit s’engloutir !

Macer écoutait son fils avec tristesse ; chacune de ces paroles insouciantes ou amères emportait un débris de son rêve. La légèreté de la jeunesse est souvent cruelle pour l’âge avancé : d’un coup de son aile capricieuse, elle renverse les espérances que durant de longues années il a silencieusement nourries. La volage peut chercher de nouvelles illusions ; mais celles qu’elle détruit en jouant sont les dernières, et ne sauraient être remplacées. Lucius ne sentait pas à quel point il déchirait le cœur de son père. Celui-ci, accoutumé à renfermer et à cacher les mouvemens de son ame toutes les fois qu’il ne lui était pas utile de les montrer, ne trahit ni par un mot ni par l’accent de sa voix la douleur profonde qu’il ressentait. Il continua à converser avec Lucius d’un ton tranquille, cachant la blessure qu’il venait de recevoir, et rêvant tout bas aux moyens de s’emparer de l’esprit de son fils et de le ramener à l’accomplissement de ses desseins.

Pour Capito, la première partie de la conversation lui avait été pénible et l’avait réduit au silence. Depuis que l’entretien roulait sur des sujets plus graves, il n’écoutait plus ; toute son application était concentrée sur un distique dont il avait conçu la pensée depuis un mois, et dans lequel il voulait célébrer le retour de Lucius. La contrariété que son neveu venait de lui causer ne l’avait point fait renoncer à une entreprise qui lui avait coûté tant de labeur, et qu’il se croyait près de mener à fin. D’ailleurs il était sans fiel et sans rancune. Puis son distique devait être si beau ! et surtout, c’était la condition importante, on devait pouvoir le lire également en commençant par le premier mot et en commençant par le dernier.

Pendant qu’il était absorbé dans ses élucubrations poétiques, Macer et Lucius, sans prendre garde à lui, discouraient des événemens du jour et de la situation politique de l’empire. Peu à peu la gaieté ironique de Lucius avait fait place à une sorte de flegme désespéré qui s’harmonisait avec les réflexions inquiètes du vieux politique. Depuis long-temps Macer avait fait taire la musique, qui l’importunait. Le silence n’était entrecoupé que par le mouvement monotone et précipité des rames. La lune s’était cachée derrière un nuage noir, au travers duquel on la voyait par momens rouler et bondir. On était arrivé à un endroit où le fleuve, plus profond et plus rapide, rapprochait et resserrait ses rives escarpées ; des rochers et de grandes tours s’élançaient dans les airs. L’aspect des lieux et de la nuit communiquait aux deux interlocuteurs une disposition lugubre, et redoublait la tristesse différente, mais égale, qui pesait habituellement sur leurs âmes. La conversation prenait, comme le fleuve, un caractère de plus en plus sombre ; ils parlaient des prédictions qui s’élevaient de partout, annonçant vaguement la fin de l’empire romain. C’étaient les mathématiciens, qui, malgré des persécutions acharnées, s’opiniâtraient à prophétiser une catastrophe inévitable ; c’était l’ancien cycle étrusque, le cycle de la vie du peuple romain, qui allait finir ; les douze siècles prédits par les douze vautours à l’aigle romaine étaient presque achevés. En même temps, les traditions chrétiennes, méprisées des vieilles familles romaines, étaient accueillies comme superstitions populaires dans un temps qui prêtait une oreille curieuse et inquiète à toutes les rêveries, à toutes les croyances, et les traditions chrétiennes annonçaient aussi, d’après l’Apocalypse et les chants attribués aux sibylles, la fin du monde confondue avec la fin de l’empire. Puis le père et le fils parlaient des Barbares, qui, des Palus Méotides au Rhin, s’avançaient de toutes parts. Macer vantait Julien, qui avait ceint de places fortes la frontière rhénane ; il s’affligeait que Trêves, naguère siège de la cour impériale d’Occident, fût maintenant remplacée par Milan. Il regrettait les légions rappelées des bords du Rhin pour aller défendre l’Italie ; il blâmait toutes ces mesures avec l’amertume naturelle à une ambition déçue ; il éprouvait comme une secrète joie en songeant aux maux qui pouvaient fondre sur son pays pour le punir d’avoir négligé ses services ; il annonçait avec complaisance des revers, des défaites, un avenir sinistre.

Lucius semblait envisager cette perspective lugubre avec une morne et distraite indifférence. Tout à coup, rappelant par un effort sur lui-même sa gaieté railleuse, il s’écria : — Dans les grands périls, pour sauver de la fortune, aveugle reine de ce monde, ce qu’elle menace, on sacrifie un objet d’un prix égal. Eh bien ! ajouta-t-il en jetant sa couronne dans le fleuve, ma couronne de fleurs pour le salut de l’empire romain !


II.


La principale propriété des Secundinus était située sur les bords de la Moselle, à quelques milles de Trêves. Elle se composait d’une habitation d’été et d’une habitation d’hiver, tournées la première au nord et la seconde au midi, ayant chacune leurs thermes et leurs portiques. Toutes deux étaient dominées par une tour élevée, du sommet de laquelle on pouvait jouir d’une vue admirable et surveiller de loin l’arrivée d’une bande de Barbares, de Bagaudes, ou de ces pillards qui s’étaient détachés des légions, et qui étaient parfois aussi redoutables que les Bagaudes et les Barbares ; les précautions contre le danger s’alliaient dès-lors aux dispositions prises pour goûter les douceurs de la vie.

À quelque distance des deux habitations, une vaste étendue de terrain était couverte par un amas de bâtimens, de clôtures, de cours, de hangars, de granges, de greniers et d’étables, composant le prœdium, et consacrés à l’exploitation du vaste territoire possédé par les Secundinus. Des murs récemment construits et un fossé profond entouraient les habitations, véritable fortification née du besoin de se mettre en défense contre les coups de main dont on était menacé fréquemment. Ces fortifications donnaient à l’asile de l’opulence romaine l’air d’un petit camp (castellum) ; elles annonçaient ce qui plus tard devait rappeler cette origine et porter le nom de castel au moyen-âge.

Entre les bâtimens et la rivière étaient des jardins, des serres, des viviers, des sources qui montaient en jets d’eau, tombaient en petites cascades sur des degrés semés de coquillages et de cailloux colorés, ou animaient des orgues qui répandaient incessamment dans les airs une plainte mélodieuse. Des rochers peints de diverses nuances brillaient parmi les arbres ; des statues se détachaient sur le bleu du ciel ou sur la verdure tachée de rouge des collines de grès qui s’avançaient jusqu’au bord de la Moselle ; derrière les collines s’élevaient presque à pic des montagnes dont les cimes étaient noircies de grandes forêts que la hache n’avait pas encore entamées et qui se prolongeaient jusqu’au Rhin, et par-delà le Rhin allaient rejoindre les profondeurs inexplorées de ces bois de la Germanie où erraient les Barbares.

Tout était en mouvement et en rumeur dans l’habitation. Le peuple d’esclaves qui la remplissait avait été rassemblé pour présenter au jeune maître le spectacle de cette portion de son patrimoine, comme il allait faire la revue des troupeaux de bœufs, de brebis, de chevaux, de porcs, qu’il devait posséder un jour. Il y avait là trois mille êtres humains auxquels on refusait le nom d’hommes, attendant, quelques-uns avec des espérances corrompues, le plus grand nombre avec la stupide indifférence de la servitude, l’arrivée d’un nouveau propriétaire. Si sa venue les réjouissait, c’était seulement parce qu’elle interrompait pour quelques heures le labeur forcé, les paroles menaçantes et les coups répétés du fouet sanglant.

À l’écart de la foule se tenaient les esclaves voués à des emplois relevés ou attachés immédiatement à la personne du maître. On voyait à leur air bassement hautain qu’ils dédaignaient leurs compagnons destinés à des fonctions inférieures, quand ils eussent dû rougir encore plus de leur condition, qui dépravait et humiliait, pour ainsi dire, en leur personne, les plus nobles facultés de l’ame humaine. Parmi ceux-ci se trouvaient des lecteurs, des écrivains, des bibliothécaires et même un grammairien et un pédagogue.

Les tailleurs, les forgerons, les charpentiers, se réunissaient par groupes, chacun avec ceux de sa profession. L’importance que leur donnait l’industrie relevait un peu ceux-là de l’abaissement de la servitude. Un bon ouvrier était de fait affranchi à demi. La plupart des musiciens, des chasseurs, des pêcheurs, des cuisiniers, avaient été emmenés à la rencontre de Lucius. Ceux de leurs pareils qui étaient restés laissaient voir sur leurs fronts envieux le dépit que cette préférence leur avait causé, car les vanités jalouses tourmentent les âmes les plus avilies et les conditions les plus abjectes.

Les colons se faisaient remarquer par une expression de visage un peu plus sereine ; eux appartenaient à la glèbe, tyrannie moins dure et moins capricieuse que celle de l’homme. Le reste n’était qu’un amas de misérables offrant sous mille formes bizarrement variées l’aspect d’un même opprobre et d’un même malheur. Là se trouvaient pêle-mêle toutes les associations et tous les contrastes. Un pâtre sarmate gisait à terre auprès d’un coureur numide ; des bouviers gaulois étaient assis avec des danseurs phrygiens ; des nains contrefaits se glissaient parmi des Germains aux corps gigantesques. Ici, des visages hébétés, des regards ternes, l’air de la brutalité qui plie sans comprendre sous la force ; là des yeux se dirigeant de côté, avec l’expression d’une malveillance qui se cache, d’une haine que contient la peur ; plus loin, des physionomies rusées et impudentes, des physionomies de daves et de satyres, qui semblaient connaître et promettaient de servir tous les vices ; ailleurs, à côté d’un groupe de vieux cultivateurs aux cheveux rares et blanchis, aux mains ridées et tremblantes, et dont l’âge avait voûté le dos, se montraient quelques beaux adolescens aux chevelures longues et parfumées, destinés à remplir les coupes durant les festins. Parmi cette multitude, il y avait encore des Syriens brunis par le soleil, des Ibères prompts à la course, des Goths aux yeux bleus, des Alains aux cheveux roux, des Taifales et des Huns à la tête hideuse.

Cette cohue de tout âge, de toute forme, de toute race, se pressait dans les cours, se couchait sous les portiques, ou s’entassait confusément dans les salles destinées aux occupations champêtres, tandis que les intendans promenaient sur elle un regard rapide et sévère, et que les porte-fouets faisaient retentir le bruit des courroies toujours prêtes à frapper. Pour que l’étalage de toute cette portion de l’immeuble fût complet, on amena deux troupes tirées des retraites ténébreuses où elles étaient reléguées ; c’étaient les esclaves condamnés à tourner la meule et les habitans enchaînés de l’ergastulum. Ces malheureux, à peine vêtus de quelques lambeaux dégoûtans, la tête rasée, le corps sillonné de coups, le visage couvert de marques imprimées par le feu, s’avancèrent deux à deux, se traînant avec peine à cause des entraves, et les yeux clignotant à la lumière inaccoutumée. On les coucha le long d’un mur, comme lorsqu’ils étaient à vendre sur le marché, étendus chacun dans sa cage de fer, pour être visités par l’acheteur et maniés jusqu’au dégoût.

Parmi ce grand nombre d’esclaves rassemblés, il y avait, comme c’était l’ordinaire, peu de femmes en proportion de la quantité des hommes. Quelques-unes se montraient çà et là auprès de ceux qui étaient leurs époux pour tout le temps qu’il plairait au maître de ne pas les séparer d’elles, tenant dans leurs bras les enfans auxquels elles avaient donné la vie, et qui ne leur appartenaient pas.

Dans l’atrium, au milieu d’un groupe de fileuses assises à terre sous un portique, se dessinaient entre deux colonnes de marbre blanc la haute stature, la taille élancée, le col de neige, le visage doux et sérieux d’une jeune Barbare : c’était une captive franque enlevée à ses forêts après l’égorgement de toute sa famille. Vendue par un marchand d’esclaves à Secundinus, Hilda avait d’abord refusé toute nourriture, comme un animal sauvage pris au piège. Les mauvais traitemens n’ayant rien pu sur elle, l’intendant, de crainte que la jeune fille ne mourût entre ses mains et que son maître ne lui reprochât le dommage de cette perte, avait souffert qu’une femme chrétienne pénétrât en secret jusqu’à elle pour la déterminer à supporter la vie. Cette femme était la pieuse Priscilla, qui, — après avoir été la fidèle épouse de Maxime, maintenant évêque de Trêves, alors qu’il vivait dans le siècle, — depuis qu’il avait embrassé la prêtrise, était devenue sa chaste compagne, sa sainte sœur en Dieu. Priscilla, dont la vie était consacrée aux œuvres charitables, était surtout remplie de la plus tendre compassion pour les pauvres femmes esclaves. L’évêque, bien qu’il fût à cette époque le personnage le plus important de la cité et qu’il pût évoquer beaucoup de causes à son tribunal en les rattachant sous divers prétextes aux droits ecclésiastiques, l’évêque ne pouvait cependant entrer dans l’intérieur des familles sans la permission du chef. Il ne pouvait défendre les esclaves contre la loi, car les édits des empereurs chrétiens, en adoucissant l’esclavage à quelques égards, l’avaient laissé subsister presque intact. Tout ce que pouvait faire l’évêque Maxime, et il le faisait avec une grande chaleur et une grande habileté de zèle, c’était de protéger indirectement les malheureuses victimes de la servitude en agissant sur leurs maîtres par les exhortations pathétiques, les remontrances à la fois fermes et mesurées, en employant tour à tour et l’autorité de son saint ministère et l’ascendant de sa position sociale. Son influence immédiate n’allait pas plus loin ; mais la charité est patiente et ne se rebute point, comme dit l’apôtre. Là où l’évêque ne pouvait pénétrer, il s’efforçait de faire pénétrer, par une pieuse adresse, sa sainte compagne. Priscilla gagnait la faveur des esclaves préposés à la garde des autres par de petits présens, par d’insinuantes paroles, par de vrais services. Quand elle savait un esclave malade, elle demandait à lui porter des secours qui pourraient le rendre à la santé, conserver au maître sa propriété, et par là être utiles au préposé lui-même. C’est ainsi qu’elle avait fait pour Hilda. Elle profitait de ces occasions pour répandre la foi chrétienne dans une ame déchirée ou abrutie. Elle était souvent repoussée par cet endurcissement qui naît du désespoir ; mais le brisement de cœur est une préparation salutaire à l’Évangile : l’homme accablé sous le poids du malheur se tourne vers Dieu comme le moribond se tourne vers le soleil, et Priscilla eut plus d’une fois la consolation de faire entrer dans cet enfer humain un rayon de la paix céleste.

La jeune Hilda, après avoir résisté d’abord avec une fermeté farouche aux discours et aux conseils de Priscilla, avait fini par s’en laisser toucher. Une circonstance particulière avait amolli cette ame difficile à fléchir. Priscilla et Maxime, au temps de leur union, avaient eu une fille chérie morte à dix-huit ans dans leurs bras : c’était ce malheur irréparable qui les avait détournés des voies du monde et ramenés par la douleur aux voies de Dieu. Priscilla crut trouver dans le visage de la jeune Germaine quelques traits et dans sa voix quelques accens de sa propre fille. Cette ressemblance redoubla l’intérêt qu’elle ressentait pour Hilda, et donna à ses paroles, à ses supplications et à ses larmes quelque chose d’irrésistible comme le cri des entrailles maternelles. L’œil fixe et farouche de l’orpheline se mouilla de pleurs, quand la mère désolée pressa l’orpheline dans ses bras. Il y eut entre ces deux âmes veuves une rapide intelligence de douleur, une communication intime et profonde qui fondit la dureté barbare, et le christianisme descendit sur Hilda dans un baptême de larmes.

La foi, dès qu’elle fut entrée dans cette ame forte, fut inébranlable et ardente. Hilda crut comme elle avait résisté, avec toute l’énergie d’une puissante nature, pareille à ces bois qui s’embrasent difficilement, et, une fois embrasés, brûlent d’un feu qu’on ne peut éteindre. À peine convaincue, elle éprouva le besoin de répandre sa conviction autour d’elle, et bientôt il y eut dans l’habitation de Secundinus une missionnaire clandestine qui transmit, surtout à ses compagnes de captivité, les enseignemens qu’elle recevait de Priscilla, prêchant en secret au milieu d’elles avec toute l’ardeur que la nouveauté de la conviction ajoute à la certitude de la foi. Priscilla bénissait le ciel de l’heureux résultat de ses soins, et Maxime voyait avec joie le christianisme se glisser ainsi cette fois comme toujours, par le secours des femmes, dans une si nombreuse famille d’esclaves. Sans intervenir publiquement, il veillait en secret sur ce troupeau caché par l’intermédiaire de Priscilla, qui employait mille ruses nées d’un zèle ingénieux pour continuer de mystérieuses relations avec sa néophyte chérie.

Toutes ces précautions étaient nécessaires. Dans son aversion pour la religion chrétienne, Macer s’opposait avec opiniâtreté à ce qu’on l’introduisît au milieu de ses esclaves : il leur défendait d’aller à l’église entendre la sainte parole. Lui-même avait une chapelle devant la porte de sa maison, car il convenait à un personnage revêtu de plusieurs emplois municipaux, et peu porté à se mettre en opposition avec le pouvoir, de rendre un hommage extérieur à la religion officielle de l’état ; mais il n’y entrait qu’à Pâques et dans quelques autres solennités, y faisant alors célébrer le service divin avec une extrême magnificence. Le reste de l’année, la chapelle était fermée ; jamais les esclaves n’y mettaient le pied. Macer, fidèle par orgueil à l’esprit des religions antiques, n’aurait pas voulu les admettre à la communauté des choses sacrées ; il ne pouvait consentir qu’ils eussent le même Dieu que lui. En outre, il craignait que certaines idées que les chrétiens répandaient, entrant dans la tête des esclaves, n’y produisissent une fermentation dangereuse pour l’autorité de leur maître. Cette égalité devant Dieu proclamée par l’Évangile effrayait et irritait le vieux patricien mécontent. Le Dieu mort du supplice des esclaves ne pouvait sans péril être annoncé aux esclaves. Les prédicateurs chrétiens ne leur disaient point, il est vrai, de se soulever ; mais l’esprit de l’Évangile se trahissait sans cesse dans le langage des hommes les plus vénérés par l’église. Macer frémissait de colère en voyant la manumission transportée de la main du préteur aux mains de l’évêque, et le fréquent usage que faisait celui-ci de cette prérogative d’affranchissement. Il citait parfois ce qu’Isidore de Péluse, auprès duquel un esclave s’était réfugié, écrivait au maître qui le réclamait : « Je ne croyais pas qu’un chrétien pût appeler son esclave celui pour qui le Christ est mort ainsi que pour lui-même. » Il voyait dans tous ces faits des symptômes subversifs du bon ordre, de la famille et de l’état, qu’il ne comprenait pas sans l’esclavage. Il s’efforçait donc de tenir ses esclaves hors de la portée du christianisme. Pour cela, il avait fait défendre sévèrement toute sorte de lecture à ceux qui connaissaient les lettres ; aux autres, il avait interdit de les apprendre, n’exceptant que les lecteurs et les scribes. Pour le reste, posséder un livre était un crime qu’on punissait en marquant avec un fer chaud le front du coupable.

Le pauvre Capito, qui, sans être cruel, ne pouvait résister à la tentation d’un jeu de mots, si méchant qu’il fût d’ailleurs, avait prononcé qu’il était fort sage que ceux qui aimaient à ce point les lettres fussent lettrés[1]. Cependant lui-même n’avait pas tardé à se mettre en contravention avec cette loi rigoureuse qu’il approuvait. Le grave rhéteur, de nature un peu épicurienne, avait arrêté ses yeux avec complaisance sur les charmes d’Hilda ; il trouvait exquis les vers qu’Ausone avait adressés à la captive bien-aimée qu’il a célébrée sous le nom de Bissula. Puisque Ausone, ce modèle des rhéteurs gaulois, avait brûlé pour une esclave suève et l’avait chantée, pourquoi lui, fidèle imitateur d’Ausone en toutes choses, n’en ferait-il pas autant pour une fille de la race des Francs ? C’était un plagiat de plus, et celui-ci ne lui semblait ni plus difficile ni moins agréable que tous les autres ; mais, intimidé par la froide réserve et la fierté native de la Barbare, il avait cru faire merveille en prenant une voie détournée pour la séduire. Se rappelant qu’Ausone avait enseigné les lettres à Bissula, il avait proposé à Hilda de lui apprendre à lire. Il pensait que, s’il pouvait la faire jouir des chefs-d’œuvre littéraires dont il était l’auteur, elle ne saurait lui résister. Il comptait sur l’effet des vers qu’il composerait pour elle, et peut-être même sur l’admiration que ne pouvait manquer de lui inspirer son panégyrique d’Eugène, dès qu’elle serait en état d’en comprendre les beautés.

Hilda s’affligeait de ne pouvoir lire les saintes Écritures, les homélies qui circulaient parmi les fidèles, les actes des martyrs qui avaient consolé les saints évêques d’Afrique condamnés aux travaux des mines. Les sévères défenses de Macer empêchaient qu’elle pût recevoir le don précieux des lettres par aucune autre voie. Elle vit une grâce du ciel, une faveur de la providence dans cette chance d’instruction qui lui était offerte par la seule personne qui pût mettre à sa disposition les trésors dont elle était privée. Après avoir prié Dieu de pardonner et de bénir le moyen étrange qu’elle employait pour arriver à une pieuse fin, elle s’ouvrit à Priscilla, et, dans une des rares et courtes entrevues qu’elle avait avec cette sainte femme, elle lui confia la proposition de Capito. Celle-ci consulta Maxime. Maxime hésita d’abord, car il se défiait des rapports que les maîtres corrompus tentaient d’établir avec leurs belles esclaves ; mais il fut bientôt rassuré par la pureté candide de l’écolière, il crut peu chrétien de supposer un motif criminel à ce qui pouvait être une offre charitable. Enfin, pour se décider, il fit ce qu’on faisait souvent dans la primitive église, il consulta la volonté divine en ouvrant une Bible au hasard, et, la réponse du livre sacré s’étant trouvée miraculeusement favorable, il permit à Hilda de faire servir à son édification ce qu’il jugeait une rencontre préparée par Dieu lui-même, se réservant dans sa prudence d’avertir la jeune fille du danger, si le danger se présentait. L’église en ces temps était accoutumée à employer de pieux et irréprochables artifices pour la propagation de la foi. D’ailleurs les desseins de Dieu pouvaient-ils être sondés ? Peut-être la jeune esclave gagnerait à la foi le vieux rhéteur, et lui donnerait en échange de la science mondaine la science céleste que possèdent les enfans.

Maxime avait fait remettre à Hilda une Bible qu’elle avait cachée soigneusement. Quand elle était seule, elle s’efforçait avec une incroyable ardeur d’en épeler les divines paroles, à l’aide des leçons que Capito lui donnait dans une intention profane. Le vieux rhéteur n’était cependant pas le seul qui eût été sensible à la beauté d’Hilda. Parmi ses compagnons d’esclavage, il en était un, le plus dégradé et le plus hideux, à qui cette beauté si pure avait inspiré une passion violente : le sanglier difforme cherche les courans les plus limpides. Un homme de la race des Huns, dont le père avait été un des plus vaillans chefs d’Attila, brûlait d’un feu aussi sombre que son ame pour la charmante fille des Francs. Averti de sa laideur par les railleries des autres captives, il ressentait pour Hilda un amour plein de rage et de honte. L’expression du malheur empreinte sur ce front abject avait inspiré à la chrétienne une compassion à laquelle sa charité se reprochait de mêler une horreur involontaire. Elle avait fait effort pour s’approcher de Bléda et lui adresser quelques paroles consolantes. Cette bienveillance, dont il ne pouvait comprendre le motif, l’avait enflammé d’un fol espoir. Frappée d’une clarté soudaine en contemplant les éclairs de ses yeux, Hilda avait reculé, comme on recule au moment de marcher sur un animal immonde, et elle n’avait pu cacher le dégoût que le monstre lui inspirait. Il avait compris ce mouvement de l’ame d’Hilda, et depuis ce moment à la passion brutale qui le dévorait s’était joint un sentiment de haine et un désir de vengeance. Au moment où tous les esclaves étaient rassemblés, attendant le retour de Lucius, Bléda se glissa entre les colonnes du portique sous lequel Hilda était assise, et, s’approchant avec un mélange de résolution effrontée et d’inquiétude ardente, comme un homme qui fait une tentative désespérée, il lui dit quelques mots à voix basse en lui adressant un affreux sourire. On vit tout à coup se colorer d’indignation et de pudeur le front, les joues et le col blanc de la belle Germaine. Elle se leva sans répondre, et, jetant à Bléda un coup d’œil plein d’un mépris inexprimable, elle alla se placer à l’autre extrémité de l’atrium, auprès de l’intendant des esclaves, réduite à chercher la protection de cet homme cruel. Là, elle s’arrêta, leva la tête vers le ciel, comme pour chercher une protection plus puissante ; puis, calmée par un sentiment de confiance qui se peignit dans ses yeux rassurés, et comme se reprochant la colère qui venait de faire bouillonner son sang de Barbare, elle abaissa sur Bléda un regard de pitié ; mais elle fut obligée de se détourner encore, car elle ne put supporter l’atroce expression de méchanceté avec laquelle cet être horrible la regardait.

En ce moment retentit la voix sonore du silentiaire. Le léger murmure qui sortait de cette multitude parlant à voix basse se tut soudain. Tous les fronts se baissèrent, et les trois Secundinus entrèrent dans l’atrium au milieu d’un profond silence. À peine avaient-ils fait quelques pas à travers les rangs muets des esclaves, que le Hun se mit à genoux à la place où il se trouvait, et de là se traîna, comme en rampant, sur le passage du maître. Lucius, en voyant cette figure grotesquement terrible, sourit avec mépris et détourna la tête avec dégoût ; puis, comme pour effacer une image déplaisante, il laissa quelques instans errer négligemment sa vue sur les groupes de femmes esclaves. — Que veut ce chien de Scythe ? demanda Macer à l’intendant. — Avant qu’il lui eût pu répondre, Bléda, soulevant sa tête carrée sur ses larges épaules et arrêtant avec une certaine fermeté son regard louche sur Macer, dit avec un accent étrange et bizarre qui semblait à peine sortir d’une poitrine humaine : « Maître, on a désobéi à tes ordres, et je te dénonce une de tes esclaves. » Le Hun s’arrêta. Macer attendait qu’il poursuivît, et toutes les esclaves tremblèrent. « Une d’elles a appris les lettres, et elle a lu les livres des Juifs. » dit Bléda. L’intendant trembla à son tour sous un regard foudroyant de Macer. — Quelle est-elle ? demanda-t-il au délateur. — La voilà, reprit le Hun triomphant en montrant Hilda.

Tous les yeux se tournèrent vers la jeune fille. Elle était debout devant une colonne du portique, les yeux baissés et les mains croisées sur sa poitrine. Son attitude exprimait une soumission infinie à Dieu et une invincible fermeté vis-à-vis des hommes.

— Que la peine soit appliquée à l’esclave ! dit Macer.

Hilda ne changea pas d’attitude ; seulement elle leva la tête, et Lucius vit deux yeux bleus promener avec calme sur l’assemblée un regard doux et fier, puis tourner vers le ciel un regard plein d’enthousiasme.

— Qui t’a enseigné les lettres interdites à ta vile condition ? dit Macer.

Capito paraissait embarrassé et regardait Hilda d’un air suppliant. Elle garda le silence.

— Où sont les livres qu’on t’a procurés clandestinement, et qui a osé le faire malgré mes ordres ?

— Je ne livrerai point la parole de Dieu, et je ne trahirai point ceux par qui le Seigneur l’a fait descendre jusqu’à une misérable captive. — Et, en disant ces simples paroles, le front de la vierge était rayonnant de la joie des martyrs. Chrétienne et Barbare, l’énergie de sa race prêtait encore plus de force à l’exaltation de sa foi.

— Que la peine soit appliquée à l’esclave ! répéta Macer de ce ton bref et impératif avec lequel les juges prononçaient les formules imposantes de la loi romaine.

Capito était dans un grand trouble. Se penchant vers l’oreille de son frère, il lui dit en balbutiant : Mon cher Macer, ne pourrais-tu pardonner à cette blanche dryade des forêts de la Germanie, dont les yeux ont la couleur des yeux de Pallas, selon le poète, Glaucopis Athènè ?

— Qu’importent la blancheur de sa peau et la couleur de ses yeux ? reprit Macer en promenant sur son frère un regard scrutateur qui achevait de le confondre. N’as-tu pas toi-même, sage Publius, approuvé par un mot ingénieux le choix de la peine que j’ai portée ?

Capito n’avait rien à répondre ; d’ailleurs, bien qu’un bon mouvement l’eût porté à faire un effort pour obtenir la grâce d’Hilda, il était un peu piqué qu’elle eût recherché d’autres livres que ceux qu’il lui prêtait, et surtout des livres juifs ou chrétiens, car c’était tout un aux yeux du rhéteur. Il regrettait presque d’avoir consacré quelques soins à une créature qui s’en montrait si indigne, et se disait tout bas : C’est puiser l’eau dans le tonneau des Danaïdes que de prétendre donner du goût à une Barbare.

Cependant les yeux de Lucius n’avaient cessé de s’attacher sur Hilda, d’abord avec un sentiment de curiosité et de surprise, ensuite avec un intérêt de plus en plus vif et de plus en plus ardent. Son ame, alanguie par les voluptés de l’Ionie et de l’Égypte et un peu blasée sur les charmes des danseuses de Milet et des chanteuses d’Alexandrie, avait été comme réveillée tout à coup par l’apparition de cette blonde jeune fille, qui offrait en elle un mélange nouveau pour lui de grâce et de force, de candeur ingénue et de gravité sérieuse, et qui, par sa blancheur et son immobilité, rappelait à Lucius une belle statue de Minerve. Quand les dures paroles de son père retentirent à son oreille, et qu’il vit un transport incompréhensible éclairer le front d’Hilda d’une joie sublime, le jeune voluptueux éprouva une émotion inconnue ; il oublia qu’Hilda était une esclave, il ne vit plus qu’une belle jeune femme livrée devant lui au bourreau. Il frémit en songeant qu’un fer brûlant allait se poser sur ce front candide et radieux, et, s’adressant à Macer avec vivacité : Vous accorderez, mon père, à la bienvenue de votre fils la grâce de cette jeune fille.

Macer le regarda d’un air de surprise et de mécontentement. La légèreté de Lucius avait froissé l’ame de son père. Il avait trouvé ce fils, en qui toutes ses affections étaient concentrées, insensible aux plus brillantes perspectives de l’ambition ; il avait profondément souffert de le trouver ainsi, et maintenant cet indolent Lucius, qui n’eût pas daigné ramasser la couronne impériale, si elle fût tombée à ses pieds, semblait tout ému parce qu’on allait châtier une esclave indocile ! Ce caprice impétueux de jeune homme, avec cette indifférence pour les affaires sérieuses, déplut fortement à Macer, et il répondit par un refus un peu brusque à la demande de Lucius. Lucius en éprouva un dépit violent. Il sentit l’autorité du père de famille peser tout à coup rudement sur sa tête long-temps libre. Son affection filiale avait été refroidie par la négligence prolongée de Macer. Ce n’était pas une tendresse impatiente qui les avait ramenés dans les bras l’un de l’autre, c’étaient des calculs mesquins qui les avaient rapprochés ; aussi la joie du retour s’était déjà presque entièrement dissipée ; déjà il y avait entre le père et le fils, bien que s’aimant au fond, un déplaisir secret et un mécontentement réciproque.

Tandis que Lucius bouleversé cherchait un moyen de fléchir son père, le voile qui fermait l’entrée de l’atrium se leva, et l’on vit s’avancer l’évêque Maxime, qui venait faire une visite solennelle au duumvir à l’occasion du retour de son fils. À peine Maxime avait-il prononcé quelques paroles de félicitation, que le hideux Bléda apparut dans l’atrium portant le fer rouge pour marquer le front virginal d’Hilda. L’évêque, à ce spectacle, fit un geste d’horreur. Lucius espéra, Capito reprit courage, et cette fois ce fut Macer qui parut déconcerté.

L’évêque et le duumvir étaient les deux puissances de la ville. Entre ces deux puissances rivales avaient lieu fréquemment des conflits de juridiction, des luttes d’autorité. Chaque jour, l’ascendant des évêques gagnait dans la curie ; seul pouvoir qui eût une racine dans les consciences, ils attiraient insensiblement à eux tous les pouvoirs. Cet empiétement graduel, qui était dans la nature des choses, soulevait la bile de Macer, et lui semblait une odieuse usurpation sur ses droits ; il haïssait cordialement Maxime, mais il cachait avec soin cette haine, qu’il n’eût pas été prudent de laisser paraître sous le pieux Honorius. Il affectait même de montrer les plus grands égards et la plus humble déférence pour l’évêque ; mais sous main il travaillait à combattre son influence, à contrecarrer ses desseins, à faire rejeter ses plans par les décurions ou à en annuler l’effet.

Maxime, qui unissait une grande prudence et même une grande finesse à ses hautes vertus, connaissait fort bien les menées de Macer, et, tout en feignant de les ignorer, il savait les prévenir. Son œil vigilant déjouait les intrigues qui eussent pu nuire aux intérêts de l’église ou aux progrès de la foi. Macer sentait toujours au-dessus de lui avec colère ce surveillant incommode ; mais jamais il ne l’avait plus maudit qu’en ce moment, où il était surpris pour ainsi dire en flagrant délit de cruauté et de persécution.

Il fallut bien apprendre à Maxime ce dont il s’agissait. — Eh quoi ! mon frère, s’écria l’évêque, vous êtes chrétien, et vous voulez livrer à des traitemens pareils une chrétienne, parce qu’elle a eu soif de la parole de Dieu ! Vivons-nous donc sous les fils du saint empereur Théodose, ou sommes-nous retournés au temps des Néron et des Décius ?

— Ma foi n’est pas suspecte, reprit Macer : je célèbre la paque chaque année, j’ai fourni dix sesterces pour réparer l’église de Trêves, bâtie par l’illustre Hélène, mère du divin Constantin ; mais la police des esclaves appartient au père de famille.

Maxime sentit que sur ce terrain Macer, protégé par la loi, était inattaquable, et, commandant à son indignation, il s’efforça de changer la résolution du duumvir en s’adressant à ses intérêts. Avec ce tact politique qui distinguait à un degré si éminent les hauts fonctionnaires de l’église dans ce grand siècle de l’épiscopat chrétien, Maxime, tout en paraissant ne s’adresser qu’à la charité de Macer, lui fit habilement sentir quel mauvais effet produirait parmi les fidèles un pareil bruit, que malheureusement il ne pourrait démentir et serait même obligé de confirmer, si on l’interrogeait. Les envieux de Macer pourraient signaler un crime de lèse-majesté dans cette persécution contre la religion impériale. Maxime fit quelques allusions adroites à des torts que Macer avait eus envers lui, pour lui montrer que, s’il ne s’en plaignait point, ce n’était pas qu’il les ignorât. Après l’avoir inquiété de la sorte et disposé par la peur à la clémence, le saint évêque retrouva toute son onction d’apôtre pour le supplier au nom de Jésus-Christ de ne pas refuser au plus humble de ses serviteurs la grâce d’une pauvre fille esclave rachetée aussi bien qu’eux par le sang divin. Cette fin du discours de Maxime permettait au duumvir de fléchir sans paraître céder, et de faire, comme vaincu par la miséricorde, ce que lui suggérait la prudence.

Macer comprit sa situation à merveille : il vit qu’il serait impolitique et dangereux de blesser mortellement l’évêque par un refus dont celui-ci pouvait le faire repentir. Il prit rapidement son parti, et, pour éviter l’humiliation de paraître subjugué par l’ascendant de son rival, il lui dit en souriant : — Père vénérable, nous ne nous repentons point d’avoir protesté pour notre droit de juridiction sur notre famille, selon la coutume des aïeux, puisque nous y avons gagné d’entendre la parole toujours éloquente de votre sainteté… — Qui ne s’est pas montrée inférieure à Cicéron plaidant pour le roi Déjotarus, interrompit avec son à-propos ordinaire l’empressé Capito. — Mais nous avions déjà résolu, poursuivit Macer, à la requête de notre frère illustre et de notre fils bien-aimé, de faire grâce à cette esclave, et, quant à celui qui a déplu à votre paternité comme à nous-même en paraissant en sa présence et en la nôtre, quand il n’était point demandé pour un office qui ne lui avait point été imposé, qu’il soit attaché à la meule et marqué au front avec le fer qu’il a fait rougir, pour que ses préparatifs ne soient pas perdus !

Ainsi parla Macer, qui avait besoin de se soulager, en faisant souffrir quelqu’un de la souffrance intérieure qu’il ressentait à plier sous la volonté de l’évêque, et qu’il était contraint de cacher sous un air de bienveillance et de politesse. Maxime n’avait point été dupe de la condescendance forcée de Macer, mais il parut le croire aveuglément. Il avait obtenu ce qu’il désirait, il se retira après avoir béni Hilda et quelques autres esclaves chrétiens par des regards jetés sur eux, tout en conversant de l’air le plus libre avec Macer. Il était bien aise aussi que l’héritier futur de ces immenses possessions s’annonçât dès son arrivée par un mouvement d’humanité. La beauté d’Hilda, la connaissance profonde qu’avait Maxime des faiblesses cachées du cœur, un regard de bonheur et de tendresse qu’il avait vu Lucius jeter sur la captive au moment où sa grâce était proclamée, avaient bien donné au pasteur expérimenté des âmes quelques soupçons sur les motifs qui avaient pu aider chez le jeune Secundinus l’impulsion de la charité ; mais Maxime était loin de réprouver un sentiment bon en lui-même et inspiré du ciel, parce que la terre y mêlait quelques ombres. Bien loin de là, il songeait, en se retirant, au bien que Dieu pourrait produire par la main de l’humble esclave, choisie peut-être pour ranimer la foi de Lucius par le spectacle des plus admirables vertus chrétiennes.


III.


Maxime, en regagnant la ville, s’entretenait tout bas avec lui-même de la scène dont il venait d’être témoin et dans laquelle nous l’avons vu jouer un rôle habilement charitable. Il méditait avec tristesse sur la sévérité cruelle de ces hommes qui n’avaient conservé des anciennes mœurs romaines que leur dureté impitoyable ; il bénissait Dieu de ce qu’il avait mis ses serviteurs dans une situation où ils pouvaient protéger les misérables esclaves en se faisant craindre de leurs maîtres, et peut-être le sentiment de son triomphe sur le duumvir mêlait-il à son insu quelque peu de satisfaction terrestre aux actions de grâces sincères et désintéressées qu’il rendait au Tout-Puissant.

De temps en temps, la litière qui le portait se détournait par son ordre de la grande voie qui conduisait à Trêves, et s’arrêtait à l’entrée d’un village, près d’une chaumière isolée, parfois devant un poste militaire situé dans un lieu sauvage : c’est qu’il y avait là quelque indigent ou quelque malade à visiter, quelque catéchumène à fortifier dans la foi. Après de courtes paroles pleines d’onction et de charité, le bon évêque reprenait sa route, et, rafraîchi par le bien qu’il venait de faire, lisait avec de pures délices un discours de saint Jean Chrysostome, un traité de saint Ambroise, des vers pieux de Sedulius, ou bien il cherchait le texte sur lequel il improviserait familièrement une homélie dans la prochaine assemblée des fidèles. Tout en se livrant à ces réflexions, Maxime était arrivé à la porte de sa demeure, située derrière l’église cathédrale de la ville de Trêves. Cette demeure, d’une étendue considérable, était divisée en deux parties : dans l’une, l’évêque habitait au milieu de son clergé et de jeunes enfans voués à la prêtrise, qui, avec les chantres, formaient l’école ; dans l’autre, Priscilla vivait retirée avec quelques saintes veuves et quelques chastes vierges. Les deux portions de cette petite confrérie quasi-monastique se réunissaient dans l’église pour prier, mais à des places différentes, selon l’usage de ces temps.

Quand Maxime arriva près du portail de la basilique, les chants du soir achevaient de mourir sous les voûtes. Il traversa le temple magnifique que soutenaient des colonnes gigantesques de marbre africain données par l’impératrice Hélène, et dont on admire encore aujourd’hui les débris. Maxime se prosterna devant l’autel, éclairé faiblement par une lampe comme suspendue aux ténèbres qui montaient jusqu’au faîte de la basilique. Après avoir rendu grâces à Dieu dans une courte prière d’avoir protégé, par l’entremise de son serviteur, une pauvre chrétienne fidèle à sa foi dans les fers, il s’achemina vers la cellule de Priscilla.

Priscilla était en oraison quand Maxime entra ; elle ne leva point les yeux, ne détourna point la tête ; seulement on eût connu au mouvement plus précipité de ses lèvres qu’elle priait avec plus de ferveur en le sentant près d’elle. Maxime se mit à genoux à côté de sa pieuse compagne, et tous deux restèrent long-temps ainsi, unissant leurs âmes dans leur prière fraternelle et dans le sentiment commun de la présence de Dieu. Puis ils se levèrent et se saluèrent mutuellement d’un regard plein de chaste amour et d’unanime espérance. Ensuite, s’étant assis à quelque distance, Maxime raconta ce qui s’était passé dans la villa des Secundinus. La bonne Priscilla fut vivement émue au récit de Maxime. — Dieu soit loué, dit-elle, et remercié du plus profond de nos cœurs, pour avoir donné à notre Hilda cette constance et cette fermeté dignes des premiers jours de l’église, et qui commencent à s’affaiblir dans le monde ! Qu’il soit loué aussi pour avoir épargné à cette jeune fille le traitement cruel dont elle était menacée ! Je donnerai une double aumône au premier pauvre qui se présentera à la porte de notre demeure. Il m’est si doux de penser que Dieu a fait descendre cette grace sur l’esclave fidèle par l’intervention de mon cher et vénérable frère Maxime !

— Sœur bien-aimée, dit l’évêque, la récompense de mes faibles œuvres est d’abord dans notre Seigneur Jésus-Christ, qui les consomme en moi malgré mon indignité ; elle est ensuite dans la joie par lui permise d’accomplir ces œuvres avec la pensée que tu en seras heureuse. Il nous a placés l’un près de l’autre pour nous soutenir et nous appuyer mutuellement dans sa voie, pour nous édifier par la communion des vertus et arriver ainsi à être réunis dans son amour durant l’éternité plus intimement que nous ne l’avons été sur la terre.

— Que les paroles sont douces à ton humble sœur ! comme elles remplissent son ame du désir de faire le bien et de mériter le bonheur éternel ! Ah ! ce bonheur, nous le commençons ici-bas, Maxime. Aimer purement, n’est-ce pas le ciel ?

— Craignons, reprit Maxime avec une tendre gravité, craignons d’amollir nos âmes par ces retours trop humains même sur les plus saintes affections de notre cœur. Les anges seuls sont purs devant Dieu ; nous sommes des créatures fragiles et vaines ; humilions-nous dans notre faiblesse et défions-nous toujours de notre infirmité. Il vaut mieux, chère sœur, me dire à ton tour ce que tu as fait aujourd’hui, réjouir mon ame par le récit de tes actions charitables, ou bien, si quelque faute légère pèse sur ta conscience craintive, hâte-toi de la confesser à ton frère pour qu’il te donne, suivant ses lumières, d’affectueux conseils, ou lave ton ame, objet de ses plus pures tendresses, dans la piscine salutaire de la pénitence.

— La journée s’était passée comme à l’ordinaire, dit Priscilla, avec mes chères filles et mes sages compagnes, dans les chants, les oraisons et les entretiens recueillis. Des indigens ont frappé à la porte de notre maison, ils ont été nourris ; des pèlerins ont reçu le léger viatique dont nos ressources nous permettent de disposer en leur faveur ; mais j’éprouve un vif scrupule à l’avouer ce qui s’est passé dans l’hospice que tu as fondé pour les malades indigens.

— Ne me cache rien, sœur chérie ; apprends-moi ce qui te fait rougir de la sorte et semble t’agiter comme un remords ; déclare ton péché à un pécheur pour que tous deux nous implorions ensemble la miséricorde céleste.

— Devant l’église s’est présenté… Je n’ose poursuivre.

— Poursuis sans crainte. Est-ce un voleur ou un meurtrier ? Tout homme créé à l’image de Dieu doit être accueilli à l’ombre du sanctuaire, même les plus criminels, afin qu’échappant à la mort terrestre, ils aient le temps de se repentir et d’échapper à la mort éternelle.

— Mais ce n’est pas seulement un voleur ou un meurtrier ; c’est bien plus, c’est le prêtre arien Mélèce, celui qui ose t’appeler hérétique, ainsi que tous les évêques de la confession du bienheureux Athanase. On l’a apporté devant l’église sur une civière, dévoré par la fièvre et demandant à être reçu dans l’hospice… J’ai hésité ; mais il est vieux, il souffrait beaucoup… Bien qu’il soit un réprouvé, sa pâleur faisait peine à voir… Ton front s’est couvert d’un nuage ; tu vas me condamner… Oh ! pardonne. J’ai péché sans doute. J’aurais dû le repousser, je n’en ai pas eu le courage.

— Oui, je m’indigne en effet, reprit l’évêque d’un ton sévère, que ma sœur ait hésité à recevoir notre frère Mélèce dans l’asile ouvert à tous ceux qui souffrent, ariens ou catholiques, chrétiens ou païens, romains ou barbares ; Mélèce est assez malheureux de fermer les yeux à la lumière. À Dieu il appartient de le juger et à nous de le secourir. — Mais j’ai tort de l’adresser cette réprimande, reprit doucement Maxime, puisque, malgré ton erreur, tu as agi selon la charité.

Priscilla regarda Maxime avec une tendre admiration. Maxime continua ainsi : — Quand crois-tu pouvoir porter quelques paroles de consolation et d’encouragement à notre pauvre Hilda ?

— Une fois chaque semaine, elle va de grand matin dans une partie éloignée du prœdium, là où sont les étables des brebis, chercher la laine qu’elle doit filer. Ce jour, j’ai coutume de me trouver dans le petit bois qui est derrière la chapelle des Secundinus ; j’échange avec Hilda quelques mots rapides, je lui porte tes bénédictions et tes avis, elle m’apprend ce qu’elle a fait pour gagner à Dieu les âmes de ses compagnons d’esclavage. Il ne se passe presque point de semaine sans que l’un d’entre eux ait été touché par sa parole.

— Que le Seigneur veille sur toi dès le matin, sœur chérie ! dit affectueusement Maxime. Maintenant il y a un nouvel hôte dans la demeure des Secundinus ; Hilda a besoin de nouveaux avertissemens contre celui qui peut être un ennemi plus dangereux que Capito. D’après quelques mots que m’a dits ce jeune homme, il me paraît, comme beaucoup d’autres, admirer la religion chrétienne sans y croire et sans la pratiquer ; du moins n’a-t-il pas d’antipathie contre elle comme Macer, ni cette passion frivole pour les lettres profanes qui rend le pauvre Capito incapable d’une réflexion sérieuse. Je ne désespère pas de Lucius. Hier, il s’est montré compatissant pour Hilda. Qu’elle recueille adroitement parmi les autres esclaves ce qu’ils diront du jeune maître, et s’il s’approchait d’elle, entraîné par un penchant coupable, qu’il rougisse en entendant sortir de la bouche d’une esclave barbare des paroles dignes de celle qui est notre fille bien-aimée ! Qui sait si Dieu ne se servira pas d’elle pour le convertir, comme sainte Théodore convertit le jeune débauché auquel elle était livrée ? Quel bonheur ce serait pour l’église, si le fils de l’opulent duumvir embrassait la foi !

Tandis que l’évêque, dans la confiance de son zèle, se livrait à ces lointaines espérances, une pensée pénible avait passé sur le front de sa compagne. Malgré les efforts qu’elle fit pour la cacher, Maxime s’en aperçut, et il lui demanda la cause de cette tristesse subite.

— Hélas ! dit Priscilla, un mot que ta bouche a prononcé vient de réveiller en moi des souvenirs amers que je tente vainement d’écarter. Tu as appelé Hilda notre fille bien-aimée, et je n’ai pu m’empêcher, ajouta-t-elle en rougissant, de me rappeler que nous avons eu une fille jeune, belle, pieuse comme elle, que le Seigneur nous avait donnée, que le Seigneur nous a retirée. Que son nom soit béni ! ajouta Priscilla en étouffant un sanglot.

Maxime pâlit à ces paroles ; le cœur du père tendre battit violemment sous la robe de l’évêque : des sentimens habituellement contenus et comprimés se ranimèrent avec une sourde violence. Il s’y mêlait des souvenirs d’affection terrestre pour la femme qui était là devant lui, et qui avait été son épouse avant d’être sa sœur. D’anciens déchiremens qu’il croyait endormis se réveillèrent malgré lui dans ses entrailles : la plaie depuis long-temps fermée se rouvrit et saigna quelques instans. Il se passa au fond de son ame une lutte douloureuse qui le remplissait de confusion. Priscilla, plus confuse encore et plus troublée que lui, cachait dans ses mains son visage rouge de pudeur et baigné de larmes. Enfin l’évêque, s’élevant au-dessus de ce désordre secret par une puissante aspiration vers Dieu, dit d’une voix que sa volonté maîtrisait : — Sœur vénérée, il ne nous est pas permis de nous rappeler ce que nous fûmes dans le siècle avant d’appartenir complétement à Dieu. Celle dont tu viens de parler ne doit être nommée que dans le secret de nos prières ; son nom ne doit pas être prononcé à haute voix entre nous. Nous ne devons la considérer que dans l’état glorieux où j’espère qu’elle est maintenant élevée, afin que cette sainte ne soit point pour nous une occasion de chute intérieure, en nous replongeant dans les réminiscences du siècle, mais que nous soyons réunis avec elle en ce lieu où, selon les chastes paroles de l’apôtre, il n’y a plus d’hommes et de femmes, où toutes les âmes sont les épouses bienheureuses de l’époux céleste.

Après avoir dit ces paroles d’un accent ferme et convenable à la majesté épiscopale, Maxime bénit Priscilla, inclinée devant lui, et, sans presser la main l’un de l’autre, sans oser se donner le baiser de paix, tous deux se séparèrent dans un grand recueillement et un profond silence.

Avant l’aube du jour suivant, Priscilla était dans le lieu où chaque semaine elle attendait le passage d’Hilda : c’était un ancien bois sacré, et la chapelle avait été un sacellum dédié aux nymphes. Sans cesse on consacrait au culte chrétien des édifices bâtis pour honorer les divinités païennes, et souvent, comme ici, on laissait subsister le bois sacré à côté de la chapelle : contraste qui peignait la société de ces temps, dans lesquels des restes de l’ancienne croyance subsistaient encore à côté de la religion nouvelle.

Bientôt Priscilla vit la jeune esclave s’avancer plus pensive qu’à l’ordinaire vers le lieu désigné. Après avoir regardé autour d’elle, avec crainte, si nul œil caché n’épiait leurs pas, les deux femmes s’embrassèrent et entrèrent dans l’intérieur du bois. Priscilla se hâta de faire à la captive les questions qu’elle avait à lui adresser. Quand elle vint à parler du jeune Romain, Hilda rougit légèrement, et dit avec quelque vivacité : — Oh ! celui-ci, c’est un noble maître, c’est un seigneur bon et humain. Si vous aviez vu avec quelle chaleur il a demandé ma grâce à son père, et comme il semblait souffrir quand elle lui a été refusée ! Je n’aurais jamais cru qu’un Romain pût sentir une si tendre pitié pour une Barbare. Il n’a pas l’air sombre comme le seigneur Macer, lui ; il est doux et gracieux ; hier, il m’a paru ressembler au bienheureux saint George qui est peint au-dessus de la porte de la chapelle, au moment où il délivre la jeune fille promise à un dragon. Ses esclaves ont dit qu’il n’était point cruel pour eux ; ils prétendent que dans le pays d’où ils viennent, et qui s’appelle Athènes, les maîtres sont meilleurs qu’ici ; mais lui n’est pas de ce pays : comme la grâce de son sourire et de sa voix, sa bonté lui vient de Dieu.

Priscilla fut un peu alarmée en entendant ces paroles, dans l’accent desquelles on sentait l’impétuosité d’une nature forte à travers l’ardeur d’une ame ingénue ; mais elle reprit confiance en contemplant l’expression de céleste innocence empreinte sur le front et dans le regard d’Hilda. Elle se rappela les espérances que son frère avait laissé entrevoir au sujet de Lucius, avec cette ardeur de prosélytisme qui servit si merveilleusement la propagation de l’Évangile. Entraînée par l’exaltation naturelle de son ame aussi tendre que pieuse, elle s’écria : Que les saints anges te protègent, ma fille chérie ! Oh ! jamais une pensée de mon Hilda ne fera rougir le front de son père Maxime. Le Seigneur, selon ses merveilleux desseins, t’a placée dans une maison profane pour la sanctifier. Continue, vierge choisie de Dieu, continue à répandre en secret autour de toi la manne de sa doctrine, et le Dieu protecteur des faibles et des petits bénira les efforts de l’esclave, car tout est possible à celui qui a converti le monde par la voix des publicains, des pêcheurs et des mariniers !

En achevant ces paroles, Priscilla crut entendre quelque bruit parmi les arbres ; elle serra tendrement Hilda sur son cœur, et se retira, craignant d’être aperçue, comme on fait après un larcin. Hilda sortit du bois et s’avança vers la bergerie.


IV.


Au moment où Priscilla s’éloignait, Lucius s’avançait d’un autre côté. La journée de la veille avait été employée par lui à parcourir en détail avec son père toutes les parties de la villa. Capito lui avait fait les honneurs de la bibliothèque, plus fournie de livres profanes que d’ouvrages chrétiens ; il avait ensuite fait admirer à Lucius les statues et les tableaux de la galerie, se gardant, comme on peut le croire, de lui épargner aucune des pièces de vers qu’il avait composées sur tous les objets d’art qu’elle renfermait. Lucius avait suivi nonchalamment Capito de chef-d’œuvre en chef-d’œuvre, prêtant une oreille distraite aux explications et aux vers. Le commencement de la matinée occupait désagréablement la pensée du jeune Romain ; il croyait voir encore l’air dur de son père lui refusant la grâce d’Hilda, la terreur et la soumission abjecte des esclaves, la figure hideuse de Bléda, qui, lorsqu’il avait été entraîné à la meule au milieu des rires stupides de ses compagnons d’infortune, avait jeté à Lucius un regard de haine et de vengeance, et ces images l’importunaient. Accoutumé à ne songer qu’à ses plaisirs, il se trouvait avec ennui jeté dans un monde moins riant ; il lui semblait que les heures folâtres et insouciantes de la jeunesse étaient passées, que les soucis de l’âge mûr et les occupations sévères de la famille l’attendaient. Pour écarter ces impressions pénibles, Lucius appelait à lui l’image de la jeune Barbare telle qu’il l’avait vue sous le portique, blanche, immobile, ses grands yeux bleus levés vers le ciel dans un ravissement paisible.

Ainsi que beaucoup d’hommes de son temps, Lucius alliait à son scepticisme épicurien un penchant bizarre à la superstition et à l’extase. Il avait été comme fasciné par l’expression inspirée d’Hilda ; de vagues idées de philtre et d’enchantement traversaient son esprit ardent et malade ; elles avaient obsédé sa rêverie du soir et ses songes de la nuit ; c’était sous leur empire qu’il avait quitté de bonne heure sa couche de pourpre, et que, marchant au hasard, il s’était avancé vers le bois sacré.

En apercevant la chapelle qui s’élevait à son entrée, en reconnaissant ce qui, dans son enfance, était encore un temple des nymphes, il dit à demi-voix : Pauvres nymphes qu’on a chassées de votre demeure pour mettre à votre place je ne sais quel Dieu invisible et quel sage crucifié, pauvres nymphes, je vous regrette ! Vous étiez plus gaies et plus gracieuses que ces jeunes femmes que les chrétiens peignent sur les murs de leurs temples, plongées dans la poix bouillante ou décollées par le glaive… Aimables exilées, adieu. Je prie Écho, votre sœur, qu’en fuyant vous avez laissée dans votre antre sonore, de vous murmurer tout bas mes adieux.

Les voilà donc l’une à côté de l’autre ces deux religions qui se sont Disputé le monde ! ajoutait-il en regardant tour à tour la chapelle et le bois sacré. Eh bien ! l’une a triomphé ; elle est sur le trône, elle est partout, et l’autre, après avoir reçu les hommages des plus beaux siècles et des premières nations de l’univers, est maintenant foulée aux pieds comme une statue mutilée qui gît dans la poudre… Pourquoi cela ? Parce que le temps de cette foi est fini, parce que l’homme se lasse un jour de croire et d’adorer. La foi nouvelle a produit de grandes choses et de grands hommes ; mais combien durera-t-elle ? Déjà elle se divise et s’altère ; déjà l’on peut prédire sa chute prochaine. C’est une mode qui passera bientôt dans l’empire, et alors qui viendra la remplacer ? L’homme doit-il donc aller toujours de l’erreur au doute et du doute à l’erreur ? Oh ! si quelque antre, quelque trépied fatidique pouvait révéler la mystérieuse vérité ! Où est la sibylle ou la pythonisse, la prêtresse de Délos ou la magicienne de Thessalie qui m’apparaisse dans les ténèbres du sanctuaire ou sous les ombres d’une forêt pour m’enseigner ce que j’ai long-temps brûlé de savoir et que je désespère d’apprendre ?

En prononçant ces paroles, Lucius pencha mélancoliquement son beau visage ; ses cheveux flottans se répandirent sur son front comme un voile de deuil. Quand il leva les yeux, Hilda était devant lui. Elle s’avançait lentement, le regard baissé, portant avec la grâce de la force une grande quantité de laine blanche sans que son col fléchît sous le fardeau ; on eût dit une belle caryatide animée. Elle était déjà tout près de Lucius quand elle l’aperçut ; elle s’arrêta sur le bord d’un étroit sentier pour le laisser passer, en s’inclinant légèrement et sans lever les yeux vers lui.

— Jeune esclave, lui dit Lucius avec un son de voix d’une caressante douceur, tu es diligente comme l’abeille de l’Hymette qui voltige sur les fleurs dès le matin ; à peine le soleil est levé, que déjà tu as repris tes travaux. Je dirai à l’intendant que je te permets de prolonger davantage ton sommeil, de peur que la fatigue n’altère tes beaux yeux et ne pâlisse tes joues de rose.

— Jeune maître, je te rends grâce ; mais je suis de la race des Francs, qui est dure à la fatigue ; l’esclave doit ne rien retrancher de la tâche qui lui est imposée, afin que, l’accomplissant avec zèle, elle obtienne la faveur d’un autre intendant que celui auprès duquel tu peux me protéger, de l’intendant céleste.

— Bizarre jeune fille qui prononces des paroles dont l’austérité conviendrait a un stoïcien avec des lèvres dignes d’Aphrodite ! Mais, par Hercule ! tu me plais en parlant de la sorte, comme tu me plaisais hier quand, en présence du châtiment, tu as refusé de nommer le grave pédagogue que je connais maintenant, car sa vanité m’a bientôt confirmé sans le vouloir ce qu’un coup d’œil jeté sur son air embarrassé m’avait d’abord fait soupçonner. Ainsi le sage rhéteur a trouvé moyen de s’entretenir avec sa belle écolière, jaloux de t’enseigner les lettres comme Orphée instruisait, dit-on, dans l’art de jouer de la lyre sa chère Eurydice.

— Maître, je ne nierai point ce que t’a confié le seigneur Capito ; oui, c’est grâce à lui que je peux lire la parole de Dieu, et, quand ce bienfait aurait attiré sur moi des châtimens mille fois plus cruels que ceux dont j’étais hier menacée, je bénirais encore la main à laquelle je le dois, et je continuerais, si on me laissait une langue pour prier, de demander à Dieu, comme je le fais jour et nuit avec ferveur, qu’il détourne des voies de la fausse sagesse celui qui y est engagé, afin que la lumière qu’il m’a transmise, hélas ! sans la voir, éclaire un jour ses ténèbres.

— Charitable et inutile vœu ! Mon oncle renoncerait plutôt à la vie qu’à sa muse ; mais, belle captive, si un maître plus jeune et peut-être plus aimable que le docte Capito s’offrait pour l’instruire !… s’il te faisait lire, non pas les insipides compositions des rhéteurs, mais les divins chefs-d’œuvre de l’âge d’or de la poésie romaine, peut-être trouverais-tu plus de charme à ses leçons ? Tu ne sais pas les délices qui attendent ton ame ingénue, quand elle s’attendrira sur les malheurs de Didon que des saints mêmes ont pleurés, quand elle s’enchantera aux accens gracieux d’Ovide ou d’Horace célébrant Corine ou Lalagé, de Tibulle soupirant les charmes de sa Délie ! C’étaient de belles jeunes filles comme toi ; quelques-unes avaient été esclaves comme toi, mais la main d’un maître amoureux avait brisé leurs fers.

En prononçant ces mots, que l’entraînement rapide de la passion avait appelés comme malgré lui sur ses lèvres, Lucius s’arrêta, cherchant dans les yeux d’Hilda l’impression qu’elle avait ressentie. Une rougeur légère avait passé sur son front, qui avait bientôt repris toute sa sérénité. Ses yeux, baissés un moment, s’étaient relevés, et, regardant Lucius avec candeur, elle lui dit d’une voix ferme, comme elle eût dit au temps des persécutions devant le juge qui l’aurait engagée à sacrifier aux faux dieux : « Je suis chrétienne. »

— Je le sais, dit Lucius, et moi aussi je suis chrétien. Qui croit encore au vieil Olympe ? qui a peur des foudres éteintes de Jupiter ou du trident rouillé de Neptune ? Suis-je donc un paysan stupide qui se cache pour immoler à Pan une chèvre noire, ou un rhéteur opiniâtre qui se cramponne aux débris des autels tombés, et ne peut se persuader que les dieux qu’a chantés Homère et qu’a invoqués Démosthène ne soient pas des dieux ? Le sage n’est point ainsi, il voit sans regret mourir les superstitions antiques ; il ne rejette point le culte que ses contemporains ont embrassé ; il honore avec eux celui qui a mille noms et dont personne ne sait le nom véritable. Mais ce discours est bien sérieux, belle jeune fille ; que nous importent ces graves questions, ces sujets difficiles ? La vie est un songe rapide ; ne vaut-il pas mieux cueillir la fleur de notre jeunesse avant qu’elle ait fui sur l’aile des heures ?

Hilda l’interrompit et lui dit d’un ton grave et humble à la fois : — Je suis ton esclave ; ordonne-moi de me taire, et je vais retourner parmi mes compagnes filer en silence la laine de tes brebis. Puis elle ajouta avec un accent suppliant et inspiré : Veux-tu permettre à la pauvre Hilda de profiter de cette rencontre, ménagée sans doute par Dieu, pour te faire entendre une parole qui ne vient point d’elle, mais qu’elle a reçue pour la répandre à son tour, même sur toi, noble Lucius, toi que la naissance place si fort au-dessus d’elle, mais qu’elle voit en danger de se perdre, et qui mérites d’être sauvé ?

Hilda avait déposé près d’elle son fardeau ; debout au pied d’un chêne, le regard animé d’un feu divin, sa belle chevelure blonde dénouée à demi, les mains levées vers le ciel, au nom duquel elle allait parler, elle apparaissait à Lucius semblable à cette prêtresse, à cette pythie prophétique qu’il invoquait tout à l’heure ; il la trouvait merveilleusement belle ainsi.

— Oui, parle, lui dit-il avec un secret transport dont il s’étonnait et qu’il cherchait en vain à réprimer. Nous changeons de rôle, belle Hilda ; c’est moi qui suis le disciple et toi l’instituteur, ou plutôt tu es l’hiérophante qui va initier le profane aux mystères sacrés.

— Lucius, dit Hilda, j’ai grand’pitié de toi, car tu es malheureux.

Le jeune homme fit un mouvement de surprise.

— Oui, je sais bien que tu es le fils de l’opulent duumvir Secundinus, que tu es jeune, noble, beau, ajouta-t-elle en baissant légèrement la voix, et cependant, Lucius, je sais aussi que tu n’es pas heureux, car tu ne crois point.

— Et quel dieu t’a révélé, jeune fille, ce qui se passe en mon ame ? reprit Lucius avec un étonnement croissant et quelque impatience.

— Le livre qui ne ment point, répondit Hilda. N’ai-je pas lu dans ce livre : « Vanité des vanités, tout n’est que vanité ? » — N’y ai-je pas lu encore : « Et j’ai dit à mon cœur : Je veux t’éprouver par la joie, je veux goûter le plaisir ; et voilà, cela aussi était vanité ? » Lucius ! le livre a-t-il menti pour toi ? es-tu donc heureux sans Dieu ?

Ainsi l’auteur désabusé de l’Ecclésiaste avait enseigné à la chrétienne sans expérience les misères de la vie humaine, et, une secrète sympathie pour Lucius joignant sa lumière à celle de l’Écriture, Hilda, à travers les paroles légères qu’il jetait au vent, avait deviné qu’une amertume était dans son cœur. Guidée par l’instinct de la religion et de l’amour, la main de la jeune fille avait touché la blessure.

Sentant qu’une esclave ignorante pénétrait ainsi dans la portion la plus intime de son ame, Lucius oublia cet enjouement qu’il affectait ; tout un monde de sentimens et d’idées qui dormaient dans son sein fit une explosion soudaine, et, changeant tout à coup de voix et de visage, il s’écria : — Non, non, je ne suis point heureux ! Et comment le serais-je, quand mon esprit route dans une incertitude qui le tue ? Ah ! l’homme ne peut vivre au hasard, il ne peut se borner aux biens vulgaires. Il lui faut autre chose ; il lui faut une réponse à cette question que je me suis faite tant de fois : Où est la vérité ?

— Cherchez, et vous trouverez, a dit le Seigneur.

— Ah ! je l’ai cherchée partout, cette vérité aussi nécessaire à l’esprit de l’homme que l’est à ses yeux le soleil. Je l’ai demandée à toutes les écoles et à tous les systèmes. Avant de railler en désespéré, je me suis efforcé de croire. Simple jeune fille si calme dans ta foi naïve, tu ne sais pas les tourmens de la pensée qui se fatigue à poursuivre la certitude. Tu ne sais pas tout ce que les hommes ont imaginé pour se soustraire au supplice du doute. Tu ne me comprendrais pas, si je te racontais tous les rêves et les délires de ceux que le monde appelle des sages. Vois-tu, loin d’ici, sous un plus beau ciel, il est une ville favorisée de tous les dons de la nature et du génie : on la nomme Athènes.

— Je connais cette ville : c’est là que l’apôtre saint Paul a prêché le Dieu inconnu.

— Ce Dieu est le mien, Hilda ! Eh bien ! dans cette belle Athènes, parmi ses ingénieux enfans, j’ai consumé les plus heureuses années de ma jeunesse à chercher le Dieu que Paul annonçait à l’aréopage. Tantôt suspendu aux lèvres d’un maître qui prétendait me dévoiler les secrets de l’univers, tantôt courbé durant mes insomnies sur ces livres qui font l’admiration des siècles, jusqu’à l’heure où ma lampe studieuse mourait dans les rayons du matin ; tantôt errant dans la nuit au bord des flots agités comme mon ame ou muets comme ma raison, — j’ai retourné dans tous les sens l’énigme de la destinée mortelle, et tout cela en vain ! Oh ! alors j’ai pris en pitié et en dérision cette science qui ne m’apprenait rien ; j’ai brûlé ces livres menteurs : j’ai éteint ma lampe inutilement studieuse. Alors j’ai appelé à moi des compagnons insensés et des jeunes filles folâtres, je me suis couché sur des feuilles de roses, j’ai rempli mes nuits de banquets et de chants d’amour, j’ai demandé aux voluptés d’endormir mes douleurs ; mais les voluptés étaient un poison, les roses de ma couche avaient des plis, qui me blessaient ; le serpent était sous les fleurs. Hilda, tu l’as dit, je n’étais pas heureux.

— Et ensuite qu’as-tu fait ?

— Ensuite j’ai visité une autre ville dont tu n’as pas entendu parler ; le nom de cette ville est Alexandrie. Là se trouvent des hommes qui affirment avoir des communications avec les esprits célestes, qui enseignent à s’élever par la contemplation et l’abstinence à la participation des choses divines. Je me suis adressé à ces hommes, j’ai étudié leur science occulte, et comme eux j’ai combiné les nombres mystérieux, j’ai tracé les figures cabalistiques, j’ai essayé des enchantemens et des prestiges ; mais bientôt j’ai ri de ma crédulité toujours déçue, je suis retombé dans les pièges de la mollesse et dans les langueurs de l’ennui. Cependant je n’ai pas entièrement renoncé à mes recherches. Partout où il y avait un culte secret, des rites étranges, je me suis fait initier sans beaucoup d’espoir, mais sans pouvoir me lasser jamais. J’ai visité la synagogue des Juifs, j’ai pénétré dans les antres de Mithra, j’ai fait ruisseler sur ma tête le sang des tauroboles.

— Et tu n’es pas entré dans l’église du Dieu des chrétiens ?

— J’ai tenté aussi cette voie, mais là je n’ai pas trouvé ce que je cherchais. J’étais conduit de ce côté par les souvenirs de mon enfance, je me sentais attiré par la beauté des préceptes, je me serais senti la force de renoncer comme Augustin à toutes ces voluptés qui ne rassasiaient point mon ame ; mais les mystères incompréhensibles me repoussaient ; mon esprit, accoutumé à comparer les doctrines de tous les sages, en retrouvait les débris dans celle de Jésus. Je ne pouvais voir dans le Christ qu’un philosophe divin sorti d’une nation grossière, un Socrate barbare. D’ailleurs, cette religion à peine arrivée à l’empire n’est-elle pas déjà divisée en mille sectes qui se contredisent et se réprouvent ? A qui entendre ? à qui croire ? Et la pureté des premiers temps ne s’efface-t-elle pas chaque jour ? N’y a-t-il pas des évêques ambitieux, des prêtres impudiques, scandale et honte de l’église ? Ah ! la religion chrétienne est comme les autres : elle a de magnifiques promesses et ne sait pas les remplir ; elle a voulu changer le monde, le monde ne changera point ; elle se soutient par l’appui des empereurs, elle se propage par l’engouement de la foule, elle séduit de temps en temps un bel esprit à sa doctrine : elle ne pénètre point profondément dans les rangs élevés de la société ni parmi les habitans de la campagne. Le monde romain est trop vieux pour apprendre une foi nouvelle Mais je ne puis comprendre comment je me suis laissé entraîner à parler de ces choses à une belle Germaine aux yeux bleus, dans le bois des nymphes. La dryade cachée sous l’écorce de ce chêne s’étonne de nos discours, et sans doute nous allons entendre partir de derrière un buisson les éclats de rire moqueurs des faunes.

— Au nom de Dieu, noble Lucius, cesse de nommer ces fausses divinités auxquelles tu ne crois point, et prête-moi une oreille sérieuse pendant quelques instans, les seuls qui me seront jamais donnés pour toucher ton ame et ouvrir tes yeux. Écoute-moi, Lucius. Beaucoup des choses que tu m’as dites, je ne les ai pas comprises ; mais je sais que la réponse est dans le livre saint, qui contient toute vérité, et que je crois fermement être la parole de Dieu. Lis donc ce livre, ô Lucius, en implorant la grâce d’en haut ; consulte mon père Maxime, qui est plein de lumières et qui saura ce qu’il te faut dire. Ce n’est pas une Barbare ignorante qui peut lever tes doutes ou redresser tes erreurs ; mais, puisque le maître a daigné ouvrir son ame devant son esclave, l’esclave parlera avec confiance à son maître. Il faut que tu saches ce que Dieu a fait pour moi, car notre langue, ô Seigneur, doit célébrer tes louanges et publier tes merveilles.

Je suis née une pauvre idolâtre, esclave du démon, mais parmi les miens je n’étais point dans la servitude terrestre ; j’étais la fille d’un vaillant chef de tribu de la forêt Hercynienne. Le même jour, mon père, mon oncle et tous ses fils, excepté un seul, périrent en combattant les Romains ; ma mère et ma sœur furent brûlées par les soldats dans une maison de bois ; mes trois frères sont tombés ici dans l’amphithéâtre : l’un a été livré aux bêtes, et le peuple a forcé les deux autres à se combattre jusqu’à la mort. Moi, on m’a vendue à ton père. Quand je me rappelle le jour où j’entrai pour la première fois dans cette habitation, j’en frémis encore d’horreur, et je me jette à genoux pour prier Dieu de calmer les mouvemens terribles qui s’élèvent dans mon ame. Le Barbare, que vous méprisez, aime plus fortement que vous peut-être sa race et sa famille, et moi j’avais perdu la mienne en un jour. Je voulus m’étrangler avec ma ceinture ; on m’attacha les mains. Je résolus de refuser tout aliment et de mourir ainsi. Quand on approchait un breuvage de ma bouche, je grinçais des dents, je les serrais avec force, et rien ne pouvait les desserrer. C’est alors que ma mère Priscilla m’apporta la sainte parole, et depuis ce temps j’ai supporté mes fers dans un esprit de paix et même de joie. Par momens, la pensée de mes forêts natales me revient et me fait tressaillir ; je me vois libre et bondissant sous leur ombrage ; mon père m’apparaît au milieu de ses guerriers, m’élevant dans ses bras sanglans et me serrant sur sa forte poitrine, comme il avait coutume de le faire dans mon enfance ; d’autres fois, je vois ma mère et ma sœur se tordant au milieu des flammes ou mes frères s’égorgeant dans l’amphithéâtre. Alors je sens se remuer en moi une sourde haine contre tout ce qui porte le nom romain : je pourrais étrangler l’intendant des esclaves et m’élancer d’un bond vers mes forêts ; mais, en ces momens où le mauvais esprit me tourmente, une prière me calme ; la pensée du Sauveur pardonnant à ses bourreaux, de Marie au pied de la croix, m’apaise. Quand il me faut supporter les humiliations et les outrages, ce qui est dur pour une fille des Francs ; quand un esclave impur comme Bléda souille mes oreilles de ses paroles, quand un jeune seigneur comme Lucius me témoigne son mépris en m’offrant son amour, je sens la honte brûler mon front ; mais comment me plaindrais-je, moi, indigne pécheresse, misérable idolâtre, appelée à la lumière par la miséricorde infinie, lorsque le fils adorable de Dieu a été battu de verges et souffleté ? Alors que j’y songe, j’aime l’opprobre et le mépris. Hier, j’étais heureuse en pensant que j’allais souffrir pour ce divin maître, et que mon front porterait à jamais la marque de ma foi.

Lucius était entièrement subjugué par l’enthousiasme de la chrétienne ; il ne trouvait plus ces paroles légères et remplies par habitude et par souvenir d’allusions élégantes au paganisme ; il contemplait Hilda avec un incroyable ravissement ; toutes ses idées étaient en désordre. Cette femme dont la beauté le transportait, c’était une esclave, une chrétienne, une Barbare. Cédant à un entraînement qu’il ne pouvait s’expliquer, il lui avait parlé avec un abandon qu’il n’aurait eu avec personne ; il l’écoutait discourir avec autorité sur les choses célestes ; elle lui apparaissait à la fois fière et humble, superbe et domptée, fille sauvage des bois de la Germanie et martyre résignée dans l’atrium paternel. Le tumulte de son ame et de ses sens ne trouvait point de paroles pour s’exprimer. Tout à coup des mots barbares, inconnus à Lucius, se firent entendre dans le bois à quelque distance. Hilda prêta l’oreille avec attention, et, quand ceux qui les prononçaient se furent éloignés, elle dit : — Ce sont des esclaves francs qui s’entretiennent d’une expédition prochaine de leurs compatriotes. Le Seigneur a permis que je fusse là pour entendre leurs discours. Ne néglige point, Lucius, cet avertissement du ciel, car je sais que les esclaves sont en général bien informés des invasions. Quand ces bruits circulent parmi eux, il est rare que ce soit sans motif. Avertis donc ton père et l’évêque Maxime, afin que ta famille et le peuple chrétien se mettent en garde contre ces idolâtres.

Hilda avait replacé son fardeau sur sa tête, et elle allait se retirer. — Nous ne pouvons nous séparer ainsi, Hilda, reprit Lucius. Ce que tu m’as dit tout à l’heure remplit mon ame d’agitation, et voici que tu nous rends un signalé service en nous avertissant des complots de nos ennemis. Il faut que je te revoie, il faut que je l’entende encore. Tes paroles ont sur moi une incroyable puissance. Je conçois en l’écoutant que les Germains adorent dans leurs vierges quelque chose de divin.

— Il n’y a de divin que la Providence, qui se sert dans ses conseils impénétrables des plus humbles instrumens. Adieu, Lucius ; ton esclave va reprendre sa quenouille et rentrer parmi les fileuses ses compagnes. Dieu bénira cette matinée pour tous deux.

— Tu ne t’éloigneras pas ainsi, reprit Lucius avec emportement, et il étendit la main pour la saisir. Hilda le regarda avec douceur et lui dit :

— Afflige, si tu veux, ta captive, et contrains-la de demeurer ici avec toi à cette heure avancée du matin, pour qu’elle soit livrée à la dérision et aux insultes ; je t’ai dit que la croix m’enseignait à supporter les humiliations : tu peux en faire l’éprouve.

Lucius recula comme avec terreur.

— Oh ! non, Hilda ; moi te causer de la douleur ! l’attirer des outrages ! Jamais, de par le ciel ! Mais n’y aura-t-il plus rien entre nous ?

— Ni le soir, ni le matin, aucune prière ne montera de mon cœur vers Dieu où le nom du généreux Lucius ne soit prononcé avec ferveur.

— Oui, tu prieras pour ton maître, dit Lucius avec amertume ; tu prieras pour moi comme pour mon père, comme pour Capito.

— Pas de même, Lucius.

Et la jeune fille s’éloigna d’un pas rapide.

Lucius demeura quelque temps immobile ; il s’étonnait de cette volonté d’une esclave qui enchaînait ses pas ; il était comme ébloui de ce qu’il venait de dire et d’entendre. Cet entretien avait évoqué tout un ordre d’idées et tout un ensemble de souvenirs étrangers à sa vie habituelle. Maintenant, de ces régions presque oubliées et dans lesquelles l’avaient rejeté soudainement quelques paroles d’Hilda, il retombait avec surprise et tristesse dans le vide de son existence journalière. La confusion de ses pensées était si grande, que ce fut à peine s’il se souvint qu’il avait appris d’Hilda un fait important qu’il devait sans délai communiquer à son père. Il trouva celui-ci sur le point de convoquer la curie pour délibérer sur ce qu’il avait à faire, car il avait déjà été averti qu’on avait vu quelques bandes de Francs rôder sur la lisière de la forêt et jusqu’au bord du fleuve.

Lucius, sentant le besoin d’une secousse violente pour se remettre des émotions du matin, se mit à faire les apprêts d’une grande chasse dans les forêts qui s’étendaient alors sur l’autre rive de la Moselle, ne s’inquiétant pas plus des Barbares qu’il pourrait y rencontrer que des sangliers et des ours qu’il y allait chercher. Peu jaloux d’assister à l’assemblée municipale et charmé d’éviter l’ennui des longs et inutiles discours qu’il pensait bien devoir la remplir, il préférait beaucoup faire l’essai d’un chien molosse qu’il avait rapporté de Grèce avec des soins et des peines infinies. Déjà monté sur son cheval thessalien Pyrithoüs, il rencontra Capito, qui arrivait d’un air effaré, comme un homme qui vient d’apprendre un événement d’une grande importance.

— Eh bien ! cher oncle, quelles nouvelles ? lui demanda Lucius d’un air distrait.

— La plus grande nouvelle, mon fils ! répondit le rhéteur. L’illustre Antonius Glabrio, la gloire de l’école d’Autun, cette rivale, s’il en est, de l’école de Trêves, vient d’arriver parmi nous, et doit lire aujourd’hui dans mon jardin, auquel j’ai donné le nom d’Académus, une déclamation qu’on dit admirable. Ce jour sera un jour célèbre dans les fastes de notre ville, un jour qui doit être marqué avec la pierre blanche, comme dit l’ingénieux Flaccus, et, ajouta-t-il d’un ton confidentiel et d’une voix que la joie rendait tremblante, j’espère faire entendre devant le Fronton éduen et la docte assemblée réunie chez moi ce panégyrique que vous ne connaissez pas encore vous-même. Beau Méléagre, au lieu d’aller poursuivre le sanglier de nos forêts sans craindre le destin d’Adonis, vous feriez mieux de venir vous joindre à nous.

— Je ne puis, dit en souriant Lucius, j’irriterais la chaste Diane, à qui j’ai fait vœu de consacrer ce jour, pour qu’elle me pardonne de n’avoir pas toujours obéi à ses saintes lois. Les Muses auront leur tour, ajouta-t-il gracieusement, et alors je saurai où trouver leur élève inspiré.

Ayant calmé de son mieux par ce compliment mythologique le dépit que son refus faisait éprouver au pauvre Capito, Lucius le salua et partit au grand galop de son cheval. Après l’élan extraordinaire qui avait emporté Lucius comme par surprise, le jeune homme était retombé dans sa légèreté et son insouciance accoutumées, et il s’écria gaiement : — Voilà qui est d’un bon augure pour cette journée menaçante. J’ai déjà échappé à deux dangers, les harangues des décurions et l’éloquence des rhéteurs, pires que le fer des Barbares. S’il faut succomber sous ce dernier fléau, soit ; la crainte ne m’aura pas fait perdre une heure de plaisir. La vie ne vaut ni un regret ni une parole sérieuse. Viennent donc les Barbares ! mais du moins encore cette chasse avant la destruction de l’empire !


J.-J. Ampère.
  1. Ce jeu de mots doublement détestable est d’Ausone.