Hippias majeur (trad. Cousin)
HIPPIAS,
OU
DU BEAU.
Ô sage et excellent Hippias, combien il y a que tu n’es venu à Athènes !
En vérité, Socrate, je n’en ai pas eu le loisir. Lorsque l’Élide a quelque affaire à traiter avec une autre cité, elle s’adresse toujours à moi préférablement à tout autre citoyen, et me choisit pour son envoyé, persuadée que personne n’est plus capable de bien juger, et de lui faire un rapport fidèle des choses qui lui sont dites [281b] de la part de chaque ville. J’ai donc été souvent député en différentes villes, mais le plus souvent à Lacédémone, et pour un plus grand nombre d’affaires très importantes. C’est pour cette raison, puisque tu veux le savoir, que je viens rarement en ces lieux.
Voilà ce que c’est, Hippias, d’être un homme vraiment sage et accompli ; car d’abord tu es en état de procurer aux jeunes gens des avantages bien autrement précieux que l’argent qu’ils te donnent [281c] en grande quantité ; et ensuite tu peux rendre à ta patrie de ces services capables de tirer un homme de la foule, et de lui acquérir de la renommée. Cependant, Hippias, quelle peut être la cause pour laquelle ces anciens, dont les noms sont si célèbres pour leur sagesse, un Pittacus, un Bias, un Thalès de Milet, et ceux qui sont venus depuis, jusqu’à Anaxagoras, se sont tous ou presque tous éloignés des affaires publiques ?
Quelle autre raison, Socrate, penses-tu qu’on puisse alléguer, [281d] si ce n’est leur impuissance à embrasser à-la-fois les affaires de l’état et celles des particuliers ?
Quoi donc ! au nom de Jupiter ! est-ce que, comme les autres arts se sont perfectionnés, et que les ouvriers du temps passé sont des ignorans auprès de ceux d’aujourd’hui, nous dirons aussi que votre art, à vous autres sophistes, a fait les mêmes progrès, et que ceux des anciens qui s’appliquaient à la sagesse n’étaient rien en comparaison de vous ?
Rien n’est plus vrai.
Ainsi, Hippias, si Bias revenait maintenant au monde, il paraîtrait ridicule [282a] auprès de vous, à-peu-près comme les sculpteurs disent que Dédale se ferait moquer si de nos jours il faisait des ouvrages tels que ceux qui lui ont acquis tant de célébrité.
Au fond, Socrate, la chose est comme tu dis ; cependant j’ai coutume de louer les anciens et nos devanciers plus que les sages de ce temps, car si je suis en garde contre la jalousie des vivans, je redoute aussi l’indignation des morts.
C’est fort bien pensé et raisonné, Hippias, à ce qu’il me semble. Et je puis aussi te rendre témoignage que tu dis vrai, et que ton art s’est réellement perfectionné pour la capacité de joindre l’administration des affaires publiques aux affaires particulières. En effet, le fameux Gorgias, sophiste de Léontium, est venu ici avec le titre d’envoyé de sa ville, comme le plus capable de tous les Léontins de traiter les affaires d’état. Il s’est fait beaucoup d’honneur en public par son éloquence ; et, dans le particulier, en donnant des leçons et en conversant avec les jeunes gens, il a amassé et [282c] emporté de grosses sommes d’argent de cette ville. Veux-tu un autre exemple ? Notre ami Prodicus a souvent été député par ses concitoyens auprès de beaucoup de villes, et, en dernier lieu, étant venu, il y a peu de temps, de Céos à Athènes, il a parlé dans le sénat avec de grands applaudissemens ; et donnant chez lui des leçons et s’entretenant avec notre jeunesse, il en a tiré des sommes prodigieuses[1]. Parmi les anciens sages, aucun n’a cru devoir exiger de l’argent pour prix de ses leçons, ni faire montre de son savoir [282d] devant toutes sortes de personnes, tant ils étaient simples, et savaient peu le mérite de l’argent. Mais les deux sophistes que je viens de nommer ont plus gagné d’argent avec leur sagesse qu’aucun ouvrier n’en a retiré de quelque art que ce soit ; et Protagoras, avant eux, avait fait la même chose.
Je vois bien, Socrate, que tu n’entends pas le fin de notre profession : si tu savais combien elle m’a valu d’argent, tu en serais étonné ; et pour ne point parler du reste, étant une fois allé en Sicile lorsque Protagoras [282e] y était et y jouissait d’une grande réputation, quoiqu’il eût déjà un certain âge et que je fusse beaucoup plus jeune que lui, j’amassai en fort peu de temps plus de cent cinquante mines, et plus de vingt mines d’un seul petit endroit qu’on appelle Inycum. De retour chez moi, je donnai cette somme à mon père, qui en fut surpris et frappé ainsi que nos autres concitoyens ; et je crois avoir gagné seul plus d’argent que deux autres sophistes ensemble, quels qu’ils puissent être.
En vérité, Hippias, voilà une belle et grande preuve [283a] de ta sagesse, de celle des hommes de notre siècle, et de leur supériorité à cet égard sur les anciens. Il faut convenir, d’après ce que tu dis, que l’ignorance de vos devanciers était extrême, puisqu’on rapporte qu’il est arrivé à Anaxagoras lui-même tout le contraire de ce qui vous arrive. Ses parens lui ayant laissé de grands biens, il les négligea et les laissa périr entièrement, tant sa sagesse était insensée. On raconte des traits à-peu-près semblables d’autres anciens. Il me paraît donc que c’est là une marque bien claire de l’avantage que vous avez sur eux du côté de la sagesse. [283b] C’est aussi le sentiment commun, qu’il faut que le sage soit principalement sage pour lui-même ; et la fin d’une pareille sagesse est d’amasser le plus d’argent que l’on peut. Mais en voilà assez là-dessus. Dis-moi encore une chose : de toutes les villes où tu as été, quelle est celle dont tu as rapporté de plus grosses sommes ? Il ne faut pas le demander ; c’est sans doute Lacédémone, où tu es allé plus que partout ailleurs.
Non, par Jupiter, Socrate.
Que dis-tu-là ? Est-ce de cette ville que tu aurais tiré le moins d’argent ?
Je n’en ai jamais tiré une obole.
Voilà une chose bien étrange et qui tient du prodige, Hippias. Dis-moi, je te prie, n’aurais-tu point assez de sagesse pour rendre meilleurs du côté de la vertu ceux qui te fréquentent et prennent tes leçons ?
J’en ai de reste pour cela, Socrate.
Est-ce donc que tu étais en état de rendre meilleurs les enfans des Inyciens, et que tu ne pouvais en faire autant des enfans des Spartiates ?
Il s’en faut de beaucoup.
C’est apparemment que les Siciliens sont curieux de devenir meilleurs, et que les Lacédémoniens [283d] ne s’en soucient pas[2].
Au contraire, Socrate, les Lacédémoniens n’ont rien plus à cœur.
Auraient-ils par hasard fui ton commerce, faute d’argent ?
Puisque les Lacédémoniens désirent devenir meilleurs, qu’ils ont de l’argent, et que tu peux leur être infiniment utile à cet égard, pourquoi donc ne t’ont-ils pas renvoyé chargé d’argent ? Cela ne viendrait-il point de ce que les Lacédémoniens élèvent mieux leurs enfans que tu ne ferais ? Est-ce là ce que nous dirons, et en conviens-tu ?
J’en suis bien éloigné.
N’aurais-tu pu réussir à persuader aux jeunes gens de Lacédémone qu’en s’attachant à toi ils avanceraient plus dans la vertu qu’auprès de leurs parens ? ou bien n’as-tu pu mettre dans l’esprit de leurs pères que, pour peu qu’ils prissent intérêt à leurs enfans, ils devaient t’en confier l’éducation, plutôt que de s’en charger eux-mêmes ? Sans doute qu’ils n’enviaient point à leurs enfans le bonheur de devenir aussi vertueux qu’il est possible ?
Non, je ne le pense pas.
Sans [284a] contredit.
Mais, dans les villes bien policées, la vertu est ce qu’on estime le plus.
Assurément.
Personne au monde n’est d’ailleurs plus capable que toi de l’enseigner aux autres.
Personne, Socrate.
Celui qui saurait parfaitement apprendre à monter à cheval ne serait-il pas considéré en Thessalie plus qu’en nul autre endroit de la Grèce ? et n’est-ce pas là qu’il amasserait le plus d’argent, ainsi que partout où l’on aurait de l’ardeur pour cet exercice ?
Il y a apparence.
Et un homme capable d’enseigner les sciences les plus propres à inspirer la vertu ne sera point honoré principalement [284b] à Lacédémone, et dans toute autre ville grecque gouvernée par de bonnes lois ? il n’en retirera pas, s’il le veut, plus d’argent que de nulle autre part ? Et tu crois, mon cher, qu’il fera plutôt fortune en Sicile et à Inycum ? Te croirai-je en cela, Hippias ? car si tu l’ordonnes, il faudra bien te croire.
Ce n’est point l’usage, Socrate, à Lacédémone de toucher aux lois, ni de donner aux enfans une autre éducation que celle qui est établie.
Comment dis-tu ? l’usage n’est point à Lacédémone d’agir [284c] sagement, mais de faire des fautes ?
Je n’ai garde de dire cela, Socrate.
N’agiraient-ils pas sagement s’ils donnaient à leurs enfans une éducation meilleure, au lieu d’une moins bonne ?
J’en conviens ; mais la loi ne permet pas chez eux d’élever les enfans suivant une mode étrangère. Sans cela, je puis te garantir que si quelqu’un avait jamais reçu de l’argent à Lacédémone pour former la jeunesse, j’en aurais reçu plus que personne : ils se plaisent à m’entendre et m’applaudissent ; mais, comme je viens de dire, la loi est contre moi.
Par la loi, Hippias, entends-tu ce qui est nuisible ou salutaire à une ville ?
On ne fait des lois, ce me semble, qu’en vue de leur utilité ; mais elles nuisent quelquefois quand elles sont mal faites.
Quoi ! les législateurs, en faisant des lois, ne les font-ils point pour le plus grand bien de l’état ? et sans cela n’est-il pas impossible qu’un état soit bien policé ?
Tu as raison.
Lors donc que ceux qui entreprennent de faire des lois en manquent le but, qui est le bien, ils manquent ce qui est légitime et la loi elle-même. Qu’en [284e] penses-tu ?
À prendre la chose à la rigueur, Socrate, cela est vrai ; mais les hommes n’ont point coutume de l’entendre ainsi.
Du grand nombre.
Mais ce grand nombre connaît-il la vérité ?
Pas du tout.
Ceux qui la connaissent regardent sans doute le plus utile comme plus légitime en soi pour tous les hommes que ce qui est moins utile. Ne l’accordes-tu pas ?
Oui, plus légitime, je te l’accorde.
Et les choses sont en effet comme les personnes instruites les conçoivent ?
Oui.
Or il est plus utile, à ce que tu dis, pour les Lacédémoniens [285a] d’être élevés selon ton plan d’éducation, quoiqu’il soit étranger, que suivant le plan reçu chez eux.
Et je dis vrai.
J’en suis convenu en effet.
Donc, selon tes principes, il est plus légitime pour les enfans de Lacédémone d’être élevés par Hippias, et moins légitime d’être élevés par leurs parens, si réellement ton éducation doit leur être plus utile.
Elle le serait, [285b] Socrate.
Ainsi les Lacédémoniens pèchent contre la loi lorsqu’ils refusent de te donner de l’argent et de te confier leurs enfans.
Je te l’accorde ; aussi bien il me paraît que tu parles pour moi, et j’aurais tort de te contredire.
Voilà donc, mon cher ami, les Lacédémoniens convaincus de violer les lois[3], et cela sur les objets les plus importants, eux qui passent pour le mieux policé de tous les peuples. Mais, au nom des dieux, Hippias, en quelle occasion t’applaudissent-ils et t’écoutent-ils avec plaisir ? C’est apparemment quand tu leur parles du cours des astres et des révolutions célestes, [285c] toutes choses que tu connais mieux que personne[4] ?
Point du tout : ils ne peuvent supporter ces sciences.
C’est donc sur la géométrie qu’ils aiment à t’entendre discourir ?
Nullement : la plupart d’entre eux ne savent pas même compter, pour ainsi dire.
Par conséquent, ils s’en faut bien qu’ils t’écoutent volontiers, quand tu expliques l’art du calcul.
Oui, certes, il s’en faut bien.
C’est sans doute sur les choses qu’aucun homme n’a distinguées [285d] avec plus de précision que toi, la valeur des lettres et des syllabes[5], des harmonies et des mesures ?
De quelles harmonies, mon cher, et de quelles lettres parles-tu ?
Sur quoi donc se plaisent-ils à t’entendre et t’applaudissent-ils ? Dis-le-moi toi-même, puisque je ne saurais le deviner.
Lorsque je leur parle, Socrate, de la généalogie des héros et des grands hommes, de l’origine des villes, et de la manière dont elles ont été fondées dans les premiers temps, et en général de toute l’histoire ancienne, c’est alors qu’ils m’écoutent [285e] avec le plus grand plaisir ; de façon que, pour les satisfaire, j’ai été obligé d’étudier et d’apprendre avec soin tout cela.
Quelle peine, Socrate ? je n’ai qu’à entendre une seule fois cinquante noms, je les répéterai par cœur.
Tu dis vrai : je ne faisais pas attention que tu possèdes l’art de la mnémonique[6]. Je conçois donc que c’est avec beaucoup de raison que les Lacédémoniens se plaisent [286a] à tes discours, toi qui sais tant de choses, et qu’ils s’adressent à toi, comme les enfans aux vieilles femmes, pour leur faire des contes divertissans.
Je t’assure, Socrate, que je m’y suis fait dernièrement beaucoup d’honneur, en exposant quelles sont les belles occupations auxquelles un jeune homme doit s’appliquer ; car j’ai composé là-dessus un fort beau discours, écrit avec le plus grand soin. En voici le sujet et le commencement. Je suppose qu’après la prise de Troie, Néoptolème, [286b] s’adressant à Nestor, lui demande quels sont les beaux exercices qu’un jeune homme doit cultiver pour rendre son nom célèbre. Nestor après cela prend la parole, et lui propose je ne sais combien de pratiques tout-à-fait belles. J’ai lu ce discours en public à Lacédémone, et je dois le lire ici dans trois jours à l’école de Phidostrate, avec beaucoup d’autres morceaux qui méritent d’être entendus : je m’y suis engagé à la prière d’Eudicos, fils d’Apémante. Tu me feras plaisir de t’y rendre, [286c] et d’amener avec toi d’autres personnes en état d’en juger.
Cela sera, s’il plaît à Dieu, Hippias[7]. Pour le présent, réponds à une petite question que j’ai à te faire à ce sujet, et que tu m’as rappelée à l’esprit fort à propos. Il n’y a pas long-temps, mon cher ami, que, causant avec quelqu’un, et blâmant certaines choses comme laides, et en approuvant d’autres comme belles, il m’a jeté dans un grand embarras par ses questions insultantes. Socrate, m’a-t-il dit, d’où connais-tu donc [286d] les belles choses et les laides ? Voyons un peu : pourrais-tu me dire ce que c’est que le beau ? Moi, je fus assez sot pour demeurer interdit, et je ne sus quelle bonne réponse lui faire. Au sortir de cet entretien, je me suis mis en colère contre moi-même, me reprochant mon ignorance, et me suis bien promis que le premier de vous autres sages que je rencontrerais, je me ferais instruire, et qu’après m’être bien exercé, j’irais retrouver mon homme et lui présenter de nouveau le combat. Ainsi tu viens, comme je disais, fort à propos. Enseigne-moi à fond, je te prie, ce que c’est [286e] que le beau, et tâche de me répondre avec la plus grande précision, de peur que cet homme ne me confonde de nouveau, et que je lui apprête à rire pour la seconde fois. Car sans doute tu sais tout cela parfaitement ; et, parmi tant de connaissances que tu possèdes, celle-ci est apparemment une des moindres ?
Oui, Socrate, une des moindres ; ce n’est rien en vérité.
Tant mieux, je l’apprendrai facilement, et personne désormais ne se moquera de moi.
Personne, j’en réponds. Ma profession, sans cela, n’aurait rien que de commun [287a] et de méprisable.
Par Junon, tu m’annonces une bonne nouvelle, Hippias, s’il est vrai que nous puissions venir à bout de cet homme. Mais ne te gênerai-je pas si, faisant ici son personnage, j’attaque tes discours à mesure que tu répondras, afin de m’exercer davantage ? car je m’entends assez à faire des objections ; et, si cela t’est indifférent, je veux te proposer mes difficultés, pour être plus ferme dans ce que tu m’apprendras.
Argumente, j’y consens : aussi bien, comme je t’ai dit, cette question [287b] n’est pas d’importance ; et je te mettrais en état d’en résoudre de bien plus difficiles, de façon qu’aucun homme ne pourrait te réfuter.
Tu me charmes, en vérité. Allons, puisque tu le veux bien, je vais me mettre à sa place, et tâcher de t’interroger. Si tu récitais en sa présence ce discours que tu as, dis-tu, composé sur les belles occupations, après l’avoir entendu, et au moment que tu cesserais de parler, il ne manquerait pas de t’interroger avant toutes choses sur le beau (car telle est sa [287c] manie ), et il te dirait : Étranger d’Élis, n’est-ce point par la justice que les justes sont justes ? Réponds, Hippias, comme si c’était lui qui te fît cette demande.
La justice n’est-elle pas quelque chose de réel ?
Sans doute.
N’est-ce point aussi par la sagesse que les sages sont sages, et par le bien que tout ce qui est bon est bon ?
Assurément.
Cette sagesse et ce bien sont des choses réelles, et tu ne diras pas apparemment qu’elles n’existent point ?
Qui pourrait le dire ?
Toutes les belles choses pareillement ne sont-elles point belles [287d] par le beau ?
Oui, par le beau.
Ce beau est aussi quelque chose de réel, sans doute ?
Étranger, poursuivra-t-il, dis-moi donc ce que c’est que ce beau.
Celui qui fait cette question, Socrate, veut-il qu’on lui apprenne autre chose, sinon qu’est-ce qui est beau ?
Ce n’est pas là ce qu’il demande, ce me semble, Hippias, mais ce que c’est que le beau.
Et quelle différence y a-t-il entre ces deux questions ?
Est-ce qu’il ne te paraît pas qu’il y en ait ?
Non, il n’y en a point.
Il est évident que tu sais cela mieux que moi. Cependant fais attention, mon cher. Il te demande, non pas qu’est-ce qui est beau, mais ce que [287e] c’est que le beau.
Par le chien, Hippias, voilà une belle et brillante réponse. Si je réponds ainsi, aurai-je répondu, et répondu juste [288a] à la question, et n’aura-t-on rien à répliquer ?
Comment le ferait-on, Socrate, puisque tout le monde pense de même, et que ceux qui entendront ta réponse te rendront tous témoignage qu’elle est bonne ?
Soit, je le veux bien. Voyons, Hippias, que je répète en moi-même ce que tu viens de dire. Cet homme m’interrogera à-peu-près de cette manière : Socrate, réponds-moi : toutes les choses que tu appelles belles ne sont-elles pas belles, en supposant qu’il y a quelque chose de beau par soi-même ? Et moi, je lui répondrai qu’en supposant que le beau est une belle fille on a trouvé ce par quoi toutes ces choses sont belles.
Crois-tu qu’il entreprenne après cela de te prouver que ce que tu donnes pour beau ne l’est point ; ou s’il l’entreprend, qu’il ne se couvrira pas de ridicule ?
Je suis bien sûr, mon cher, qu’il l’entreprendra ; mais s’il se rend ridicule par là, c’est ce que la chose elle-même fera voir. Je veux néanmoins te faire part de ce qu’il me dira.
Voyons.
Que tu es plaisant, Socrate ! me dira-t-il. Une belle cavale n’est-elle pas quelque chose de beau, puisque Apollon lui-même l’a vantée dans un de ses oracles ? Que répondrons-nous, [288c] Hippias ? N’accorderons-nous pas qu’une cavale est quelque chose de beau, je veux dire une cavale qui soit belle ? Car, comment oser soutenir que ce qui est beau n’est pas beau ?
Tu dis vrai, Socrate, et le dieu a très bien parlé. En effet, nous avons chez nous des cavales parfaitement belles.
Fort bien, dira-t-il. Mais quoi ! une belle lyre n’est-elle pas quelque chose de beau ? En conviendrons-nous, Hippias ?
Oui.
Cet homme me dira après cela, j’en suis à-peu-près sûr, je connais son humeur : Quoi donc, mon cher ami, une belle marmite n’est-elle pas quelque chose de beau ?
Quel homme est-ce donc là, Socrate ? Qu’il est mal appris d’oser employer des termes si bas dans un sujet si noble !
Il est ainsi fait, Hippias. Il ne faut point chercher en lui de politesse ; c’est un homme grossier, qui ne se soucie que de la vérité. Il faut pourtant lui répondre ; et je vais dire le premier mon avis. Si une marmite est faite par un habile potier ; si elle est unie, ronde et bien cuite, comme sont quelques unes de ces belles marmites à deux anses, qui tiennent six mesures, et sont faites au tour ; si c’est d’une pareille [288e] marmite qu’il veut parler, il faut avouer qu’elle est belle. Car comment dirions-nous que ce qui est beau n’est pas beau ?
Cela ne se peut, Socrate.
Une belle marmite est donc aussi quelque chose de beau ? dira-t-il. Réponds.
Mais oui, Socrate, je le crois. Ce meuble, à la vérité, est beau quand il est bien travaillé ; mais tout ce qui est de ce genre ne mérite pas d’être appelé beau, si tu le compares avec une belle cavale, une belle fille, et toutes les autres belles choses.
À la bonne heure. Je comprends maintenant comment il nous faut répondre à celui qui nous fait ces questions. Mon ami, lui dirons-nous, ignores-tu combien est vrai le mot d’Héraclite, que le plus beau des singes est laid si on le compare à l’espèce humaine ? De même la plus belle des marmites, comparée avec l’espèce des filles, est laide, comme dit le sage Hippias. N’est-ce pas là ce que nous lui répondrons, Hippias ?
Oui, Socrate, c’est très bien répondu.
Un peu de patience, je te prie ; voici à coup sûr ce qu’il ajoutera : Quoi, Socrate ! n’arrivera-t-il pas aux filles, si on les compare avec des déesses, [289b] la même chose qu’aux marmites si on les compare avec des filles ? La plus belle fille ne paraîtra-t-elle pas laide en comparaison ? Et n’est-ce pas aussi ce que dit Héraclite que tu cites, que l’homme le plus sage ne paraîtra qu’un singe vis-à-vis de Dieu, pour la sagesse, la beauté et tout le reste ? Accorderons-nous, Hippias, que la plus belle fille est laide, comparée aux déesses ?
Qui pourrait aller là-contre, Socrate ?
Si nous lui faisons cet aveu, il se mettra à rire, et me dira : Socrate, te rappelles-tu la question que je t’ai faite ? Oui, répondrai-je ; tu m’as demandé ce que c’est que le beau. Et puis, reprendra-t-il, étant interrogé sur le beau, tu me donnes pour belle une chose qui, de ton propre aveu, n’est pas plutôt belle que laide ? Il y a bien apparence, lui dirai-je. Ou que me conseilles-tu, mon cher ami, de lui répondre ?
Réponds, comme tu l’as fait avec raison, que l’espèce humaine n’est pas belle en comparaison des dieux.
Si c’est là, Socrate, ce qu’il veut savoir, rien n’est plus aisé que de lui dire ce que c’est que ce beau qui sert d’ornement à tout le reste, et dont la présence embellit toutes choses. [289e] Cet homme, à ce que je vois, est un imbécile, qui ne se connaît pas du tout en beauté. Tu n’as qu’à lui répondre : Ce beau que tu me demandes n’est autre que l’or ; il sera bien embarrassé, et ne s’avisera pas de te rien répliquer ; car nous savons tous que partout où l’or se trouve, ce qui paraissait laid auparavant paraîtra beau dès que l’or lui servira d’ornement.
Tu ne connais pas l’homme, Hippias ; tu ignores jusqu’à quel point il est difficile, et combien il a de peine à se rendre à ce qu’on lui dit.
Qu’est-ce que cela fait, Socrate ? Il faut, bon gré mal gré, [290a] qu’il se rende à une raison quand elle est bonne, ou, sinon, qu’il se couvre de ridicule.
Hé bien, mon cher, bien loin de se rendre à cette réponse, il s’en moquera et me dira : Insensé que tu es, penses-tu que Phidias fut un mauvais artiste ? Bien au contraire, lui répondrai-je ce me semble.
Et tu auras raison.
Je le crois ; mais lorsque j’aurai reconnu que Phidias est un habile sculpteur, [290b] mon homme répondra : Quoi donc ! Phidias, à ton avis, n’avait nulle idée de ce beau dont tu parles ? Pourquoi ? lui dirai-je. C’est, continuera-t-il, parce qu’il n’a point fait d’or les yeux de sa Minerve, ni son visage, ni ses pieds, ni ses mains, bien que tout cela étant d’or dût paraître très beau ; mais d’ivoire. Il est évident qu’il n’a fait cette faute que par ignorance, ne sachant pas que c’est l’or qui embellit toutes les choses dans lesquelles il entre. Lorsqu’il nous parlera de la sorte, que lui répondrons-nous, Hippias ?
Cela n’est pas difficile. Nous lui dirons que Phidias a bien fait ; car l’ivoire est beau aussi, je pense.
Pourquoi donc, répliquera-t-il, Phidias n’a-t-il pas fait de même le milieu des yeux d’ivoire, mais d’une pierre précieuse, ayant cherché celle qui va le mieux avec l’ivoire ? Est-ce qu’une belle pierre est aussi une belle chose ? Le dirons-nous, Hippias ?
Oui, lorsqu’elle convient.
Et lorsqu’elle ne convient pas, accorderai-je ou non qu’elle est laide ?
Accorde-le, lorsqu’elle ne convient pas.
Mais quoi ! me dira-t-il, ô habile homme que tu es ! l’ivoire et l’or n’embellissent-ils point les choses auxquelles ils conviennent, et n’enlaidissent-ils point celles auxquelles ils ne conviennent pas ? Nierons-nous qu’il ait raison, ou l’avouerons-nous ?
Nous avouerons que ce qui convient à chaque chose la fait belle.
Par Hercule ! quelle espèce d’homme est-ce donc là, Socrate ? Ne [290e] veux-tu pas me dire qui c’est ?
Quand je te dirais son nom, tu ne le connaîtrais pas.
Je connais du moins dès à présent que c’est un ignorant.
C’est un questionneur insupportable, Hippias. Que lui répondrons-nous, cependant, et laquelle de ces deux cuillères dirons-nous qui convient mieux à la purée et à la marmite ? N’est-il pas évident que c’est celle de figuier ? Car elle donne une meilleure odeur à la purée ; d’ailleurs, mon cher, il n’est point à craindre qu’elle casse la marmite, que la purée se répande, que le feu s’éteigne, et que les convives soient privés d’un excellent mets ; accidens auxquels la cuillère d’or exposerait : en sorte que nous devons dire, selon moi, [291a] que la cuillère de figuier convient mieux que celle d’or, à moins que tu ne sois d’un autre avis.
Elle convient mieux en effet, Socrate. Je t’avouerai pourtant que je ne daignerais pas répondre à un homme qui me ferait de pareilles questions.
Tu aurais raison, mon cher ami. Il ne te conviendrait pas d’entendre des termes aussi bas, richement vêtu comme tu es, chaussé élégamment, et renommé chez les Grecs pour ta sagesse ; mais pour moi, je ne risque rien [291b] à converser avec ce grossier personnage. Instruis-moi donc auparavant, et réponds, à cause de moi. Si la cuillère de figuier, dira-t-il, convient mieux que celle d’or, n’est-il pas vrai qu’elle est plus belle, puisque tu es convenu, Socrate, que ce qui convient est plus beau que ce qui ne convient pas ? Avouerons-nous, Hippias, que la cuillère de figuier est plus belle que celle d’or ?
Veux-tu, Socrate, que je t’apprenne une définition du beau, avec laquelle tu couperas court à toutes les questions de cet homme ?
Hé bien, réponds-lui, si tu le veux, que c’est celle de figuier.
Dis maintenant ce que tu voulais dire tout-à-l’heure. Car pour ta précédente définition, que le beau est la même chose que l’or, il est aisé de la réfuter et de prouver que l’or n’est pas plus beau qu’un morceau de bois de figuier. Voyons donc ta nouvelle définition du beau.
Tu vas l’entendre. Il me paraît que tu cherches une beauté telle que jamais et en aucun lieu elle ne paraisse laide à personne.
C’est cela même, Hippias : tu conçois fort bien ma pensée.
Écoute donc ; car si on a un seul mot à répliquer à ceci, dis hardiment que je n’y entends rien.
Dis au plus vite, au nom des dieux.
Je dis donc qu’en tout temps, en tous lieux, et pour tout homme, c’est une très belle chose d’avoir des richesses, de la santé, de la considération parmi les Grecs, de parvenir à la vieillesse, et, après avoir rendu honorablement les derniers devoirs aux auteurs de ses jours, d’être conduit au tombeau [291e] par ses descendans avec le même appareil et la même magnificence.
Oh, oh, Hippias ! que cette réponse est admirable ! qu’elle est grande et digne de toi ! Par Junon, j’admire avec quelle bonté tu fais ce que tu peux pour me secourir. Mais nous ne tenons pas notre homme ; au contraire, je t’assure qu’il rira à nos dépens plus que jamais.
Oui, d’un rire impertinent, Socrate : car s’il n’a rien à opposer à cela, et qu’il rie, c’est de lui-même qu’il rira, [292a] et il se fera moquer de tous les assistans.
Peut-être la chose sera-t-elle comme tu dis ; peut-être aussi, autant que je puis conjecturer, ne se bornera-t-il pas sur cette réponse à me rire au nez.
Que fera-t-il donc ?
Que dis-tu là ? Cet homme est-il ton maître ? Et s’il te fait un pareil traitement, il ne sera pas traîné devant les juges, et puni comme il le mérite ? Est-ce qu’il n’y a point [292b] de justice à Athènes, et y laisse-t-on les citoyens se frapper injustement les uns les autres ?
Nullement.
Il sera donc puni s’il te frappe contre toute justice ?
Il ne me paraît pas, Hippias, qu’il eût tort de me frapper, si je lui faisais cette réponse : je pense même le contraire.
À la bonne heure, Socrate ; puisque c’est ton avis, c’est aussi le mien.
Ne te dirai-je pas pourquoi je pense qu’il serait en droit de me frapper si je lui répondais de la sorte ? Me battras-tu toi-même sans m’entendre, ou écouteras-tu mes raisons ?
Ce serait un procédé bien étrange, Socrate, si je refusais de les entendre. Quelles sont-elles ? Parle.
Je suis bien sûr, Socrate, que le beau est et paraîtra à tout le monde tel que je t’ai dit.
Le sera-t-il aussi ? reprendra cet homme. Car le beau, c’est-à-dire le vrai beau, l’est dans tous les temps.
Sans doute.
Ne l’était-il pas ? dira-t-il encore.
Oui, il l’était.
L’étranger d’Élis, poursuivra-t-il, t’a-t-il dit qu’il fût beau à Achille d’être enseveli après ses ancêtres, comme à son aïeul Éaque, aux autres enfans [293a] des dieux et aux dieux eux-mêmes ?
Qu’est-ce que cet homme-là ? Envoie-le au gibet. Voilà des questions, Socrate, qui sentent fort l’impiété.
Peut-être.
Peut-être donc es-tu cet impie, me dira-t-il, toi qui soutiens qu’il est beau en tout temps et pour tout le monde, d’être enseveli par ses descendans, et de rendre les mêmes devoirs à ses ancêtres. Hercule et les autres qu’on vient de nommer ne font-ils pas partie de tout le monde ?
Je n’ai pas prétendu parler ainsi pour les dieux.
Ni pour les héros apparemment ?
Non, du moins pour ceux qui sont enfans des dieux.
Mais pour ceux qui ne le sont pas ?
Oui, pour ceux-là.
C’est là mon avis.
Tu penses donc, répliquera-t-il, ce que tu ne disais pas tout-à-l’heure, qu’être enseveli par ses descendans après avoir rendu le même devoir à ses ancêtres, est une chose qui en certaines rencontres et pour [293c] quelques uns n’est pas du tout belle ; et que même il semble impossible qu’elle devienne jamais et soit belle pour tout le monde ; en sorte que ce prétendu beau est sujet aux mêmes inconvéniens que les précédens, la fille et la marmite ; et qu’il est même plus ridiculement encore beau pour les uns, et laid pour les autres. Quoi donc, Socrate, poursuivra-t-il, ne pourras-tu, ni aujourd’hui ni jamais, satisfaire à ma question, et me dire ce que c’est que le beau ? Tels sont à-peu-près les reproches qu’il me fera, et à juste titre, si je lui réponds comme tu veux.
Voilà pour l’ordinaire, Hippias, [293d] de quelle manière il converse avec moi. Quelquefois cependant, comme s’il avait compassion de mon ignorance et de mon incapacité, il me suggère en quelque sorte ce que je dois dire, et me demande si telle chose ne me paraît pas être le beau. Il en use de même par rapport à tout autre sujet sur lequel il m’interroge, et qui fait la matière de l’entretien.
Que veux-tu dire par là, Socrate ?
Je vais te l’expliquer. Mon pauvre Socrate, me dit-il, laisse là toutes ces réponses et autres semblables ; elles sont trop ineptes, et trop aisées à réfuter. Vois plutôt [293e] si le beau ne serait point ce que nous avons touché précédemment, lorsque nous avons dit que l’or est beau pour les choses auxquelles il convient, et laid pour celles auxquelles il ne convient pas ; qu’il en est de même pour tout le reste où cette convenance se trouve. Examine donc le convenable en lui-même et dans sa nature, pour voir s’il ne serait point le beau que nous cherchons.
Ma coutume est de me rendre à son avis, lorsqu’il me propose de pareilles choses, car je n’ai rien à lui opposer. Mais toi, penses-tu que le convenable est le beau ?
Tout-à-fait, Socrate.
Examinons bien, de peur de nous tromper.
Vois donc. Appelons-nous convenable ce qui fait paraître [294a] belles les choses où il se trouve, ou bien ce qui les rend belles en effet ? ou n’est-ce ni l’un ni l’autre ?
Il me semble que c’est l’un ou l’autre.
Est-ce qui les fait paraître belles, comme lorsque quelqu’un, ayant pris un habit ou une chaussure qui lui va bien, paraît plus beau, fût-il d’ailleurs d’un extérieur ridicule ? Si le convenable fait paraître les choses plus belles qu’elles ne sont, c’est donc une espèce de tromperie en fait de beauté ; et ce n’est point ce que nous cherchons, Hippias ; car nous cherchons [294b] ce par quoi les belles choses sont réellement belles, comme c’est par la grandeur que toutes les choses grandes sont grandes : c’est en effet par là qu’elles sont grandes ; et quand même elles ne le paraîtraient pas, s’il est vrai qu’il s’y trouve de la grandeur, elles sont nécessairement grandes : de même, le beau, disons-nous, est ce qui rend belles toutes les belles choses, soit qu’elles paraissent telles ou non. Évidemment ce n’est point le convenable, puisque, de ton aveu, il fait paraître les choses plus belles qu’elles ne sont, au lieu de les faire paraître telles qu’elles sont. Il nous faut donc essayer, comme je viens de dire, [294c] de découvrir ce qui fait que les belles choses sont belles, soit qu’elles le paraissent ou non ; car si nous cherchons le beau, c’est là ce que nous cherchons.
Mais le convenable, Socrate, rend belles et fait paraître telles toutes les choses où il se rencontre.
Il est donc impossible, cela posé, que ce qui est réellement beau ne paraisse pas beau, ayant en soi ce qui le fait paraître tel.
Cela est impossible.
Mais dirons-nous, Hippias, que les lois et les institutions réellement belles paraissent telles toujours [294d] et aux yeux de tout le monde ? ou, tout au contraire, qu’on n’en connaît pas toujours la beauté, et que c’est un des principaux sujets de dispute et de querelles, tant entre les particuliers qu’entre les états ?
Cela n’arriverait pas, cependant, si elles paraissaient ce qu’elles sont ; et elles le paraîtraient, si le convenable était la même chose que le beau, et que non-seulement il rendît les choses belles, mais les fit paraître telles. Ainsi, si le convenable est ce qui rend une chose belle, c’est là en effet le beau que nous cherchons, et non le beau qui la fait paraître belle. Si au contraire [294e] le convenable donne seulement aux choses l’apparence de la beauté, ce n’est point le beau que nous cherchons, puisque celui-là les fait être belles, et qu’une même chose ne saurait être à-la-fois une cause d’illusion et de vérité, soit pour la beauté, soit pour toute autre chose. Choisissons donc quelle propriété nous donnerons au convenable, de faire paraître les choses belles, ou de les rendre telles.
À mon avis, Socrate, il les fait paraître belles.
Vraiment oui, Socrate ; et cela me paraît bien étrange.
Ne lâchons pourtant pas prise, mon cher ami : j’ai encore quelque espérance que nous découvrirons ce que c’est que le beau.
Assurément, Socrate ; car ce n’est pas une chose bien difficile à trouver ; et je suis sûr que, si je me retirais un moment à l’écart pour méditer là-dessus, je t’en donnerais une définition si exacte que l’exactitude même n’y saurait trouver à redire.
Oh ! ne te vante point, Hippias. Tu vois combien d’embarras cette recherche nous a déjà causé ; prends garde que le beau ne se fâche contre nous, et ne s’éloigne [295b] encore davantage. J’ai tort cependant de parler ainsi. Tu le trouveras aisément, je pense, lorsque tu seras seul ; mais, au nom des dieux, trouve-le en ma présence ; et, si tu le veux bien, continuons à le chercher ensemble. Si nous le découvrons, ce sera le mieux du monde ; sinon, il faudra bien que je prenne mon malheur en patience : pour toi, tu ne m’auras pas plus tôt quitté, que tu le trouveras sans peine. Si nous faisons maintenant cette découverte, ce sera une affaire faite, et je n’aurai pas besoin de t’importuner pour te demander ce que c’est que tu as trouvé seul. Vois donc [295c] si ceci ne serait pas le beau, selon toi. Je dis que c’est… Examine bien, et écoute-moi attentivement, de peur que je ne dise une sottise. Le beau donc, par rapport à nous, c’est ce qui nous est utile. Voici sur quoi je fonde cette définition. Nous appelons beaux yeux, non ceux qui ne peuvent rien voir, mais ceux qui le peuvent, et qui sont utiles pour cette fin.
Oui.
Ne disons-nous pas de même du corps entier, qu’il est beau, soit pour la course, soit pour la lutte ? et pareillement de tous [295d] les animaux, par exemple qu’un cheval est beau, un coq, une caille ; de tous les meubles ; de toutes les voitures, tant de terre que de mer, comme les bateaux et les galères ; de tous les instrumens, soit de musique, soit des autres arts ; et encore, si tu le veux, des institutions et des lois ? Nous donnons ordinairement à toutes ces choses la qualité de belles, envisageant chacune d’elles sous le même point de vue, c’est-à-dire par rapport aux propriétés qu’elle tient ou de la nature, ou de l’art, ou de sa position, appelant beau ce qui est utile, en tant qu’il est utile, [295e] relativement à ce à quoi il est utile, et autant de temps qu’il est utile ; et laid, ce qui est inutile à tous égards. N’est-ce pas aussi ton avis, Hippias ?
Oui.
Ainsi nous avons raison de dire que le beau n’est autre chose que l’utile ?
Sans contredit, Socrate.
N’est-il pas vrai que ce qui a la puissance de faire quoi que ce soit, est utile par rapport à ce qu’il est capable de faire, et que ce qui en est incapable est inutile ?
Certainement.
La puissance est donc une belle chose, et l’impuissance une chose laide ?
Assurément : tout rend témoignage [296a] de la vérité de cette définition, Socrate ; mais surtout ce qui concerne la politique. En effet, avoir de la puissance politique dans sa propre ville, est ce qu’il y a de plus beau au monde, comme ne rien pouvoir est ce qu’il y a de plus laid.
C’est fort bien dit. Et, au nom des dieux, Hippias, n’est-ce pas pour cette raison que rien n’est plus beau que la sagesse, ni plus laid que l’ignorance ?
Et pour quelle autre raison, s’il te plaît, Socrate ?
Arrête un moment, mon cher ami : je tremble pour ce que nous dirons après cela.
Que crains-tu, Socrate, maintenant que tes recherches vont on ne peut mieux ?
Je le voudrais bien ; mais examine, je te prie, ceci avec moi. Fait-on ce qu’on ne saurait et ce qu’on ne peut absolument faire ?
Nullement ; et comment veux-tu qu’on fasse ce qu’on ne peut faire ?
Ainsi ceux qui pèchent et font de mauvaises actions involontairement, ne les auraient pas commises s’ils n’avaient pas pu les commettre ?
Évidemment.
Mais tout ce qu’on peut, c’est par la puissance [296c] qu’on le peut ; car ce n’est pas sans doute par l’impuissance ?
Non, certes.
Et tous ceux qui font quelque chose, ont le pouvoir de le faire ?
Oui.
Tous les hommes d’ailleurs, à commencer depuis l’enfance, font beaucoup plus de mal que de bien, et commettent des fautes involontairement ?
Cela est vrai.
Il s’en faut beaucoup, Socrate, à mon avis.
À ce compte, Hippias, le pouvoir et l’utile ne sont donc pas la même chose que le beau ?
Pourquoi non, Socrate, si ce pouvoir a le bien pour objet, et qu’il soit utile à cette fin ?
Il n’est plus vrai, du moins, que le pouvoir et l’utile soit le beau sans restriction ; et ce que nous avons voulu dire, Hippias, c’est que le pouvoir et l’utile, dans une bonne fin, est la même chose que [296e] le beau.
Il me paraît que oui.
Mais cela, n’est-ce pas l’avantageux ?
Sans doute.
Ainsi et les beaux corps, et les belles institutions, et la sagesse, et toutes les autres choses dont nous avons parlé, sont belles, parce qu’elles sont avantageuses ?
Il paraît donc que, par rapport à nous, l’avantageux est la même chose que le beau ?
Assurément, Socrate.
Mais l’avantageux est ce qui fait du bien ?
Oui.
Et ce qui fait n’est autre chose que la cause. N’est-ce pas ?
À merveille.
Le beau est [297a] donc la cause du bien ?
Il l’est en effet.
Mais la cause, Hippias, et ce dont elle est la cause, sont deux choses différentes ; car jamais une cause ne saurait être cause d’elle-même. Considère ceci de cette manière. Ne venons-nous pas de voir que la cause est ce qui fait ?
N’est-il pas vrai que la chose produite par ce qui fait n’est autre que l’effet, et nullement ce qui fait ?
Cela est certain.
L’effet est donc une chose, et ce qui le produit une autre chose ?
Qui en doute ?
La cause n’est point par conséquent cause [297b] d’elle même, mais de l’effet qu’elle produit ?
Sans contredit.
Si donc le beau est cause du bon, le bon est l’effet du beau ; et nous ne recherchons avec tant d’empressement la sagesse et toutes les autres belles choses, selon toute apparence, que parce qu’elles produisent le bon, lequel est l’objet de tous nos désirs ; et il résulte de cette découverte que le beau est en quelque sorte le père du bon.
N’est-ce pas une chose également bien dite, que le père n’est pas le fils, [297c] ni le fils le père ?
Oui.
Et que la cause n’est point l’effet, ni l’effet la cause ?
Cela est vrai.
Par Jupiter, mon cher, le beau n’est donc pas bon, ni le bon beau. Sur ce qui a été dit, penses-tu que cela puisse être ?
Non, certes, je ne le pense pas.
Serions-nous d’avis, et consentirions-nous à dire que le beau n’est pas bon, et que le bon n’est pas beau ?
Non, je te jure ; je ne suis point du tout de cet avis.
Cela doit être.
Ainsi il paraît que la définition qui fait consister le beau dans ce qui est avantageux, utile, capable de produire quelque bien, loin d’être la plus belle de toutes les définitions, comme il nous semblait tout-à-l’heure, est, s’il est possible, plus ridicule encore que les précédentes, où nous pensions que le beau était une fille, et chacune des autres choses que nous avons énumérées.
Il y a toute apparence.
Pour ce qui me regarde, Hippias, je ne sais plus de quel côté me tourner, et je suis bien embarrassé. Et toi, te vient-il quelque chose ?
Non, pour le présent ; mais, comme je t’ai déjà dit, je suis bien sûr qu’en réfléchissant un peu je trouverais ce que nous cherchons.
L’envie que j’ai d’apprendre ce que c’est ne me permet pas d’attendre que tu aies le loisir d’y réfléchir. Et puis je crois que je viens de faire une bonne découverte. Vois si le beau n’est pas ce qui nous cause du plaisir ; et je ne dis pas toute espèce de plaisirs, mais ceux de l’ouïe et de la vue. Qu’avons-nous en effet à opposer à cela ? [298a] Les beaux hommes, Hippias, les belles tapisseries, les belles peintures, les beaux ouvrages jetés au moule, nous font plaisir à voir ; les beaux sons, toute la musique, les discours et les entretiens, produisent le même effet : en sorte que, si nous répondions à notre téméraire, ami, le beau n’est autre chose que ce qui nous cause du plaisir par l’ouïe et par la vue, ne penses-tu pas que nous rabattrions son insolence ?
Il me paraît, Socrate, que ceci explique [298b] bien la nature du beau.
Mais quoi ! dirons-nous, Hippias, que les belles institutions et les belles lois sont belles parce qu’elles causent du plaisir par l’ouïe ou par la vue ? ou que leur beauté est d’une autre espèce ?
Peut-être, Socrate, que cette difficulté échappera à notre homme.
Par le chien, Hippias, elle n’échappera point à celui devant lequel je rougirais bien davantage extravaguer et de faire semblant de dire quelque chose, lorsqu’en effet je ne dis rien qui vaille.
Et quel est cet homme-là ?
Socrate, fils de Sophronisque, qui ne me permettrait pas plus de parier à la légère [298c] sur ces matières, sans les avoir approfondies, que de me donner pour savoir ce que je ne sais pas.
Il me paraît aussi, depuis que tu me l’as fait remarquer, que la beauté des lois est différente.
Arrête un moment, Hippias. Il me semble que nous nous flattons d’avoir trouvé quelque chose sur le beau, tandis que nous sommes à cet égard tout aussi peu avancés que nous l’étions auparavant.
Comment dis-tu ceci, Socrate ?
Je vais t’expliquer ma pensée ; tu jugeras si [298d] elle a quelque valeur. Peut-être pourrait-on montrer que la beauté des lois et des institutions n’est point si étrangère aux sensations que nous éprouvons par les oreilles et par les yeux. Mais supposons la vérité de cette définition, que le beau est ce qui nous cause du plaisir par ces deux sens, et qu’il ne soit point du tout ici question des lois. Si cet homme dont je parle ou tout autre nous demandait : Hippias et Socrate, pourquoi avez-vous séparé de l’agréable en général une certaine espèce d’agréable, que vous appelez le beau, et prétendez-vous que les plaisirs des autres [298e] sens, comme ceux du manger, du boire, de l’amour, et les autres semblables, ne sont point beaux ? est-ce que ces sensations ne sont pas agréables, et ne causent, à votre avis, aucun plaisir, et ne s’en trouve-t-il nulle part ailleurs que dans les sensations de la vue et de l’ouïe ? Que répondrons-nous, Hippias ?
Nous dirons sans balancer, Socrate, qu’il y a de très grands plaisirs attachés aux autres sensations.
Pourquoi donc, reprendra-t-il, ces plaisirs n’étant pas moins des plaisirs que les autres, leur refuser le nom de beaux et les priver [299a] de cette qualité ? C’est, dirons-nous, que tout le monde se moquerait de nous si nous disions que manger n’est pas une chose agréable, mais belle, et que sentir une odeur suave n’est point agréable, mais beau ; qu’à l’égard des plaisirs de l’amour, tous soutiendraient qu’il n’y en a point de plus agréables, et que cependant, lorsqu’on s’en procure la jouissance, il faut les goûter de manière que personne n’en soit témoin, parce que c’est la chose du monde la plus laide à voir.
Après que nous aurions parlé de la sorte, Hippias, je m’aperçois bien, dirait-il peut-être, que c’est la honte qui vous empêche depuis long-temps d’appeler beaux ces plaisirs, parce qu’ils ne passent point [299b] pour tels dans l’esprit des hommes. Cependant je ne vous demande pas ce qui est beau dans l’idée du vulgaire, mais ce qui est beau en effet. Nous lui ferons, ce me semble, la réponse que nous lui avons déjà faite, savoir, que nous appelons beau cette partie de l’agréable qui nous vient par la vue et l’ouïe. As-tu quelque autre réponse à faire, et dirons-nous autre chose, Hippias ?
Après ce qui a déjà été dit, c’est une nécessité, Socrate, de répondre de la sorte.
Vous avez raison, répliquera-t-il. Puis donc que l’agréable [299c] qui naît de la vue et de l’ouïe est beau, il est évident que toute espèce d’agréable venant d’une autre source ne saurait être belle. L’accorderons-nous ?
Oui.
Mais, dira-t-il, ce qui est agréable par la vue l’est-il tout à-la-fois par la vue et par l’ouïe ? Et pareillement, ce qui est agréable par l’ouïe l’est-il à-la-fois par l’ouïe et par la vue ? Nous répondrons que ce qui est agréable par l’un de ces sens ne l’est point par les deux, car apparemment c’est là ce que tu veux savoir ; mais nous avons dit que l’une et l’autre de ces sensations, prise séparément, est belle, et qu’elles le sont aussi toutes deux ensemble. N’est-ce pas là ce que nous répondrons ?
Très bien.
Non, sans doute.
Pour quel autre motif qu’à cause que ce sont des plaisirs, dira-t-il, avez-vous donc choisi entre tous les autres les plaisirs dont vous parlez ? Qu’avez-vous vu [299e] en eux de différent des autres plaisirs, qui vous a déterminés à dire qu’ils sont beaux ? Sans doute que le plaisir qui naît de la vue n’est pas beau précisément parce qu’il naît de la vue ; car si c’était là ce qui le rend beau, l’autre plaisir, qui naît de l’ouïe, ne serait pas beau, puisque ce n’est pas un plaisir qui ait sa source dans la vue. Ne lui dirons-nous pas qu’il a raison ?
Oui.
De même le plaisir qui naît de l’ouïe n’est pas beau précisément parce qu’il naît de l’ouïe ; car en ce cas le plaisir qui naît de la vue ne serait pas beau, puisque ce n’est pas un plaisir qui ait sa source dans l’ouïe. N’avouerons-nous pas, Hippias, que cet homme dit vrai ?
Mais ces plaisirs sont beaux l’un et l’autre, à ce que vous dites. Ne le disons-nous pas ?
Oui.
Ils ont donc une même qualité qui fait qu’ils sont beaux, une qualité commune à tous les deux, et particulière à chacun. [300b] Car il serait impossible autrement qu’ils fussent beaux tous les deux ensemble, et chacun séparément. Réponds-moi comme si tu avais affaire à lui.
Je réponds qu’il me paraît que la chose est comme tu le dis.
Si donc ces deux plaisirs pris ensemble ont quelque qualité qui n’est point particulière à chacun d’eux, ce n’est point en vertu de cette qualité qu’ils sont beaux.
Comment se peut-il faire, Socrate, qu’une qualité que deux choses quelconques n’ont point chacune séparément, elles l’aient prises ensemble ?
Il faudrait, pour le croire, que j’eusse bien peu de connaissance de la nature des choses, et des termes dont nous faisons usage dans la dispute présente.
Voilà une charmante réponse, Hippias. Pour moi, il me semble que j’entrevois quelque chose qui est de cette façon, que tu dis être impossible : mais peut-être ne vois-je rien.
Ce n’est pas peut-être, Socrate, mais très certainement, que tu vois de travers.
Cependant il se présente à mon esprit bien des objets de cette espèce : mais je m’en défie, puisque tu ne les vois pas, [300d] toi qui as amassé plus d’argent avec ta sagesse, qu’aucun homme de nos jours ; et que je les vois, moi qui n’ai jamais gagné une obole. Je crains, mon cher ami, que tu ne badines vis-à-vis de moi, et ne me trompes de gaieté de cœur ; tant j’aperçois distinctement de choses telles que je t’ai dit.
Personne ne saura mieux que toi, Socrate, si je badine ou non, si tu prends le parti de me dire ce que tu vois ; car il paraîtra clairement que ce n’est rien de solide ; et jamais tu ne trouveras que ce que nous n’éprouvons ni toi ni moi, nous l’éprouvions tous les deux ensemble.
Comment dis-tu, Hippias ? Peut-être as-tu raison, et ne te comprends-je pas. Mais je vais t’expliquer plus nettement ma pensée : écoute-moi. Il me paraît que ce que nous n’avons pas la conscience d’être en particulier ni toi ni moi, il est très possible que nous le soyons tous deux pris ensemble ; et réciproquement, que ce que nous sommes tous deux conjointement, nous ne le soyons en particulier ni l’un ni l’autre.
En vérité, Socrate, ceci est encore plus absurde que ce que tu disais tout-à-l’heure. En effet, penses-y un peu. Si nous étions justes tous les deux, chacun de nous ne le serait-il pas ? et si chacun de nous était injuste, ne le serions-nous pas tous les deux ? Ou si nous étions tous les deux en santé, [301a] chacun de nous ne se porterait-il pas bien ? et si nous avions l’un et l’autre quelque maladie, quelque blessure, quelque contusion, ou tout autre mal semblable, ne l’aurions-nous pas tous les deux ? De même encore, si nous étions tous les deux d’or, d’argent, d’ivoire, ou, si tu aimes mieux, nobles, sages, considérés, vieux ou jeunes, ou doués de telle autre qualité qu’il te plaira, dont l’homme est capable, ne serait-ce pas une nécessité indispensable que chacun de nous fût tel ?
Sans contredit.
Ton défaut, Socrate, et le défaut de ceux avec qui tu converses d’ordinaire, est de ne point considérer les choses en leur entier : vous détachez le beau de tout le reste pour voir ce que c’est, et vous coupez ainsi chaque objet par morceaux dans vos discours ; de là vient que tout ce qu’il y a de grand et de vaste dans les choses vous échappe. Et maintenant tu es si éloigné du vrai, que tu t’imagines qu’il y a des qualités, soit accidentelles, soit essentielles, qui conviennent à deux êtres conjointement, et ne leur conviennent pas séparément ; ou qui conviennent [301c] à l’un et à l’autre en particulier, et nullement à tous les deux : tant vous êtes incapables de raison et de discernement, tant vos lumières sont courtes et vos réflexions bornées.
Que faire, Hippias ? On n’est pas ce qu’on voudrait être, mais ce qu’on peut, comme dit le proverbe. Tu nous rends service, en nous donnant sans cesse des avis. Je veux te faire connaître encore davantage jusqu’où allait notre stupidité, avant les instructions que nous venons de recevoir de toi, en t’exposant notre manière de penser sur le sujet [301d] qui nous occupe. Ne t’en ferai-je point part ?
Tu ne me diras rien que je ne sache, Socrate ; car je connais la disposition d’esprit de tous ceux qui se mêlent de disputer. Cependant si cela te fait plaisir, parle.
Hé bien, cela me fait plaisir. Nous étions donc tellement bornés, mon cher, avant ce que tu viens de nous dire, que nous pensions de toi et de moi que chacun de nous est un, et que ce que nous sommes séparément, nous ne le sommes pas conjointement ; car pris ensemble nous ne sommes pas un, mais deux : tant notre ignorance [301e] était profonde. À présent tu as réformé nos idées, en nous apprenant que, si nous sommes deux conjointement, c’est une nécessité que chacun de nous soit aussi deux ; et que si chacun de nous est un, il est également nécessaire que tous les deux nous ne soyons qu’un : l’essence des choses ne permettant pas, selon Hippias, qu’il en soit autrement ; que par conséquent, ce que tous les deux sont, chacun l’est, et ce que chacun est, tous les deux le sont. Je me rends à tes raisons. Cependant, Hippias, rappelle-moi auparavant si toi et moi ne sommes qu’un, ou si tu es deux et moi deux.
Qu’est-ce que tu dis, Socrate ?
Je dis ce que je dis : car je crains de m’expliquer nettement devant toi, [302a] parce que tu t’emportes contre moi, lorsque tu crois avoir dit quelque chose de bon. Néanmoins dis-moi encore : chacun de nous n’est-il pas un, et n’a-t-il pas la conscience d’être un ?
Sans doute.
Si donc chacun de nous est un, il est impair. Ne juges-tu pas qu’un est impair ?
Oui.
Mais pris conjointement, et étant deux, sommes-nous aussi impairs ?
Nous sommes pairs au contraire, n’est-ce pas ?
Oui.
Parce que nous sommes pairs tous deux ensemble, [302b] s’ensuit-il que chacun de nous est pair ?
Non, assurément.
Il n’est donc pas de toute nécessité, comme tu disais, que chacun de nous soit ce que nous sommes tous les deux, et que nous soyons tous deux ce qu’est chacun de nous ?
Non pour ces sortes de choses ; mais cela est vrai pour celles dont je parlais plus haut.
Je n’en demande pas davantage, Hippias : il me suffit qu’en certains cas il en soit ainsi, et en d’autres d’une autre manière. Je disais en effet, si tu te rappelles ce qui a donné lieu à cette discussion, que les plaisirs de la vue et de l’ouïe ne sont pas beaux [302c] par une beauté qui fût propre à chacun d’eux en particulier, sans leur être commune à tous deux ensemble ; ni par une beauté qui leur fût commune à tous deux, sans être propre à chacun d’eux séparément ; mais par une beauté commune aux deux, et propre à chacun ; et c’est pour cela que tu accordais que ces plaisirs sont beaux pris conjointement et séparément. J’ai cru en conséquence que s’ils étaient beaux tous les deux, ce ne pouvait être qu’en vertu d’une qualité inhérente à l’un et à l’autre, et non d’une qualité qui manquât à l’un des deux ; et je le crois encore. Dis-moi donc de nouveau : si le plaisir de la vue et celui de l’ouïe [302d] sont beaux pris ensemble et séparément, ce qui les rend beaux n’est-il point commun aux deux et propre à chacun ?
Sans contredit.
Sont-ils beaux parce que ce sont des plaisirs, soit qu’on les prenne séparément ou ensemble ? Et à cet égard tous les autres plaisirs ne sont-ils pas aussi beaux que ceux-là, puisque nous avons reconnu, s’il t’en souvient, que ce ne sont pas moins des plaisirs ?
Je m’en souviens.
J’en conviens.
Vois si je dis vrai. Autant que je me rappelle, il a été dit que le beau est non pas simplement l’agréable, mais cette espèce d’agréable qui a sa source dans la vue et l’ouïe.
Cela est vrai.
N’est-il pas vrai aussi que cette qualité est commune à ces deux plaisirs pris conjointement, et n’est pas propre à chacun séparément ? car chacun d’eux en particulier, comme nous avons dit plus haut, n’est pas produit par les deux sens réunis ; mais les deux plaisirs pris ensemble sont produits par les deux sens pris ensemble, et non chacun d’eux en particulier. N’est-ce pas ?
Oui.
Ainsi chacun de ces plaisirs n’est point beau par ce qui lui est commun avec l’autre plaisir ; ce qui ne convient qu’aux deux n’étant pas propre à chacun. C’est pourquoi, dans cette supposition, on peut dire que les deux sont beaux pris ensemble, mais non [303a] qu’ils le sont chacun séparément. Comment dire en effet ? Cela n’est-il pas nécessaire ?
Il me le semble.
Dirons-nous donc que ces plaisirs, pris conjointement, sont beaux, et que, séparément, ils ne le sont pas ?
Qui en empêche ?
Voici, ce me semble, ce qui en empêche : c’est que nous avons reconnu des qualités qui se trouvent dans chaque objet, et qui sont telles, que, si elles sont communes à deux objets, elles sont propres à chacun ; et, si elles sont propres à chacun, elles sont communes aux deux. Telles sont toutes celles dont tu as parlé ; n’est-ce pas ?
Oui.
Oui.
Or, Hippias, ces deux classes de qualités étant admises, dans laquelle juges-tu qu’il faille mettre la beauté ? dans celle des qualités dont tu parlais ? en sorte que, comme il est vrai de dire que, si je suis fort et toi aussi, nous le sommes tous deux ; si je suis juste et toi aussi, nous le sommes tous deux ; et si nous le sommes tous deux, chacun de nous l’est, pareillement il soit vrai de dire que, si je suis beau et toi aussi, nous le sommes tous deux ; et si nous le sommes tous deux, chacun de nous l’est ? Ou bien rien n’empêche-t-il qu’il en soit du beau comme de certaines choses qui, prises conjointement, sont paires, et, séparément, peuvent être ou impaires ou paires ? et encore de celles qui séparément ne peuvent s’énoncer, et, prises ensemble, tantôt peuvent s’énoncer, [303c] tantôt ne le peuvent pas[8], et de mille autres semblables, que j’ai dit se présenter à mon esprit ? Dans quelle classe mets-tu le beau ? penses-tu là-dessus comme moi ? Pour moi, il me semble qu’il serait très absurde qu’étant beaux tous les deux, chacun de nous ne le fut pas, ou que chacun de nous étant beau, nous ne le fussions pas tous deux : j’en dis autant de tout le reste. Es-tu du même sentiment que moi, ou d’un sentiment opposé ?
Je suis du tien, Socrate.
Tu fais bien, Hippias ; cela nous épargne [303d] une plus longue recherche. En effet, s’il en est de la beauté comme du reste, le plaisir qui naît de la vue et de l’ouïe ne peut être beau, puisque la propriété de naître de la vue et de l’ouïe rend beaux ces deux plaisirs pris conjointement, mais non chacun d’eux séparément ; ce qui est impossible, comme nous en sommes convenus toi et moi, Hippias.
Nous en sommes convenus en effet.
Il est donc impossible que le plaisir qui a sa source dans la vue et l’ouïe soit beau, puisque, s’il était beau, il en résulterait une chose impossible.
Cela est vrai.
Puisque cette définition vous échappe, répliquera notre homme, [303e] dites-moi de nouveau l’un et l’autre quel est le beau qui se rencontre dans les plaisirs de la vue et de l’ouïe, et vous les a fait nommer beaux préférablement à tous les autres. Il me paraît nécessaire, Hippias, de répondre que c’est parce que de tous les plaisirs ce sont les moins nuisibles et les meilleurs, qu’on les prenne conjointement ou séparément. Ou bien connais-tu quelque autre différence qui les distingue des autres ?
Nulle autre ; et ce sont en effet les plus avantageux de tous les plaisirs.
Le beau, dira-t-il, est donc, selon vous, un plaisir avantageux. Il y a apparence, lui répondrai-je. Et toi ?
Et moi aussi.
Or, poursuivra-t-il, l’avantageux est ce qui produit le bien, et nous avons vu que ce qui produit est différent de ce qui est produit : nous voilà retombés dans notre premier embarras ; car le bon ne peut [304a] être beau, ni le beau bon, s’ils sont différens l’un de l’autre. Nous en conviendrons assurément, Hippias, si nous sommes sages, parce qu’il n’est pas permis de refuser son consentement à quiconque dit la vérité.
Mais toi, Socrate, que penses-tu de tout ceci ? Ce ne sont point là des discours, mais en vérité des raclures et des rognures de discours, hachés par morceaux, comme j’ai déjà dit. Ce qui est beau et vraiment estimable, c’est d’être en état de faire un beau discours en présence des juges, des sénateurs, ou de toute autre [304b] espèce de magistrats, et de ne se retirer qu’après les avoir persuadés, remportant avec soi la plus précieuse de toutes les récompenses, la conservation de sa personne, et celle de ses biens et de ses amis. Voilà à quoi tu dois t’attacher, au lieu de ces vaines subtilités, si tu ne veux passer pour un insensé, en t’occupant, comme tu fais maintenant, de pauvretés et de bagatelles.
O mon cher Hippias, tu es heureux de connaître les choses dont un homme doit s’occuper, et de t’en être occupé à fond ; comme [304c] tu dis. Pour moi telle est apparemment ma mauvaise destinée : je suis toujours dans le doute et l’incertitude ; et lorsque je fais part de mon embarras à vous autres sages, vous me maltraitez de paroles, après que je vous ai exposé mon état. Vous me dites tout ce que je viens d’entendre de ta bouche, que je m’occupe de sottises, de minuties, de misères ; et quand, convaincu par vos raisons, je dis, comme vous, qu’il est bien plus avantageux de savoir faire un beau discours devant les juges ou devant toute [304d] autre assemblée, j’essuie toutes sortes de reproches de plusieurs citoyens de cette ville, et en particulier de cet homme qui me critique à tout instant : car il m’appartient de fort près, et il demeure dans la même maison que moi. Lors donc que je suis de retour chez moi, et qu’il m’entend tenir un pareil langage, il me demande si je n’ai pas honte de parler de belles occupations tandis qu’il m’a prouvé jusqu’à l’évidence que j’ignore ce que c’est que le beau. Cependant, ajoute-t-il, comment sauras-tu si quelqu’un [304e] a fait ou non un beau discours ou une belle action quelconque, si tu ignores ce que c’est que le beau ? et tant que tu seras dans un pareil état, crois-tu que la vie te soit meilleure que la mort ? Je suis donc, comme je disais, accablé d’injures et de reproches et de ta part et de la sienne. Mais enfin peut-être est-ce une nécessité que j’endure tout cela ; il ne serait pas impossible après tout que j’en tirasse du profit. Il me semble du moins, Hippias, que ta conversation et la sienne ne m’ont point été inutiles, puisque je crois y avoir appris le sens du proverbe : les belles choses sont difficiles.
Notes
[modifier]- ↑ Voyez le Cratyle, l’Axiochus ; et Aristote, Rhétor. III, 14.
- ↑ Les Siciliens étaient célèbres pour leur mollesse, les Lacédémoniens pour leur austérité.
- ↑ En grec, légitime et légal ne sont qu’un seul mot, νομίμον ; et παρανομεῖν signifie également violer la loi en soi, et violer les lois positives. Il a fallu dans la conclusion se servir en français d’expressions différentes.
- ↑ Voyez le Protagoras, t. III, et le second Hippias.
- ↑ Voyez le second Hippias.
- ↑ Voyez le second Hippias.
- ↑ Cet endroit annonce le lieu, l’occasion, et les personnages du second Hippias.
- ↑ Les quantités rationnelles et irrationnelle.