Hippocrate - Œuvres complètes, traduction Littré, 1839/Tome VI/De l’art

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Hippocrate - Œuvres complètes, traduction Littré, 1839/Tome VI
Traduction par Émile Littré.
(p. 3-27).



DE L’ART


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1. (Discours destiné à démontrer la réalité de la médecine. — Exorde dirigé contre les sophistes qui, sans savoir spécial, nient qu’il y ait aucun art réel.) Il est des gens qui se font un art d’avilir les arts, s’imaginant faire par ce genre de travail non pas ce que je dis, mais étalage de leur propre savoir. A mon sens, découvrir chose qui n’ait pas été découverte et qui, trouvée, vaille mieux qu’ignorée, ou achever ce qui est resté inachevé, c’est le but et le fait de l’intelligence ; au contraire vouloir, par un artifice peu honorable de langage, vilipender les inventions d’autrui, sans rien perfectionner, tout en décriant les travaux des savants auprès des ignorants, ce n’est plus le but et le fait de l’intelligence, mais c’est plutôt ou annonce d’un mauvais naturel ou impéritie ; car à l’impéritie seule il appartient de vouloir, mais sans aucunement le pouvoir, satisfaire la malveillance qui aime, dans les ouvrages du prochain, à calomnier le bon, à railler le mauvais. Que de telles attaques contre les autres arts soient réprimées par ceux qui le peuvent, en tant qu’ils en ont souci et pour les points qui les intéressent ; quant au présent discours, il combattra les diatribes de même nature contre la médecine, enhardi par la qualité des adversaires qu’il blâme, plein de ressources à cause de l’art qu’il défend, puissant à cause de la doctrine sur laquelle il s’appuie.

2. (Argument général : ce qui est se voit, ce qui n’est pas ne se voit pas ; or, les arts se voient, donc ils sont réels.) En général, à mon avis, il n’y a point d’art qui ne soit réel ; car il est absurde de prétendre qu’une chose qui est n’est pas. Et qui jamais, trouvant visible la substance des choses qui ne sont pas, affirma qu’elles sont ? Car s’il était possible de voir ce qui n’est pas comme on voit ce qui est, je ne conçois pas comment on en nierait la réalité, puisqu’on en verrait par les yeux et comprendrait par la raison l’existence. Mais prenez garde, il n’en est pas ainsi ; ce qui est se voit et se connaît toujours ; ce qui n’est pas ne se voit ni ne se connaît. Or, la connaissance s’acquiert à fur et mesure que les arts sont montrés, et il n’y en a aucun qu’on ne voie sortir d’une certaine réalité. Et, de fait, ce sont les réalités qui ont donné le nom aux arts ; car il est absurde de penser que les réalités sont produites par les noms ; la chose est impossible ; les noms sont des conventions que la nature impose, mais les réalités sont non des conventions qu’elle impose, mais des productions qu’elle enfante.

3. (L’auteur passe à son sujet spécial, la médecine, qu’il définit. L’objet en est de guérir les maladies, avec la condition de ne pas toucher aux cas où le mal est plus fort qu’elle.) Sur ce sujet général, si ce qui vient d’être dit n’a pas été suffisamment compris, on s’instruira plus à fond dans d’autres traités. Quant à la médecine (car c’est d’elle qu’il s’agit), j’en vais faire la démonstration ; et d’abord, la définissant telle que je la conçois, je dis que l’objet en est, en général, d’écarter les souffrances des malades et de diminuer la violence des maladies, tout en s’abstenant de toucher à ceux chez qui le mal est le plus fort ; cas placé, comme on doit le savoir, au-dessus des ressources de l’art. Qu’elle remplisse toutes ces conditions et qu’elle soit en état de les remplir constamment, c’est sur quoi va rouler le reste de mon discours ; et, tout en faisant la démonstration de l’art, je ruinerai les arguments de ceux qui prétendent l’avilir, et je les ruinerai par les endroits où chacun d’eux s’imagine obtenir quelque succès.

4. (Objection : tous les malades ne guérissent pas ; ceux qui guérissent le doivent à la fortune. — Réponse : la puissance de Infortune est petite.) Je commence par un point que tous m’accorderont, c’est que, parmi les malades traités par la médecine, quelques-uns guérissent ; non pas tous ; et c’est justement le reproche qu’on lui adresse. Les adversaires, arguant des morts que causent les maladies, prétendent que ceux qui en réchappent, réchappent par le bénéfice de la fortune et non de l’art. Pour moi, je ne contesterai pas à la fortune toute influence ; mais je crois que les maladies traitées mal, sont le plus souvent suivies d’un mauvais succès, et, traitées bien, d’un bon succès. Puis, à quoi les personnes guéries pourraient-elles attribuer leur guérison, si ce n’est à l’art, vu qu’elles se sont rétablies par son concours et ses services ? Évidemment, par cela seul qu’elles s’y sont confiées, elles ne se soucièrent pas de prendre en considération la mince réalité de la fortune, et de la sorte elles sont quittes envers l’une, mais non envers l’autre ; car, en se remettant et confiant à l’art, elles en ont reconnu la réalité, et le résultat leur en a démontré la puissance.

5. (Objection : des malades guérissent sans médecin. — Réponse : ils ont guéri en faisant ceci ou cela ; or, le choix entre ce qui est bon et ce qui est mauvais, implique l’existence de l’art.) Ici, l’adversaire objectera que bien des malades ont guéri sans l’intervention du médecin. Je n’en disconviens pas ; mais il se peut, ce me semble, que, même sans médecin, ils aient usé de la médecine. Ce n’est pas qu’ils aient su ce qu’elle aurait conseillé ou déconseillé ; mais le hasard a fait qu’ils se sont traités comme les aurait traités un médecin, s’ils s’en étaient servis. Et certes, c’est là une grande preuve de l’existence de l’art, tellement existant et tellement fort que, manifestement, il sauve ceux même qui n’y croient pas. Car, de toute nécessité, les malades qui, sans se servir de médecin, ont guéri, savent qu’ils ont guéri en faisant ou ne faisant pas ceci ou cela. Abstinence d’aliments ou alimentation abondante, boissons copieuses ou soif, bains ou absence de bains, exercice ou repos, sommeil ou veille, ou enfin mélange de toutes ces choses, telles sont les conditions sous lesquelles ils se sont rétablis. Et, nécessairement aussi, ils ont reconnu par le soulagement ce qui était utile, et par le mal souffert, s’ils en ont souffert, ce qui était nuisible. A la vérité, tout le monde n’est pas capable de reconnaître les caractères de ce qui sert et de ce qui nuit. Mais le malade qui saura louer ou blâmer quelques points du régime sous lequel il a guéri, trouvera que tout cela est la médecine ; et ce qui a nui ne témoigne pas moins que ce qui a servi, en faveur de l’existence de l’art. En effet, l’utile a été utile par la bonne application, et le nuisible a été nuisible par la mauvaise application. Or, quand le bien et le mal ont chacun une limite, comment ne pas voir là un art ? Je maintiens que l’art est absent partout où rien n’est ni bien ni mal ; mais je maintiens aussi, quand le bien et le mal sont en présence, que l’art ne peut plus être absent.

6. (Développement de la réponse : la variété et la combinaison des moyens prouvent la réalité de l’art. Le hasard n’existe pas.) En outre, si la guérison ne réussissait à la médecine et au médecin que par l’action des remèdes évacuants et resserrants, mon argumentation serait faible ; mais on voit les médecins les plus renommés guérir par le régime et par d’autres combinaisons dans lesquelles le caractère de l’art ne pourrait être contesté, je ne dis point par un médecin, mais par l’homme le plus ignorant de la médecine à qui on les expliquerait. Donc, s’il n’est rien qui soit sans usage pour les bons médecins et dans la médecine, et si la plupart des productions naturelles et artificielles fournissent les éléments des traitements et des remèdes, il n’est pas possible à aucune des personnes guéries sans médecin, d’imputer raisonnablement leur guérison au hasard. En effet, on démontre que le hasard n’existe pas ; on trouvera que tout ce qui se fait, se fait par un pourquoi ; or, devant un pourquoi, le hasard perd visiblement toute réalité, et ce n’est plus qu’un mot. Mais, visiblement aussi, la médecine possède et possédera toujours une réalité et dans le pourquoi et dans la prévision qui lui appartient.

7. (Objection : les terminaisons funestes. — Réponse : elles sont plutôt imputables à l’indocilité des malades qu’à l’inhabileté des médecins. — Description remarquable du médecin et du malade par rapport l’un à l’autre.) Voilà ce qu’on pourrait répondre à ceux qui enlèvent à l’art les guérisons pour les attribuer à la fortune. Quant à ceux qui en nient l’existence en raison des terminaisons funestes, je ne conçois pas de quel argument plausible ils s’autorisent pour en accuser, non l’indocilité des défunts, mais le savoir de ceux qui pratiquent la médecine ; comme si, le médecin pouvant faire de mauvaises prescriptions, le malade ne pouvait pas transgresser ce qui lui est commandé ! Et, de fait, il est beaucoup plus vraisemblable que le malade sera incapable d’obéir aux prescriptions, qu’il ne l’est que le médecin fera de mauvaises prescriptions. En effet, le médecin se met à l’œuvre sain d’esprit et sain de corps, raisonnant sur le cas présent, et, parmi les cas passés, sur ceux qui ressemblent au cas présent, de manière à pouvoir citer des guérisons dues au traitement. Mais le malade, qui ne connaît ni sa maladie, ni les causes de sa maladie, ni ce qui adviendra de l’état actuel, ni ce qui arrive dans des cas semblables aux siens, reçoit les ordonnances, souffrant dans le présent, effrayé pour l’avenir, plein de son mal, vide d’aliments, souhaitant plutôt ce que la maladie lui rend agréable, que ce qui convient à la guérison, ne voulant sans doute pas mourir, mais incapable de fermeté et de patience. Laquelle des deux alternatives est la plus vraisemblable, soit d’admettre que le malade, ainsi disposé, n’exécutera pas ou exécutera mal les ordonnances du médecin ; soit d’admettre que le médecin, se trouvant dans les conditions décrites plus haut, fera de mauvaises prescriptions ? N’est-il pas bien plus naturel que l’un prescrive convenablement, mais que l’autre n’ait sans doute pas le courage d’obéir, et, n’obéissant pas, succombe ? Terminaison funeste, dont ceux qui raisonnent mal ôtent la responsabilité au vrai coupable pour la rejeter sur qui n’en peut mais.

8. (Objection : les médecins refusent de se charger des maladies désespérées ; l’art, s’il était réel, devrait tout guérir. — Réponse : en toute chose il γ a des bornes que l’art ne peut dépasser.) D’autres, en raison des médecins qui refusent de se charger des maladies désespérées, attaquent la médecine, et disent que les cas qu’elle entreprend de traiter guériraient d’eux-mêmes, mais qu’elle déserte justement ceux où il est besoin de secours, et que, s’il y avait un art, il faudrait guérir tout également. Ceux qui tiennent de tels discours, s’ils blâmaient les médecins de ne pas les soigner, eux qui parlent ainsi, comme gens en délire, leur adresseraient un reproche plus vraisemblable que celui qu’ils leur adressent. En effet, demander à l’art ce qui n’est pas de l’art, ou à la nature ce qui n’est pas de la nature, c’est être ignorant, et l’être d’une ignorance qui tient plus de la folie que du défaut d’instruction. Dans les choses où il nous est donné d’avoir le dessus à l’aide des instruments fournis et par la nature et par les arts, nous pouvons opérer ; mais, dans les autres, nous ne le pouvons pas. Lors donc qu’un homme éprouve un mal plus fort que les instruments de la médecine, il ne faut pas sans doute espérer qu’elle en triomphe. Soit par exemple le feu : des caustiques médicaux, c’est celui qui brûle au plus haut degré ; beaucoup d’autres caustiques brûlent à un degré moindre. Les affections rebelles aux caustiques moins puissants, évidemment ne sont pas encore incurables ; mais les affections rebelles au caustique le plus puissant, ne sont-elles pas incurables manifestement ? Là, en effet, où le feu échoue, comment ne pas voir que ce qu’il ne consume pas réclame indubitablement l’emploi d’un art autre que celui dont le feu est l’instrument ? J’en dirai autant des autres agents dont se sert la médecine : pour tous, je maintiens que le médecin à qui l’un quelconque fait défaut est en droit d’accuser non son art, mais la violence de la maladie ; donc, ceux qui le blâment de ne pas toucher au malade vaincu par le mal, lui conseillent de consacrer ses soins autant au cas qui ne les comporte pas, qu’à celui qui les comporte. Mais pour un tel conseil, s’ils sont admirés par les médecins de nom, ils sont moqués par les médecins de fait. Les gens habiles dans l’art médical ne tiennent compte ni de censeurs ni de preneurs aussi insensés, maïs ils tiennent compte de ceux qui savent en quels cas les opérations du praticien, atteignant le but, sont complètes, ou, ne l’atteignant pas, sont défectueuses, et, parmi ces imperfections, quelles sont imputables à l’opérateur et quelles à l’opéré.

9. (Difficultés de la médecine. Division des maladies en externes et internes. Maladies externes.) Ces conditions, en ce qui regarde les autres arts, seront indiquées dans un autre temps et dans un autre discours. Quant aux choses médicales, ce qu’elles sont, et comment il faut en juger, cela est démontré partie dans ce qui précède et partie dans ce qui suit. Les maladies, pour ceux qui sont suffisamment versés dans la connaissance de la médecine, se divisent en maladies dont le siége n’est pas caché (celles-là sont peu nombreuses), et en maladies dont le siége est apparent (celles-là sont nombreuses). En effet, les affections tournées vers les parties internes sont cachées ; celles qui font efflorescence à la surface et se manifestent, soit par la couleur, soit par la tuméfaction, sont apparentes, et l’on peut, par la vue et le loucher, juger de la dureté et de l’humidité, distinguer celles qui sont chaudes ou froides, et reconnaître quelle est la condition dont la présence ou l’absence les rend telles qu’elles sont. Dans tous les cas de ce genre, le traitement ne doit commettre aucune faute, non qu’il soit facile, mais parce qu’il est trouvé ; or, il est trouvé, non pour ceux qui ont vouloir, mais pour ceux qui ont pouvoir ; et n’ont pouvoir que ceux dont l’éducation n’a pas éprouvé d’obstacle, et pour qui la nature n’a pas été avare (La Loi, 2).

10. (Maladies internes. Elles siègent dans les cavités ; or, les cavités sont nombreuses. Partout où, soit sous la peau, soit dans les chairs, il γ a simple contiguité, on doit admettre un vide.) Voilà quelle doit être la puissance de l’art dans les maladies apparentes ; mais pourtant il ne doit pas demeurer dans l’impuissance pour les maladies qui le sont moins. Ces maladies moins apparentes sont celles qui se portent vers les os ou une cavité ; et le corps n’a pas une seule cavité, il en a plusieurs. Ainsi il en est deux qui reçoivent et expulsent les matières alimentaires ; il en est beaucoup d’autres que connaissent ceux qui s’occupent de ces objets. En effet, tous les membres pourvus d’une chair arrondie qu’on nomme muscle, ont une cavité. Partout où il n’y a pas continuité, soit sous la peau, soit sous la chair, est un vide rempli d’air en santé, d’humeur en maladie. Les bras ont une chair semblable, les cuisses et les jambes en ont aussi ; et même dans les parties non charnues existent des cavités analogues à celles qu’on démontre dans les parties charnues. Voyez ce qu’on nomme thorax[1], où le foie est logé, le globe de la tête, où est l’encéphale, le dos, où tient le poumon : il n’est aucune de ces parties qui n’ait aussi un vide et n’offre de nombreux interstices, auxquels il ne manque rien pour être des vaisseaux portant diverses matières, les unes nuisibles, les autres utiles au sujet. Voyez encore les veines nombreuses, les nerfs qui sont, non pas superficiels dans la chair, mais appliqués contre les os, et servant jusqu’à un certain point de ligaments aux articulations, voyez les articulations elles-mêmes où roulent les jointures des os mobiles : il n’est aucune de ces parties qui ne soit percée de pertuis, et où des cavités n’existent ; cavités révélées par l’humeur qui, lorsqu’elles sont ouvertes, s’en écoule avec grande abondance et grande malfaisance.

11. (Difficultés que présentent les maladies internes. Du temps se passe avant que le diagnostic ne soit établi ; ce retard est imputable non à l’art, mais à la force des choses,) Rien absolument de ce qui vient d’être énuméré ci-dessus ne peut être vu par les yeux ; aussi là les maladies sont occultes ; telles je les nomme, et telles l’art les estime. Cependant, tout occultes qu’elles sont, elles n’ont pas été victorieuses ; loin de là, elles ont été vaincues autant que la chose est possible ; or, la possibilité dépend et des facilités qu’offre la constitution du malade pour l’examen, et du talent qu’a l’observateur pour l’observation. Dans ces cas, pour connaître, il faut bien plus de peine et bien plus de temps que si l’on employait les yeux. Ce qui échappe à la vue du corps est saisi par la vue de l’esprit ; et les accidents qu’éprouve le malade dans ce retard, sont imputables, non à celui qui le traite, mais à la constitution du patient et à la nature du mal. En effet, le médecin, n’ayant pu connaître l’affection ni par la vue directe ni par les détails communiqués, la recherche par le raisonnement. Et de fait, les renseignements que les individus atteints de maladies cachées essayent de donner au médecin, sont dictés plus par les opinions que par une connaissance positive ; car, s’ils avaient eu cette connaissance, ils ne seraient pas tombés malades, vu que c’est un savoir de même ordre de pénétrer la cause des maladies et d’être habile à y appliquer tous les traitements qui les empêchent de grandir. Donc, lorsque les renseignements ne peuvent fournir rien de précis et de certain, le médecin doit tourner ailleurs ses regards ; et une telle lenteur est imputable, non à l’art, mais à la nature des corps malades. L’art attend, pour se mettre à l’œuvre, qu’il se soit rendu compte du mal, visant à le traiter plutôt avec prudence qu’avec témérité, avec douceur plutôt qu’avec violence. La nature, si elle donne le temps de pénétrer le mal, donnera aussi le temps de le guérir ; mais, si elle est vaincue dans l’intervalle que dure l’examen, soit parce que le secours du médecin a été tardivement réclamé, soit à cause de la rapidité du mal, l’issue sera funeste. La maladie, si le traitement part en même temps qu’elle, n’a point d’avance ; elle en a quand elle le précède ; et elle le précède tant à cause de la densité des corps, au fond desquels habitent les maladies loin du regard, que parla négligence des patients ; or, la chose est naturelle ; car c’est non pour le mal s’établissant, mais pour le mal établi, qu’ils demandent les secours médicaux. Cela étant, la puissance de l’art me paraît plus admirable quand il rend la santé à quelque malade atteint d’une affection cachée, que quand il s’attaque à des choses impossibles. Du moins, lui demander de s’y attaquer, ce serait lui imposer une condition qui n’est imposée à aucun des arts inventés jusqu’à présent. Ceux des arts qui emploient le feu sont inoccupés quand il est absent, et occupés quand il est allumé ; ceux qui mettent en œuvre des matières faciles à retoucher, telles que les bois, les cuirs, ceux qui s’exercent par le dessin, par le cuivre et par le fer, en un mot, la plupart de ceux qui pratiquent des opérations de ce genre, tiennent moins, bien qu’il soit aisé de corriger les objets faits de ces substances ou à l’aide de ces substances, à procéder avec célérité que conformément aux règles ; ils ne prétendent pas non plus à des prodiges, et, si quelqu’un de leurs instruments fait défaut, le travail chôme ; cependant la lenteur est contraire à leurs intérêts, mais elle n’en est pas moins préférée.

12. (Pour étudier les maladies internes, la médecine s’est créé des ressources auxiliaires ; mais ces ressources, étant indirectes, comportent de l’indétermination et entraînent des retards.) De son côté, la médecine, empêchée, ici dans les empyêmes, là dans les affections du foie ou des reins, en un mot, dans toutes celles des cavités, de rien voir de cette vue des yeux qui permet à chacun d’examiner suffisamment les objets, s’est créé des ressources auxiliaires, observant la netteté ou la raucité de la voix, la rapidité ou la lenteur de la respiration, et, pour chacun des flux ordinaires, les voies qui leur livrent issue. Elle juge de ces flux par leur odeur, par leur couleur, par leur ténuité et leur consistance, et en induit de quel état ces phénomènes sont signes, quels indiquent un lieu déjà affecté, quels un lieu pouvant s’affecter. Quand ces signes sont muets et que la nature ne les fournit pas elle-même de son plein gré, la médecine a trouvé des moyens de contrainte par lesquels s’ouvre la nature violentée sans dommage ; celle-ci, relâchée de la sorte, révèle aux gens qui savent leur métier, ce qu’il faut faire. Ainsi, tantôt la médecine force la chaleur innée à dissiper au dehors l’humeur phlegmatique par l’intermédiaire d’aliments et de boissons acres, afin d’appuyer son jugement sur la vue de quelque chose en des cas où autrement il lui était absolument interdît de rien voir ; tantôt, par des promenades sur des chemins montants et par des courses, elle oblige la respiration à révéler ce dont elle est la révélatrice ordinaire ; tantôt enfin, provoquant les sueurs par les moyens indiqués plus haut, elle reconnaît tout ce qu’à l’aide du feu on reconnaît dans la vaporisation de l’eau. Quelquefois, ce qui est excrété par la vessie donne, sur la maladie, de meilleures notions que ce qui sort par la peau ; en conséquence, la médecine a découvert des boissons et des aliments qui, étant plus chauds que la matière qui échauffe le corps, la fondent et en déterminent l’écoulement ; matière qui ne se serait jamais écoulée sans cette intervention. On le voit, les excrétions n’ont pas un rapport constant avec les renseignements qu’elles fournissent, et varient suivant les voies qu’elles suivent : il ne faut donc pas s’étonner que l’on s’y fie plus tardivement, et que l’application en soit moins efficace, puisqu’elles ne servent au jugement thérapeutique qu’après tant d’interprétations indirectes.

13. (Conclusion.) En définitive, la médecine dispose de raisonnements qui lui fournissent des secours pour le traitement, elle s’abstient avec raison de toucher aux maladies peu susceptibles de guérison, ou bien, y touchant, elle n’y commet aucune faute. Cette proposition est démontrée et par le présent discours et par les exemples des hommes sachant leur métier ; ceux-là se plaisent plus à prouver par des faits que par des paroles, et, sans s’occuper de discourir, ils sont persuadés que le vulgaire a plus de confiance en ce qui frappe ses yeux, qu’en ce qui frappe ses oreilles.


fin du traité de l’art.

  1. Thorax est ici employé dans un sens plus étendu que d’ordinaire.