Histoire abrégée de l'île Bourbon/III

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Anonyme
Imprimerie de Gabriel & Gaston Lahuppe (p. 18-25).

CHAPITRE III

Henri d’Orgeret — Florimont — Le père Bernardin, Droullard, gouverneurs — Fort-Dauphin — Une famine — Prospérité sous le père Bernardin.
Henri d’Orgeret — 1674 à 1678

13. L’esprit de mutinerie qui avait éclaté sous le gouvernement de La Hure, se réveilla bientôt ; mais d’Orgeret sut le maîtriser par sa prudente modération. Il se montra conciliant et dévoué à tous les intérêts. La chasse fut réglementée au lieu d’être interdite ; les noirs marrons vivement poursuivis, le travail encouragé et protégé. Les habitants témoignaient leur satisfaction d’un régime qui rappelait l’excellente administration de Regnault, et la colonie aurait pu être heureuse sans les calamités qui vinrent la frapper.

14. En 1674 la colonie de Fort-Dauphin fut détruite sans retour. Quelques échappés du massacre vinrent se réfugier à Bourbon, qui leur fit l’accueil le plus empressé. Les malgaches de Bourbon pensant imiter leurs congénères, tuèrent l’officier de Sainte-Suzanne et un français ; ils n’eurent pas le temps d’aller plus loin, la révolte fut réprimée et tout rentra dans l’ordre.

On pense qu’il y eut à peine quelques victimes à Fort-Dauphin. Presque tous se sauvèrent sur le Blanc-Pignon qui se trouvait au port. Ces malheureux, au nombre desquels étaient les orphelines que la France envoyait à Bourbon, furent conduits à Mozambique, colonie portugaise. La moitié, près de 150, avait péri en route ; le reste se dissémina, partie chez les Portugais, en France, dans les Indes d’où quelques-uns seulement vinrent à Bourbon. Des seize orphelines expédiées, deux seulement parvinrent à leur destination.

À l’arrivée de ces infortunés, ce fut à qui partagerait sa case, son linge, sa nourriture, ses provisions. Les réfugiés furent si touchés de tant de cordialité que pas un ne quitta la colonie. Au reste, l’hospitalité des premiers habitants était si empressée qu’elle donna naissance à ce proverbe des vieux créoles : « qu’on pouvait faire le tour de la Colonie sans une piastre dans la poche, ni louer âne ou mulet. » [1]

15. En 1677, les rats étaient devenus tellement nombreux qu’ils dévorèrent toutes les plantations ; il s’en suivit une famine qui réduisit les habitants à la plus affreuse misère. Ces calamités provoquèrent une insubordination telle que le gouverneur tenta inutilement d’en arrêter le cours. Son impuissance l’affecta profondément, et il en mourut de chagrin.

À cette époque les lieux les plus habités étaient Saint-Paul, le Butor, le Chaudron, la Ravine-des-Chèvres (Sainte-Marie), l’Étang de l’Assomption et la Possession.

La Ravine des Chèvres comprend ici la population de Sainte-Marie, car les premières habitations occupaient le terrain situé entre le Charpentier et la ravine des Chèvres.

En 1667, un corsaire, chassé par la flotte du marquis de Mondevergue, préféra se jeter à la côte plutôt que de tomber entre les mains des vainqueurs. Au moment d’échouer, l’équipage fit vœu, s’il était sauvé, d’élever un sanctuaire à la Vierge Marie : personne ne périt. Les matelots, fidèles à leur engagement, transformèrent les débris du navire en une modeste chapelle non loin de l’endroit où est situé l’église actuelle. Ce pieux devoir accompli, les pirates allèrent demander aux habitants de Saint-Paul les moyens d’existence que leur vie d’aventure ne pouvait plus leur offrir : toutefois ils n’oublièrent point le sanctuaire de Sainte-Marie. Quelques mois après, plusieurs habitants de Saint-Paul les accompagnèrent dans un premier pèlerinage, ceux de Sainte-Suzanne les imitèrent l’année suivante ; en 1669 les trois premiers quartiers de la Colonie s’y trouvaient réunis.

Le Cardinal de Tournon y fit, en 1703, une nombreuse première communion, suivie du sacrement de confirmation. En 1708 Dominique Peréira, époux de la veuve Tessier, reconstruisit la chapelle que les cyclones avaient renversée. Les pèlerinages y affluèrent de tous les points habités de la Colonie jusqu’après 1720 : ils cessèrent par suite de quelques scènes de désordre qui s’y produisirent.

Avant 1670, Noël Tessier était le seul habitant de Ste-Marie ; ses deux fils et ses gendres Descottes, d’Amour, Maillot, Bègue, Crosnier défrichèrent une partie des terres ; ils concédèrent la portion occupée aujourd’hui par le cimetière, l’église et le presbytère.

Sainte-Marie reçut un prêtre titulaire en 1733 ; M. Borthon, ses deux successeurs : MM. Desbeurs et Roby, officièrent dans la chapelle de Péréira ; mais M. Boussu, 4e titulaire, 1739, fit bâtir une église plus vaste ; la paroisse comptait alors vingt-cinq grosses familles, population considérable pour l’époque.

Le quartier fut détaché de la commune de Saint-Denis par l’assemblée nationale en 1789.

De Florimont — 1678 à 1680

16. Le gouvernement de Florimont n’offre rien de particulier, sinon une lettre adressée au ministre Colbert, par laquelle il se plaint du dénûment de matériel pour le travail, de l’insuffisance d’ecclésiastiques, et de l’insubordination des jeunes gens surtout.

À leur tour les habitants se plaignent au même ministre de l’injustice et des vexations dont ils sont l’objet ; ils réclament quelques adoucissements, plus d’équité de la part des gouverneurs, la liberté de vente et l’autorisation de se défaire des Madagascarins.

17. Après deux années de pouvoir, de Florimont mourut d’apoplexie (d’autres disent assassiné) en faisant la pêche dans une ravine située entre le Bernica et Saint-Gilles, et qui a porté son nom depuis.

À la vérité, les moyens employés par le Gouverneur pour obtenir la soumission et l’obéissance n’étaient pas de nature à lui gagner les cœurs. Il fit venir de l’Inde des graines de pagodes que l’on répandit sur le sable, afin d’obliger les habitants à se servir de chaussures. Le véritable motif de cette mesure était la vente d’une cargaison de souliers que la Compagnie avait envoyés et sur lesquels le Gouverneur espérait tirer sa part de profit.

Les grandes difficultés des premiers temps de la colonie provenaient des trois causes suivantes :

1° La Compagnie, souveraine de Bourbon, entendait retirer ses bénéfices de la colonisation qu’elle établissait ; c’eût été justice, si elle avait su atteindre ce but en favorisant le commerce au lieu de l’entraver. Les colons étaient tenus d’apporter leurs marchandises dans les magasins de la Compagnie, qui les payait de manière à gagner cent pour cent. Ils devaient encore acheter de la même Compagnie leurs fournitures à des prix tels que la Compagnie et ses agents réalisaient encore cinquante, soixante, cent pour cent.

2° Les forbans qui sillonnaient la mer des Indes approchaient fréquemment de Bourbon. Ils apportaient d’Europe ou des Indes toutes les marchandises dont les habitants pouvaient avoir besoin, les leur offrant en échange des produits indigènes, à des conditions beaucoup plus avantageuses que celles qu’on leur imposait. Mais la rigueur des ordonnances contraignait les colons de renoncer à des bénéfices que la Compagnie voulait à tout prix monopoliser.

3° La chasse était une source importante de l’alimentation. Son interdiction soumettait les malheureux habitants à des privations parfois trop pénibles, en des temps où il n’y avait pas d’autre viande que celle du gibier tué dans la forêt. Empêcher l’excès, comme le père Bernardin, eût été une sage mesure ; malheureusement, la plupart des gouverneurs ne savaient user de l’autorité que par la dureté, il était inévitable que l’on y répondît par les murmures et l’insubordination.

Le Père Bernardin — 1686 à 1689

18. Après la mort de Florimont, tous les yeux se portèrent sur le père Bernardin, capucin mineur, venu de l’Inde en 1674. La douceur et la prudence de son ministère pastoral lui avaient attiré les cœurs, aussi fut-il élu à l’unanimité. Malgré sa répugnance, le père accepta le fardeau qu’on lui imposait. Il assembla les habitants dans l’église, leur exposa ses vues, réclama l’obéissance et leur promit son dévouement. Tous tinrent parole.

19. Les noirs marrons, traqués sous d’Orgeret, crurent pouvoir recommencer leurs brigandages ; mais ils furent sévèrement réprimés. Ce danger écarté, le père Bernardin s’appliqua tout entier au bonheur des habitants ; il encouragea le travail, réglementa la chasse, fit planter le coton qu’il avait rapporté de Surate, essaya, mais sans succès, l’introduction du girofle. Il voulait que les femmes eussent leurs occupations ; il fit apprendre aux jeunes filles à coudre et à filer, et déclara ne vouloir les marier qu’autant qu’elles seraient habiles en ce genre de travail.

20. Dans sa lettre à Colbert, le père Bernardin demande des outils, des étoffes, des orphelines pour être mariées aux jeunes gens, des forces régulières pour soutenir l’autorité, la liberté de faire le commerce ; puis il indique la rivière d’Abord, comme la plus favorable à la construction d’un port. Cette lettre demeura sans réponse ; il se rendit alors lui même à la Cour, dans le but de plaider plus éloquemment la cause des habitants. En partant, il remit le commandement de l’île à J.-B. Drouillard.

Jean-Baptiste Drouillard — 1686 à 1689

21. La colonie, si tranquille sous l’administration paternelle du père Bernardin, changea de situation peu après son départ. L’insubordination, la révolte reparurent plus fortement qu’auparavant, et le malheureux Drouillard ne sut faire face à aucune difficulté. Ses expédients, loin de le tirer d’affaire, n’aboutirent qu’à le jeter dans de plus grands embarras.

22. La chasse réglementée par son prédécesseur fut interdite. On vint se plaindre à lui de cette mesure, mais les auteurs d’une démarche si hardie subirent l’emprisonnement ; la population somma le gouverneur de les élargir. Pensant pouvoir compter sur l’assistance religieuse, il sollicita et obtint M. Camenhin, aumônier d’un navire. Celui-ci se déclara contre le gouverneur et lui fut opposé en tout.

23. Un navire portugais échoua en rade de Saint-Denis ; le capitaine demanda pour lui et son équipage une hospitalité qui fut généreusement accordée. Les Portugais en profitèrent pour piller, chasser et dévaster sans le moindre ménagement ; ils se déclarèrent maîtres du pays, sous prétexte qu’il avait été découvert par leurs compatriotes. L’un d’eux, nommé Péréira se permit d’arracher l’affiche par laquelle le Gouverneur défendait les déprédations. Le chef de l’île s’en plaignit au capitaine portugais ; pour toute réponse, Péréira saisit une barre de fer avec laquelle il menaça le gouverneur ; mais celui-ci tua le forban d’un coup de pistolet. Néanmoins les habitants accusèrent le gouverneur de trahison, et déjà les principaux mutins agitaient la question d’indépendance absolue.

24. Fatigué, accablé de tant de misère, Drouillard quitta précipitamment la Colonie pour rentrer en France, (12 décembre 1689). Les accusations des mécontents l’y suivirent et le firent mettre en prison ; mais les explications envoyées par le navire Les Jeux (capitaine Houssaye) lui firent rendre la liberté.

  1. Notice.