Histoire abrégée de l'île Bourbon/VII

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Anonyme
Imprimerie de Gabriel & Gaston Lahuppe (p. 38-47).

CHAPITRE VII

Desforges Boucher, Dioré et Dunins, gouverneurs — Ouragan — Incendie de Saint-Paul — Dévouement des Lazaristes — Legs — Exclusion du Conseil provincial — Conseil supérieur — L’île Marianne — Saint-Louis — Ordonnances sur les concessions — Sauterelles et variole — Complot — Chemin de Saint-Denis à Saint-Paul. Dégrèvement, hussier — Ravensara — Cyclone — Saint-Benoit, Saint-Pierre.
Desforges Boucher — 1723 à 1725.

13. L’année 1723 demeura tristement célèbre| par d’affreux ouragans et un vaste incendie qui dévora, à Saint-Paul, le trésor et les papiers de la Colonie. Dans cette double détresse, les missionnaires lazaristes furent heureux d’offrir au gouvernement tout ce qu’ils possédaient personnellement et tout ce qui leur avait été confié pour être employé en bonnes œuvres. De plus, ils s’étaient chargés du soin des orphelins, des pauvres, des vieillards et des infirmes. Quelques mois après, le Conseil composé de quinze membres leur défendait de recevoir à l’avenir tout legs d’argent ou de meubles. En outre, on les exclut du Conseils provincial, comme n’ayant à se mêler en aucune façon des affaires de la Colonie.

14. Le Conseil provincial ne suffisant plus aux affaires du pays, fut remplacé par le Conseil supérieur, qui était tout à la fois législatif, judiciaire, administratif et dont la juridiction s’étendit à Maurice jusqu’en 1734. Il fut arrêté que tout individu justifierait, par tête de noir, d’au moins 200 caféiers en rapport de l’espèce Moka. La même ordonnance condamnait à la peine de mort tout individu convaincu d’avoir volé du café ou détruit un caféier en rapport. (1724).

« Hâtons-nous d’ajouter que ces termes puni de mort ne furent pas pris dans leur rigueur, et qu’il n’y eût personne de décapité ou de pendu. »[1]

Élie Dioré — 1725 à 1727.

15. Nommé commandant, puis gouverneur, M. Dioré envoya la corvette la Ressource prendre possession de l’île Rodrigue, baptisée ensuite du nom de Marianne qu’elle n’a pas conservé. Les actes administratifs de M. Dioré n’offrent rien de particulier ; « il fit une absence durant laquelle M. Sicre de Fontbrune, commandant à Sainte-Suzanne, signe avec le titre de Commandant pour la Compagnie.[1]

Avant le déboisement complet du littoral, le terrain situé entre la marine du Bois-Rouge et la route servait de fond à un étang vaste et peuplé de superbes anguilles. L’espace compris entre cet étang et l’embouchure de la rivière fut choisi par le Commandant Regnault pour la fondation du vieux Sainte-Suzanne.

Vers 1725, M. Teste, voulant reconstruire l’église, jugea utile de la rapprocher du Bel-Air, afin de lui faire occuper le point le plus central de la population. Cette mesure détermina peu à peu la formation du groupe de maisons qui compose le quartier actuel.

Pendant les trois premières époques de la colonisation, Sainte-Suzanne a été le quartier le plus peuplé. Sa position éloignée de Saint-Paul lui valut la prépondérance sur les paroisses de Saint-André et de Saint-Benoit créées sur son territoire, lequel s’étendait de la ravine des Chèvres à la rivière de l’Est.

Dès l’origine, le Commandant s’y fit représenter par un administrateur, chargé de lui rendre compte des affaires sérieuses survenues dans le canton. Cet administrateur fut appelé successivement officier, commis, habitant principal, commandant du quartier, commissaire.

Sous d’Orgeret, huit ans après la fondation du quartier, l’officier fut tué par les noirs marron ;  ; le chirurgien Royer, son successeur, prit part à l’affaire de Vauboulon, en préparant « le bouillon mortifère » que Firlin fit boire au gouverneur. Le chirurgien commis, devenu gendre de Firlin, mourut paisiblement l’année 1696, trois ans avant l’arrivée de la sentence royale qui le condamnait à être pendu.

Parmi les commandants du quartier, on cite principalement MM. Sicre de Fontbrune, Martin Bellier et Bertin. Le premier était en fonctions avant 1724 ; il gouverna le pays en 1726. M. Berlin, père du poëte, succéda au gouverneur Bouvet ; M. Bellier, dernier gouverneur pour la Compagnie, remit l’administration de l’île à M. de Bellecombes.

Un mémoire de Feuilly, rédigé en 1705, mentionne la prodigieuse fécondité du sol de Sainte-Suzanne ; en effet, les plantations de tabac, de riz, et plus tard de café enrichirent les habitants durant plus d’un siècle.

La crainte d’un blocus par les Anglais détermina M. Poivre à créer des ressources que l’ennemi ne pût capturer ; à cette fin, il proposa de sacrifier à la culture des graminées une partie des anciennes plantations, mais les habitants de Sainte-Suzanne ne crurent pas devoir répondre à un appel dont le bénéfice reviendrait surtout à l’île de France, et le quartier demeura privé des constructions que M. Poivre devait y faire élever à l’instar de celles de Saint-Denis, Saint-Paul, Saint-Leu, Saint-Pierre et Saint-Benoit.

Sainte-Suzanne a été le berceau d’un certain nombre de familles dont les noms figurent parmi les plus honorables de l’âge d’or du pays ; tels sont les Sicre de Fontbrune, Fréon, Toudic, Bellier Monrose, Marcelin Dejean, Féry, et plus tard les Vinson, Mazérieux, Routier de Granval, etc.

Pendant l’occupation anglaise, MM. Keating et Farquhar y avaient fixé leur séjour dans le château qui existait non loin de l’ancien cimetière. Après eux, les gouverneurs Bouvet de Lozier et Milius allaient s’y délasser des fatigues de leur administration.

Cette localité a l’honneur d’avoir enrichi l’agriculture de la fécondation artificielle de la vanille, due à l’ingénieux Edmond Albius, esclave de M. Beaumont Bellier, qui la découvrit en 1841.

Pierre Benoit Dumas — Directeur-Général des îles de Bourbon et de France, de 1727 à 1735

16. Un des premiers actes du gouverneur fut l’érection du quartier Saint-Louis en paroisse. Il signa le registre curial concurremment avec M. Carré, curé de Saint-Étienne, du quartier d’Abord et des Grands-Bois.

Saint-Louis et Saint-Pierre doivent leur commune origine à la brutalité de la Hure. Pierre Cadet, Roulof, Payet, Fontaine et plusieurs autres, fuyant le Gouverneur, allèrent se fixer dans le Sud, au lieu dit des Grands-Bois, en 1671. À son retour des Indes, de la Haye les rappela et reçut leur soumission ; mais malgré la destitution de la Hure, ils préférèrent vivre péniblement sur leurs nouvelles habitations plutôt que de séjourner dans le quartier Saint-Paul.

La rivière d’Abord ne tarda pas à être choisie comme point central d’agglomération, et cela sans doute en faveur du port prévu par le père Bernardin.

Pierre Cadet était le plus considérable de la petite colonie ; son instruction et l’expérience acquise dans ses voyages lui valurent la déférence de ses compagnons : il devint le chef du conseil, le juge des différends, comme Athanase Touchard l’était à Saint-Paul.

Madame Cadet survécut à son mari ; elle usa de ses biens pour secourir les étrangers et ceux qui étaient dans le besoin. Ses connaissances variées autant que ses libéralités lui méritèrent de la considération. Cette femme parlait avec une égale aisance le français, le malgache, l’indien et l’anglais. Le père Carré, prêtre venu de l’Inde en 1726, reçut de Madame Cadet la plus généreuse hospitalité ; en retour, sa maison eut l’honneur d’être affectée à la célébration des saints mystères et de devenir ainsi la première église de toute cette partie de l’île.

En 1730, M. Carré, jugeant nécessaire l’institution régulière de plusieurs paroisses, fit venir M. Dumas, Gouverneur-général et M. Criais, supérieur des missionnaires Lazaristes. Le Gouverneur convoqua une assemblée générale des habitants ; on y décida la construction de trois églises ; l’une à Saint-Étienne, placée sous le vocable de Saint-Louis ; la seconde, Notre-Dame du Rosaire, aujourd’hui la Rivière ; la troisième sur la rivière d’Abord. La première, due aux soins de Madame Cadet, était livrée au culte en 1730 ; la seconde, qui se voit encore sur la propriété de M. de K/véguen, a été en 1732 l’œuvre de Marie Barbe Payet, veuve Étienne Hoareau, en reconnaissance de la protection spéciale accordée à sa famille durant une épidémie ; celle de la rivière d’Abord ne s’éleva qu’en 1734 par le concours des habitants ; elle reçut le nom de Saint-Pierre, en mémoire de Pierre Cadet.

17. Quant au commandant de Saint-Louis, Desforges-Boucher l’avait fait représenter d’avance par un greffier de second ordre. Ce fait d’une commune en expectative, à laquelle il donna vainement le nom de Saint-Étienne, s’explique par la magnifique propriété du Gol que M. Desforges s’était concédée.

18. Au mois d’avril, le Conseil supérieur arrêta que la limite entre les concessions et le domaine serait le sommet des montagnes. Voulant conserver au domaine toutes les pentes arrosées par les petites ravines, il décida que toute ravine dans les hauts qui coulera, serait réputée sommet des montagnes. Mais, dit spirituellement M. Pajot, « la ravine dans les hauts qui coulera allait à droite ou à gauche, selon les prétentions des intéressés ; si bien que ceux-ci empiétèrent peu à peu jusqu’aux sommets les plus élevés, » et l’ordonnance ne reçut pas une seule application, 1728.

19. En 1729, des nuées de sauterelles s’abattirent sur la colonie et y causèrent de grands ravages ; à ce fléau se joignit une épidémie causée par la variole, apportée par un navire venu des Indes. Les chirurgiens l’attribuèrent à « la fiente et ordure des sauterelles qui couvrent et infectent les plantages. » Les miasmes produits par ces animaux purent contribuer effectivement à l’intensité du mal ; il n’est pas moins prouvé qu’en cinq mois la variole fit plus de 1,500 victimes. Saint-Paul en particulier eut à enregistrer des pertes nombreuses et très regrettables, entre autres, celle du vénérable curé, M. Abot, qui mourut victime de son dévouement, 18 août 1730. « Il fut pleuré de toute l’île qu’il évangélisait depuis seize ans. En parlant de ce digne lazariste, M. de Beauvolier avait dit : si on venait lui déclarer que M. Abot a fait des miracles, il n’en serait pas étonné. » [2]

20. Les noirs marrons dont le nombre s’élevait à environ 2,000, formèrent le complot de massacrer les blancs afin de se rendre maîtres de l’île ; leur trame, découverte, ne put réussir. La répression fut prompte et sévère ; on alla jusqu’à rompre vifs les principaux conspirateurs, mais ces exemples ne servirent qu’à irriter les autres et à les porter à la vengeance. Les dénonciateurs du complot reçurent la liberté.

21. En 1730, la Possession reçut la visite de ces dévastateurs : le pillage, l’incendie, le meurtre, rien ne leur coûtait. Plusieurs ayant été pris subirent le même sort que les précédents, toutefois les incursions nocturnes, les vols, le pillage n’en continuèrent pas moins les années suivantes.

22. Les communications entre Saint-Denis et Saint-Paul n’avaient lieu qu’en pirogue, moyen difficile et périlleux par les grosses mers. M. Dumas reprit l’entreprise échouée du chemin Beauvolier ; il en confia l’exécution au sieur Bernon, simple habitant. Les travaux s’exécutaient assez rapidement, mais la voie « aujourd’hui ancien chemin, allant toujours au plus droit, abordant de front les pentes et les escarpements, était impraticable aux voitures ; ce n’en fut pas moins à cette époque, une œuvre de très grande utilité. » [3]

23. En 1731, les habitants, mécontents du gouverneur, résolurent d’envoyer une députation porter leurs plaintes au Ministre ; M. Dumas en eut connaissance, gagna le chef de la députation qui ne fit rien ; mais il ne put empêcher la réunion vraiment coloniale qui se forma l’année suivante à Saint-Paul, dans le but d’obtenir une diminution des impôts trop onéreux pour les faibles revenus des propriétaires. La Compagnie s’y fit représenter comme partie contradictoire. Après une longue et ennuyeuse discussion, « on finit par s’arranger au moyen du relâchement de la poule par tête de noir ; les habitants, de leur côté, consentirent à l’imposition de quatre onces de café par arpent de terre.[4] Un sieur Toussaint Grosset, chargé deux mois après des recouvrements, a eu l’honneur d’inaugurer la profession d’huissier dans la Colonie, 1732. » [5]

24. Le Gouverneur était, nonobstant les plaintes des mécontents, très-dévoué à la prospérité du pays : agriculture, voies de communications, commerce, sécurité des habitants, rien n’échappa à sa vigilante sollicitude. Il donna une grande impulsion à la culture du coton, attira l’attention sur la soie du bombyx malgache, introduisit la canelle giroflée (ràvin’ tsàra, feuille bonne), en créole ravensara, de Madagascar, qui eut quelque temps une certaine vogue en France. L’utilité de cette plante a été restreinte à la Colonie qui l’emploie à défaut de laurier culinaire.

L’année 1733 avait donné d’abondantes récoltes en tous genres ; elle réparait ainsi les dommages causés par l’ouragan de 1731, lorsqu’un cyclone de trois jours vint, en 1734, renouveler des misères à peine disparues. Les vents de retour firent des ravages incroyables ; c’est dans cette circonstance que les habitants les remarquèrent pour la première fois.

25. À dater de cette époque, 1733, Saint-Benoit compta comme quartier et paroisse ; Saint-Pierre eut le même avantage au commencement de 1735.

La colonisation de Saint-Benoit concourt avec celle de Saint-André. Plusieurs cases avoisinaient la rivière du Mât en 1681, et bien que les noms de ces premiers habitants ne soient pas conservés, on peut, en rapprochant les principaux concessionnaires des deux localités, voir une famille Robert, dont les enfants, Jean, Julien et Étienne, ont fondé les premiers établissements au Champ-Borne, au village de Saint-André et sur la rive gauche de la rivière des Roches.

Cependant les membres de cette famille ne demeurèrent pas longtemps seuls propriétaires ; d’autres colons vinrent partager avec eux les chances d’un avenir laborieux, et l’on reconnaît par les concessions que les Boyer, Guichard, Ango, Hubert, Stornat de Mareuil, Dugain, Maillot, etc., étaient propriétaires en 1700.

Cette date compte en réalité comme le point de départ de la prospérité de Saint-Benoit ; cette localité eut, en effet, un rapide développement, car déjà en 1723, elle était renommée, grâce à l’organisation des fêtes et des réjouissances publiques auxquelles, chaque année, venaient prendre part les amateurs des autres parties de la Colonie.

Dès 1715, Saint-Benoit formait une section de la paroisse de Sainte-Suzanne ; M. Houbert et M. Teste y célébraient l’office divin dans la maison de Mme Ve Cochard, puis, dans un autre local donné à cette fin. M. Teste créa la paroisse en 1732 ; il ouvrit le registre curial deux ans après, et en 1735 M. Théodore Trogneux, titulaire résident, bâtit une église à l’entrée du quartier. Il mourut la même année par suite des fatigues qu’il avait dû s’imposer.

Parmi les familles qui ont rendu le plus de services au pays, Saint-Benoit a eu l’honneur de posséder celle des Hubert d’où sont sortis : le capitaine Henri Hubert, chargé de l’expédition de l’île de France, en 1721, et premier commandant du quartier ; Joseph Hubert, botaniste distingué, fondateur du quartier Saint-Joseph ; Hubert Montfleury, le bienfaiteur de Saint-Benoit ; Hubert Delisle, vaillant défenseur de Sainte-Rose ; le Gouverneur Henri Hubert-Delisle, dont le nom sera toujours une des premières gloires de la Colonie.

  1. a et b Pajot.
  2. Notice.
  3. Pajot.
  4. L’once valait 30 grammes et l’arpent de Paris, 34 ares, 18 centiares.
  5. Pajot.