Histoire amoureuse des Gaules/Tome1/Préface
Sur une belle page blanche, au fron tispice de ce livre, en lettres architecturales, je voulois tracer une dédicace ou une inscription funèbre
mais j’ai peur qu’on n’attaque la qualité ou la
moralité de mon style épigraphique. Je voudrois
du moins, puisque je viens de vivre assez longtemps avec elles, ne pas quitter toutes ces pécheresses sans leur dire adieu, et je désirerois concentrer mes derniers hommages en une vingtaine
de vers de circonstance ; peut-être les aurois-je
tournés ainsi :
L’art antique disoit : Qu’on adore les belles !
Les poètes disoient : Que tout cède à l’amour !
Les poètes et l’art aujourd’hui sont rebelles
Au culte dont Lais a vu le dernier jour.
O femmes ! la beauté, c’étoit une victoire,
C’étoit une grandeur, c’étoit une vertu ;
On ne s’informoit pas, pour chanter son histoire,
De quel or, sous quel toit. Lais avoit vécu.
Il suffisoit qu’elle eût la chevelure blonde :
La femme était Vénus ; un grand œil plein d’éclairs :
La femme étoit Minerve. O sagesse du monde !
Devant d’autres autels s’agenouillent nos vers.
Notre admiration se proclame éblouie
Par la splendeur des lois qui plaisent aux Césars.
Midas a des enfants ; la foule, recueillie,
Applaudit aux décrets de leur goût pour les arts.
Mieux valoit quand, le front ceint du parfum
Les poètes et l’art saluaient le soleil, [des roses,
Le printemps, le feuillage, et les femmes écloses,
Comme de jeunes fleurs, en leur temple vermeil.
Je sais bien que Phryné présage Messaline,
Que Jeanne Vaubernier déshonore Ninon ;
Mais devant la jeunesse il faut que l’on s’incline :
Vive qui sut aimer, et qu’importe son nom !
Voilà ce que disoit et pensait l’Ionie ;
Ses dieux avaient du moins quelque divinité.
On pardonne, je crois, ses crimes au génie :
De la même injustice honorons la beauté.
Mais je crains qu’on ne m’accuse d’une trop
vive indulgence pour des courtisanes, et je me
résigne à réfréner l’ambition de cette préface.
Toutefois je ne la convertirai pas en une étude
préliminaire sur la vie et les œuvres de Bussy-Rabutin ; voici pour quelle raison : il me semble
qu’une étude de ce genre doit être toujours faite
de manière à l’emporter sur les études précédemment publiées ; il faut, de toute nécessité, qu’elle ne se borne pas à des redites, mais qu’elle ajoute
quelque chose au commun domaine de l’histoire
et de la littérature. Si elle se traîne péniblement
dans le sentier battu, à quoi bon cela ? Et c’est
à quoi seroit fatalement condamnée ici une préface de vingt pages.
M. Walckenatr (Mémoires concernant madame
de Sévigné)j M. A. Bazin (Revue des Deux-Mondes, 1842, et Nouvelle Biographie universelle), et
M. Sainte-Beuve (t. 3 des Causeries du lundi),
ont examiné à tous les points de vue cette vie et
ces œuvres. Certainement il y auroit quelque
chose à dire encore ; mais ce quelque chose ne
pourroit être dit sans preuves, sans expositions,
sans dissertations auxiliaires, et je grossirois trop
facilement un volume déjà trop gros.
Ce n’est pas sans quelque déplaisir que je me
suis retranché l’occasion de vider mon carton de
notes et de remplir mon rôle de consciencieux
commentateur. Je les garde, ces notes surabondantes. Si le public accueille volontiers l’édition
qui lui est offerte, je me croirai engagé à parfaire ma tâche, et, en même temps que je rectifierai le commentaire qui court au bas des pages,
je m’efforcerai de résumer tout ce qui peut être
utilement dit de Bussy-Rabutin et de son Histoire
amoureuse.
On trouvera au tome 1er de l’édition que
M. Monmerqué a donnée des lettres de madame
de Sévigné la généalogie des Rabutin. Roger
de Rabutin, comte de Bussy, est né le 3 ou le 13
avril 1618, à Epiry, en Nivernois. Sa famille étoit
l’une des plus anciennes et des plus illustres de
la Bourgogne. Élevé chez les jésuites d’Autun, puis au collège de Clermont à Paris, il interrompit ses études à seize ans (1634), pour commander une compagnie dans le régiment de son
père. A partir de ce temps il ne cesse de prendre
part à toutes les guerres. Ses Mémoires racontent
agréablement toute son histoire jusqu’au moment
de sa disgrâce ; le reste de sa vie est raconté
dans le Recueil de ses Lettres. Les combats, les
amours volages, même les débauches, ne lui
prennent pas tout son temps. Actif, entreprenant,
doué d’un esprit véritablement distingué, il trouve
toujours une heure pour lire un livre ou pour
écrire une chanson. Si ses connoissances sont
incomplètes, s’il dit qu’il n’a jamais lu Horace,
par exemple, son goût est pur et il a en soi ce
qui fait le bon style. Aussi est-ce bientôt le plus
bel esprit de l’armée et de toute la noblesse. Il
est de toutes les fêtes demi-bachiques, demi-
littéraires ; il est le grand fabricant de satires,
d’épigrammes et de couplets. Cela fit sa fortune
dans les lettres et ruina sa fortune à la cour. Peu à
peu, par sa conduite politique et par les manœuvres de son esprit, il s’aliéna le cardinal Mazarin, Condé, Turenne et Louis XIV. Ses amis ne
purent le défendre. On avoit peur de lui : là est
le secret de sa chute.
C’est pour divertir une de ses maîtresses, madame de Montglat, qu’en 1659 ou en 1660 il
composa l’Histoire amoureuse des Gaules. Cette
histoire, qui n’avoit de romanesque que les noms
sous lesquels paroissoient les personnages, et qui
peignoit avec beaucoup d’agrément les aventures
des principaux seigneurs et des plus belles dames
delà cour, ne manqua pas d’être connue partout de réputation. Biissy-Rabutin la lisoit lui-même,
et très volontiers, à ses amis intimes. La marquise de La Baume, une vilaine femme, belle de
visage, que tous les contemporains ont maltraitée, la lui ayant empruntée, en fit faire une copie
secrète, puis une autre. En vain Bussy voulut-il lui rappeler la promesse solennelle qu’elle lui
avoit faite de ne pas abuser du prêt ; en vain mit-il tout en œuvre pour détruire les fatales copies,
l’histoire fit son chemin sous le manteau. Ce fut
une explosion de murmures.
Bussy n’étoit déjà pas très bien auprès du roi,
de ses ministres et de ses principaux confidens ;
il avoit même paru un moment compromis pour
quelques relations d’affaires qu’il avoit eues avec
Fouquet. Le succès terrible de son pamphlet enhardit tous ses ennemis ; mais ce qui lui donna le
coup de grâce, ce fut la publication en Hollande,
et par le fait de madame de La Baume, de l’ His-
toire amoureuse des Gaules. Une clef étoit jointe
au texte. Jamais scandale n’eut plus d’éclat et un
éclat plus rapide. Condé étoit à la tête de ceux
qui juroient la perte et la mort du coupable. Il
fallut que le roi prît parti. Bussy étoit déjà à demi
disgracié ; toutefois il venoit d’être reçu à l’Aca-
démie françoise, et y avoit même prononcé un
discours très cavalier. Le 17 avril 1665 il fut mis
à la Bastille.
Il y resta treize mois, et ne sortit que pour être
exilé en Bourgogne.
Les éditions du pamphlet se succédoient rapi-
dement et se falsifioient. On avoit eu l’idée d’in-
tercaler dans le texte, après le récit de la fête de
Roissy, ce cantique fameux et de toutes manières mauvais que les amateurs de poésies libertines ont
aveuglément regardé comme une œuvre de Bussy.
Jamais Bussy n’a écrit ce cantique. Les alléluia
de Roissy étoient des impiétés, et ce cantique
est toute autre chose. L’ Histoire amoureuse des
Gaules est un livre d’une agréable lecture, et durant laquelle le goût n’est offensé par aucune ordure, et le cantique est un ramassis de grossièretés. Bussy l’a toujours nié. Ces couplets ont été
intercalés deux ou trois ans après l’apparition
première du livre, et ils ont été pris au hasard
dans l’un des recueils manuscrits des épigram-
mes et des chansons du temps.
Nous ne pouvions les supprimer, puisqu’ils
sont devenus par le fait partie intégrante de l’ouvrage ; ils ont d’ailleurs, à défaut de mérite littéraire, une petite valeur historique ; mais nous
pensons bien que le lecteur sera de notre avis et
qu’il ne les considérera que comm.e un triste hors-d’œuvre.
Nous voici amené à dire quelle a été notre intention en réimprimant, comme nous l’avons
fait, un livre qui, suivant l’expression populaire,
jouit d’une si mauvaise réputation. Assurément,
ce n’est pas séduit par le seul attrait de sa morale lubrique ; mais c’est que nous avons vu que
ce pamphlet avoit une très grande importance en
histoire. D’abord, c’est un tableau exact des
mœurs du temps ; ensuite c’est un mémoire utile
à consulter pour l’histoire politique elle-même du
ministère de Mazarin. Nul ne sera tenté, s’il l’a
lue, de regarder l’ Histoire amoureuse comme un
livre ordurier ; c’est au contraire un ouvrage qui
a son charme et sa fme fleur littéraire. J’ose croire que nul ne sera tenté non plus, après avoir jeté
un coup d’œil sur les notes, de douter de la véracité de Bussy et de me contredire lorsque je signale l’importance historique de son livre.
Pas plus qu’un autre je ne pousse jusqu’à la
déraison l’estime que je fais des belles qualités
artistiques du XVIIe siècle ; aussi bien qu’un autre je me sens peu d’attachement pour la vanité et
les vices de ces grands seigneurs et de ces belles
dames ; mais je ne puis me débarrasser d’un certain goût pour leurs fêtes, d’une certaine admiration pour leur esprit, d’une certaine tendresse
pour leur beauté, d’un certain enthousiasme pour
tout ce qui avoit alors de la physionomie, de
l’esprit, de la grandeur.
Un Italien m’excusera sans peine. Je sais
qu’aujourd’hui les progrès de l’économie politique et de la chimie obligent les hommes à se
garder d’un vain engouement pour tout ce qui est
pompe, parure et inutilité. Aussi m’accusé-je sans
feintise. J’avouerai même que, sans rien ôter à
mon amour pour les conquêtes de l’esprit nouveau, je me vois de plus en plus ramené vers
cette littérature du dix-septième siècle, qui fut ma
première nourrice. La littérature qu’on fait aujourci’hui me fait adorer les lettres de ce temps-
là. Je suis fier de vivre dans le beau siècle d’action qui s’accomplit ; mais je voudrois vivre aussi,
à l’heure du loisir et des rêves, dans cette patrie
évanouie du grand art d’écrire.
C’est par suite de cet entraînement involontaire que j’ai trouvé de l’agrément dans le métier
d’éditeur d’un pareil livre. Il m’a semblé que,
puisque j’étois sûr de n’avoir pour eux qu’une sympathie littéraire, je pouvois me permettre
d’entrer en connoissance avec tous les personnages du pamphlet.
La question bibliographique ne veut pas être
oubliée dans une des préfaces de la Bibliothèque
elzevirienne ; mais rien n’est plus embrouillé que
l’histoire des éditions de Bussy, et d’ailleurs il
ne s’agit pas d’un texte à restituer, d’une édition princeps à transcrire en l’enrichissant de variantes.
Bussy n’a pas été l’éditeur de son livre. On l’a
imprimé, tant bien que mal, sur une copie subreptice ; on l’a reimprime moins bien et plus mal
encore. Tout est réglé de côté. Il y a çà et là des
manuscrits de l'Histoire amoureuse ; ce sont des
copies du temps, contemporaines des éditions
imprimées ou antérieures à ces éditions. On y
voit des passages retranchés, des passages intercalés ; on y relève un assez bon nombre de modifications diverses. Mais, puisqu’il ne s’agit pas
d’un texte d’auteur à imprimer religieusement,
puisque peu importe qu’on lise :
La belle duchesse préféra ne pas répondre, ou simplement : La duchesse préféra ne pas répondre, tout ce qu’il y avoit
à faire, c’étoit de rechercher la première édition
qui ait donné, non plus la clef incomplète de
1665 et de 1666, mais le style débarrassé, sans
exception et raisonnablement, de tous les noms
romanesques.
Walckenaer ne paroit pas avoir connu l’édition qui m’a servi de type à reproduire, à moins que ce ne soit celle qu’il désigne à la page 351 du tome 4 de ses Mémoires. Mais si les chiffres des
pages qu’il indique comme points de repère secorrespondent, le frontispice n’est pas le même.
Mon édition est datée d’Amsterdam (1677) et
n’est pas signée ; la gravure ne représente pas la
Bastille, comme dans quelques éditions, mais une
Renommée. Je n’ai pas encore vu cette édition
décrite dans les catalogues. Quoi qu’il en soit,
c’est de toutes la meilleure, et c’est la première,
c’est même la seule, qui traduise convenablement
tous les noms allégoriques.
Quoique je ne veuille pas entrer dans la notice biographique, je placerai ici trois morceaux dif- férens : 1° Un jugement extrait de Vigneul de Marville (t. 1, p. 325), qui, pour dater de loin, n’en est pas plus mauvais ; 2° l’épitaphe de Bussy, composée par sa fille et donnée par l’abbé d’Olivet ; 3° la lettre de Bussy au duc de Saint-Aignan, son ami principal et son défenseur de toutes les heures auprès du roi. Cette lettre est la véritable préface de l’ Histoire amoureuse des Gaules. Voici ces trois pièces :
« M. de Bussy-Rabutin étoit, du côté du sang,
d’une ancienne noblesse de Bourgogne ; du côté
de l’esprit, il descendoit d’Ovide et de Pétronius Arbiter, chevalier romain, dont il nous reste
une fameuse satire en langue latine.
« Nous avons l’histoire de la disgrâce de M. de Rabutin dans ses ouvrages. Durant sa retraite, qui dura presque tout le reste de sa vie, il
ne cessa point d’exercer son admirable style. On xivlui avoit conseillé pour son divertissement, ou
pour venger quelques-uns de ses amis, de répondre aux Lettres provinciales, qui étoient déjà
de vieille date ; mais, redoutant le brave Louis de
Montalte, il n’osa l’entreprendre, de crainte de
blanchir devant cet illustre mort.
« M. de Rabutin a laissé des mémoires de sa
vie, et un recueil de ses lettres et de celles qu’il
recevoit de ses amis. Le mélange en est agréable.
On y voit des gens d’épée et des gens de robe,
des évêques, des abbés et des moines, écrire à
l’envi et faire l’échange de l’indien avec cet écrivain incomparable. On y voit des directeurs de
conscience, tantôt au court manteau, dire de
précieuses bagatelles, tantôt en longue soutane,
jeter à la traverse des semences de dévotion dans
cette terre inculte, et, après ces coups fourrés, revenir a leurs premières plaisanteries pour ne pas
ennuyer l’auditeur par la longueur de leurs sermons. Mais ce qu’on y voit de plus surprenant,
ce sont des dames qui viennent en se jouant
partager avec M. de Rabutin la gloire de bien
écrire ; surtout une marquise de Sévigné, sa parente, qui fera dire à toute la postérité que la
cousine valoit bien le cousin.
« On remarque plus de naturel dans les lettres de madame la marquise de Sévigné, et plus d’étude et de travail dans celles de M. de Rabutin. Ses mémoires, quoique fort bien écrits, sont peu curieux. A quoi bon les avoir remplis d’un si grand nombre de lettres écrites de la cour ? Tout officier qui a quelque commandement en pourroit
produire. H est arrêté dans le conseil qu’on donnera un tel ordre à tel commandant ; le ministrefait écrire la lettre à son commis, qui la signe, et
le prince ne la voit pas.
« A la fin, M. de Rabutin, devenu dévot, s’avisa de composer un discours pour ses enfans, du bon usage des afflictions. Le bruit a couru que sa famille n’avoit pas été contente de la publication de cette pièce, qui ne répond nullement à la haute réputation de son auteur. »
Ici repose haut et puissant seigneur, Messire ROGER DE RABUTIN, chevalier, COMTE DE BUSSY ;
plus considérable par ses rares qualités que par sa grande naissance ; plus illustre par ses belles actions, qui lui attirèrent de grands emplois, que par ces emplois mêmes. Il entra aussitôt dans le chemin de la gloire que dans le commerce du monde, et dès sa quinzième année il préféra l’honneur de servir son prince aux plaisirs d’une jeunesse molle et oisive.
Capitaine en même temps que soldat, il fut d’abord à la tête de la première compagnie du régiment de Léonor de Rabutin, comte de Bussy, son père, et bientôt après colonel du régiment, qu’il n’acheta que par des périls et d’heureux succès. Il ne dut aussi qu’à sa conduite et à son courage la lieutenance du roi du Nivernois et la charge de conseiller d’État.
grande élévation fut l’ouvrage de la justice du souverain, et non de la faveur d’aucun patron.
Il joignit toutes les grâces du discours à toutes celles de sa personne, etfut l’auteur d’un genre d’écrire inconnu jusqu’à lui. L’ Académe françoise crut s’honorer en lui offrant une place d’académicien.
Enfin, presqu’au comble de la gloire, Dieu arrêta ses prospérités, et par des disgrâces éclatantes il le détrompa du monde, dont il avoit été jusque là trop occupé.
Son courage fut toujours au-dessus de ses malheurs. Il les soutint en sujet soumis et en chrétien résigné. Il employa le temps de son exil à se bien instruire de sa religion, à former sa famille et à louer son prince.
Après avoir été longtemps éloigné de la cour, il y fut rappelé avec agrément et honoré des bienfaits de son maître.
La mort le trouva dans de saintes dispositions.On le perdit le 9 d’avril 1693, en la soixante et quinzième année de son âge.
Qui que vous soyez, priez pour lui.
Louise de Rabutin, comtesse d’Alets, sa chère fille et sa fille désolée, a voulu par cette épitaphe instruire la postérité de son respect, de sa tendresse et de sa douleur.Copie d’une lettre écrite au duc de Saint-Aignan
« Monsieur,
« Les témoignages que les gens de bien doivent à la vérité, à leurs amis et à leur réputation,
m’obligent aujourd’hui, Monsieur, de vous éclaircir de ma conduite et du sujet de ma disgrâce.
Ne vous attendez pas à une justification : je suis
trop sincère pour m’excuser quand j’ai tort, et
c’est tout ce que je pourrai gagner sur la douleur
que j’ai de ma faute, et le dépit contre moi-même, de ne me pas faire devant vous plus coupable que je ne suis.
« Pour entrer donc en matière, je vous dirai, Monsieur, qu’il y a cinq ans, ne sçachant à quoi me divertir à la campagne où j’étois, je justifiai bien le proverbe que l’ oisiveté est mère de tout vice : car je me mis à écrire une histoire, ou plutôt un roman satyrique, véritablement sans dessein d’en faire aucun mauvais usage contre les intéressés, mais seulement pour m’occuper alors, et tout au plus pour le montrer à quelques-uns de
mes bons amis, leur en donner du plaisir et m’attirer de leur part quelque louange de bien écrire. xviii« Cependant, avec l’innocence de mes intentions, je ne laissai pas de couper la gorge à des
gens qui ne m’avoient jamais fait de mal, ainsi
que vous allez voir par la suite.
« Comme les véritables événemens ne sont
jamais assez extraordinaires pour divertir beaucoup, j’eus recours à Tinvention, que je crus qui
plairoit davantage, et, sans avoir le moindre scrupule de l’offense que je faisois aux intéressés,
parce que je ne faisois cela quasi que pour moi,
j’écrivis mille choses que je n’avois jamais ouï
dire. Je fis des gens heureux qui n’étoient pas
seulement écoutés, et d’autres même qui n’avoient jamais songé de l’être, et parce qu’il eut
été ridicule de choisir deux femmes sans naissance et sans mérite pour les principales héroïnes de mon roman, j’en pris deux auxquelles
nulles bonnes qualité ne manquoient, et qui
même en avoient tant, que l’envie pouvoit aider
à rendre croyable tout le mal que j’en pouvois
inventer.
« Étant de retour à Paris, je lus cette histoire à cinq de mes amies, l’une desquelles m’ayant pressé de la lui laisser pour deux fois vingt-quatre heures, je ne m’en pus jamais défendre. Il est vrai que quelques jours après l’on me dit qu’on l’avoit vue dans le monde ; j’en fus au désespoir, et je suis assuré que celle à qui je l’avois prêtée, et qui l’avoit fait copier, l’avoit fait par une simple curiosité, sans intention de me nuire ; mais elle avoit eu pour quelqu’autre la
même fragilité que j’avois eue pour elle. Je l’allai trouver aussi tôt, et je lui en fis mes plaintes. Au lieu de m’avouer ingénuement son imprudence et de concerter avec moi des moyens
d’y remédier, elle me nia effrontément qu’elle
eût jamais tiré copie de cette histoire, me soutenant qu’elle n’étoit pas publique, et que, si
elle l’étoit, il falloit que je l’eusse prêtée à d’autres qu’à elle. L’assurance avec laquelle elle me
parla, et le désir que j’ai d’ordinaire que mes
amis n’ayent jamais tort avec moi, ôtèrent mes
soupçons. Cependant je ne sçais comme elle fit,
mais enfm le bruit de cette histoire cessa pour quelque temps, après lequel une de ses amies, s’étant
brouillée avec elle, me montra une copie de ce
manuscrit qu’elle avoit faite sur la sienne. Ce fut
alors que le dépit d’avoir été si souvent trompé
par une de mes amies, qui me faisoit outrager
deux femmes de qualité par sa trahison, me fit
emporter contre elle. Et comme on ne se fait jamais
assez de justice pour souffrir sans vengeance le
ressentiment des gens qu’on a offensés, elle
ajouta ou retrancha dans cette histoire ce qui
lui plaisoit pour m’attirer la haine de la plupart
de ceux dont je parlois. Et cela est si vrai, que
les premières copies qui furent vues n’étoient
pas falsifiées ; mais si-tôt que les autres parurent, comme chacun court à la satyre la plus
belle, on trouva les véritables fades, et l’on les
supprima comme fausses.
« Je ne prétends pas m’excuser par là, car, quoi qu’effectivement je n’aie dit que du bien des gens que cette honnête amie a maltraités, je suis pourtant cause du mal qu’elle en a dit : non contente d’avoir empoisonné cette histoire en beaucoup d’endroits, elle en compose en suite
d’autres toutes entières sur mille particularités XXqu’elle avoit sçues de moi dans le temps que
nous étions amis, lesquelles particularités elle
assaisonna de tout le venin dont elle se put aviser.
« Cependant, lorsque je sçus qu’une histoire
couroit sous mon nom, et que même mes ennemis l’avoient donnée au roi, quoique je n’eusse
qu’à nier, j’aimai mieux faire voir l’original à Sa
Majesté, et me charger de ma véritable faute,
que de me laisser soupçonner d’une que je n’avois pas commise. Vous sçavez, Monsieur, qu’au
retour du voyage de Chartres, pendant lequel le
roy avoit lu cette histoire, je vous priai de donner à Sa Majesté mon original écrit de ma main
et relié. Il prit la peine de le lire ; mais, quoiqu’il
trouvât une grande différence entre lui et la copie, il ne laissa pas de juger que l’offense que je
faisois à deux femmes de qualité, et celle que
j’étois cause qu’on avoit faite à d’autres, méritoient châtiment. Il me fit donc arrêter, et, donnant cet exemple au public, il satisfit en même
temps au ressentiment des gens intéressés et à sa
propre justice.
« Mes ennemis, me voyant à la Bastille, crurent que, n’étant pas en état de me défendre, ils pouvoient impunément m’accuser : ils dirent donc au roi que j’avois écrit contre lui ; mais Sa Majesté, qui ne condamne jamais personne sans l’entendre, les surprit fort en m’envoyant interroger par le lieutenant criminel. Je me disposai, sans hésiter un moment, à répondre devant lui, et sans vouloir faire la moindre protestation, ne croyant pas en être moins gentilhomme, et
croyant par là rendre plus de respect au roi.Après qu’il m’eut fait connoitre l’original écrit
de ma main de l’histoire dont je vous viens de
parler, il me demanda si je n’avois rien écrit
contre le roi. Je lui répondis qu’il me surprenoit fort de faire une question comme celle-là à
un homme comme moi. Il me dit qu’il avoit ordre
de me le demander. Je répondis donc que non,
et qu’il n’y avoit pas trop d’apparence qu’ayant
servi 27 ans sans avoir eu aucune grâce, étant
depuis douze mestre de camp général de cavaerie légère, attendant tous les jours quelque récompense de Sa Majesté, je voulusse lui manquer de respect ; que pour détruire ce vrai-semblable-là il falloit ou de mon écriture ou des témoins irréprochables ; que, si l’on me produisoit
l’un ou l’autre en la moindre chose qui choquât
le respect que je dois au roi et à toute la famille
royale, je me soumettois à perdre la vie ; mais
que je suppliois aussi Sa Majesté d’ordonner le
même chastiment contre ceux qui m’accuseroient sans me pouvoir convaincre. Je signai
cela, et, le lieutenant criminel me disant qu’il l’alloit porter au roi, je le priai de dire à Sa Majesté
que je lui demandois très-humblement pardon
d’avoir été assez malheureux pour lui déplaire.
« Depuis ce temps-là n’ayant vu ni le lieutenant criminel ni aucun autre juge, j’ai bien
cru qu’une si noire et ridicule calomnie n’avoit
fait aucune impression dans un esprit aussi clairvoyant et aussi difficile à surprendre que celui
du roi.
« Mais, Monsieur, personne ne connoît si bien que vous la fausseté de cette accusation ; car, outre que vous voyez, comme tout le monde, le peu d’apparence qu’il y a, c’est que vous avez été plusieurs fois témoin de la tendresse (j’ose dire ainsi), du profond respect, de l’estime extraordinaire, et même de l’admiration que j’ai pour le roi. Je vous ai souvent dit que je le voyois tous les jours, que je l’étudiois, et que tous les jours il me surprenoit par des qualités merveilleuses que je découvrais en lui. Vous pouvez vous souvenir, Monsieur, qu’un jour, transporté de mon zèle, je vous dis que, puisque la paix ne me permettoit plus de hazarder ma vie pour son service, je voulois le servir d’une autre manière, et que, comme un des capitaines d’Alexandre avoit écrit l’histoire de son maître, il me sembloit qu’il étoit juste qu’un des principaux officiers des armées du roi écrivît une aussi belle vie que la sienne. Je vous priai de le dire à Sa Majesté, Monsieur, et quelque temps après vous me dîtes la réponse qu’elle vous avoit faite, dans laquelle sa modestie me parut admirable. Après cela. Monsieur, peut-on m’attaquer sur le manque de respect à mon maître, et ne croyez-vous pas que, si mes ennemis avoient sçu tous les témoignages particuliers que je vous ai si souvent donnez de mon zèle extraordinaire pour la personne de Sa Maiesté, et que vous avez eu la bonté de lui faire connoître, ne croyez-vous pas, dis-je, qu’ils auroient cherché d’autres foibles en moi que celui-là ? Je n’en doute point, Monsieur ; mais Dieu a confondu leur malice ; vous verrez qu’ils n’auront fait autre chose que de m’avoir donné un honnête prétexte, en vous écrivant ceci, de faire souvenir le roi de tous les sentimens où vous m’avez vu pour Sa Majesté.
« Cependant, Monsieur, j’attends avec une extrême résignation à ses volontés la grâce de ma liberté, et j’ai d’ailleurs un si grand déplaisir d’avoir offensé les personnes qui ne m’en avoient jamais donné de sujet, que, si ma prison ne leur paroissoit pas une assez rude pénitence, je serai toujours prêt à faire tout ce qu’elles souhaiteront de moi pour leur entière satisfaction, leur étant infiniment obligé quand elles me pardonneront, et ne leur sçachant pas mauvais gré quand elles ne le feront pas.
« Je sçais bien qu’il y a dans mon procédé plus d’imprudence que de malice ; mais l’innocence de mes intentions ne console pas les gens que j’assassine, puis qu’ils sont aussi bien assassinés que si j’en avois eu le dessein.
« Ce que l’on peut dire en deux mots de tout ceci, c’est que le public en me condamnant doit me plaindre, mais que les offensés peuvent me haïr avec raison.
« Voilà, Monsieur, ce que j’ai cru vous devoir apprendre de mes affaires, pour vous montrer par le libre aveu que je fais de ma faute, et le grand repentir que j’en ai, combien je suis éloigné d’en commettre jamais de pareilles, ni de fâcher qui que ce soit mal à propos.
« Mais vous allez encore mieux voir, par le raisonnement que je vais faire, combien je suis persuadé qu’il ne faut jamais rien écrire contre personne : car, si l’on n’écrit que pour soi, c’est comme si l’on le pensoit, et ceci est bien le plus sûr ; si c’est pour le montrer à quelqu’un, il est infaillible qu’on le scaura tôt ou tard ; si la chose est mal écrite, elle fera de la honte ; s’il y a de l’esprit, elle fera des ennemis. Cela est tout au moins inutile s’il est secret, et dangereux s’il est public. — Mais ce que je devois dire devant toutes choses, c’est qu’en attirant la colère de Dieu et celle du roi, cela expose aux querelles, aux prisons et autres disgrâces. Si je ne vous connoissois bien. Monsieur, j’appréhenderois qu’en vous paroissant aussi coupable que je le suis, cela ne me fit perdre votre estime et votre amitié ; mais je n’en suis point en peine, parceque je sçais que vous connoissez le fond de mon cœur, que vous sçavez qu’il y a des gens plus long-temps jeunes que d’autres, et que, si j’ai été de ceux-là, les mauvais succès et les châtimens que j’ai eus vous doivent empêcher de douter que je ne sois changé. »
- ↑ I. Cette lettre est fort habilement faite. Elle dit la vérité avec tous les ménagements et tous les adoucissements néces- saires. Bussy va même jusqu’à s’accuser de trop d’imagina- tion. Nous verrons à quoi nous en tenir. HiSt. am. — I. 2*