Histoire amoureuse des Gaules/Tome 3/Le Passe-Temps royal

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LE PASSE-TEMPS ROYAL OU LES AMOURS DE Mlle DE FONTANGES.

Si l’emploi des armes est glorieux, il faut avouer que les périls en sont grands, et qu’il est pardonnable à un héros de chercher son repos dans les plaisirs après avoir exposé sa vie dans les dangers. Ne soyons donc point surpris de voir un Alexandre faire un même sacrifice à Mars et à l’Amour, et ne blâmons point un Hercule de ce que, se partageant également entre ces deux Divinités, il n’a point trouvé de plus doux délassements dans ses travaux qu’entre les bras du beau sexe. Si cette passion amoureuse a été le caractère de ces Demi-Dieux, elle le doit être de ceux que la nature a formés sur leur modèle ; et, comme il n’y en a point qui nous en représente une copie plus parfaite que notre monarque, nous ne devons pas nous étonner de voir qu’il a leur penchant et leur inclination.

Avant que de parler de la personne qui fait à présent[1] ses plaisirs, il est bon d’apprendre comment la place qu’elle occupe est devenue vacante, et par quel accident le sceptre royal a changé de mains. Il faut donc savoir que, madame de M. T. P.[2], que nous appellerons dans la suite Astérie, étant une des plus belles et des plus spirituelles du sexe, il ne faut pas être surpris si elle a fait pendant un si long temps l’unique attachement de son prince. En effet, on peut dire qu’elle doit encore plus à son esprit qu’à sa beauté le degré d’élévation où elle s’est vue ; elle l’a d’une trempe telle qu’il le faut pour la Cour, et elle sait feindre et dissimuler ; et les grandes correspondances qu’elle a toujours eues, et qu’elle entretient encore à présent avec les personnes les plus spirituelles des autres royaumes, en sont des preuves trop évidentes pour être contredites.

C’est avec ce génie merveilleux qu’elle s’est rendue la maîtresse du Roi et qu’elle a si bien su en ménager l’amour, qu’elle l’a possédé sans partage et a donné l’exclusive à celle qui avoit ses premières inclinations. Elle ne s’est donc pas plus tôt vue dans ce haut rang de gloire, qu’elle s’est servie de toutes sortes d’artifices pour s’y maintenir ; elle a tout mis en usage, et sans doute elle y auroit réussi si la discorde, qui se mêle presque de toutes choses, n’avoit point troublé, par une aventure que vous apprendrez, une si parfaite intelligence.

Bien qu’Astérie se fût étudiée, pendant sa fortune, à ne se faire aucuns ennemis qui pussent lui nuire, quelques paroles néanmoins qu’elle ne souffrit pas comme elle devoit lui en firent naître de très considérables et du premier rang : elle connut bien les mauvaises conséquences de quelques traits de médisance dont elle avoit fait le rapport au Roi, comme pour lui en demander justice ; elle eût bien voulu n’avoir pas été si sensible, mais il n’étoit plus temps : le mal devint sans remède, parce que la punition suivit de si près le crime prétendu, qu’elle se vit hors d’état d’y apporter aucun soulagement. Comme ses ennemis ne pouvoient pas lui nuire davantage qu’en tâchant de la mettre mal avec le Roi, ils firent leur possible de le persuader qu’il y avoit une extrême différence entre l’amour excessif qu’il avoit pour cette créature et le peu de retour qu’elle faisoit paroître dans l’occasion. Cette corde étoit bien délicate à toucher ; mais, outre que les personnes qui la manioient avoient l’oreille du Prince, ils s’y prenoient si adroitement que leur dessein ne pouvoit être découvert, ni leur ruse aucunement soupçonnée. Pour faire mieux réussir leur entreprise, elles représentèrent au Roi le peu de déférence qu’Astérie avoit eue en telle et telle rencontre, et ils sembloient faire leur rapport avec tant de désintéressement, que le Roi, tout éclairé qu’il est, eut bien de la peine à ne se pas laisser emporter à ce torrent qui tâchoit de l’entraîner après soi.

Toutes ces paroles n’ayant fait qu’une légère impression sur son esprit, on crut qu’il étoit nécessaire, pour le persuader, de lui faire voir quelque chose de réel qui le désabusât de l’estime qu’il avoit conçue pour Astérie. La mauvaise foi d’une suivante leur en fit naître le moyen. Cette fille, qui étoit de leur cabale, leur mit un billet d’Astérie entre les mains ; mais, comme ils ne pouvoient pas en faire un usage conforme à leur inclination s’ils l’avoient laissé dans sa pureté, ils le falsifièrent, et eurent tant de bonheur dans leur mauvais dessein que l’addition de peu de mots causa un équivoque fort désavantageux pour celle qui n’y avoit jamais pensé. Le billet fut donné au Roi comme une chose trouvée par hasard ; il en fit la lecture, et ne put connoître la différence de l’écriture, tant elle étoit bien contrefaite ; le véritable sens de l’équivoque lui frappa d’abord les yeux, et l’étonnement qu’il lui causa ne lui permit pas de tarder plus longtemps sans en recevoir l’éclaircissement. Il alla donc aussitôt à l’appartement d’Astérie ; il la trouva dans son cabinet, faisant la lecture d’un nouveau roman. « Eh quoi ! madame, lui dit-il avec un air un peu méprisant, vous arrêtez-vous encore à ces bagatelles ? — Il est vrai, reprit-elle, que, dans le fond, il n’y a rien de solide ; et j’avoue que ce ne sont que les songes et les visions des autres qui nous donnent de la joie ou nous causent de la tristesse ; néanmoins, je suis encore assez foible pour m’y laisser séduire, et je n’ai pu voir l’infidélité d’une amante dont il parle, sans donner des larmes aux déplaisirs de son berger. — Je m’étonne, dit le Roi, comme une chose si ordinaire vous a émue, puisqu’il n’est rien de plus commun que l’inconstance du sexe. » Il continua l’entretien sur ce sujet, et le poussa si loin qu’Astérie, qui ne savoit point où cela tendoit, lui dit : « Hélas ! Sire, ce n’est pas une personne faite comme vous qui doive rien craindre, quand même elle auroit affaire à la plus volage de nous autres, et ceux dont le mérite particulier est aussi éclatant que le vôtre sont au-dessus de tous soupçons. — Jusqu’à présent, reprit le Roi, je m’en étois flatté ; mais souvent on s’abuse, et ceux qui ne jugent que des apparences sont fort sujets à être trompés. » Ces sortes d’expressions dont le Roi se servoit causèrent un embarras à Astérie qui ne se peut exprimer : elle n’étoit coupable que dans le stratagème de ses ennemis, et, ne pouvant rien se reprocher dans le particulier, elle ne répondit à ces paroles que par des marques d’une tendresse extraordinaire ; elle mit en usage tout ce que l’amour le plus passionné lui put inspirer, et les larmes qui accompagnèrent tous ses transports touchèrent le cœur de cet amant irrité. Le Roi est bon et sensible autant qu’il se peut aux déplaisirs de ce qu’il aime ; c’est pourquoi il ne put se résoudre à prendre l’éclaircissement qu’il souhaitoit : ce qu’il voyoit le persuadoit du contraire ; il se contenta de glisser adroitement le billet dans la poche d’Astérie, puis il se retira.

A peine le Roi fut-il sorti qu’Astérie tirant son mouchoir pour essuyer les larmes que l’amour lui avoit fait répandre, elle vit tomber à ses pieds la lettre funeste qui étoit la cause de sa peine sans qu’elle le sût ; elle la ramasse, elle l’ouvre, elle la lit, et y aperçoit aussitôt l’artifice de ses ennemis. Comme il lui étoit de la dernière importance de défaire au plus tôt le Roi de ses premières impressions, elle l’alla aussitôt trouver, lui fit connoître l’addition de quelques paroles, et lui fit avouer que c’étoit là ce qui avoit donné sujet à l’entretien précédent. Il la consola et lui promit de n’avoir dorénavant aucun égard à tous les rapports qu’on pourroit lui faire ; que jamais on n’effaceroit de son âme, par des craintes ridicules et mal fondées, l’affection qu’il lui avoit jurée, et qu’elle pouvoit entièrement se reposer de cela sur sa parole. — « Ah ! Sire, lui dit-elle en pleurant, si Votre Majesté souffre que la médisance aille si proche du trône, il est à craindre qu’elle n’épargne pas même dans la suite votre personne, quoique sacrée, et qu’elle ne viole ce qu’il y aura de plus saint. — Vivez en repos, dit le Roi, j’y mettrai ordre. »

On eut bien de la peine à découvrir qui étoit l’auteur de la tragédie ; la lettre étoit venue entre les mains du Roi par une personne hors de soupçon, et qui, en effet, n’étoit point coupable. Les sentimens étoient entièrement divisés : les uns attribuoient ce coup à La Vallière[3], disant qu’au milieu de son cloître elle ne laissoit pas d’être sensible, et que, comme elle avoit toujours éperdument aimé le Roi, la jalousie avoit pu lui suggérer ce dessein ; d’autres, plus avisés, rejetoient toute l’intrigue sur une des dames de la Reine, qui, étant la confidente de sa maîtresse, avoit cru sans doute lui rendre un bon service que de procurer, par cet artifice, l’éloignement de sa rivale. Quoi qu’il en soit, le Roi, apparemment, en jugea mieux que tous les autres en disant que Lauzun avoit part dans cette affaire ; non pas qu’il crût qu’en effet ce fût lui, cela étoit moralement impossible, puisqu’il étoit déjà prisonnier, mais il donnoit à connoître qu’il croyoit que les personnes qui se sont toujours intéressées pour lui y avoient trempé. Tout le monde ne comprit pas la conséquence de ces paroles ; mais ceux qui savoient que la disgrâce du comte n’étoit venue que pour avoir mal parlé d’Astérie la conçurent aussitôt[4].

Il sembloit qu’après les protestations qui suivirent l’éclaircissement de nos amans, jamais on ne devoit plus parler de changement ; mais la suite des temps nous a bien fait connoître qu’il n’y a rien d’assuré dans ce monde, et qu’à la Cour les places les plus hautes y sont toujours les plus glissantes. L’indifférence a insensiblement succédé à l’amour, et cette passion, qui étoit si grande dans le Roi à l’égard d’Astérie, peu à peu est devenue languissante, et enfin a expiré. On peut dire que jamais maîtresse n’a su si bien donner la vie à un amour mourant comme celle-là ; elle l’a accompagné jusqu’au tombeau, et on peut dire que ce fut entre ses bras qu’il poussa son dernier soupir. Aussitôt qu’elle s’aperçut qu’il falloit céder la place, elle médita sa retraite, mais une retraite glorieuse, et telle qu’on pouvoit se l’imaginer d’une personne aussi sage et aussi prudente qu’elle. Ceux qui ne jugent des choses que par elles-mêmes, sans en faire une juste application, crurent d’abord qu’elle iroit augmenter le nombre des religieuses de Fontevrault[5] : il sembloit que les fréquents voyages qu’elle y avoit faits n’avoient été que pour marquer sa place ; mais on s’abusoit, et le dessein qu’elle avoit étoit bien plus conforme à la raison et au sens commun. Elle ne vit donc pas plus tôt le jeu fini et la partie perdue qu’elle se retira, mais d’une manière à ne rien perdre que ce qu’elle n’avoit pas pu conserver. Bien loin de se retirer de la Cour, à l’exemple de celle qui l’avoit précédée, elle y est restée ; elle voit le monde et a encore part à toutes les intrigues du cabinet. Tous les sages ont trouvé cet adieu bien plus prudent que celui de La Vallière, et font fondement de croire que, comme cette fille aimoit éperdument le Roi, la retraite qu’elle fit fut plutôt un coup de désespoir qu’un véritable mouvement de dévotion. Quoi qu’il en soit, sa démarche a été un peu précipitée ; peut-être que, sans l’honneur qu’on se fait de tenir ferme dans ce qu’on a entrepris, elle auroit corrigé la faute qu’elle fit dans le temps qu’elle la confirma par son engagement[6].

Voici donc le Roi sans maîtresse, c’est-à-dire dans un état qui n’a guère de rapport avec son humeur ; mais ne croyez pas qu’il y reste longtemps, puis qu’un homme fait comme lui, quand il n’auroit ni sceptre ni couronne, ne laisseroit pas de faire des conquêtes. L’amour, qui se seroit fait un crime de laisser dans l’oisiveté un héros dont les moindres actions sont éclatantes, lui marqua bientôt celle qu’il lui destinoit[7]. Ce fut mademoiselle de Fontange, fille jeune, belle et aimable autant qu’il se peut, et dont les manières sont si engageantes que, quelque indifférente chose qu’elle puisse dire, il semble toujours qu’elle demande le cœur. La première nouvelle qu’elle apprit du commencement de sa bonne fortune lui fut portée par madame D. L. M.[8] C’est une personne qui a l’esprit bien tourné et qui sait qu’il n’y a que de la gloire à se rendre commode aux amours de son prince. Le préjugé qu’elle eut des affections du Roi étoit fondé sur ce que, dans un cercle des personnes du premier rang où elle faisoit figure, il s’enquit avec une curiosité extraordinaire du mérite particulier de mademoiselle de Fontange ; il prit un plaisir extrême d’en entendre dire du bien, et le cœur, qui porte quelquefois les sentimens les plus cachés jusque sur les lèvres, lui fit lâcher une parole qui fit connoître aux plus éclairés ce qu’il sentoit pour cette fille : « Assurément, dit le Roi, une personne si belle et si spirituelle est digne d’un attachement considérable, et je ne suis point surpris qu’elle ait fait soupirer tant de monde. — Ah ! reprit M. D. L. M., elle a un défaut : elle est fière et cruelle au dernier point ; on peut dire que tous ses amans ont perdu leur temps auprès d’elle, et qu’ils tenoient plus à sa personne par leur passion que par ses soins. — Il est du devoir, dit le Roi, d’une fille aussi parfaite comme vous la dépeignez, de ne se rendre qu’à bonnes enseignes. » La conversation finit, et le Roi se retira dans le dessein de voir et de parler au plus tôt à celle qui commençoit à faire son inquiétude.

Jamais nouvelle n’a causé tant de transports de joie comme celle qui apprit à mademoiselle de Fontange les sentimens que le Roi avoit pour sa personne ; elle demeura près d’un quart d’heure sans pouvoir répondre à madame D. L. M., qui lui en portoit la parole ; tellement que celle-ci, surprise de son silence, et le prenant pour une marque d’indifférence ou d’insensibilité, lui dit : « Hé quoi ! mademoiselle, le Roi vous aime, et vous n’y êtes pas sensible ! — Ah ! reprit mademoiselle de Fontange, en poussant un soupir du fond du cœur, je la suis, et plus que vous ne pouvez vous l’imaginer. » En effet, la suite en fit bien connoître la vérité : car, l’excès de sa joie étant extraordinaire, elle tomba dans une foiblesse où, perdant l’usage de la parole, elle ne répondoit plus que par des regards languissans et par des soupirs que l’amour le plus tendre tiroit de son cœur. Aussitôt qu’elle fut revenue de cette syncope, elle se fit instruire particulièrement de la manière que le Roi avoit parlé. Madame D. L. M. lui apprit jusqu’aux moindres circonstances, et lui dit comment il s’y falloit prendre pour bien ménager ce commencement de bonne fortune. « Sachez, continua-t-elle, que tout dépend des premières démarches que vous ferez, et qu’il n’y a qu’elles seules qui puissent vous assurer d’une réussite avantageuse. L’expérience m’a donné un peu de connoissance dans ces sortes d’affaires ; c’est pourquoi, si vous me croyez, quand vous serez avec le Roi, qui étudiera bien toutes vos manières devant que de s’engager, accompagnez toutes vos paroles d’un air sage et modeste, qui ne tienne rien de la liberté des coquettes ; un peu de fierté mêlée avec de la douceur, si vous la ménagez bien, ne pourra produire qu’un bon effet : car il faut que vous sachiez qu’il y en a qui, pour s’être rendues avec trop de facilité, ont perdu leur fortune. Mademoiselle de Ludre[9], poursuivit-elle, peut vous servir d’exemple : son bonheur fut si court qu’un jour le commença et le suivant le finit ; sa complaisance, un peu trop prompte, gâta tout, et, pour vouloir être trop tôt heureuse, elle devint malheureuse en un moment. — Il est néanmoins bien difficile, dit madame de Fontange, d’aimer avec ardeur sans pouvoir le dire, lorsque l’objet que nous chérissons le requiert de nous avec empressement, et je me suis toujours laissé dire que le Roi, en matière d’amour, est ennemi du retardement ; qu’il est impatient au dernier point, et que si, dès la première ouverture qu’il fait, on ne lui donne pas à connoître ce qu’on ressent pour lui, il se lasse, il se rebute, et porte son inclination d’un autre côté. Ce seroit beaucoup que de s’exposer à ce malheur par sa conduite. — Vous avez raison, reprit madame D. L. M., et, pour s’assurer du succès d’une affaire, il faut toujours éviter les deux extrémités ; il y a un certain milieu entre toutes choses, dont on ne peut s’éloigner sans prendre un mauvais chemin. C’est là mon sentiment, et l’exemple que je vous ai proposé vous doit servir de règle. »

Cependant le Roi n’étoit pas oisif : il ne pensoit qu’à sa belle ; le désir de la posséder bientôt lui fit chercher avec un soin extraordinaire l’occasion de lui parler. Il fut deux jours sans pouvoir la trouver assez favorable pour lui dire quelque chose de particulier. Il la voyoit presque tous les jours, tantôt chez la Reine ou chez Madame, et, plus il la regardoit, plus il en devenoit amoureux. Ces deux jours lui durèrent un siècle[10], et l’impatience où il étoit lui fit consulter le duc de SaintAignan sur les moyens de pouvoir entretenir seul à seul la personne pour qui il avoit conçu tant de tendresse. Le duc fut ravi de ce que le Roi lui faisoit confidence de ses nouvelles inclinations, comme il avoit fait des premières ; il va, il cherche, et fait tant de perquisitions qu’il apprend que madame de Fontange devoit se trouver le lendemain aux Tuileries avec madame D. L. M. ; il le dit au Roi, qui y alla, et trouva l’occasion aussi favorable qu’il la pouvoit souhaiter. Il eut une longue conférence avec cette belle, où ses regards lui en apprirent plus que ses paroles, parce que, suivant le conseil qu’on lui avoit donné, elle accompagna tous ses discours de tant de modestie que le Roi ne put s’empêcher de lui reprocher son peu de sensibilité. Elle ne se défendit de ce reproche que sur l’estime qu’elle avoit pour Sa Majesté. « Ah ! Dieu, reprit le Roi, l’estime est une chose qui ne me satisfait point quand elle va toute seule ; c’est à votre cœur que j’en veux, et tant que vous m’en refuserez la tendresse, je me tiendrai malheureux. Eh quoi ! poursuivit-il, est-ce vous blesser que de vous dire que votre mérite me force à ne plus vivre que pour vous, et que, si vous voulez, vous trouverez en m’aimant toutes les douceurs qu’on peut espérer de la plus sincère correspondance ! — Ah ! Sire, dit mademoiselle de Fontange, ne pouvant perdre le souvenir de ce que vous êtes et de ce que je suis, permettez-moi de vous dire qu’il n’y a guère apparence que Votre Majesté parle sérieusement. — Que faut-il donc, reprit le Roi, pour vous justifier la sincérité de mes intentions ? Est-ce que ces paroles ne sont pas expressives : Je vous aime ! — Ah ! elles ne le sont que trop pour faire souffrir un cœur qui est sensible à l’amour ! » Elle dit cela avec un air si embarrassé que ce trouble acheva de charmer le Roi, et on peut dire que sa pudeur lui fut pour lors d’un usage merveilleux, parce que, sa rougeur donnant une nouvelle vivacité à son teint, elle parut aux yeux du Roi la plus belle et la plus aimable qu’il eût jamais vue[11]. Ils se séparèrent, et le Roi lui dit en la quittant : « Je me suis bien aperçu, mademoiselle, que la pudeur a empêché votre amour de dire tout ce qu’il pensoit ; je demande qu’il s’exprime avec plus de liberté sur le papier, et j’attends un billet de votre part. » A la sortie des Tuileries, M. de Louvois vint au devant de Sa Majesté pour lui communiquer quelques affaires ; le Roi lui dit, en parlant de mademoiselle de Fontange, qu’il n’avoit jamais vu une fille si fière et dont la vertu fût plus difficile à ébranler. M. de Louvois, qui savoit de qui le Roi parloit, lui dit : « Eh quoi ! Sire, une fille peut-elle conserver de la fierté auprès de Votre Majesté ? — Sans doute, reprit-il ; mais aussi j’espère que, quand l’amour se sera une fois rendu le maître de ce cœur, qui lui a si longtemps résisté, comme il ne seroit pas assuré d’y rentrer quand il voudroit, il n’abandonnera pas facilement la place. »

Cependant mademoiselle de Fontange fit un fidèle rapport à madame de D. L. M. « C’est à présent, lui dit-elle, qu’il faut agir : il y auroit danger de tout perdre par le retardement, et il est temps de vous déclarer ; c’est pourquoi écrivez au Roi une lettre telle que l’amour vous l’inspirera. » Elle la fit aussitôt et la conçut dans ces termes :

Sire, bien que le peu de proportion qu’il y a entre un prince comme vous et une fille comme moi dût m’obliger à prendre plutôt le discours de Votre Majesté pour une galanterie que pour une sincère déclaration, néanmoins, s’il est vrai que les véritables amans connoissent en se voyant ce qui se passe de plus secret dans leur cœur, ce seroit en vain que je vous en voudrois plus longtemps cacher les sentimens. Oui, Sire, je vous l’avoue, le seul mérite de votre personne avoit déjà disposé de moi-même devant que Votre Majesté m’eût fait l’aveu de ses inclinations. Pardonnez-le-moi si j’ai combattu cette passion dès le moment de sa naissance : ce n’étoit pas par aucune répugnance que j’eusse à chérir ce qui me paroissoit si aimable, mais plutôt par la crainte que j’avois que mes yeux ou mes actions ne vous fissent connoître, à l’insu de mon cœur, ce qu’il ressentoit pour vous. Jugez, Sire, de la disposition où je suis par une confession si ingénue de ma foiblesse.

Je ne vous dirai point par qui la lettre fut portée ; quoi qu’il en soit, le Roi la reçut, il la lut, et il est difficile de trouver des termes pour vous exprimer son ravissement ; il répéta plusieurs fois ces dernières paroles : « Jugez de la disposition de mon cœur par une confession si ingénue de ma foiblesse. » En un mot il est charmé, il meurt pour sa belle et voudroit être en lieu de pouvoir se jeter à ses genoux pour la remercier comme il doit des tendres marques de son amour. Le Roi étoit dans ces transports de joie lorsque le duc de Saint-Aignan entra. Tout autre que lui auroit été incommode dans ce moment ; le Roi fut bien aise de le voir ; il ne l’entretint que des qualités engageantes de mademoiselle de Fontange. Le duc, qui sait faire sa cour autant qu’homme du monde, témoigna au Roi qu’il ne pouvoit pas mieux placer ses affections, que le choix qu’il avoit fait ne pouvoit pas être plus juste, et que dans toute sa Cour il n’y avoit pas une fille dont le mérite fût plus éclatant. Le Roi fut ravi de voir qu’on approuvoit ainsi ses élections ; il s’étendit sur les louanges de son amante. « Non, dit-il au duc, on ne peut pas voir une taille mieux prise ; elle a le plus bel œil qu’on ait jamais vu ; sa bouche est petite et vermeille, et son teint et sa gorge sont admirables ; mais ce qui me charme davantage, c’est un certain air doux et modeste qui n’a rien de farouche ni de trop libre. » Le duc ne manqua pas de relever encore tout ce que le Roi avoit dit, et il poussa sa complaisance si loin qu’il eût été difficile de rien ajouter à un portrait si achevé.

On ne faisoit donc plus de mystère de l’amour du Roi ; il n’y avoit que mademoiselle de Fontange qui souhaitoit que Sa Majesté en tînt le secret caché le plus qu’elle pourroit ; mais c’étoit demander une chose inutile, et, dans un entretien particulier qu’il eut avec elle le jour d’après celui qu’il reçut la lettre, il leva toutes ses craintes et la fit résoudre à partir avec lui pour Versailles. Jamais il n’a paru plus content qu’après avoir tiré le consentement de sa Déesse pour son départ. Ce fut dans ce tête-à-tête amoureux que nos amants se jurèrent une affection éternelle, et l’entretien de mademoiselle de Fontange eut des charmes si doux pour le Roi, que, pendant qu’il dura, il fut entièrement attaché à renouveler à cette aimable personne toutes les protestations du plus tendre amour. Ils se séparèrent ; et, cette belle disant à son amant un adieu tendre des yeux, elle le laissa le plus amoureux de tous les hommes.

Le Roi, devant que de partir pour Versailles, envoya à mademoiselle de Fontange un habit dont la richesse ne se peut priser, non plus que l’éclat de la garniture qui l’accompagnoit ne se peut trop admirer. Elle le reçut, et partit un peu après avec Sa Majesté, qui donna tous les divertissemens ordinaires à toutes les dames de la Cour, en réservant un particulier pour son aimable maîtresse. Ce fut un jeudi après midi que cette place d’importance, après avoir été reconnue, fut attaquée dans les formes : la tranchée fut ouverte, on se saisit des dehors, et enfin, après bien des sueurs, des fatigues et du sang répandu, le Roi y entra victorieux. On peut dire que jamais conquête ne lui donna tant de peine. Pour moi, quoique je le croie fort vaillant, je n’en suis point surpris, parce que, s’il nous est permis de juger de la nature de la place par les dehors, l’entrée n’en a pu être que très difficile.

Quoi qu’il en soit, cette grande journée se passa au contentement de nos deux amans ; il y eut bien des pleurs et des larmes versées d’un côté, et jamais une virginité mourante n’a poussé de plus doux soupirs. Cette fête fut suivie pendant huit jours de toutes sortes de jeux et de divertissements ; la danse n’y fut pas oubliée, et mademoiselle de Fontange y parut merveilleusement, et se distingua parmi les autres[12]. Le duc de Saint-Aignan s’étant trouvé au lever du Roi le lendemain de la noce, d’abord que le Roi l’aperçut, il sourit, et, le faisant approcher, il lui fit confidence du succès de ses amours. Il l’assura que jamais il n’avoit plus aimé, et il lui dit que, selon les apparences, il ne changeroit jamais d’inclination. Le duc suivit le Roi chez sa nouvelle maîtresse ; ils la trouvèrent qui considéroit attentivement les tapisseries faites d’après M. Lebrun, qui représentoient les victoires de Sa Majesté[13] : elles faisoient la tenture de son appartement ; le Roi lui-même lui en expliqua plusieurs circonstances, et, voyant, qu’elle y prenoit plaisir, il dit au duc de faire un impromptu sur ce sujet. La vivacité de l’esprit de M. le duc de Saint-Aignan parut et se fit admirer, car dans un moment il écrivit sur ses tablettes les vers suivans :

Le héros des héros a part dans cette histoire.
Mais quoi ! je n’y vois point la dernière victoire.

De tous les coups qu’a faits ce généreux vainqueur,
Soit pour prendre une ville ou pour gagner un cœur,
Le plus beau, le plus grand et le plus difficile
Fut la prise d’un cœur qui sans doute en vaut mille,
Du cœur d’Iris enfin, qui mille et mille fois
Avoit bravé l’Amour et méprisé ses lois.

Le Roi, impatient de voir ce que le duc écrivoit, lui tira ses tablettes devant même qu’il eût achevé. Il fit la lecture des vers et les trouva fort spirituels ; il les fit voir à sa maîtresse, qui les trouva fort bien tournés et fort galans. Le duc lui dit que la chose étoit imparfaite ; mais il lui répondit que, dans son imperfection même, il la trouvoit agréable, et qu’il lui demandoit un petit ouvrage sur ce sujet[14]. Le duc fit un remercîment à Sa Majesté de l’honneur qu’elle lui faisoit de lui commander de travailler sur une matière si noble et si charmante. Après ce compliment, le duc se retira, et laissa le Roi avec mademoiselle de Fontange. Il y passa presque toute la journée ; il ne mangea point en public, et la solitude eut pour lui des charmes qu’il n’auroit pas rencontrés dans la grandeur de sa Cour. De vous dire à quoi il employa tout le temps, ce seroit un peu trop pénétrer ; néanmoins nous avons lieu de croire que l’amour fut mis souvent sur le tapis, et quelquefois sur la couverture, parce que le lendemain, qui étoit destiné à une partie de chasse, notre belle se trouva un peu lasse et fatiguée, et elle pria le Roi de la dispenser de l’accompagner dans un si pénible exercice. Le Roi, qui ne pouvoit l’abandonner, aima mieux en différer le divertissement que de le donner aux autres dames sans qu’elle y eût part. On remit la partie à trois jours, et on passa cet intervalle de temps dans des jeux, des bals et des festins, où l’adresse et la magnificence du Roi parurent toujours avec éclat. Ce fut dans une de ces fêtes que le duc présenta au Roi les vers qu’il avoit faits par son ordre ; le Roi en fit la lecture après le bal fini, et, les ayant trouvés d’une justesse merveilleuse, il en donna le plaisir à toute la Cour par la lecture qu’on en fit publiquement pendant la collation. En voici une copie, qui m’est tombée entre les mains :


TRIOMPHE DE L’AMOUR


SUR


LE CŒUR D’IRIS.

L’Amour[15], cet aimable vainqueur,
A qui tout cède et que rien ne surmonte,
Etoit près de jouir d’un extrême bonheur,
Lorsqu’il se souvint, à sa honte,
Que, bien que tout lui fût soumis,
Il n’avoit point le cœur d’Iris.

Il voyoit mille cœurs qui s’empressoient sans cesse
De venir en foule à sa cour,
Car les cœurs ont cette foiblesse
Depuis que l’univers est soumis à l’Amour.
Le cœur d’Iris ne pouvoit se contraindre ;
Il les regardoit tous avec quelque mépris.
Il n’appartient qu’au cœur d’Iris
De connoître l’Amour et de ne le pas craindre.
Ce conquérant avoit droit de s’en plaindre ;
Que l’on ne soit donc pas surpris
Si, rempli d’une noble audace,
Il voulut attaquer cette invincible place ;
Il le voulut en effet,
Et ce que l’Amour veut est fait.
Avant que d’entreprendre une si juste guerre,
Il fit assembler son conseil.
Ce conseil n’a point de pareil
Ni dans les cieux ni sur la terre ;
C’est un agréable amas
De guerrières vigilantes,
Qui sont toutes ses confidentes,
Et qui toutes ont des appas.
L’on y vit la Magnificence,
L’Espérance, la Complaisance,
La Tendresse, la Propreté.
L’on y vit la Flatterie,
La Hardiesse et la Galanterie.
L’Amour les aime avec égalité ;
Car elles sont sous son obéissance,
Et le servent de tous côtés,
En rendant toutes les beautés
Tributaires de sa puissance.

Mais il n’est pas mal à propos
De dire, en passant, quatre mots
De tant de guerrières aimables.
La Galanterie, aujourd’hui,
Est une des plus agréables ;
Elle plaît à l’Amour et ne va point sans lui,
Toutes ses actions font voir sa bonne grâce,
Elle charme, quoi qu’elle fasse ;
Elle a de merveilleux talents ;
Elle se voit partout chérie,
Et plus d’un cœur hait les galants
Sans haïr la Galanterie.
La Flatterie a l’air charmant ;
Elle paroît d’abord douce, aimable et sincère,
Mais, à parler ingénument,
Quand elle dit du bien, ce n’est pas pour en faire,
Ou du moins c’est très rarement.
L’on connoît la Complaisance :
Lorsqu’on dira que son pouvoir est grand ;
Qu’elle vient par sa patience
Presque toujours à bout de ce qu’elle entreprend ;
Et l’on sait par expérience
Qu’Amour, ce charmant vainqueur,
Se déguise en Complaisance
Pour faire moins de bruit ou pour surprendre un cœur.
La Magnificence a des charmes,
Quoique la vanité forme tous ses desseins,
Et les richesses sont des armes
Qui peuvent, dans de nobles mains,
Vaincre les plus rebelles,
Et gagner l’amitié des belles.

La Propreté[16] fait moins de bruit.
Elle se plaît d’être bien mise,
Et souvent en une entreprise
Elle retire plus de fruit ;
On la voit toujours paroître
Sans qu’elle ait rien d’affecté :
L’Amour a de la peine à se faire connoître
Lorsqu’il est sans la Propreté.
L’Espérance est toujours confiante
Et ne se rebute jamais ;
Quelquefois elle se contente
Dans des desseins et des souhaits
Qui passent souvent son attente ;
Mais, quoiqu’ils soient hors de saison,
Elle croit faire avec raison.
La Tendresse prétend qu’on l’aime
Autant qu’elle prétend aimer,
Et les cœurs se laissent charmer
A sa délicatesse extrême ;
A peine peut-on concevoir
Et son adresse et son pouvoir :
Chacun l’estime et la caresse,
Et l’Amour avoue à son tour
Que dès qu’il est sans tendresse,
Il ne passe plus pour Amour.
Je dirai que la Hardiesse
Est incapable de foiblesse ;
Elle n’a jamais de langueur ;
Tout lui donne de l’assurance ;
Rien ne l’étonne, et sa vigueur
S’augmente par la résistance.

Les amans les plus amoureux
La consultent dans leurs affaires,
Et souvent les plus téméraires
Ne sont pas les plus malheureux.
Parlons encor de trois guerrières,
Moins aimables que les premières
Dont j’ai déjà fait les portraits.
Commençons par la Jalousie,
De qui les coups, de qui les traits
Blessent toujours la fantaisie.
Dieux ! qu’elle est d’une étrange humeur !
Elle n’explique rien qu’à son désavantage,
Et, sur le moindre ombrage,
Elle se rompt la tête et se ronge le cœur.
L’Inquiétude est la seconde ;
Elle se plaît à fatiguer l’Amour.
Il n’est point d’endroit dans le monde
Qui ne la divertisse et l’ennuie à son tour,
On n’a point de mesure à prendre
Pour l’arrêter ou pour l’attendre.
L’Amour s’en plaint à tout propos ;
Mais ce qu’il trouve de plus rude
Est que presque toujours il chasse le Repos,
Pour retenir l’Inquiétude.
La Ruse n’a que lâcheté
Et que malice pour partage ;
Quand elle dit la vérité
C’est qu’elle est à son avantage.
L’Amour peut s’en servir à la prise d’un cœur,
Quoique bien souvent il s’abuse,
Car les services de la Ruse
Ne lui font jamais de l’honneur.

Or, ces guerrières se rendirent
Dans le lieu du conseil le jour qu’on avoit pris.
On y parla du cœur d’Iris,
Et quelques unes, d’abord, dirent
Qu’il étoit honteux à l’Amour
De laisser encor plus d’un jour
Cette place en état de pouvoir se défendre ;
Qu’il falloit désormais ou périr ou la prendre ;
Qu’en vain l’Amour avoit fait tant d’exploits
Si ce cœur refusoit d’obéir à ses lois.
Quelques autres, plus retenues,
Leur répondirent hautement
Que bien que ces raisons fussent assez connues,
On devoit agir prudemment ;
Qu’on ne prenoit pas de la sorte
Une place si forte,
Et que le cœur d’Iris
Pouvoit bien plus d’un jour
Opposer ses remparts aux forces de l’Amour ;
Que la place étoit bien gardée,
Que par la Vertu même elle étoit commandée,
Et que l’Amour avoit été battu
Plus d’une fois par la Vertu.
L’Amour avoit trop de courage
Pour s’arrêter à cet avis,
Et, sans haranguer davantage,
Il voulut que les siens fussent d’abord suivis.
La Valeur lui faisoit entendre
Qu’il est beau de tout entreprendre
Pour posséder le cœur d’Iris,
Et tenoit pour indubitable
Qu’il n’est point de cœur imprenable,

Et qu’il doit prendre un jour tous ceux qu’il n’a pas pris.
Rempli de ce désir, ce conquérant s’apprête
A cette importante conquête.
Il veut mettre en effet ses généreux projets,
Et pour montrer à tous qu’il peut ce qu’il désire,
Il commande à l’instant qu’on arme ses sujets,
Dans tous les lieux de son empire.
La Vertu, qui voyoit un effort si puissant,
Craignoit d’être contrainte à céder la victoire ;
Et pour mettre remède à ce danger pressant,
Elle fit avertir la Gloire.
La Gloire[17] a de l’honneur et de la probité ;
Jamais le malheur ne l’étonne ;
Elle songe toujours à l’immortalité,
Et ne fait que ce qui la donne.
Elle aime la Vertu, mais c’est du fond du cœur ;
La Vertu l’aime aussi comme sa propre sœur ;
Elles sont deux et ne sont qu’une.
Souvent l’une pour l’autre elles ont combattu,
Et l’on a vu souvent la Gloire et la Vertu
Faire tête à la Fortune.
Si la Gloire aimoit les appas,
La Vertu, cette guerrière aimable,
Quand l’Amour étoit raisonnable,
Ne le haïssoit pas.
Il est vrai qu’autrefois ils avoient eu querelle :
L’Amour l’ayant choquée en cent occasions,
La Gloire avoit aussi blâmé ses actions,
L’ayant même traité d’ingrat et d’infidèle ;
Mais dans leur amitié sincère et mutuelle
La Gloire avoit aussi servi l’Amour

A gagner plus d’une victoire,
Et l’Amour avoit à son tour
Travaillé souvent pour la Gloire.
Mais cependant l’Amour, pour ne perdre le temps,
Commande à la Renommée
De faire venir son armée,
Et dans deux jours se met aux champs,
Et divise en trois corps ses troupes amoureuses.
Il choisit les plus belliqueuses
Pour les ménager prudemment ;
Il étoit lui-même à leur tête,
Prêt à combattre vaillamment
Pour une si belle conquête.
Il prétend à tout prix
Soumettre le cœur d’Iris.
Il se fondoit sur son expérience,
Sur son adresse et sa vaillance.
Dès qu’on met l’Amour en jeu,
Il n’entend plus raillerie,
Et ne dresse jamais aucune batterie
Qu’à dessein de faire grand feu.
Dans sa marche il fit paroître
Qu’il est toujours très puissant,
Car il conquit en passant
Les cœurs qu’il put reconnoître ;
Il emporta d’assaut le cœur d’Amarillis[18],
Il prit celui d’Aminthe[19] et celui de Philis[20],
Il accepta les clefs de celui de Climène[21]

Et celui de Cloris[22] le reconnut sans peine.
Ces cœurs n’étoient pas assez forts
Pour soutenir un siége et pour se bien défendre :
Aussi l’Amour, pour les prendre,
Ne fit pas de grands efforts.
Enfin les troupes se rendirent
Auprès du cœur d’Iris, qui ne les craignoit pas,
Et par les formes l’investirent
Après avoir donné quelques légers combats.
Le cœur d’Iris est fait sur un parfait modèle ;
C’est une place forte, aimable, noble, belle,
Qui va même de pair avec les plus grands cœurs ;
Elle n’est en état que depuis quatre lustres,
Mais le sang de ses fondateurs
Tient rang depuis long-temps parmi tous les illustres[23].
Cette place a de beaux dehors
Et cinq portes très régulières.
La porte de la vue est une des premières,
Et ne sauroit céder qu’à de puissants efforts.
C’est là que sans cesse se montrent
Une troupe de doux regards,
Qui, sans avoir nuls égards,
Volent innocemment tous ceux qui s’y rencontrent.
Cent fois l’Amour, ce conquérant rusé,
Après s’être bien déguisé,
Voulut entrer par cette porte ;
Mais la Vertu, qu’on trompe rarement,
Le reconnut toujours déguisé de la sorte,
Et le chassa honteusement.

La porte de l’Ouïe est étroite et petite ;
Il faut passer par cent jolis détours,
Et c’est en vain qu’on sollicite
D’y pouvoir entrer tous les jours.
On n’entre pas dès qu’on ose y paroître,
Il faut parler et se faire connoître.
Celle du Goût a ses beautés,
Et mille régularités ;
La nature la fit avec un soin extrême,
C’est un ouvrage sans égal,
Et cette porte, enfin, d’ivoire et de corail,
S’ouvre à propos et se ferme de même.
Celle de l’Odorat exhale des odeurs
Plus douces que celles des fleurs.
La porte du Toucher est extrêmement forte ;
Mais tout le monde sait, sans en être surpris,
Que ce n’est point par cette porte
Qu’on entre dans le cœur d’Iris.
Enfin cette place fameuse
Par son assiette avantageuse
N’est pas difficile à garder,
Et l’on a toujours pu connoître
Qu’on n’y prétend souffrir qu’un maître,
Et que la Vertu seule à droit d’y commander.
C’est aussi la Vertu qui défend cette place,
Avec mille beaux sentiments.
L’Amour sans cesse la menace,
Mais elle rit de ses emportements.
Cette personne incomparable,
Parfaite en tout, partout aimable,
Rejettoit tous ses favoris,

Et le monde seroit dans une paix profonde,
Si, comme dans le cœur d’Iris,
La Vertu commandoit dans tous les cœurs du monde.
Huit guerrières servoient, presque en toute saison,
D’officiers dans la garnison.
L’on y voyoit toujours la Force, la Prudence,
La Justice, la Tempérance,
L’Indifférence et la Tranquillité ;
L’on y trouvoit la Modestie,
Et l’Amitié, qu’un peu de sympathie
Rend semblable à l’Amour par bien plus d’un côté.
L’Amour, pour les gagner, mettoit tout en usage ;
Mais il en connoissoit la vaillance et l’honneur.
Ce n’est pas un petit ouvrage
Que d’attaquer un noble cœur.
Comme il a de l’expérience,
Il distribua les quartiers,
S’empara des hauteurs, des bois et des sentiers,
Avec beaucoup de diligence.
Tous ses retranchements n’avoient aucun défaut.
L’ennemi ne pouvoit lui dresser aucun piége,
Car il étoit alors aussi savant en siége
Qu’il étoit heureux en assaut.
Son courage étoit grand, son soin étoit extrême ;
Il voyoit ses travaux lui-même,
Et ce conquérant, à son tour,
Employoit son adresse à remuer la terre,
Pour persuader que l’Amour
Est infatigable à la guerre.
Cependant, sur le prompt avis
Que la Gloire[24] eut du siége et de la guerre ouverte,

Elle se dépêcha d’aller au cœur d’Iris,
Pour empêcher les deux partis
De courir à leur perte.
Depuis longtemps elle savoit
Que la Vertu n’avoit point de foiblesse,
Qu’elle écoutoit tous ses conseils sans cesse,
Et que l’Amour quelquefois les suivoit,
Mais que l’Amour, étant opiniâtre,
Ou battroit, ou se feroit battre.
Elle eût voulu que la Vertu
Eût traité l’Amour sans rudesse,
Et que l’Amour eût combattu
Par le conseil de la Tendresse.
Le plus grand de tous ses souhaits
Etoit de presser une paix
Où tous les deux partis eussent de l’avantage :
Le monde l’espéroit, et l’on disoit partout
Que la Gloire étoit assez sage
Pour en pouvoir venir à bout.
L’Amour n’étoit pas sans peine,
Il redoutoit les assiégés,
Et ses gens étoient affligés
De voir son entreprise vaine.
Il prétendoit tout hasarder,
Il ne manquoit ni d’ardeur ni d’audace,
Et vouloit par assaut emporter cette place,
Croyant que la Vertu ne pourroit la garder.
Il fut la reconnoître et résolut ensuite
De l’attaquer des deux côtés :
Il se fondoit sur sa conduite,
Mais souvent il en manque et fait des nullités.

La porte de l’ouïe et celle de la vue
Lui parurent foibles d’abord ;
Mais sur ce point l’Amour se trompa fort,
Car la place étoit bien pourvue.
Les assiégés à tous momens
L’incommodoient dans ses retranchemens ;
Et, quoiqu’il fît toutes choses possibles,
Ils étoient toujours invincibles ;
Ils regardoient avec indignité
L’Espérance et la Propreté ;
Ils se moquoient de la Tendresse[25],
Ils repoussoient la Hardiesse,
Et sans relâche ils s’opposoient
A ce que les autres faisoient.
Encor que l’Amour soit habile,
Et qu’il puisse achever tout ce qu’il entreprend,
Il vit bien qu’il est difficile
De prendre un cœur que la Vertu défend.
Ces guerrières pourtant, quoiqu’alors malheureuses,
Faisoient leur devoir constamment ;
L’Inquiétude seulement,
Par façons séditieuses,
Les troubloit indirectement ;
Son humeur toujours inconstante,
A qui tout plaît et que rien ne contente,
Donnoit de la peine à l’Amour ;
De tout ce qu’on faisoit elle étoit offensée,
Il ne se passoit point de jour
Qu’elle ne changeât de pensée.
Quant à la Jalousie, elle étoit sans emploi,

Quoique l’Amour l’eût avec soi,
Et quoiqu’elle en fût bien traitée.
La Ruse, qui veille toujours,
Fit une mine en peu de jours,
Mais la mine fut éventée.
L’Amour[26] étoit au désespoir
De voir que la Vertu méprisoit son pouvoir ;
Mais une fortune contraire
Changea le vainqueur en vaincu,
Et fit connoître, en cette affaire,
Que souvent la Fortune aide peu la Vertu ;
Car la Tendresse, étant suivie
Des Soins, des Soupirs et des Pleurs,
Malgré cent nobles défenseurs,
Gagna la porte de l’Ouïe.
Les assiégés crurent d’abord
Que tout cédoit à cet effort,
Et la surprise fut si grande
Que leur courage en fut presque abattu ;
Mais rien n’ébranle la Vertu
Lorsque c’est elle qui commande.
Durant ces mouvemens, quelques légers Soupirs,
Courant au gré de leurs désirs,
Rapportent à l’Amour qu’on voit dans la campagne,
Un gros de gens qui viennent sur leurs pas.
L’Amour, que la peur accompagne,
Se vit d’abord dans l’embarras ;
Il reprend cœur, il s’arme en diligence
Pour voir qui sont ces ennemis,
Et plus ce gros de gens s’avance
Plus l’Amour demeure surpris.

Mais il l’est plus qu’on ne peut croire
Lorsqu’il voit que ce gros accompagne la Gloire,
Et qu’elle s’en détache afin de l’embrasser.
Pour répondre à ces soins il s’avance, il se presse,
Et, chacun les laissant passer,
Ils se rendent tous deux caresse pour caresse.
Les complimens durèrent tout le jour ;
Celui d’après, la Gloire vit l’Amour
Et lui parla de paix dès cette conférence.
L’Amour fit de la résistance,
Lui remontra qu’il étoit en pouvoir
De vaincre et de tout entreprendre,
Et par des raisons lui fit voir
Que la Place devoit se rendre ;
Mais la Gloire lui fit entendre
Que bien souvent un noble désespoir
Fait faire des efforts qu’on ne sauroit comprendre.
Il se laisse toucher à ce zèle pressant,
Et sans différer il consent
Que la Gloire se satisfasse.
On fait trois jours de trève, et la Gloire d’abord,
Pour mettre enfin l’Amour et la Vertu d’accord,
Se présente devant la place.
Mais quels plaisirs ne goûte pas
Un cœur que la Vertu possède,
Quand la Gloire avec ses appas
Se présente et vient à son aide !
La Vertu la reçut avec empressement,
Lui donna d’abord audience ;
Il est vrai que par bienséance
Tout se passa publiquement.
Le monde sait que d’ordinaire

La Vertu n’a point de secret,
Et qu’elle auroit bien du regret
Si chacun ne voyoit tout ce qu’elle veut faire.
Pour persuader la Vertu,
La Gloire mit tout en usage,
Et lui fit voir qu’elle avoit combattu
Jusqu’alors à son avantage ;
Qu’elle ne seroit pas moins sage[27]
Pour être bien avec l’Amour,
Et que peut-être à son dommage
Il faudroit y venir un jour ;
Que ce n’étoit pas une honte
De céder à ce conquérant ;
Qu’elle même étoit son garant,
Et que le cœur d’Iris y trouveroit son compte ;
Qu’il falloit céder au vainqueur
De l’air, de l’onde et de la terre,
Et que la paix, en matière de cœur,
Valoit cent fois mieux que la guerre.
Enfin la Gloire agit avec tant de douceur,
Avec tant d’adresse et d’ardeur,
Qu’on reçut ses conseils comme de vrais oracles.
La Vertu répondit par des remercîmens,
Et prit un jour pour vaincre les obstacles
Que pouvoient apporter ses nobles sentimens.
Alors, la Gloire crut qu’il étoit nécessaire
Qu’Amour fût instruit de l’affaire.
L’Amour lui répondit qu’il tiendroit à bonheur
Qu’elle voulût lui rendre office :
L’Amour acquiert bien de l’honneur,
Lorsque la Gloire agit pour lui rendre service.
Cependant le Conseil s’assemble au cœur d’Iris,

Et la Vertu prend les avis
Pour rendre réponse à la Gloire.
On conclut à la paix, et dès le même jour,
Ce qu’on ne peut qu’à peine croire,
Le cœur d’Iris hait moins l’Amour.
Ensuite on parle, on demande, on propose,
Et pour ne perdre pas le temps,
La Gloire règle toute chose
Et fait dresser les articles suivans.

I.

Que dans le cœur d’Iris, sans nulle dépendance,
L’Amour et la Vertu vivroient d’intelligence,
Et que tous les beaux sentimens
Obéiroient à leurs commandemens.

II.

Que la Gloire pourroit revenir à toute heure
Y faire sa demeure,
Soit dans un temps de guerre on dans un temps de paix,
Sans que l’Amour le pût trouver mauvais.

III.

Que l’Amitié ne seroit point chassée,
Et qu’elle seroit caressée.

IV.

Qu’on feroit sortir à l’instant,
Balle en bouche et tambour battant,
Les troupes d’Indifférence,

Et qu’elle iroit faire sa résidence
Dans quelque ingrat et froid séjour,
Loin de l’empire de l’Amour.

V.

Que la Tranquillité pourroit aussi, par grâce,
Aller et venir dans la place,
Mais que l’Amour lui pourroit ordonner
De n’y pas toujours séjourner.

VI.

Que l’Amour, conduit par la Gloire,
Pour triomphe de la Victoire,
Entreroit dans le cœur d’Iris
Avec les Jeux, les Appas et les Ris ;
Que ces troupes seroient suivies
De quelques autres compagnies.

VII.

Qu’il seroit permis à l’Amour
De retenir à sa cour,
Quand il lui prendroit fantaisie,
L’Inquiétude avec la Jalousie,
Mais que présentement
L’Amour consent à leur éloignement.

VIII.

Que la Hardiesse et l’Audace
N’entreroient jamais dans la place,
Et que la Ruse aussi ne pourroit obtenir
Nul passage pour y venir.


IX.

Que tous ces grands donneurs d’allarmes,
Comme Chagrins, Soucis et Larmes,
N’entreroient point au cœur d’Iris,
Et que, s’ils osoient l’entreprendre,
La Justice, les voyant pris,
Les casseroit sans les entendre[28].
Les articles furent signés.
Tout se passa de bonne grâce.
Les otages étant donnés,
L’Amour incognito fut visiter la place.
Les Festins, les Cadeaux, les Bals et les Concerts,
Troupes aussi belles que fortes,
Allèrent se poster aux portes,
Trouvant les passages ouverts.
Leur prompt abord troubla la Modestie ;
Mais, la Vertu lui défendant d’agir,
Elle obéit sans nulle repartie[29] ;
Et se contenta d’en rougir.
Enfin l’Amour, pompeux et magnifique,
Fit son entrée au cœur d’Iris[30].
Les Plaisirs, les Jeux et les Ris
Rendirent la fête publique.
La Gloire et la Vertu marchoient à ses côtés,
Et, sous leur charmante conduite,
Ces guerrières, qu’Amour a toujours à sa suite,
Etaloient à l’envi mille et mille beautés.
Tout le monde admiroit son superbe équipage,

Et dès que la Vertu
Le vit paroître avec tant d’avantage,
Elle se repentit d’avoir tant combattu.

Comme j’ai cru que la lecture de cette pièce du duc de Saint-Aignan ne pourroit pas vous lasser, je l’ai placée dans cet endroit, qui lui seroit encore plus naturel si elle n’étoit point si longue. Quoi qu’il en soit, il faut avouer que, bien que ces vers ne soient qu’une description énigmatique des amours de notre héroïne, ils ont néanmoins de la beauté, et ils doivent paroître fort spirituels à ceux qui en pourront pénétrer le sens. Ils furent lus du Roi et de la cour avec bien de la satisfaction, et le contentement qu’on témoigna doit passer pour une marque assurée de leur valeur. Le duc y réussit merveilleusement, et lorsqu’il travaille sur une matière qui a du rapport avec son naturel fort galant, il ne fait rien qui ne soit agréable. Le style en des endroits est un peu flatteur, mais aussi ceux qui pourront voir clair dans l’obscurité de quelques mots connoîtront que la satire n’en est pas entièrement bannie. Mais revenons à notre histoire, et suivons, s’il se peut, notre belle, qui part avec son prince pour une partie de chasse qui lui donnera du divertissement.

Elle étoit vêtue ce jour-là d’un justaucorps en broderie d’un prix considérable, et la coiffure étoit faite des plus belles plumes qu’on eût pu trouver. Il sembloit, tant elle avoit bon air avec cet habillement, qu’elle ne pouvoit pas en porter un qui lui fût plus avantageux. Le soir, comme on se retiroit, il se leva un petit vent qui obligea mademoiselle de Fontange de quitter sa capeline ; elle fit attacher sa coiffure avec un ruban dont les nœuds tomboient sur le front, et cet ajustement de tête plut si fort au Roi qu’il la pria de ne se coiffer point autrement de tout ce soir ; le lendemain toutes les dames de la cour parurent coiffées de la même manière. Voilà l’origine de ces grandes coiffures qu’on porte encore, et qui de la cour de France ont passé dans presque toutes les cours de l’Europe[31]. La crainte qu’avoit son amant qu’il n’arrivât quelque accident dans la course à cette nouvelle chasseresse l’obligea à rester toujours à ses côtés ; il ne l’abandonna point, et, après lui avoir donné le plaisir de faire passer devant elle le cerf que l’on couroit, il s’écarta avec elle dans le lieu le plus couvert du bois, pour lui faire prendre quelque rafraîchissement. Comme l’on sait qu’il est de certains momens où la solitude a plus de charmes pour nous que toute la pompe de la cour, on laissa jouir paisiblement le Roi et sa maîtresse du repos qu’ils cherchoient à l’écart, et on jugea fort bien quand on crut qu’il préféroit ce délassement à la gloire qu’il auroit pu tirer de la chasse. Quoi qu’il en soit, la suite a fait connoître que nos amans ne se retirèrent ainsi tous deux que pour faire un tiers. Mademoiselle de Fontange, depuis ce jour, a été fort incommodée de maux de cœur et de douleurs de tête, qui, étant les véritables symptômes de la grossesse, nous pouvons croire, sans deviner, que la course fut vigoureuse et que ces momens de retraite ne se passèrent pas tous dans l’oisiveté. C’est ainsi que les Héros se faisoient autrefois ; les Dieux n’avoient point de lieu plus propre pour l’exercice de leurs amours que la campagne, et nous avons sujet de croire que le fruit qui naîtra de ce passe-temps n’en sera pas plus sauvage pour avoir pris son commencement dans les bois.

Le jour qui suivit cette partie de divertissement ne fut pas également heureux pour toute la cour, puisque le Roi et sa maîtresse ne le passèrent que dans la tristesse : cette belle se ressentant des fatigues de la chasse, ou, si vous voulez, des momens de la retraite, souffrit des maux de cœur fort grands et des douleurs de tête fort aiguës. Bien que son amant connût que ces maux ne seroient pas de durée, il y parut néanmoins aussi sensible que s’ils avoient été fort dangereux ; il ne la quitta point et agit toujours auprès d’elle en amant, mais le plus passionné du monde : il court, il va, il revient et semble mourir d’un mal qui ne le touche que dans ce qu’il aime. La tristesse de sa maîtresse le mit dans un abattement extraordinaire ; mais ce qui lui tira presque les larmes des yeux, ce fut lorsqu’au plus fort de la douleur mademoiselle de Fontange, attachant ses regards sur lui, lui dit d’une manière tendre et languissante : « Ah ! mon cher prince, faut-il que les douleurs suivent de si près les plaisirs les plus purs ? Ah ! il n’importe, poursuivit-elle, j’en chéris la cause et l’aimerai éternellement. » A ces paroles le Roi l’embrassa étroitement ; il étoit sur son lit, et, la serrant le plus amoureusement du monde, il lui jura que jamais il n’auroit d’autre maîtresse qu’elle, et que de sa vie il n’avoit conçu tant d’amour pour une personne comme il en ressentoit pour elle.

L’après-dînée, notre malade se porta mieux ; elle reçut plusieurs visites, et jamais reste de journée n’a été si bien employé que le fut celui-là : on y parla de nouvelles galantes et des pièces d’esprit qui étoient les plus récentes ; et comme c’étoit à qui contribueroit davantage au divertissement de la belle, Mme D. A.[32], qui avoit été de la chasse, tira un écrit de sa poche et en fit la lecture assez vite pour qu’aucun ne pût en pénétrer le sens. C’étoit une énigme qu’elle dit qui lui étoit tombée par hasard entre les mains ; qu’elle en ignoroit le mot, mais qu’elle croyoit qu’elle ne pouvoit être que noble et relevée, puisqu’il y étoit parlé du Roi ; la voici :


ÉNIGME.

Tantôt je suis ouvert, tantôt je suis fermé,
Selon qu’il plaît au roy le plus puissant qu’on voie.
Je ressens la douleur et je donne la joie.
Je suis ou peu s’en faut de tout le monde aimé.
Mon frère fort souvent contre moi animé[33],
Vient fouler sans respect mon corail et ma soie ;
Il me perce le sein, mais aussi je le noie,
Et éteins tous les feux dont il s’étoit armé.
Je suis petit de corps, mais je donne la vie ;

Plus je suis à couvert, plus je reçois de pluie ;
J’ai la langue en ma bouche, et je ne parle point.
Mon nom est trop caché pour le pouvoir connoître ;
Un ombrage à vos yeux m’empêche de paroître :
Ne vous rompez donc plus la tête sur ce point.

Devant que l’énigme passât de main en main, le Roi en voulut faire la lecture. Bien qu’il ait de l’esprit infiniment, il ne l’eut pas pour lors assez pénétrant pour en découvrir le sens. Sa maîtresse fut plus spirituelle et entra d’abord dans la pensée de celui qui l’avoit composée ; mais, bien loin de la déclarer, elle dit, pour dégoûter les autres d’une recherche plus exacte, que cela ne méritoit pas qu’on s’y appliquât davantage. Cela donna à penser à une de la compagnie, qui, faisant une seconde lecture de l’ouvrage, y connut ce qui y étoit mystérieux ; elle eut pour lors plus d’esprit que de jugement, car elle ne put s’empêcher de dire tout haut qu’on ne devoit pas être surpris si le véritable sens de l’énigme étoit si difficile à trouver, puisqu’il n’y avoit que le Roi qui en eût la véritable clef. Cette parole ne produisit pas un effet tel que celle qui l’avoit imprudemment lâchée auroit souhaité ; le Roi et toutes celles qui composoient le cercle devinèrent facilement qui étoit celle qui étoit sur jeu. On s’enquit de Mad. D. A. de qui elle avoit eu ces vers, on fit toutes les perquisitions possibles pour en apprendre l’auteur ; mais Mad. D. A., qui étoit innocente du stratagème, s’en excusa facilement et dit qu’elle l’avoit trouvée sur sa table à son lever, sans savoir par qui ni comment elle y avoit été mise. Cela ne satisfit pas le Roi, qui ne veut pas qu’on raille ce qu’il aime. La compagnie prit congé de mademoiselle de Fontange, et plusieurs des personnes qui la composoient se retirèrent afin de rire à leur aise, et se divertir de l’énigme dont la plaisanterie avoit choqué si vivement cette belle. On soupçonna quelques amies d’Astérie[34] d’avoir part à cet ouvrage ; mais elle les justifia toutes auprès du Roi, et fit voir que le hasard se mêloit souvent de beaucoup de choses qui sembloient être exécutées avec dessein. Pour confirmer ce qu’elle disoit, elle apporta pour exemple la simplicité avec laquelle elle avoit produit quelques années auparavant un sonnet qui étoit bien plus satyrique. Je vais vous dire comment cela se passa. Vous saurez donc que la ruelle d’Astérie a toujours été composée de tout ce qu’il y a de plus spirituel et de plus éclairé à la cour parmi le sexe. Un jour entre autres que la compagnie étoit fort grande et que le Roi étoit présent, après avoir parlé des modes, qui est l’entretien le plus ordinaire des dames, un jeune abbé, qui ne cherchoit que l’occasion de faire paroître son esprit, fit tomber la conversation sur les ouvrages galans nouvellement imprimés. On y parla de toutes sortes de sciences, mais d’une manière qui n’avoit rien de pédantesque ; la philosophie de M. Descartes y fut agitée ; Gassendi eut ses partisans, et on peut dire que les maîtres auroient eu de la peine à en parler plus savamment. Astérie, qui étoit pour la sceptique, envoya quérir dans son cabinet un livre dont elle avoit besoin pour confirmer quelque chose qu’elle avoit avancé. On l’apporta. Il avoit pour titre la Recherche de la Vérité[35]. Elle l’ouvrit, et elle trouva dedans les vers suivans, écrits sur un papier volant :


SONNET.

Quatre animaux M. D. T. S.[36] sont maîtres de ton sort ;
Chacun voit son rival d’un œil de jalousie
Et veut gouverner seul, mais leur rage est unie
Pour sucer tour à tour ton sang jusqu’à la mort.
Le lion[37] prend partout, sans épargner l’autel ;
Le timide mouton[38] opprime l’innocence ;
Le lézard[39] des rappins[40] dort dessus la finance ;
Mais du dernier de tous le poison est mortel[41].

C’est ce funeste auteur de toutes nos misères
Qui chassa du jardin le premier de nos pères,
Et pour prix de sa foi lui promit un trésor.
Ce serpent garde encor son ancienne malice ;
Il se couvre de fleurs, et tout son artifice
Est de tromper son maître avec la pomme d’or.

Il n’est pas nécessaire de vous dire que la lecture de ce sonnet fit changer l’entretien : on connut d’abord l’excès de la satyre, et chacun voulut faire paroître son zèle pour en rechercher l’auteur ; mais ce fut inutilement. On l’attribua à un Italien fort critique, qui s’appeloit Gerolamo Pamphilio ; quelques mécontentemens qu’il avoit reçus sans sujet d’un des ministres d’État donnèrent fondement de croire que c’étoit lui qui avoit ainsi répandu sa bile sur tous les autres ; il avoit déjà été soupçonné d’être l’auteur de cette inscription qui fit tant de bruit et qui fut placée dans un cartouche au-dessus de la porte de la chambre d’Astérie, un jour que le roi lui donnoit le divertissement de la musique. Comme je crois que personne ne l’ignore, je ne la mets point ici, outre qu’elle ne fait rien au sujet.

Revenons à mademoiselle de Fontange, que nous avons laissée avec le Roi, bien fâchée de ce qu’elle avoit servi de divertissement à la compagnie. Elle témoigna que cette aventure la touchoit d’autant plus vivement, qu’on l’attaquoit dans ce qu’elle avoit de plus sensible. Le Roi n’en marqua pas moins de déplaisir, mais seulement à cause qu’il en donnoit à sa maîtresse ; car, pour lui, on peut dire qu’il se met au-dessus de ces sortes de bagatelles. Il la consola et lui promit d’en faire une si exacte recherche, qu’il découvriroit celui ou celle qui auroient voulu se divertir à ses dépens. Cela la remit un peu, et, après quelques réflexions, elle le pria de laisser le tout dans le silence, sans y penser davantage. Elle fit prudemment, car c’étoit l’unique moyen d’étouffer la raillerie et d’empêcher le monde d’en parler. Nos amans ne s’appliquèrent donc plus qu’à passer agréablement le temps et à se donner tous les témoignages les plus tendres de leur amours. On peut dire que le Roi n’en a jamais marqué davantage que pour mademoiselle de Fontange. Il ne peut pas être plus ardent, et le retour avec lequel cette belle témoigna le sien ne peut pas être plus passionné. Elle le fit paroître particulièrement lorsqu’étant à Paris, elle apprit de Saint-Germain que le Roi, qui se fait souvent un de ces plaisirs de vigueur, avoit couru grand danger dans la poursuite d’un sanglier ; que son cheval avoit été blessé par cette bête, et que sans une force et une adresse particulières, Sa Majesté auroit eu de la peine à se tirer du péril. Cette nouvelle lui fut communiquée par un gentilhomme de madame la princesse d’Epinoi[42], qui étoit elle-même de la partie. Mademoiselle de Fontange y fut presque aussi sensible que si le mal étoit effectivement arrivé ; elle tomba dans la plus grande tristesse du monde, et envoya dès le même jour ce billet au Roi :

Je ne puis, mon cher Prince, vous exprimer l’inquiétude où je suis. Puis-je apprendre de tous côtés le peu de soin que vous apportez à votre conservation sans trembler ? Au nom de Dieu, ménagez mieux une vie qui m’est plus chère que la mienne, si vous voulez me trouver à votre retour. Eh quoi ! votre courage n’est-il pas assez connu, aussi bien que votre adresse, pour vous exposer ainsi à de nouveaux dangers ? Pouvez-vous trouver le délassement des fatigues de la guerre dans un exercice si pénible et si périlleux ? Ah ! j’en tremble de peur ! Pardonnez, mon cher Prince, ces reproches, à l’ardeur de ma passion, et revenez si vous aimez et si vous voulez retirer de la crainte celle qui vous chérit si tendrement.

Il est aisé à connoître que l’étude a moins de part à cette lettre que le cœur ; l’on découvre d’abord que c’est lui qui parle, et il seroit difficile de le faire parler plus tendrement. Elle fut lue du roi avec des transports de joie qu’il seroit mal aisé d’exprimer ; il la baisa mille fois, et envoya aussitôt un exprès à sa maîtresse, avec cette réponse :

Non, ma chère enfant, ne craignez pas, le péril est passé, et je ne veux plus me conserver que pour vous seule. Je vous l’avoue, je ne suis pas excusable d’avoir cherché du plaisir dans des exercices que vous n’avez pas partagés avec moi ; mais pardonnez ces momens que j’ai donnés aux désirs de la gloire, et je pars pour passer les jours entiers à vous dire que je vous aime. Ah ! qu’il est doux seulement d’y penser, lorsqu’on aime un enfant si aimable, et qu’on est certain d’en être aimé !

Le Roi suivit de bien près cette lettre, et partit de Versailles le jour d’après celui qu’elle fut envoyée, pour aller rassurer sa belle. « Ah ! que je suis heureuse, mon cher Prince, lui dit-elle en l’abordant avec un air engageant, de vous voir ainsi de retour ! Ah ! que l’éloignement de ce qu’on aime est une chose difficile à supporter ! — Je l’ai bien éprouvé, ma chère enfant, lui dit le Roi en l’embrassant, et ce n’est que l’amour extrême que je vous porte qui m’a si tôt rappelé et qui n’a pas pu me permettre de vivre un moment sans vous. » Cette entrevue fut accompagnée d’autant de marques de joie que si c’eût été la première : nos amans ne pouvoient assez se regarder, et les plaisirs qui suivirent ces transports furent goûtés de l’un et de l’autre dans toute leur étendue. Oui, on peut dire que ce fut dans toute leur étendue, puisque la nuit qui suivit l’arrivée de Versailles fut trop courte pour Mars et pour Vénus ; le jour d’après partageoit une partie de leurs ébats, et les dégoûts qui suivent de si près les plus purs contentemens n’osèrent pas troubler le doux passe-temps de notre monarque.

Ce fut dans ces doux momens que mademoiselle de Fontange obtint du roi la grâce de… qui lui avoit inutilement été demandée par la bouche de plus d’un prince. Il lui accorda une pension considérable en faveur d’une demoiselle de ses amies ; et l’abbaye de Chelles[43], dont sa sœur a été pourvue, fut encore un effet de sa libéralité. Tant il est vrai que nous n’avons plus rien de cher, quand une fois nous avons donné notre cœur. Cette nouvelle abbesse fut bénite avec une pompe et une magnificence extraordinaires ; c’étoit assez qu’elle fût la sœur de la maîtresse du Roi pour qu’il ne manquât rien à la cérémonie : aussi fût-elle honorée d’un grand nombre d’évêques ; presque toute la cour y assista, et mademoiselle de Fontange y parut avec un si grand éclat qu’elle attira autant de regards sur elle que celle qui en faisoit le principal personnage.

Si toutes ces grâces et ces faveurs dont nous venons de parler avoient été accordées à des personnes qui ne fussent pas recommandables par leur mérite particulier, elles pourroient être sujettes aux changemens ; mais toutes les demandes de mademoiselle de Fontange sont faites avec tant de choix et de discrétion, qu’il n’y a rien à craindre de ce côté-là. Si la V. L. R. avoit autant apporté de circonspection dans tout ce qu’elle a exigé du Roi[44], son oncle[45] ne seroit pas devenu d’évêque meunier ; le proverbe est un peu commun, mais il ne convient pas mal au sujet. On dit que c’est sur sa pure et simple démission que M. de B. V. U.[46] remplit dignement sa place ; nous ne pouvons le croire pieusement, sans ôter à une vertu ce qui appartient à une autre et donnera l’humilité de L. B. L. B.[47] ce qui a été un pur effet de son obéissance. Peut-être que s’il eût eu autant de bonheur qu’il eut de zèle pour apaiser quelques légers troubles de son diocèse, il ne seroit pas si tôt déchu de sa grandeur ; mais le peu de réussite qui suivit ses empressemens ne causa pas seulement sa disgrâce, mais contribua aussi à celle de M. de Molac[48]. Le Roi lui en marqua son ressentiment par une lettre, qu’il eut la simplicité de faire voir, où entre autres termes il y avoit : J’entends que votre Bréviaire fasse toute votre occupation. Tant il est vrai que la cour ne juge de la nature d’une entreprise que par le bon ou le mauvais succès, et que les bonnes intentions ne produisent pas toujours de bons effets.

Comme l’air de la campagne donne souvent de l’assaisonnement à des plaisirs que nous trouverions fades et insipides dans les plus grandes villes, le Roi ne passa pas longtemps à Paris sans méditer son retour à Versailles : il est vrai que c’est un lieu rempli d’enchantement, depuis qu’on s’est appliqué à l’orner et à l’embellir. Toute la cour partit donc pour ce lieu de plaisance, et le Roi y renouvela toutes les fêtes et tous les divertissements qui avoient été en quelque manière interrompus par son départ si précipité : les parties de chasse y furent assignées ; les dames qui accompagnent d’ordinaire Sa Majesté dans cet exercice y parurent infatigables et y firent voir beaucoup de vigueur. La santé de mademoiselle de Fontange étoit trop chère au Roi pour qu’il lui permît de s’engager, comme beaucoup d’autres dames, dans la course ; elle en eut le plaisir sans se mettre dans le hasard, et vit de son carrosse tout ce qui pouvoit satisfaire sa curiosité. La chasse finie, le Roi descendit de cheval, prit la place auprès d’elle et la conduisit dans son appartement. Elle étoit pour lors dans l’humeur la plus gaie du monde, et elle dit mille plaisanteries à son amant sur le divertissement qu’une de la troupe avoit donné en tombant de son cheval. Le Roi rioit de tout son cœur, particulièrement quand elle dit devant plusieurs personnes que cette chute devoit être d’autant plus sensible à cette belle chasseresse, que les dames ne s’étoient pas pourvues de caleçons, contre l’ordinaire. Cela donna occasion à mademoiselle de B…[49], fille d’honneur de Madame[50], de dire qu’elle mourroit s’il lui étoit arrivé un pareil accident. « Je me réserve, continua-t-elle, pour des divertissemens plus tranquilles, et je ne puis assez admirer celles qui ne peuvent goûter de plaisirs sans courir fortune de leur vie. » Elle lâcha cette parole sans prendre garde que Madame, qui étoit présente, est une des plus passionnées pour cet exercice. Aussi releva-t-elle hautement ce qui avoit été dit. « Je vois bien, reprit-elle en s’adressant à celle qui eût bien voulu retirer sa parole, je vois bien que les plaisirs de la ruelle vous toucheroient plus vivement que ceux qui se trouvent dans l’agitation : il faut des divertissemens paresseux et sédentaires à celles dont la foiblesse ne leur permet pas d’en prendre d’autres. » Madame la Dauphine fit changer l’entretien en parlant du bal que Sa Majesté donnoit le lendemain. Ce fut un des plus beaux de tous ceux qui ont paru auparavant ; tout y étoit pompeux et magnifique. Le Roi y dansa avec son adresse ordinaire ; mais ce qui surprit le plus, ce fut qu’il prit jusques à deux fois une jeune demoiselle et lui dit quelques galanteries fort obligeantes. Il fut le lendemain au lever de sa maîtresse ; mais il la trouva dans une tristesse et un abattement extraordinaires. Il témoigna bien du chagrin de la voir dans cet état ; il lui demanda fort tendrement quel en étoit le sujet. « Ah ! Sire, lui dit-elle en le regardant avec un air fort touchant, si votre personne étoit moins aimable, on auroit moins de tristesse ! » Il connut que c’étoit la jalousie qui causoit ce désordre ; il n’en fut pas fâché, car quand il aime il veut être aimé, et il n’y a rien qui l’engage si fortement que ces sortes de craintes, quand on les marque à propos. Il apprit de sa belle que ce qui s’étoit passé au bal l’avoit un peu alarmée, et que c’étoit la seule cause de sa mauvaise humeur. Il lui fit voir le peu de sujet qu’elle avoit eu de s’affliger, l’assura qu’il n’aimeroit jamais qu’elle, et que le soupçon qu’elle avoit eu étoit le plus mal fondé du monde. « Eh quoi ! continua-t-il, est-il possible que vous connoissiez si mal les sentimens de mon cœur ? J’abandonne tout ce que j’ai de plus cher dans la vie. Ah ! c’est faire tort à mon amour que d’en avoir seulement la pensée, et vous ne le pouvez sans condamner mon jugement dans le choix que j’ai fait de votre personne. Non, je vous le dis encore une fois, ne jugez pas de l’amour que je vous porte par celui que j’ai témoigné à d’autres par le passé ; la différence vous en doit être connue si vous connoissez votre mérite. Croyez que, trouvant en vous seule tout ce qu’il y a d’aimable dans toutes les autres, je ne ferai rien contre mon intérêt, ma parole et mon inclination. — Ah ! Sire, quel plaisir n’ai-je point goûté par votre discours ! et qu’il est doux d’entendre de la bouche d’un prince si aimable des paroles si tendres et si obligeantes ! Mais aussi qu’il est difficile d’aimer un prince comme vous sans crainte et sans inquiétude ! Non, je ne puis posséder un cœur comme le vôtre sans en appréhender la perte ! C’est pourquoi excusez ma tristesse passée, et profitez de la joie que vous m’avez rendue en me confirmant dans la possession de votre cœur. » Elle dit ces dernières paroles en se jetant au cou du Roi, qui ne put résister plus longtemps à ses caresses ; il la baisa, il l’embrassa, et après tout ce badinage, ils font quelque chose qui n’est guère plus sérieux.

[[51]Bien que les choses qui sont d’une ardeur si violente ne semblent pas devoir être de longue durée, nous avons néanmoins sujet de croire que comme c’est la beauté, l’esprit et le mérite d’une personne toute charmante, qui ont fait cet attachement, il subsistera tant qu’elle conservera les mêmes avantages.

Si nous faisons un juste parallèle du mérite de notre héroïne avec les qualités de celles qui l’ont précédée dans son emploi, nous trouverons que sans le secours de sa beauté elle les surpasse toutes. Ceux de la Cour qui se piquent d’être savants dans le discernement des esprits disent que le sien ne peut être plus accompli, qu’il a en même temps les lumières et le brillant de celui de La Vallière[52], et le fond et le solide de celui d’Astérie. S’ils ne se trompent point dans le jugement qu’ils en font, il est à croire que, ramassant de la sorte en soi toutes les perfections qui peuvent rendre le Roi sensible, elle sera toujours aimée, et que tant qu’elle saura ménager sa fortune, il ne cherchera point d’autre amusement. Madame de Fontange est bonne, fort spirituelle, et sensible autant qu’il se peut à deux passions toutes différentes, à l’amour et à la haine ; ce qui fait que, si elle aime avec ardeur ce que son cœur trouve agréable, elle ne hait pas avec moins d’excès ceux dont elle croit être méprisée. Elle aime l’honneur et la gloire, et le titre de duchesse ne lui déplaît pas. Elle a un grand air de jeunesse, qui la rend toute aimable. Elle parle agréablement. Mais pour faire son portrait en deux paroles, il suffit de dire qu’elle est du goût du plus délicat de tous les hommes en matière d’amour, et qu’elle a su engager le plus grand et le plus fier de tous les cœurs[53].]

  1. Ce mot « à présent » montre assez que ce récit a été écrit avant la mort de mademoiselle de Fontanges. Comment donc expliquer la négligence des éditeurs modernes ? Supprimant le passage par lequel se termine l’édition primitive, et qui s’accorde avec ce début, ils y ont substitué un extrait de la France galante où est racontée la mort de la favorite.
  2. Madame de Montespan.
  3. Voici un passage de madame de Sévigné qui est bien de nature à détruire ce soupçon : « La Reine a été deux fois aux Carmélites avec Quanto (madame de Montespan). Cette dernière causa fort avec sœur Louise de la Miséricorde ; elle lui demanda si tout de bon elle étoit aussi aise qu’on le disoit. — « Non, répondit-elle ; je ne suis point aise, mais je suis contente. » Quanto lui parla fort du frère de Monsieur, et si elle vouloit lui mander quelque chose, et ce qu’elle diroit pour elle. L’autre, d’un ton et d’un air tout aimables, et peut-être piquée de ce style : « Tout ce que vous voudrez, Madame, tout ce que vous voudrez. » Mettez dans tout cela toute la grâce, tout l’esprit et toute la modestie que vous pourrez imaginer. » (Lettre du 29 avril 1676.)
  4. Voyez t. II, p. 390 et suivantes.
  5. Madame de Montespan auroit trouvé à la célèbre abbaye de Fontevrault sa sœur, la pieuse et savante Marie-Madeleine-Gabrielle de Rochechouart, qui, après avoir été religieuse à l’Abbaye-au-Bois, avoit été nommée abbesse de Fontevrault, et chef et générale de l’ordre le 16 août 1670.
  6. Si le parti qu’avoit pris mademoiselle de La Vallière de quitter la cour lui eût été si pénible, les instances du Roi l’auroient sans doute décidée à quitter le couvent la seconde fois comme la première.
  7. Ici se place, dans certaines éditions, un long passage détaché, on ne sait pourquoi, de la France galante, et qui ne figure dans les premières éditions ni de la France galante ni de l’histoire de mademoiselle de Fontanges. Nous l’avons indiqué en son lieu. Voy. ci-dessus, t. 2, p. 454, 464, etc. — En revanche, le passage que nous donnons, et où, entre autres particularités, il est question de mademoiselle de Ludre, a été entièrement supprimé.
  8. Nous n’osons interpréter ces initiales, qui ne sont pas les mêmes dans tous les textes. Certains manuscrits portent Mlle D. L.
  9. Marie-Elisabeth de Ludres, chanoinesse de Poussay, tour à tour fille d’honneur de Madame Henriette, de la Reine et de la seconde Madame.
  10. Les éditions qui se sont écartées du texte primitif y rentrent pour un instant, depuis cette phrase. Voy. plus haut.
  11. La princesse Palatine, mère du Régent, représente Mlle de Fontanges comme « charmante, mais sans esprit. » — « Elle étoit décidément rousse, mais belle comme un ange de la tête aux pieds. C’étoit une femme furieusement romanesque. »
  12. Mademoiselle de Fontange ne se distingua pas toujours à la danse : « On m’a dit de bon lieu qu’il y avoit eu un bal à Villers-Cotterets ; il y eut des masques. Mademoiselle de Fontange y parut brillante et parée des mains de madame de Montespan. Cette dernière dansa très-bien. Fontange voulut danser un menuet ; il y avoit longtemps qu’elle n’avoit dansé : il y parut ; ses jambes n’arrivèrent pas comme vous savez qu’il faut arriver. La courante n’alla pas mieux, et enfin elle ne fit plus qu’une révérence. » (Lettre de Sévigné, du 6 mars 1680, jour du mercredi des cendres.)
  13. Ces tapisseries, exécutées aux Gobelins d’après les tableaux, existent encore au palais de Saint-Cloud. L’œuvre du peintre est au Louvre.
  14. Louis XIV restoit dans les traditions de Henri IV et de la plupart des seigneurs de son temps. On sait combien on trouve, dans les œuvres des poètes, de pièces écrites par eux à des dames au nom de leurs protecteurs.
  15. Le Roi. La clef de cette pièce est donnée par le texte.
  16. La propreté signifioit alors l’élégance, le luxe des habits.
  17. Mad. L. D. M. Sic dans le texte ; mais voyez à la p. 11 et à la p. 33.
  18. Manchini.
  19. La Vallière.
  20. Montespan.
  21. Du Lude. Sic dans le texte. Il faut lire Mademoiselle de Ludres. Voyez p. 13.
  22. La C. H. N. S.
  23. Flatterie de M. D. S. (de M. de Saint-Aignan, auteur de la pièce).
  24. Les intrigues de M. D. L. M. (Voyez p. 11 et 28.)
  25. Conduite de Madame de F. T.
  26. Le Roi.
  27. Conseil de M. D. L. M. (Voyez p. 11, 28 et 33.)
  28. On appeloit « cassation de soudrilles » le licenciement des troupes.
  29. Passe-temps royal.
  30. Le doux moment.
  31. On les appela dans la suite des Fontanges.
  32. Madame la duchesse d’Arpajon. (Note de l’édition de 1740.)
  33. Les éditions modernes donnent seule cette variante, qui supprime l’hiatus :

    …… de transport animé.

  34. Madame de Montespan.
  35. C’est le célèbre ouvrage de Malebranche.
  36. Ces lettres, initiales des mots : maîtres de ton sort, semblent mises ici pour dérouter la recherche ; mais, dans les notes qui suivent, nous croyons avoir donné le mot de l’énigme.
  37. Le lion désigne évidemment M. de Lyonne, ministre et secrétaire d’État, dont voici les armes : il portoit écartelé au premier et quatrième de gueules à la colonne d’argent mise en pal, au chef d’azur chargé d’un lion passant d’or, qui est de Lyonne ; au deuxième et troisième, d’azur à trois bandes d’or, au chef aussi d’azur chargé d’une tête de lion arrachée d’or, qui est Servien.
  38. F. Séguier, chancelier de France, portoit d’azur au chevron d’or, accompagné de deux étoiles en chef de même, et d’un mouton passant d’argent en pointe. — C’étoient des armes parlantes : Segui, en Auvergne, signifie mouton.
  39. Michel Le Tellier, marquis de Louvois, ministre et secrétaire d’État, portoit d’azur à trois lézards d’argent posés en pal, deux et un, au chef cousu de gueules, chargé de trois étoiles d’or.
  40. Les textes imprimés portent : des jappins. Un manuscrit nous a autorisé à faire cette restitution.
  41. Colbert portoit d’or à la couleuvre ou guivre ondoyante d’azur.
  42. Jeanne Pelagie de Chabot-Rohan, seconde femme d’Alexandre Guillaume de Melun, prince d’Espinoy. Elle se maria le 11 avril 1668, devint veuve le 16 février 1679, et mourut le 18 août 1698.
  43. Voy. t. 2, p. 469.
  44. Ceci est en contradiction avec ce que l’on a vu ailleurs de sa réserve, qui étoit qualifiée d’égoïsme.
  45. Guillaume de La Baume le Blanc de La Vallière, oncle de la duchesse de La Vallière, se démit de l’évêché de Nantes en 1677.
  46. M. de Beauveau. Guillaume de La Baume le Blanc de La Vallière, évêque de Nantes, eut pour successeur à ce siége Gilles de Beauveau, son neveu, fils de François de Beauveau et de Louise de La Baume le Blanc.
  47. M. de La Baume le Blanc. — La première édition seule donne ces initiales.
  48. Sébastien de Rosmadec, quatrième du nom, marquis de Molac, qui avoit épousé Catherine Gasparde de Scorraille, sœur de mademoiselle de Fontange. Voy. t. 2, p. 469.
  49. « J’avois une fille d’honneur nommée Beauvais, dit la princesse palatine, mère du régent ; c’étoit une personne fort honneste. Louis XIV en devint très amoureux ; mais elle tint bon. Alors il se tourna vers sa compagne, la Fontange, qui étoit charmante aussi, mais sans esprit. » — L’initiale de notre texte a sans doute ici son explication.
  50. Marie Anne-Christine-Victoire de Bavière, fille de Ferdinand-Marie, duc de Bavière, électeur du Saint-Empire, et d’Adélaïde-Henriette de Savoie, épousa le 28 janvier 1680 Louis, dauphin de France, fils de Louis XIV.
  51. Toute la fin de cette histoire, écrite du vivant de mademoiselle de Fontange, a été changée dans les éditions faites après sa mort. Nous avons suivi le texte le plus ancien. On a lu dans la France galante tous les passages que les éditeurs maladroits de 1754 en ont détachés pour les recoudre à ce récit, dont ils ont dénaturé la rédaction primitive.
  52. Madame de Sévigné a fait aussi la comparaison de mademoiselle de Fontange et de madame de La Vallière, mais tout à l’avantage de la seconde : «La belle beauté, dit-elle (mademoiselle de Fontange) est si touchée de sa grandeur qu’il faut l’imaginer précisément le contraire de cette petite violette (mademoiselle de La Vallière) qui se cachoit sous l’herbe, et qui étoit honteuse d’être maîtresse, d’être mère, d’être duchesse : jamais il n’y en aura sur ce moule. » (Lettre du 1er septembre 1680.)
  53. On a vu, à la fin du second volume, le récit de la mort de mademoiselle de Fontange. Nous devons le compléter ici par cette lettre, où Louis XIV, craignant peut-être de trouver les preuves d’un empoisonnement, écrit au duc de Noailles de ne laisser ouvrir le corps que si on ne pouvoit absolument l’empêcher. Voici cette lettre, publiée par la Société de l’histoire de France, Bulletin, nov. 1852 :Ce samedy à dix heures. — « Quoyque j’atandisse il y a longtemps la nouvelle que vous m’avés mendée, elle n’a pas laissé de me surprendre et de me fascher. Je voy par vostre lettre que vous avés donné tous les ordres nécessaires pour faire exécuter ce que je vous ay ordonné. Vous n’avés qu’à continuer ce que vous avés commencé. Demeurés tant que vostre présence sera nécessaire, et venés ensuitte me rendre compte de touttes choses. Vous ne me dittes rien du père Bourdaloue. Sur ce que l’on désire de faire ouvrir le corps, si on le peut esvister, je croy que c’est le meilleur party. Faites un compliment de ma part aux frères et aux sœurs, et les assurés que dans les occasions ils me trouveront toujours disposé à leur donner des marques de ma protection.