Histoire amoureuse des Gaules/Tome 4/Amours de Louis le Grand et de Mademoiselle du Tron

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AMOURS DE LOUIS LE GRAND ET DE MADEMOISELLE DU TRON[1].


PRÉFACE DES ENTRETIENS.


Vénus, reine des amours ; Cupidon son fils, ayant jeté ses flèches et son flambeau par terre.

Vénus. — Que fais-tu donc, mon fils, dans ce lieu solitaire, et quelle est donc la cause de ton chagrin ? La terre, l’air et l’onde se plaignent de toi tous les jours : les élémens ne font que murmurer depuis que tu n’animes plus le cœur des amans. La voix des oiseaux, le chant des Syrènes, tout languit ici bas, et les eaux du beau séjour où tu es coulent plus doucement, et disent, par leur muet langage, que toutes choses périssent si tu ne les soutiens.

L’Amour, en fureur, voulant rompre son arc et son flambeau. — Ah ! Madame, je me désespère, et je ne veux plus servir le monde : je perds courage depuis qu’un grand Héros, autrefois favori des Dieux, n’est plus sensible à mes traits. C’est en vain que je frappe ; son cœur s’endurcit de plus en plus ; et Louis le Grand[2], ce redoutable vainqueur, qui triomphe si facilement de toutes les beautés du tendre empire, semble avoir formé le dessein de ne plus aimer ; j’en suis si chagrin, que j’ai résolu de briser mes armes et d’éteindre mon flambeau pour jamais.

Vénus. — Hélas ! mon enfant, que veux-tu faire ? que deviendra l’Univers ? C’est toi qui par tes soins empressés fournis de matière à tout ce qui l’anime, et sans ton secours la nature seroit aux abois.

L’Amour. — Je me soucie peu d’elle, après l’affront que j’ai reçu ce matin du Dieu des combats : Mars m’a reproché, d’un air peu agréable, que ce monarque n’étoit plus occupé que des lauriers qu’il lui donnoit, et que mon règne étoit achevé.

Vénus. — Mars n’a pas lieu présentement de parler si haut ; mais en vérité, mon fils, j’ai honte de tes foiblesses. Si le Roi n’aime plus, à qui en est la faute ? toi qui fais toutes choses, n’as-tu pu faire durer sa passion pour toujours ?

L’Amour. — Mes grandes occupations, Madame, en sont peut-être la cause : Il est vrai que j’ai négligé la revue de son cœur, pour courir à des conquêtes plus nouvelles, où l’on m’appelle incessamment.

Vénus. — Allez, mon enfant ; Mars se raille de vous mal à propos. Le Roi est plus sensible qu’il n’a jamais été. Mercure nous dit l’autre jour au palais de Jupiter, que le prince est fortement occupé d’une passion naissante qui le charme tendrement.

L’Amour. — Il est donc piqué ? Ma foi, je ne croyois pas que mes traits lui fussent encore si redoutables.

Vénus. — Quoi ! l’amour ignore ce que l’amour fait ? ah ! l’étrange surprise ! je vois bien que toutes choses dégénèrent : c’est le vrai moyen de faire périr la nature et l’univers, et de les ensevelir dans un éternel silence.

L’Amour. — Ne craignez rien, aimable reine de Cythère, il ne tiendra qu’à moi de le faire renaître ; j’y vais travailler de ce pas avec des soins assidus et dignes de vous. Calmez vos chagrins, et n’en doutez aucunement ; ma gloire y est intéressée.

Vénus, baisant son fils. — Adieu, mon cher fils ; reprens promptement tes flèches et ton flambeau, ne vois-tu pas que tout se ressent de ton inquiétude, et que tu es l’âme et le soutien de toutes choses ? vole donc vite dans les airs : on t’attend au palais de Louis, pour un dessein nouveau.


AMOURS DE LOUIS LE GRAND

ET DE

MADEMOISELLE DU TRON.

ENTRETIEN I

Le Roi[3], Mademoiselle du Tron[4], la marquise

de Maintenon[5], Monsieur Bontems[6], gouverneur de Versailles, étant tous dans le parc de Meudon.

Le Roi, la tête nue à Mlle  du Tron. — Hé bien, Mademoiselle, que dites-vous de la nouvelle acquisition[7] que j’ai faite pour monsieur le Dauphin ?

Mlle  du Tron, d’un ton précieux. — Je dis, Sire, qu’elle est incomparable et digne du choix de Votre Majesté.

Le Roi. — Voilà qui est fort obligeant, Mademoiselle ; mais encore, n’en dites-vous rien de plus ? n’ai-je pas bien fait de changer Choisy pour Meudon avec la marquise de Louvois[8], moyennant le prix que j’en ai donné de retour ?

Mlle  Du Tron, en riant. — Admirablement, Sire ; Choisy n’est point à comparer aux beautés de Meudon, et je trouve que Votre Majesté a gagné à cet échange, quoiqu’elle l’ait bien payé.

Le Roi, la regardant d’un air gracieux. — Vous plairez-vous, Mademoiselle, dans cet agréable séjour ?

Mlle  Du Tron, d’une manière tout engageante. — Il n’y a pas lieu, Sire, d’en douter ; s’il m’appartenoit, j’aimerois passionnément un lieu si rempli de charmes, où tout ne respire que le plaisir.

Le Roi. — Vous pouvez, ma belle, compter qu’il sera à vous, si je suis assez heureux pour vous plaire.

Mlle  Du Tron, avec fierté. Qui, moi, Sire ? je n’ai pas assez de mérite et de vanité pour aspirer à la conquête du plus grand Roi de l’Univers.

Le Roi, en lui baisant la main. — Que ces douceurs sont charmantes, Mademoiselle, et en même temps dangereuses pour le cœur d’un mortel ! vous joignez aux charmes que le ciel vous a donnés, un esprit tout divin.

Mlle  Du Tron. — Sire, Votre Majesté me raille agréablement ; mais je n’ose, par respect, lui dire que la sincérité est plus agréable et embarrasse moins une fille comme moi, qui vient de province, que ces délicatesses obligeantes et ces agrémens que suggère la politesse de la cour.

Le Roi. — Je vous trouve, Mademoiselle, plus de grâces et plus de charmes que n’en ont toutes celles de ma cour, que l’artifice seul soutient ; cette aimable innocence qui règne chez vous, fait ressentir un des plus grands plaisirs de la vie.

Mlle  du Tron, en rougissant. — Ah ! Sire, vous désarmez de tous côtés, et je ne trouve plus d’armes pour me défendre ; vous combattez si bien tout ce que je dis à Votre Majesté, qu’il faut céder et se rendre.

Le Roi, à M. Bontemps. — En vérité, Monsieur, vous avez une aimable nièce ; elle a l’esprit aussi joli que le corps, et j’éprouve que tout ce qu’elle dit va droit au cœur.

M. Bontemps. — Sire, ma nièce vous est infiniment redevable, et Votre Majesté a de grandes bontés pour elle ; qu’en dites-vous, Madame ?

Mme  de Maintenon, d’une manière inquiète. — Je ne m’étonne point, Monsieur, de voir l’encens du Roi donné à mademoiselle du Tron ; ce grand monarque aime toutes les jolies femmes, et se fait un plaisir de le leur faire connoître.

Le Roi, l’interrompant. — Il est vrai, Madame, que de tout ce qui est au monde, c’est ce que je trouve de plus beau et de plus engageant ; si c’est un crime que d’aimer, tous les hommes en sont coupables, et seront malheureux pour avoir suivi un chemin si doux.

M. Bontemps. — Sire, je crois, sans déguiser ma pensée, que c’est le moindre de tous les crimes que celui de l’amour. Hé ! qui peut justement condamner un penchant que la nature donne à tout ce qui respire ?

Mme  de Maintenon. — Monsieur, vous appuyez les inclinations du Roi avec un peu trop de complaisance. Savez-vous que la flatterie est un péché mortel, et qu’il ne faut jamais dire plus qu’on ne pense.

M. Bontemps. — Madame, je ne tais point mes sentiments, et j’ai toujours cru que les péchés d’amour étoient bien pardonnables.

Mme  de Maintenon. — Ce n’est pas ce que nos Révérends Pères Jésuites disent ; car ils comptent au rang des plus grands crimes la galanterie et les amusements de Cour. Oui, ces Saints Pères disent que Dieu y est offensé mortellement et que l’on se ferme par cette voie peu conforme à la morale de Notre Seigneur, la porte du paradis.

M. Bontemps, en riant. — Quoi, Madame, croyez-vous entièrement toutes les idées du péché que ces religieux nous donnent ? Ah ! croyez-moi, ces bonnes âmes en font un nombre que l’on ne peut condamner avec justice, et qu’en particulier ils approuvent eux-mêmes.

Le Roi, en frappant sur l’épaule à M. Bontemps. — Ma foi, Monsieur, vous êtes admirable en conclusions, et vous avez raison ; ces bons Pères ne suivent pas toujours la morale qu’ils nous présentent[9].

M. Bontemps. — Sire, souvenez-vous que la chair est foible et sujette à rebellion ; la volonté peut être, mais….

Le Roi. — Ce n’est pas ce que madame de Maintenon dit ; la bonne chrétienne veut que les sens obéissent à la volonté et à la raison, qui sont les tyrans de l’homme ; cette dernière ne conclut rien, quoiqu’elle s’oppose à tout d’une manière sévère.

Mme  de Maintenon. — Ah ! mon illustre Prince, décidez-vous de la sorte des facultés des créatures, qui rendront compte des biens qu’elles ont reçus du Créateur, qui ne les a créées que pour sa gloire ?

Le Roi, riant, à M. Bontemps. — Ne trouvez-vous pas, Monsieur, que madame de Maintenon est extrêmement savante ? Elle se perd avec un saint plaisir dans la contemplation des mystères divins, qui la ravissent en admiration.

Mme  de Maintenon, en soupirant. — Hélas ! mon cher Monarque, je souhaiterois n’avoir plus aucuns sentimens pour la terre qui m’éloignassent du ciel ; mais la foiblesse humaine est si grande, que l’on ne triomphe pas toujours de soi et de la pente naturelle qui vous mène vers le vice.

Le Roi, s’éclatant de rire. — Oh, la belle âme ! Oh, la divine personne, qui est élevée jusques aux cieux par de saints et pieux transports, qui la distinguent des autres femmes !

Mme  de Maintenon, quittant le Roi. — Je vois bien qu’il faut céder à Votre Majesté : mais, mon Prince, ne raillez pas davantage les personnes qui font tous leurs efforts pour parvenir à l’Eternité.

Le Roi. — Très-volontiers, Madame ; adieu, je vous la souhaite.

ENTRETIEN II.

Monseigneur le Dauphin[10], et la princesse de Conti[11].

Monseigneur. — Ne trouvez-vous pas, Madame, ce lieu tout charmant ? Pour moi j’y vois des beautés mille fois plus grandes qu’à Choisy, particulièrement pour la chasse, qui est ce que j’aime le plus.

La princesse de Conti. — Je ne sais, Monseigneur, quel plaisir vous prenez dans un exercice si pénible et si peu profitable : la défaite de vos ennemis vous seroit mille fois plus glorieuse que celle des bêtes, à laquelle vous ne remporterez pas grands lauriers.

Monseigneur. — Je l’avoue, Madame, j’irois les combattre si l’on étoit sûr des victoires ; mais depuis que j’ai été sur le Rhin[12] à me morfondre, où je n’ai eu nul avantage, la guerre ne me plait plus ; et je trouve beaucoup plus de charmes à courir des loups[13] que j’arrête quand je veux. Dernièrement, dans la forêt de Saint-Germain mes gens prirent deux louves qui peuploient ces bois de petits loups, et, sans le malheur qui m’arriva, j’aurois pris le mâle : le maraut se sauva dans une île où l’on ne put le trouver.

La Princesse de Conti. — Voilà qui est fâcheux, mon Prince ; mais parlons un peu du grand chemin que le Roi fait faire depuis Versailles jusqu’à Meudon ; qu’en dites-vous ? La pieuse Maintenon n’en paroît pas trop contente.

Monseigneur. — Parbleu, Madame, la vieille bigotte a bien d’autres choses en tête que le chemin de Meudon ! Depuis que le Roi a fait jouer les comédiens à Trianon[14] pour la nièce du gouverneur de Versailles, elle est devenue jalouse comme un diable.

La princesse de Conti. — Ah ! la vieille proscrite ! l’amour l’inquiète-t-il encore ? mais je crois que le Roi ne sera jamais aimé de mademoiselle du Tron, quoiqu’il fasse tout son possible pour parvenir à cette conquête : la belle est prévenue d’un amant.

Monseigneur. — Qui est donc le galant de cette aimable fille ?

La princesse de Conti. — Monseigneur, c’est le duc de ***[15] qui en est passionnément amoureux ; et qu’elle aime plus que sa vie. Voilà une copie d’une lettre en vers, qu’on prétend qu’elle lui a écrite, qui est la plus tendre et la plus spirituelle du monde.

Monseigneur. — Voyons les beaux sentiments de mademoiselle du Tron.

La princesse de Conti. — Ils sont délicats et fort tendres.

Monseigneur. — C’est ce que je demande.

(La princesse de Conti lit :)


Lettre en vers de mademoiselle du Tron au duc de *** à l’armée[16].Ma vertu, cher amant, ne me pouvoit permettre
Le funeste plaisir de t’écrire une lettre ;
Et malgré mon amour, mon devoir inhumain,
M’a cent fois arraché la plume de la main.
Mais quoi ? le mal me presse, et si je l’ose dire,
Il faut absolument ou mourir ou t’écrire.
Dans cette extrémité, mon courage se rend ;
Et si je fais un mal, j’en évite un plus grand :
Car enfin je veux vivre, et l’amour m’y convie
Puisque tu reviendras me faire aimer la vie,
Et que je ne sçaurois abandonner le jour,
Sans quitter mon amant et perdre mon amour.
Dis-moi donc, notre Roi veut-il, sans résistance,
Sur tous ses ennemis exercer sa vengeance ?
Trouve-t-il tant d’attraits dans ces travaux guerriers ?
N’est-il pas encor las de cueillir des lauriers ?
Son bras victorieux, pendant une campagne,
Fait plus qu’en soixante ans n’a pu faire l’Espagne.
N’est-ce donc pas assez ? veut-il que malgré moi,
J’ose me repentir d’avoir un si grand Roi ;
Et que mon cœur, outré de dépit et de rage,
Autant que les Anglois déteste son courage ?
Je regrette souvent le règne des Césars,
Qui se plaisoient bien moins de vivre au Champ de Mars.

Et, dans le grand désir de revoir ce que j’aime,
Je fais presque des vœux contre la France même.
Mais toi, mon cher amant, ne me déguise rien ;
La guerre te plaît-elle, et t’y trouves-tu bien ?
Défaire un escadron, forcer une muraille,
Prendre une ville, un fort, gagner une bataille,
Cela te charme-t-il ? et ce funeste honneur
Te plait-il aux dépens de tout notre bonheur ?
Aimes-tu les lauriers qui me coûtent des larmes ?
Ce qui fait tous mes maux a-t-il pour toi des charmes ?
Et quand tu fais trembler un peuple malheureux,
Ne te souvient-il pas que je tremble plus qu’eux ?
Que malgré tous les maux que leur fait ton courage,
Je suis plus misérable et perds bien davantage ?
Arrête donc, cruel, il ne t’est pas permis
De me faire du mal plus qu’à tes ennemis.
Hélas ! je le sçay bien, tu n’as plus de tendresse,
Tu ne me connois plus, la gloire est ta maîtresse :
Elle occupe aujourd’hui ma place dans ton cœur
Et je mérite moins qu’un fantôme d’honneur :
Les blessures d’amour te semblent méprisables,
Et celles du Dieu Mars te sont plus agréables.
Autrefois tu jurois qu’il te seroit bien doux
De pouvoir quelque jour mourir à mes genoux.
Mais la guerre en trois mois t’a fait changer de stile ;
Tu ne veux plus mourir qu’aux pieds de quelque ville,
Et le feu de l’amour qui t’a brûlé longtems,
Cède à ce noble feu qui fait les conquérans.
Tu te ris de mes yeux et de leur doux langage,
Et crois qu’être amoureux ce n’est pas être sage.
Ingrat ! seroit-il vrai, ne m’abusé-je point ?
Serois-tu devenu tigre jusqu’à ce point ?
M’aurois-tu violé cette foi tant jurée ?
Ce feu, que je croyois d’éternelle durée,
Seroit-il en trois mois étouffé dans ton sein ?
N’as-tu pu sans le perdre aller jusques au Rhin ?
Je pourrois bien courir sur la terre et sur l’onde,
Et porter mon amour de l’un à l’autre monde,

Sans qu’il se puisse éteindre ou bien qu’il s’altérât ?
Mais ai-je le malheur d’adorer un ingrat ?
Sans doute que tu crois que c’est une bassesse,
Que d’être au Champ de Mars, songer à sa maîtresse,
Et que d’y conserver de l’amour dans le cœur,
Ce n’est pas le moyen d’acquérir de l’honneur :
Ah ! que tu connois mal le chemin de la gloire !
Quoi ? tous les conquérans dont nous parle l’histoire,
Et dont on vante tant le courage et le bras,
Ont-ils cessé d’aimer au milieu des combats ?
Regarde un Alexandre, un César, un Pompée :
Ces grands hommes jamais ont-ils tiré l’épée,
Sans songer qu’il falloit par mille beaux exploits
Mériter la beauté qui leur donnoit des loix ?
Apprens donc que l’amour renverse des murailles,
Ravage des États, remporte des batailles.
Si dans le Champ de Mars tu veux être vainqueur,
Tu te dois efforcer de mériter mon cœur.
C’est l’unique moyen de gagner la victoire,
Que de m’avoir toujours présente en ta mémoire.
Mais pourquoi te donner ces conseils superflus ?
Mon triste cœur me dit que tu ne m’aimes plus,
Qu’en vain de quelque espoir se flatte une insensée,
Que Casal et Namur occupent ta pensée,
Que, fatiguant sans cesse, et la nuit et le jour,
Tu n’as guère de temps pour penser à l’amour ;
Et que, blessé peut-être, et mourant de foiblesse,
Tu n’es point en état d’aimer une maîtresse ;
Que le sang et le meurtre ont changé ton esprit,
Que ton cœur est de fer, que rien ne l’attendrit.
Ah Ciel ! qu’à m’affliger je suis ingénieuse,
A m’entendre, on diroit que je crains d’être heureuse.
Non, toutes ces raisons pour lui ne valent rien ;
Je ne crains point cela d’un cœur comme le tien ;
Et j’ai de ta constance une trop belle idée,
Pour croire que déjà tu m’ayes oubliée.
D’un feu trop violent j’eus soin de t’enflammer,
Pour croire que déjà tu cesses de m’aimer.

Il est certain moment où, seul devant la tente,
Tu fais quelques soupirs pour ta fidèle amante ;
Et, malgré les appas que la guere a pour toi,
Tu souhaites la paix peut-être autant que moi ;
Tu voudrois quelquefois aller comme un tonnerre
Ravager la Hollande et terminer la guerre ;
Et le mortel regret d’avoir quitté mes yeux
Contre les Hollandois te rend plus furieux.
Rapporte donc à moi ta plus louable envie ;
Conserve bien tes jours pour conserver ma vie,
Et, quoique ta valeur te porte à tout oser,
Ne t’expose jamais de peur de m’exposer.

Monseigneur. — Il faut avouer, Madame, que voilà quelque chose de bien écrit et de bien tendre. C’est en vain que le Roi tente d’attendrir un cœur si pénétré de passion ; elle n’aimera jamais Sa Majesté, quelque protestation qu’elle lui en fasse.

La princesse de Conti. — J’en doute fort ; mais que deviendra notre vieille dévote, si le Roi continue d’aimer cette belle fille ?

Monseigneur. — Ma foi, Madame, je n’en sais rien ; ses affaires sont en mauvais état ; n’en parlons pas, la voici avec son Maure qu’elle aime beaucoup.

ENTRETIEN III.

La marquise de Maintenon et son Maure.

La Mise de Maintenon. — Page, va voir où est le Roi. Je suis en peine de ce que Sa Majesté fait.

Le Maure. — J’y cours sans différer d’un moment.

Mme  de Maintenon, après le retour du Maure. — Hé bien que fait le Prince ? à quoi s’occupe-t-il ?

Le Maure. — Madame, il est dans un salon, avec le gouverneur de Versailles et sa nièce.

Mme  de Maintenon. — Hélas, mon enfant, ce n’est pas pour les beaux yeux de M. Bontemps que ce grand Monarque a tant de complaisance ; il a une autre idée qui lui fait trouver ces moments agréables. Sexe inconstant et volage, qui n’aime que les nouveautés ; vieux pécheur[17], est-ce encore à toi de sentir les appétits de la chair, qui es tout ruiné et rendu incapable de satisfaire une jeune coquette comme est la du Tron ?

Le Maure. — Madame, je ne saurois qu’y faire ; mais le Roi est de fort belle humeur.

Mme  de Maintenon. — C’est ce qui me chagrine. — Maure, va dire à Sa Majesté que je viens de recevoir une lettre de l’armée du maréchal de Boufflers[18] qui se trouve fort embarrassé dans Namur à repousser les ennemis.

Le Maure. — Madame, je n’ose.

Mme  de Maintenon. — Tu n’es qu’un animal ; j’y vais moi-même.

Le Maure seul. — Allez-y si vous voulez, vieille médaille ; le Roi se moquera de vous et aura raison.

ENTRETIEN IV.

Le Roi, Madame de Maintenon, et M. Bontemps.

Mme  de Maintenon. — Sire, voici des nouvelles, mais non pas des meilleures. Que dites-vous du mauvais état de nos affaires ? Un exprès est venu ce matin, qui m’a dit que Casal et Namur[19] sont assiégés par les ennemis, et que nos généraux commencent à perdre courage.

Le Roi. — Parbleu, Madame, je n’y puis que faire ; je suis si las de la guerre que je voudrois n’y avoir jamais songé. Les inquiétudes d’amour sont mille fois plus douces que celles de Mars, qui ne fait que des impressions de sang et de carnage, qui ne donne point de repos ; et, pour être partout où l’on donne une bataille, cela n’est point de mon goût.

Mme  de Maintenon. — C’est donc pour cela, Sire, que vous avez toujours des retours de cette passion qui rejaillissent incessamment, quelques prières que je fasse à saint Benoît[20] pour la continence de Votre Majesté ? O sang rebelle et désobéissant au Souverain : quand triompherons-nous de vous ?

M. Bontemps. — Madame, ces petits emportements sont pardonnables à notre grand Monarque ; c’est dans les bras de Vénus qu’il se délasse des travaux de la guerre et des soins de son royaume, qui fatiguent Sa Majesté nuit et jour.

Mme  de Maintenon, peu contente et montrant un chapelet. — Monsieur, ne flattons pas les Princes dans leurs défauts, par politique et par intérêt. Voilà où mon Prince doit appliquer tous ses soins, à dire souvent son chapelet et bien prier Dieu.

Le Roi, d’un ton méprisant. — Madame, cessez de me rompre la tête de vos dévotions outrées. Allez seulement porter une chandelle de Saint-Cyr à votre bon saint Hilaire, afin qu’il vous rende plus discrète.

(Madame de Maintenon s’en va.)

ENTRETIEN V.

Le Roi et Mademoiselle du Tron, seule au bord d’un bassin.

Le Roi. — Que faites-vous ici, belle rêveuse ? j’étois en peine de vous.

Mlle  du Tron. — Sire, j’admirois l’eau comme le principe de toutes choses, suivant la pensée d’un philosophe[21].

Le Roi. — Quoi, Mademoiselle, vous suivez déjà les idées de ces grands hommes à l’âge où vous êtes ? Ah ! défaites-vous de ces pensées obscures et douteuses, qui ne font que fatiguer les personnes qui s’y abandonnent.

Mlle  du Tron, d’une manière précieuse. — Sire, Votre Majesté saura aussi que je ne m’embarrasse pas beaucoup des sentiments erronés des philosophes ; je n’en parle seulement qu’en passant, et pour me divertir.

Le Roi. — Vous faites très-bien, ma chère demoiselle, de ne vous pas occuper l’esprit de ces fadaises qui n’ont rien de solide ; l’Amour, ce petit Dieu des cœurs, est quelque chose de bien plus doux.

Mlle  du Tron, poussant un grand soupir. — Ah ! Sire, ce nom me fait trembler. Dieux, qu’il est redoutable, cet amour que Votre Majesté trouve si charmant !

Le Roi. — Hé ! que vous a fait, Mademoiselle, ce pauvre enfant pour le traiter de la sorte ? Ce n’est pas l’amour qui fait peur aux belles comme vous ; car je sais que vous aimez, et peut-être de plus d’une manière.

Mlle  du Tron. — Votre Majesté, mon Prince, m’apprend qu’il y a plusieurs amours ; mais j’ai toujours cru qu’il n’y en avoit qu’un qui soutenoit l’Univers.

Le Roi, se passionnant. — Il est vrai, ma charmante, c’est justement celui-là que je souhaite qui vous puisse blesser. Aimez-moi donc, si vous ne l’avez pas encore fait.

Mlle  du Tron. — Ah ! Sire, je crains…

Le Roi. — Hé ! que craignez-vous, Mademoiselle ? ne suis-je pas Roi ?

Mlle  du Tron. — Il est vrai, Sire ; mais…

Le Roi. — Mais vous doutez, peut-être, si je vous aimerai ; ah ! quelle injustice vous me faites, mon adorable ! vous n’avez que trop de mérite et de charmes pour rendre mon amour éternel.

Mlle  du Tron. — Ah ! mon Prince, Votre Majesté ne doit pas être surprise de cette foiblesse ; l’on craint toujours ce que l’on ne veut pas voir, et l’amour est toujours occupé de plusieurs passions.

Le Roi. — Enfin, ma belle, venons au fait : m’aimerez-vous, ou non ? Si vous le faites, vous sauverez la vie d’un prince qui va mourir à vos pieds, et qui, sans ce charmant aveu, seroit le plus malheureux de tous les hommes.

Mlle  du Tron, en rougissant. — Sire, qu’une déclaration tendre d’un si grand prince embarrasse une personne comme moi ! je veux tout, je crains tout ; mais hélas ! je ne trouve point de force pour rien résoudre, et je flotte toujours entre l’incertitude que mon cœur m’a fait naître…..

Le Roi. — Bannissez cette incertitude, Mademoiselle, et me rendez heureux.

ENTRETIEN VI.

Le Roi, Mademoiselle du Tron, et Madame de Maintenon, qui surprend le Roi aux pieds de cette belle, dans un cabinet[22] d’orangers.

Mme  de Maintenon. — Ah ! ciel, que vois-je ? le Roi qui ne s’est point souillé depuis cinq ou six ans des plaisirs de la chair, et le voici aux pieds d’une fille ! Ah ! Sire, je veux qu’un ange m’emporte, si vous ne perdez la santé qui vous reste, par vos mouvements passionnés.

Le Roi, faisant un signe de croix. — Madame, je remarque que vous extravaguez. Allez vous mettre au lit ; vous êtes plus malade que vous ne pensez. Mon bel ange aura soin de me guérir. Les blessures d’amour ne sont pas dangereuses.

Mlle  du Tron. — Quelquefois, Sire, ce Dieu a renversé des murailles et gagné de grandes victoires ; et tout cela en faisant souffrir bien des peines à ceux qui les défendoient[23].

Mme  de Maintenon, présentant un petit crucifix au Roi. — Voilà, Sire, la véritable pierre de touche ; voilà quel doit être à présent l’objet de votre adoration ; c’est là où Votre Majesté doit attacher toutes ses affections et toutes ses pensées, sans s’amuser à ternir sa gloire aux pieds des créatures mortelles.

Le Roi, en colère. — Allez, Madame, aux petites maisons ; l’on y en met de moins folles que vous. Est-il saison de m’apporter un crucifix dans le temps que je suis aux pieds d’un ange ? Attendez du moins que j’aie commerce avec quelque lutin, afin de l’exorciser par votre dévotion.

Mme  de Maintenon. — Hélas ! Sire, la conversation d’une fille est à présent plus dangereuse pour Votre Majesté, que celle du plus méchant lutin du monde[24]. M. Fagon[25], votre premier médecin, m’a témoigné mille fois que l’exercice d’amour ne vous vaut rien, parce qu’il ébranle et dissipe les forces naturelles de l’homme ; cependant Votre Majesté ne peut étouffer les désirs charnels qui renaissent toujours. Brisez les chaînes du péché, et vous attachez entièrement à votre salut.

Le Roi, se radoucissant. — Je le ferai, Madame ; ce sont mes affaires, qui ne vous regardent pas. Allez seulement vous reposer, cela fera du bien à votre esprit, qui est en mauvais état.

(Madame de Maintenon s’en va.)

Le Roi. — Parbleu, Mademoiselle, cette dame-là radote, de venir ainsi troubler nos plaisirs. Que ne demeure-t-elle à Saint-Cyr[26], pour donner le nécessaire à ses filles ?

Mlle  du Tron. — Sire, il paroît bien à l’emportement de madame de Maintenon qu’elle aime Votre Majesté, puisqu’elle prend tant de part dans ses intérêts.

Le Roi. — Je ne puis pas bien démêler le motif qui la fait agir de la sorte ; mais je vous dirai, Mademoiselle, qu’un simple gentilhomme est plus heureux que moi, parce qu’il peut faire ses affaires en secret.

Mlle  du Tron. — Je vous l’avoue, Sire.

Mme  de Maintenon, revenant. — Sire, je viens dire à Votre Majesté, que voici deux lettres que je viens de recevoir ; l’une est du maréchal de Boufflers, et l’autre m’a été donnée par M. Bontemps pour mademoiselle du Tron : c’est une de ses tantes de Normandie qui lui mande de venir promptement.

Le Roi, d’un air de dépit. — Et l’autre, Madame, que contient-elle ? Apparemment vous en savez aussi la substance ?

Mme  de Maintenon. — Non, Sire, je n’ai osé l’ouvrir ; mais je crois que le maréchal se plaint fort de ses soldats qui désertent à tout moment : ce général en a perdu six mille dans Namur[27].

Le Roi. — Depuis un temps vous ne me dites rien que de désagréable.

Mlle  du Tron. — Sire, je prends congé de Votre Majesté.

Le Roi. — Où allez-vous, ma belle ? demeurez, je vous prie.

Mlle  du Tron, après avoir lu sa lettre [la lettre de sa tante]. — Sire, je viens de lire la lettre de ma tante qui me mande absolument ; Votre Majesté aura la bonté de me laisser aller.

Le Roi, chagrin et trépignant du pied. — Ah ! fâcheux contre-temps, ne cesserez vous point de me persécuter.

ENTRETIEN VII.

Le Roi, et le Père la Chaise[28], son confesseur.

Le Roi, l’apercevant. — Approchez, mon révérend Père, j’ai bien de la joie de vous voir.

Le Père la Chaise. — Ah ! Sire, celle que je sens n’est pas exprimable. Il y a plusieurs jours que je meurs d’envie d’entretenir Votre Majesté sur quelques affaires qui me paroissent importantes.

Le Roi. — Parlez, mon révérend Père, qu’avez-vous à me dire d’important ?

Le Père la Chaise, étant entré dans le cabinet du Roi. — Sire, je prends la liberté de dire à Votre Majesté, qu’étant il y a quelques jours en prières, j’eus une vision qui m’étonna fort, et où je me trouvai très-embarrassé. L’esprit qui me parla, me dit qu’il étoit l’âme du père Bobinet[29] mon confesseur, que le conseil céleste avoit député pour venir me dire combien les puissances souveraines des cieux étoient fâchées contre Votre Majesté, qui met le clergé au rang des sujets contribuables de son royaume, en les taxant comme les autres[30]. Ce qui ne doit pas être, suivant la pensée d’un grand Saint, qui nous dit que ceux qui servent à l’autel doivent être exempts de tous impôts et de toutes taxes.

Le Roi, fort pensif. — Cela est-il bien véritable ? Mais, mon Dieu, mon révérend Père, ce n’est pas ma faute ; si j’ai péché dans cette occasion, ce n’est que par conseil. Messieurs de Pomponne[31], de Harlay[32], et Pontchartrain[33], ne m’ont-ils pas porté à demander à mon clergé les dix millions de don gratuit[34] qu’il m’a fourni pour soutenir la guerre, qui, comme vous savez, est fort difficile à supporter[35] ?

Le Père la Chaise. — Je l’avoue, Sire ; mais cependant on murmure fort à la cour céleste de tout ce qui se passe en France et le père Bobinet dit encore que saint Ignace prit la parole au nom de l’assemblée, et dit, comme en colère, qu’il étoit impossible qu’un prince qui renverse le service divin entrât en paradis.

Le Roi, frappant de son chapeau sur la table. — Parbleu, mon Père, je n’y saurois que faire, quand tous les saints du Paradis y trouveroient à redire, et que ce seroit un crime, j’y ai été forcé ; ce n’est que pour un bien qui est la gloire de mon État ; et, quoique j’en aie donné les ordres, ce ne peut être au plus à mon égard qu’un péché philosophique[36], comme vous me l’avez dit mille fois.

Le Père la Chaise. — Sire, ne vous emportez pas, nous tâcherons de réconcilier Votre Majesté avec les puissances célestes, et de rendre véniels tous les péchés qu’elle commettra par ignorance.

Le Roi. — Vous ferez bien, car je n’aime pas les querelles, et ne veux pas être contredit dans mes actions. Tâchez donc, mon révérend Père, de faire ma paix avec les saintes Intelligences, et de me bien mettre dans leurs esprits ; car autrement je craindrois fort qu’il me laissent longtemps brûler en purgatoire pour se venger.

Le Père la Chaise. — Ne vous alarmez point, Sire ; je donnerai un bon passe-port à Votre Majesté pour la rendre heureuse en l’autre vie ; d’ailleurs, ne doit-elle pas tout espérer de tant de belles actions qu’elle a faites pendant son règne, et de toutes les âmes qu’elle a converties par ses dragons[37], que nous appelons les gendarmes du ciel ?

Le Roi. — Lorsque j’ai fait chasser les huguenots, qui ne vouloient pas se convertir, j’ai suivi en cela les conseils que vous m’aviez donnés ; car vous savez que vous m’avez toujours dit que je ne pouvois faire une plus belle pénitence de mes fautes passées, et acquérir plus sûrement le Paradis, qu’en donnant tous mes soins pour l’extirpation de l’hérésie[38], et en établissant la maison de Saint-Cyr[39].

Le Père la Chaise. — Cela est vrai, Sire, et c’est aussi ce que l’on considérera toujours comme les merveilles de votre règne. Ne doutez donc pas que vous n’en receviez la récompense dans le ciel.

Le Roi. — Cela suffit ; adieu donc, mon révérend Père ; je me recommande à vos bonnes prières et à celles des Saints Pères de votre société.

ENTRETIEN VIII.

Madame de Maintenon et Monsieur Fagon, premier médecin du Roi.

M. Fagon. — Madame, je suis votre très humble serviteur ; comment vous portez-vous ?

Mme  de Maintenon. — Je me porterois bien, Monsieur, si je n’avois point de chagrin qui est, comme vous savez, un poison pour la santé.

M. Fagon. — Il est vrai, Madame, Hypocrates nous dit aussi, dans son traité de médecine, que les personnes gaies sont rarement malades[40].

Mme  de Maintenon. — Hé, comment, Monsieur, pouvoir rire ? l’on a du chagrin à tout moment.

M. Fagon. — Quel est donc le vôtre, Madame, ose-t-on vous le demander ?

Mme  de Maintenon, poussant de gros soupirs. — Oui bien, Monsieur, c’est le Roi qui me le donne.

M. Fagon. — Quoi, Madame, un prince si bénin, si débonnaire pourroit vous affliger ?

Mme  de Maintenon. — Monsieur, le déplaisir que ce monarque me cause est qu’il veut s’attacher de nouveau à une petite beauté qui lui donnera bien à songer. Vous savez que l’exercice amoureux ne lui vaut rien à l’âge où il est[41].

M. Fagon. — J’en conviens, Madame ; l’amour rend l’homme foible et chancelant quand il ne se conduit pas sagement ; mais user un peu de cette passion sobrement, n’est pas méchant pour la santé. Nous avons même un de nos savants docteurs qui ordonne de temps en temps de se servir de femmes et de vin pour se bien porter[42].

Mme  de Maintenon. — De grâce, Monsieur, n’allez pas dire cela au Roi. Ce prince, qui est naturellement sensible à l’amour, en profiteroit plus que vous ne croiriez, et Sa Majesté se perdroit dans les combats de Vénus.

M. Fagon, riant. — Est-il possible, Madame ?

Mme  de Maintenon, branlant la tête. — Il n’est que trop vrai, Monsieur ; je connois ce monarque, il pousse les choses jusques à l’excès ; et c’est son penchant que les femmes.

M. Fagon. — Quelle est donc la beauté, Madame, qui engage à présent le Roi ? je le croyois détaché de tout attachement charnel.

Mme  de Maintenon. — Monsieur, est-ce que vous ne le savez pas ?

M. Fagon. — Non, Madame ; qui est-ce qui me l’auroit dit ?

Mme  de Maintenon. — C’est la nièce de M. Bontemps notre gouverneur de Versailles, qui a ravi la liberté de ce prince, pour l’avoir vue une fois à l’Opéra.

M. Fagon. — Quoi, Mlle  du Tron ! qui auroit jamais dit que cette fille avec son air précieux et languissant[43], auroit pris le cœur d’un si grand prince ?

Mme  de Maintenon. — Cependant, c’est elle-même ; le Roi en est si charmé que, hors de sa présence, il ne peut trouver de repos.

M. Fagon. — Ah ! Madame, je la plains : Il faut que ce prince fasse de grands efforts pour contenter cette jeune amante, cela détruira infailliblement sa santé.

Mme  de Maintenon. — C’est ce que je dis aussi, Monsieur ; je vous prie instamment de vous servir de tout l’ascendant que vous avez sur ce monarque, pour le détourner de cette amourette qui lui est si désavantageuse pour le corps et pour l’esprit, qu’il n’est occupé que de sa nouvelle passion.

M. Fagon. — Je ferai tout mon possible, Madame, pour persuader à ce prince que sa santé y est intéressée ; et comme Sa Majesté ajoute assez de foi à ce que je lui dis, j’espère de réussir dans mon dessein.

Mme  de Maintenon. — Dieu le veuille, Monsieur, pour mon repos. Il me souvient que, quand vous dîtes au Roi dernièrement que l’air de Meudon lui étoit meilleur que celui de Versailles, il a cru votre conseil, puisque Sa Majesté y va une ou deux fois la semaine, et particulièrement depuis qu’il a sa belle en tête.

M. Fagon. — Ne vous chagrinez point, Madame, de cette amourette : c’est un feu volant qui passera comme les autres ; il est trop ardent, à ce que vous m’avez dit, pour être de durée.

Mme  de Maintenon. — Cependant, Monsieur, je ne laisse pas d’en avoir bien du chagrin.

M. Fagon. — Madame, vous avez trop de vertu et trop de politique pour ne pas savoir vous contraindre ; un peu de complaisance sied bien, et principalement à la Cour où il s’en faut beaucoup servir.

Mme  de Maintenon. — Rien de plus vrai, Monsieur, la feinte et la dissimulation sont les qualités les plus nécessaires aux courtisans.

M. Fagon. — Madame, je prends congé de vous ; voici le Roi qui vient, je m’en vais au-devant.

Mme  de Maintenon. — Adieu, Monsieur, n’oubliez pas de dire au Roi qu’il prenne soin de sa personne.

M. Fagon, prenant la main de Mme  de Maintenon. — Je n’y manquerai pas, Madame, prenez du repos.

Mme  de Maintenon. — Monsieur, avant que je vous quitte, tâtez un peu mon pouls.

M. Fagon, lui prenant le bras. — Il est un peu ému, mais ce ne sera rien ; et si cela continue, mon chirurgien[44] vous saignera par la veine céphalique et basilique[45], ce qui vous guérira indubitablement ; je vous laisse, Madame.

Mme  de Maintenon. — Je suis votre servante, Monsieur.

ENTRETIEN IX.

Le Roi, et Monsieur Fagon.

Le Roi, en souriant. — Ah ! Monsieur le médecin, comment vous portez-vous depuis avant-hier ?

M. Fagon. — Fort bien, Sire, comme un homme qui est toujours prêt à servir Votre Majesté, avec la plus grande inclination du monde.

Le Roi, lui prenant la main. — Voilà qui est fort honnête, Monsieur, comptez aussi sur mon amitié.

M. Fagon. — Sire, Votre Majesté me fait plus d’honneur que je ne mérite.

Le Roi. — Monsieur, point de compliments, asseyez-vous ici. Quelles nouvelles m’apprendrez-vous ?

M. Fagon. — Sire, je ne sais rien de nouveau, sinon, que je trouve un grand changement en Votre Majesté.

Le Roi, le regardant. — Eh ! que trouvez-vous en moi de changé ? est-ce à mon avantage ou à mon désavantage ?

M. Fagon. — Non, Sire, c’est à votre avantage.

Le Roi, en riant. — Parlez donc, Monsieur le docteur, et vous expliquez ; qu’est-ce que vous remarquez en moi ?

M. Fagon. — Une abondance de santé, Sire, causée par une joie qui se répand sur toute votre personne royale.

Le Roi. — Bon, voilà qui va bien, Monsieur ; je ne laisse pas cependant d’avoir du chagrin de toutes les pertes que je fais cette année de tous côtés.

M. Fagon. — C’est le sort de la guerre, Sire, qui a toujours été de la sorte ; l’amour récompense Votre Majesté de ses pertes, en lui faisant faire des conquêtes dans son empire.

Le Roi, d’un air agréable. — Monsieur, je vois bien que vous êtes aussi savant en amour qu’en médecine ; mais, dites-moi un peu, je vous prie, avez-vous des remèdes pour les cœurs des amants ?

M. Fagon. — Oui, Sire, je les guéris à peu de frais.

Le Roi. — Ah ! Monsieur, donnez-m’en un pour un prince qui souffre beaucoup, qui vous en saura bien du gré.

M. Fagon. — Sire, je ne puis guérir personne si je ne le connois ; mes herbes n’ont point d’effet, si je ne vois et ne touche.

Le Roi, en souriant. — C’est moi, Monsieur, qui serai votre nouveau malade ; je vous prie, guérissez-moi donc promptement.

M. Fagon. — Votre Majesté, Sire, n’a pas besoin de mes remèdes, étant maître de la beauté qui l’engage ; mais je prends la liberté de lui dire, qu’un grain ou deux d’amour de plus pris par excès, sont capables de lui faire bien du mal, et même de lui affoiblir le reste du corps.

Le Roi. — Je vous entends, Monsieur ; nous n’en prendrons pas plus qu’il n’en faut pour se bien porter. Adieu, je vous quitte, voilà M. de Pontchartrain.

ENTRETIEN X.

Le Roi, et Monsieur de Pontchartrain, ministre d’État.

Le Roi. — Eh bien, Monsieur, aurons-nous de l’argent ?

M. de Pontchartrain. — Sire, en exécution de vos ordres, nous nous sommes assemblés extraordinairement, pour tâcher de trouver à Votre Majesté les sommes qu’elle demande, nous avons longtemps délibéré…

Le Roi. — Il ne falloit pas perdre tant de temps à délibérer, et passer promptement aux effets pour remplir nos coffres.

M. de Pontchartrain. — Nous le souhaitons tous ardemment ; mais…

Le Roi, se fâchant. — Mais, mais ; ne vous ai-je pas dit que quand j’ai commandé, je ne veux pas qu’on me contredise.

M. de Pontchartrain. — Sire, je prends la liberté de remontrer à Votre Majesté que l’on ne peut à présent aller si vite ; la ville et la campagne sont ruinées par les taxes, les impôts et les contributions ; vos peuples meurent de faim[46], et sont tellement accablés de misères, qu’ils ont beaucoup plus besoin d’un prompt soulagement, que d’être encore surchargés par de nouveaux impôts.

Le Roi. — Qu’ils fassent comme ils l’entendront ; mais il faut bien qu’ils payent ou qu’ils crèvent. Voilà qui est admirable ! doivent-ils travailler pour d’autres que pour moi qui suis leur Roi, et tous leurs biens ne m’appartiennent-ils pas de droit, comme madame de Maintenon et les bons Pères Jésuites me le représentent si souvent[47] ! C’est aussi le sentiment des principaux de ma Cour, qui disent que mes sujets doivent s’estimer fort heureux que je leur laisse la vie et l’habit, que je pourrois leur ôter si je voulois.

M. de Pontchartrain. — Il ne me convient pas, Sire, d’entrer dans cet examen ; cependant je prends la liberté de vous dire, qu’encore que Votre Majesté soit toute puissante sur la terre, elle ne peut faire trouver de l’argent où il n’y en a pas. Il n’y a que le Créateur de l’Univers qui puisse faire un si grand miracle.

Le Roi. — Enfin, Monsieur, sans tant de raisons, faites ce que vous pourrez et mettez tout en usage ; mais il faut au plus tôt de l’argent, tant pour mes dépenses ordinaires et extraordinaires, que pour celles de la guerre[48] et de Marly[49], dont je ne prétends pas absolument [en] rien retrancher.

M. de Pontchartrain. — C’est à ces grands recouvrements que je travaille aussi avec toute l’application possible ; mais en vérité, Sire, nous avons inventé tant de nouvelles affaires, que mon imagination en est tarie[50], et il ne nous reste plus qu’une découverte à mettre en œuvre.

Le Roi. — Quelle est donc cette découverte ?

M. de Pontchartrain. — La voici : Messieurs d’Argouges et Barbezieux[51], ministres d’État, ne pouvant plus mettre de taxes, et voyant que les finances de Votre Majesté commencent à s’épuiser, M. d’Argouges, toujours fertile en moyens, nous en proposa un nouveau, qui est de mettre un impôt sur les vents ; ce qui attireroit, dit-on, de grandes sommes d’argent pour soutenir la guerre dans tout le royaume ; les mariniers, les bateliers, les meuniers et autres gens semblables, ne pouvant se servir de cet élément sans payer la somme imposée.

Le Roi. — Cet avis me paroît assez bon, et n’est pas à négliger.

M. de Pontchartrain. — L’on étendroit le règlement jusques sur les apothicaires, qui par leurs remèdes tirent un gros profit des vents du corps humain, et sur les médecins qui n’en tirent pas moins, et y contribuent autant par leurs ordonnances.

Le Roi, se frottant le front. — Je consentirois avec joie, si cela se pouvoit ; mais chacun se révoltera d’abord contre ce nouvel impôt, particulièrement les médecins et les apothicaires qui crieront comme des diables.

M. de Pontchartrain. — Sire, il suffit d’avoir votre consentement, nous les réduirons comme les autres.

Le Roi. — Monsieur, je ne sais ce que je dois faire : mon confesseur m’a rapporté que tous les saints du Paradis crient contre moi comme des enragés d’avoir osé taxer le service divin[52].

M. de Pontchartrain. — Cela se peut-il, Sire ?

Le Roi. — Il n’y a rien de plus vrai, Monsieur ; mais que le Père Bobinet, confesseur du Père de la Chaise qui est mort depuis peu, a été député de l’assemblée céleste pour m’en avertir.

M. de Pontchartrain. — C’est cependant, Sire, le dernier moyen que nous avons trouvé pour avoir de l’argent.

Le Roi. — Morbleu, Monsieur, je suis au désespoir de voir les côtes de France bombardées par les Anglois et les Hollandois[53]. Je voudrois n’avoir jamais vu Tourville[54] qui m’a conseillé de mener ma flotte dans la Méditerranée : les alliés en ont bien su profiter et n’auroient pas fait de même[55].

M. de Pontchartrain. — Sire, c’est un malheur, mais la chose est faite.

Le Roi. — Oui, de par tous les diables, mais je n’en suis pas mieux, et mes forces s’affoiblissent toujours de plus en plus.

M. de Pontchartrain. — Rien n’est plus vrai, Sire ; car les trois États de Votre Majesté sont aux abois et n’en peuvent plus ; le Clergé, le Parlement et la Noblesse se sont saignés jusques à la dernière goutte de leur sang, et je ne sais par quel nouvel impôt on pourra trouver de l’argent.

Le Roi, après avoir rêvé. — Monsieur, il me semble qu’il seroit plus à propos de taxer les heures que les vents, parce qu’elles font toujours leur même révolution, et que chacun s’en sert généralement sans pouvoir s’en passer, particulièrement l’heure du berger, qui est d’une nécessité importante aux amants.

M. de Pontchartrain. — Mais, comment, Sire, connoître les heures destinées à l’amour, à moins de taxer tous les jeunes gens.

Le Roi. — Monsieur, l’on ne sauroit manquer de comprendre au rôle de cette taxe tous les vieux et les jeunes ; car je puis vous assurer que les vieillards aiment autant à se divertir que les autres.

M. de Pontchartrain. — Mais, Sire, Votre Majesté ne trouveroit-elle pas bon d’y mettre les religieux et les abbés[56], qui font…

Le Roi. — Ah ! ciel ! Monsieur, vous n’y songez pas ; il est vrai que les abbés sont amis de la galanterie ; mais les autres sont de saintes âmes qui ne font que prier Dieu nuit et jour.

M. de Pontchartrain. — Sire, M. de Pomponne proposa encore un autre moyen, qui semble être une dépendance de celui que Votre Majesté veut dire : c’est de taxer toutes les filles de joie[57] de votre royaume, et ceux qui les entretiennent.

Le Roi, en riant. — Il faut donc qu’il se mette le premier en tête ; car je sais qu’il ne hait pas les femmes[58].

M. de Pontchartrain. — Cela s’entend, Sire, c’est peut-être pour avoir le plaisir de payer et vous marquer son zèle, que ce ministre a inventé ce moyen qui n’est pas méchant.

Le Roi. — Cela est assez sujet à caution ; mais quittons la raillerie, et pour conclusion de cet entretien, faites fond, suivant le plan que nous venons de faire, de me trouver au plus tôt de l’argent, et surtout n’y manquez pas.

M. de Pontchartrain. — Sire, j’y ferai de mon mieux.

ENTRETIEN XI.

Le Roi, Monsieur de Chanvalon[59], archevêque de Paris, et son Page.

Le Page. — Sire, M. l’Archevêque de Paris demande s’il n’incommodera point Votre Majesté.

Le Roi. — Où est-il ?

Le Page. — Sire, il est en bas où il attend vos ordres.

Le Roi. — Qu’on le fasse monter.

M. l’Archevêque, en entrant. — Sire, je vous demande pardon si j’interromps Votre Majesté.

Le Roi, le saluant. — Ah ! mon cousin, ne parlez pas de cela, je sens une joie parfaite de vous voir. Page, donnez un siége.

M. l’Archevêque s’assied sur un siége pliant[60].

Le Roi. — Eh bien, mon cousin, comment vous portez-vous ?

M. l’Archevêque. — Fort bien, Sire, au chagrin près.

Le Roi. — Comment un prélat comme vous peut-il avoir du chagrin ? Vous vivez plus content dans votre diocèse que moi dans mon Louvre.

M. l’Archevêque. — Sire, les apparences sont fort trompeuses, car la paix et la tranquillité n’y règnent pas toujours.

Le Roi. — Quel est donc le sujet de votre inquiétude ?

M. l’Archevêque. — Sire, c’est une dispute qui est survenue entre M. l’Evêque de Noyon[61] et moi, qui a été fort loin, et qui nous rendra ennemis pour la vie.

Le Roi. — Au sujet de quoi, mon cousin ?

L’Archevêque. — Sire, c’est au sujet de l’abbé Quélus[62], qui fit dernièrement son premier sermon aux grands Cordeliers[63]. Tout l’auditoire parut content de lui, à la réserve de quelques personnes de qualité de mes amis, qui trouvèrent à redire à plusieurs propositions qu’il avança, condamnées par les conciles de Trente et de Vienne, et tout-à-fait damnables, mais que cet Evêque trouva excellentes, qui sont des sentiments nouveaux en matière de religion. Rome, jalouse de tout ce qu’elle enseigne, ne peut souffrir une autre doctrine que la sienne.

Le Roi. — Eh ! quels sont ces sentiments nouveaux ?

L’Archevêque. — Sire, ce sont ceux du quiétisme[64], dont votre royaume est rempli, tant parmi les religieux que parmi les prêtres, dont j’ai été bien surpris. Ces hérétiques croient, et se sont fait une idée de faire parvenir les âmes à la perfection pendant leur vie sans pénitence, sans austérité, sans mortification ; enseignant même que l’homme se doit tenir dans l’indifférence pour ses péchés et dans l’abandon ; et qu’il ne faut pas même demander à Dieu aucune grâce du ciel, ayant une assurance imaginaire que l’on possède Dieu en cette vie, en lui-même et sans milieu.

Le Roi. — Voilà une doctrine bien pernicieuse, mon cousin ; il faut y apporter du remède.

M. l’Archevêque. — C’est à quoi je vais travailler, Sire, et faire condamner les trois livres[65] qu’on a imprimés sur ce sujet.

Le Roi. — Vous ferez très-bien, et j’y donne ma voix avec beaucoup de chaleur, pour le bien de mes peuples.

M. l’Archevêque. — Sire, ils auront une éternelle reconnoissance d’un si grand bienfait, et je puis bien en porter parole pour eux à Votre Majesté. Je prends congé d’Elle, de peur de lui être importun.

Le Roi. — Adieu, mon cousin, je vous souhaite une sainte prospérité dans vos affaires. Prions votre bon ange qu’il vous conseille bien dans vos entreprises.

M. l’Archevêque. — Je le souhaite, Sire, pour la plus grande gloire de Dieu.

Le Roi, en le quittant. — Ah ! le saint personnage, ah ! le digne prélat, et qu’il sera bien récompensé dans le ciel de toutes ses vertus.

ENTRETIEN XII.

Madame de Maintenon, son valet de chambre, et le sieur Bernier, chirurgien du Roi.

Mme  de Maintenon, au valet de chambre. — Mon Dieu, La Fortune[66], je n’en puis plus, j’ai des vapeurs qui me tuent et me montent à tout moment : Va, je te prie, chercher le chirurgien du Roi, afin qu’il me saigne.

La Fortune. — Madame, c’est une chose assez surprenante qu’à l’âge où vous êtes[67], les vapeurs vous incommodent si fort.

Mme  de Maintenon. — Tu vois, mon enfant, j’en suis plus fatiguée que jamais, comme si je n’avois que quinze ans.

La Fortune. — Madame, c’est un mal de mère, que l’on a bien de la peine à guérir surtout quand la matrice…

Mme  de Maintenon. — Ne raisonne pas davantage, va où je te dis.

La Fortune. — J’y cours, Madame.

Mme  de Maintenon, seule. — Peut-on voir un impertinent pareil à ce garçon ? est-ce à un valet de parler de mal de femme, et de matrice ? Oh ! siècle avancé où toutes choses sont prématurées ! chacun raisonne de tout, sans respect et sans distinction.

La Fortune, tout essoufflé. — Madame, Monsieur Bernier[68] va venir tout à l’heure, il m’a prié seulement de vous dire, que vous eussiez la bonté d’attendre qu’il eût saigné la cavale du prince de Conti, qui vient d’être blessée, et qu’il aime autant que lui-même.

Mme  de Maintenon. — Le compliment est assez honnête ; la belle comparaison qu’il fait d’une cavale à moi ! de quoi s’avise-t-il d’aller saigner une cavale ?

La Fortune, en riant. — Madame, un chirurgien, un médecin et un maréchal[69], ne mettent point de différence entre toutes les bêtes et les animaux qu’ils pansent, pourvu qu’ils gagnent de l’argent.

Mme  de Maintenon, en colère. — Va, tu n’es qu’un sot, La Fortune, avec tous tes petits raisonnements ; cours dire à Bernier qu’il vienne promptement, que le Roi en a à faire.

La Fortune, bas. — Peste soit de la vieille P…[70] ; je voudrois qu’il te mît la lancette si avant qu’elle n’en sortît jamais pour tes péchés.

M. Bernier, arrivant. — Ah ! Madame, mille excuses de vous avoir tant fait attendre ; j’étois occupé au service du prince de Conty.

Mme  de Maintenon, d’un air fier. — Vraiment vous lui rendez là un beau service, de saigner sa cavale ! c’est le fait d’un maréchal, mais non pas le vôtre.

M. Bernier. — Madame, c’est la plus jolie bête du monde, qu’il aime comme sa vie, et je n’ai pu me dispenser de lui rendre un tel office.

Mme  de Maintenon. — Je vois bien, Monsieur, que les gens de votre trempe font tout pour de l’argent ; mais quoi qu’il en soit, entrons en matière. Je veux que vous me saigniez du pied à l’eau[71], pour m’apaiser les vapeurs qui me montent incessamment, et qui me rendent rouge comme vous me voyez.

M. Bernier. — Le remède est admirable, Madame, pour se rafraîchir le sang.

Mme  de Maintenon. — Il faut que le Roi se fasse aussi saigner, car je remarque que ce prince a le sang fort échauffé depuis qu’il…

M. Bernier, en riant. — Il n’y a point de doute, Madame, les jolies femmes incommodent toujours la santé des hommes, parce qu’ils font plus que leurs forces.

Mme  de Maintenon. — Hélas ! mon cher Monsieur, le Roi se perdra.

M. Bernier. — Madame, notre grand monarque reviendra de cette mort.

Mme  de Maintenon. — Avec bien de la peine ; à l’âge où il est, la nature s’épuise.

M. Bernier. — Madame, voilà ma lancette prête ; vous plaît-il que je vous saigne ?

Mme  de Maintenon. — Très-volontiers, Monsieur ; tenez, voilà mon pied : songez que je suis difficile à tirer du sang.

M. Bernier. — Ne craignez rien, Madame, nous en viendrons à bout ; tournez seulement la tête, et ne vous mettez point en peine du reste.

Mme  de Maintenon. — La Fortune, apportez un bassin et de l’eau.

La Fortune. — Madame, en voilà.

M. Bernier. — Madame, c’est fait.

Mme  de Maintenon. — Quoi, Monsieur, si promptement, sans que je l’aie presque senti ? A la vérité, vous êtes un brave homme, et ce n’est pas sans raison que le Roi vous aime.

M. Bernier, en faisant une profonde révérence. — Madame, je suis votre serviteur aussi bien qu’à Sa Majesté, qui a mille bontés pour moi, sans que je les aie méritées.

Mme  de Maintenon. — Monsieur, sans compliment, prenez l’argent que voici.

M. Bernier s’en défend. — Vous vous raillez de votre valet, Madame ; je vous ai bien d’autres obligations, et je n’en ferai rien.

Mme  de Maintenon. — Monsieur, je vous prie, mettez ce louis d’or[72] dans votre poche.

M. Bernier. — Madame, c’est donc pour vous obéir ; commandez à votre très-humble serviteur quand il vous plaira.

Mme  de Maintenon. — Cela suffit, Monsieur, adieu, je vous quitte.

ENTRETIEN XIII.

Le Roi et Mademoiselle du Tron.

Le Roi, à genoux devant cette belle. — Enfin, adorable mignonne, l’amour que je sens pour vous n’est plus exprimable. Ah ! quels redoublements et quels transports inconnus vous me causez !

Mlle  du Tron. — Sire, Votre Majesté change de couleur.

Le Roi, se pâmant. — Ah ! mon bel ange… ma divine… je n’en puis plus… je me pâme.

(Le Roi tombe évanoui.)

Mlle  du Tron, lui prenant la main. — Ah ! Ciel, Sire, que vous m’embarrassez par votre foiblesse ; revenez, mon cher prince, de ce triste état, ou je vais mourir moi-même.

Le Roi toujours pâmé.

Mlle  du Tron, lui baisant la bouche, continue. — Mon illustre monarque, que vous m’alarmez ! vous me donnez de mortelles inquiétudes, hélas ! que dira madame de Maintenon si elle vous trouve en cet état ? Que deviendrai-je alors ?

Le Roi, revenant de son évanouissement, dit : — Mon petit amour, ma charmante, où ai-je été ? que le paradis des amants est un séjour délicieux, et quel plaisir de s’y perdre avec vous !

Mlle  du Tron, soupirant. — Que vous m’avez causé de peine, Sire, en voyant Votre Majesté changée !

Le Roi, lui baisant la main. — Mon Dieu, ma chère demoiselle, que vous êtes bonne de vous affliger pour un pauvre prince qui mérite si peu de vous adorer, mais qui vous aime plus que sa vie.

Mlle  du Tron. — Sire, serois-je assez malheureuse pour vous avoir causé cette foiblesse ?

Le Roi. — Appelez-vous foiblesse, mon bel ange, la chose du monde qui me rend le plus heureux ? Non, non, j’en chéris la cause comme mon unique bien.

Mlle  du Tron. — Mon auguste prince, ménagez donc la tendresse que vous avez pour moi, de crainte que Votre Majesté ne devienne malade, ce qui me mettroit au désespoir.

Le Roi. — Peut-on, Mademoiselle, se posséder, lorsqu’on est charmé de vous ? Vous inspirez aux personnes qui vous voient des sentiments qu’elles n’ont jamais eus, et qu’un mortel ne peut exprimer.

Mlle  du Tron. — Mes charmes, Sire, sont donc bien extraordinaires, puisque les mortels ne les peuvent connoître ?

Le Roi. — Ah ! qu’ils sont puissants ! ah ! qu’ils sont merveilleux, ma divine beauté !

Mlle  du Tron. — Sire, Votre Majesté va retomber dans son évanouissement, si elle y songe davantage.

Le Roi. — Non, non, Mademoiselle, je sens quelques forces qui viennent à mon secours.

Mlle  du Tron. — Tant mieux, Sire, j’en suis ravie, et cela vient à propos, car voici Madame de Maintenon qui paroît.

Le Roi. — Eh ! où va cette vieille jalouse ? Elle enrage de n’être plus jeune, et de ne pouvoir charmer.

Mlle  du Tron. — Quoi ! dans l’âge où elle est ?

Le Roi. — Oui, sans doute, et la bonne dame est plus amoureuse que jamais. Cachez-vous, mon soleil, pour un moment.

Mlle  du Tron. — Il le faut bien.

ENTRETIEN XIV.

Le Roi, Mademoiselle du Tron, cachée, et Madame de Maintenon.

Le Roi, la saluant. — Où allez-vous donc, Madame, avec tant d’empressement ?

Mme  de Maintenon. — Sire, j’appréhendois que Votre Majesté fût trop longtemps seule ; c’est pourquoi je viens l’entretenir.

Le Roi, voulant la conduire. — Madame, je vous quitte[73] de ces soins obligeants ; aujourd’hui j’ai des embarras en tête, qui demandent la solitude. Un courrier m’a dit ce matin le pitoyable état où mes côtes sont réduites, Saint-Malo, etc…[74] bombardés et réduits en cendres, sont des choses bien sensibles pour un prince qui se voyoit il n’y a pas longtemps maître des mers.

Mme  de Maintenon. — Peut-être, Sire, que le dommage n’est pas si grand que l’on croit, et que pour peu de chose on rétablira ce désordre.

Le Roi, d’un ton chagrin. — Parbleu, Madame, vous n’en savez rien ; l’on ne rétablira pas la ville de Saint-Malo pour cent mille écus.

Mme  de Maintenon. — Enfin, Sire, ce sont des coups du ciel que l’on n’a pu éviter, et il faut s’y résoudre.

Le Roi. — Je l’avoue, Madame ; mais cela n’en est pas moins désagréable.

Mme  de Maintenon. — Mon cher prince, il me semble que ce sont vos péchés qui sont cause de ces châtiments si touchants ; n’y réfléchissez-vous point quelquefois ?

Le Roi. — Ce n’est pas à vous, Madame, que j’en dois rendre compte ; l’homme est né pour pécher, et sans le péché la miséricorde de Dieu seroit inconnue sur la terre.

Mme  de Maintenon. — Il est vrai, Sire ; mais Votre Majesté croit-elle que Dieu autorise tous les plaisirs criminels que la corruption du siècle ne fait passer que pour bagatelles et pour de simples passe-temps ? Elle devroit éviter avec soin tous les plaisirs inutiles, qui sont de vrais obstacles au salut.

Le Roi. — Eh ! quels sont ces plaisirs inutiles, Madame, que vous condamnez de la sorte ? La nature n’a rien fait en vain.

Mme  de Maintenon. — C’est la galanterie, et ces amusements de Cour par lesquels le Seigneur est offensé.

Le Roi, en riant. — Bon, n’est-ce que cela ? pure bagatelle, Madame ; ce sont les actions les plus innocentes de l’homme que celles de l’amour, et où il entre le moins de crime. N’est-ce pas la nature qui les a formées elle-même ? Est-il donc rien de plus injuste que de condamner un penchant si doux et si universel ?

Mme  de Maintenon. — Je sais bien, Sire, que c’est celui qui vous entraîne. Il faut donc se rendre, sans combattre davantage vos sentiments. Mon Dieu, que Votre Majesté me paroît changée, depuis qu’elle voit Mademoiselle du Tron !

Le Roi. — En quoi, Madame, me trouvez-vous si changé ?

Mme  de Maintenon. — En toutes manières.

Le Roi. — Mais encore, Madame ?

Mme  de Maintenon. — En votre personne royale, en vos sentiments. Hélas ! avant la vue fatale de cette syrène, Votre Majesté avoit un langage bien plus édifiant !

Le Roi, avec mépris. — Vous êtes dans l’erreur, Madame ; c’est la force de votre dévotion qui vous inspire ces idées chagrines, qui ne viennent que d’une bile noire qui se répand dans vos veines. Prenez médecine, si vous m’en croyez, pour dissiper ces méchantes humeurs qui vous rendent insupportables à vous-même.

Mme  de Maintenon, se fâchant. — Sire, je mettrai en usage ce remède que Votre Majesté me donne ; et pour ne pas l’importuner davantage, je prends congé d’Elle.

Le Roi. — Allez, Madame, vous ne sauriez mieux faire.

Madame de Maintenon s’en va.

Le Roi, seul. — O ciel, que cette femme est insupportable avec son esprit jaloux ! Tout l’incommode, tout la chagrine, et rien ne lui plaît, sinon l’encens que l’on lui donne. Mais quel moyen de dire toujours des douceurs à une personne comme elle, de qui les appas sont usés et dans la dernière décadence ? Non, je ne le puis faire, mon penchant ne me le peut permettre, et la présence d’une beauté naissante me fait renaître. Il est des moments dans lesquels, sans ce secours innocent, la vie me seroit à charge. La vieille dévote a beau prêcher la pénitence sur ce sujet, je ne m’en puis passer.

ENTRETIEN XV.

Le Roi et Mademoiselle du Tron.

Le Roi, en souriant. — Eh bien ! Mademoiselle, vous avez entendu le beau sermon que Madame de Maintenon m’a fait ; que dites-vous de son éloquence ?

Mlle  du Tron. — Sire, je dis que cette dame est infiniment savante, et qu’elle a la plus belle rhétorique du monde.

Le Roi. — Il est vrai, Mademoiselle, elle est toute sublime.

Mlle  du Tron. — Elle est animée d’un si grand zèle, qu’elle persuade facilement ce qu’elle dit, et rien ne touche plus que sa conversation.

Le Roi. — La vôtre, ma chère demoiselle, est bien d’un autre prix ; elle a pour moi des charmes qui ne se trouvent point ailleurs.

Mlle  du Tron. — Sire, Votre Majesté a trop de bonté pour moi, et je ne mérite pas une préférence si avantageuse ; mais je vois M. de Pontchartrain qui monte l’escalier ; apparemment ce ministre veut entretenir Votre Majesté sur quelques affaires.

Le Roi, chagrin. — Cela se peut bien, Mademoiselle ; mais, dieux ! que cet importun vient mal à propos interrompre mes plaisirs ! Je suis plus à plaindre que le plus chétif gentilhomme de mon royaume, n’ayant pas la liberté d’entretenir ce que j’aime ; cependant je vois bien qu’il faut encore me résoudre à l’écouter.

Mlle  du Tron. — Sire, il ne demeurera peut-être pas longtemps.

Le Roi. — Hélas ! je le souhaite, mais je connois trop ces messieurs ; leur conversation est toujours longue.

ENTRETIEN XVI.

Le Roi, Mademoiselle du Tron et Monsieur de Pontchartrain.

Mademoiselle du Tron, à l’arrivée de ce ministre, se retire comme auparavant pour le laisser seul avec le Roi.

M. de Pontchartrain, s’en apercevant, dit : — Sire, j’interromps sans doute Votre Majesté, étant occupée si agréablement.

Le Roi, d’un air chagrin. — Monsieur, vous êtes toujours le bien venu ; mais je ne suis pas présentement en humeur de vous entretenir.

M. de Pontchartrain. — Sire, je m’en vais, plutôt que d’être incommode à Votre Majesté.

Le Roi, en le retenant. — Demeurez, Monsieur, puisque vous voilà ; qu’avez-vous à me dire ?

M. de Pontchartrain. — Sire, le sujet qui m’amène est celui des impôts dont Votre Majesté m’a parlé l’autre jour.

Le Roi, d’un air sévère. — Eh bien, Monsieur, avancez ; que voulez-vous dire ?

M. de Pontchartrain. — Sire, je viens vous représenter que l’impôt sur les vents qui avoit été projeté, s’étant divulgué malgré moi dans Paris, chacun murmure contre les ordres de Votre Majesté, et que le peuple crie, et se mutine avant qu’on lui fasse du mal.

Le Roi. — Monsieur, je me moque du peuple et de ses cris. Il faut soutenir la guerre à quelque prix que ce soit.

M. de Pontchartrain. — Je le sais bien, Sire ; mais cependant on ne peut fermer les oreilles à tout ce qui se dit.

Le Roi. — Eh bien, il faut laisser parler le monde et continuer d’agir. Mais enfin avançons, quel est votre but ?

M. de Pontchartrain. — Sire, c’est de vous communiquer un avis qui paroît être utile à votre dessein : je l’ai trouvé écrit en un papier que quelqu’un a mis dans mon cabinet sur ma table.

Le Roi. — Voyons-le au plus vite, je vous prie, car…

M. de Pontchartrain. — Un fameux pilote expérimenté a fait une nouvelle découverte d’une probette[75], qui fait connoître la force et les relâchements des vents, et combien par chaque air de vent on peut faire de lieues en une heure ; ce qui nous est nécessaire pour mettre un impôt sur cet élément.

Le Roi. — Eh bien, faites faire l’expérience de cet instrument ; et s’il se trouve bon et juste, on n’a qu’à s’en servir.

M. de Pontchartrain. — Auprès de ce papier j’en ai trouvé un autre, qui vient, à ce qu’il me paroît, de quelque esprit satirique ; il contient des remontrances que les vents ont adressées à Votre Majesté ; si Elle n’y fait pas droit, elles pourront la divertir. Les voici.

Le Roi. — Voyons donc vite, car je suis sans cesse exposé à lire et entendre bien des sottises.

Le Roi lit :


Très-humbles remontrances des vents et des zéphirs, au Roi.

Puissant et souverain Monarque, Nous, Éléments, habitants de l’air, enfants d’Éole notre Père, favoris des astres, nous soupirons et nous nous abaissons tranquillement devant Votre Majesté, pour lui faire connoître notre profond chagrin, et lui demander justice. Nous voyons avec un extrême regret que ses ministres nous veulent assujettir à un dur esclavage de maltôte[76], honteux pour notre franchise que nous avons reçue de la nature ; comme elle nous a placés au plus éminent et au plus beau séjour qu’elle ait formé, nous ne pouvons souffrir de contrainte sur notre liberté. De plus, Sire, l’auteur souverain de la nature nous a créés pour le bien et la satisfaction des hommes, qui ne peuvent vivre sans nous. Quelle tyrannie ce seroit de nous voir sous le joug d’un impôt infâme qui arrêteroit notre course céleste et naturelle, en nous privant de nos avantages ! Permettez-nous donc, grand Roi, de nous retirer de France sans être dragonnés, ni bombardés, et de nous réfugier dans des pays de paix où les puissances souveraines ne troublent point leurs sujets par aucune tyrannie, faute de quoi, nous déclarons à Votre Majesté que nous serons contraires à toutes ses flottes qu’elle mettra sur mer, et à tout ce qu’elle entreprendra sur les eaux. Nos chères Sœurs, même nos Zéphirs qui lui ont été si favorables, ont résolu de ne plus paroître dans ses palais, ni dans les belles solitudes qui font ses délices. Combien de fois, Sire, avez-vous loué notre agréable fraîcheur, étant aux pieds des beautés qui vous ont enchanté ! Tous ces bienfaits sont oubliés aussi bien que ceux des Vents nos alliés, qui ont tant de fois favorisé vos armées navales. Souvenez-vous donc, illustre Prince, de toutes nos faveurs, et ne nous ôtez point notre liberté ordinaire, à faute de quoi, nous vous quittons tous pour n’être plus occupés qu’au service de l’Empereur[77], le grand Achille de ce siècle, qui fait respirer le repos et la paix dans l’île Britannique et dans les pays où il règne.

Signé : Les Vents et les Zéphirs.

Le Roi, en colère. — Je me soucie fort peu de ces menaces et de leurs impertinents auteurs ; je ne veux avoir aucun égard pour les éléments, ils m’ont trop peu favorisé dans cette dernière guerre.

M. de Pontchartrain. — Sire, vous savez que les vents ne sont pas la cause que votre flotte est dans la Méditerranée ; c’est la faute d’un ingénieur du parti ennemi, qui a trahi Votre Majesté.

Le Roi. — Je l’avoue, Monsieur ; mais cependant, malgré toutes ces raisons, il nous faut de l’argent à quelque prix que ce soit.

M. de Pontchartrain. — Je le sais fort bien, Sire, aussi vos ordres passeront ; c’est ce que nous avons arrêté dans notre conseil.

Le Roi. — Je vous en prie, Monsieur, et donnez-moi du repos, je vous serai obligé. Adieu, jusqu’à une autre fois.

M. de Pontchartrain s’en va.

ENTRETIEN XVII.

Le Roi et Mademoiselle du Tron, qui sort du cabinet où elle s’étoit retirée.

Le Roi. — Quel chagrin pour moi, ma belle demoiselle, de ne pouvoir jouir de la liberté qui est si commune aux hommes ! toujours fatigué d’affaires, je me vois malgré moi privé de ce doux repos, de cette innocente paix, qui fait tout le bonheur de la vie. Oh ! je suis résolu de ne voir plus personne que mon bel enfant, et je défendrai à mes pages et à mes gardes de laisser entrer personne lorsque nous serons ensemble.

Mlle  du Tron. — Votre Majesté a raison, Sire ; c’est une peine effroyable que d’être sans cesse occupé du monde ; il est des heures et des moments où la solitude a bien des charmes pour les cœurs.

Le Roi, se passionnant. — Il est vrai, ma divine, particulièrement quand on est avec vous, qui donnez des agréments aux déserts les plus affreux.

Mlle  du Tron, en riant. — Sire, Votre Majesté est toujours galante.

Le Roi, lui donnant un baiser. — Qui ne le seroit avec vous, ma chère demoiselle, qui inspirez les beaux sentiments ?

Mlle  du Tron, d’un air tendre. — Mon illustre Monarque, que l’amour a d’attraits pour des cœurs bien unis, et qu’il est difficile de résister à ses coups charmants ! Mon Dieu, que je sens de foible dans mon âme, et que je me vois peu en état de les repousser. Ah ! Sire, ayez pitié de ma foiblesse !

Le Roi, voulant profiter de ce moment favorable à sa passion, demeure court, et dit auparavant : — Oui, je la vais secourir, cette foiblesse si ravissante, adorable beauté ; mais que dis-je ? des charmes si extraordinaires ne me permettent plus d’avancer, et je sens mes forces qui m’abandonnent. Hélas ! faut-il pour mon malheur, que je me trouve incapable de vous servir ?

Mlle  du Tron, rougissant. — Sire, la course est trop pénible pour Votre Majesté.

Le Roi, confus, en l’embrassant. — Mon petit amour, me pardonnez-vous cette infortune ? Hélas ! la nature et le trop d’amour m’ont trahi dans le même temps.

Mlle  du Tron. — Oui, oui, mon cher Prince, je n’y songe pas ; c’est un défaut commun aux amants sur le retour.

Le Roi. — Ah ! que votre sincérité me plaît ! il est vrai, Mademoiselle, qu’à mon âge l’on n’est plus bon soldat d’amour. Ce Dieu qui est dans sa vigueur, n’enrôle sous ses étendards que de jeunes personnes capables de soutenir les batailles auxquelles il les expose ; je veux, et je ne puis. O désirs inutiles et qui ne finissent rien !

Mlle  du Tron. — Mon Prince, ne vous chagrinez pas ; Votre Majesté sort triomphante d’une attaque amoureuse.

Le Roi. — Que vous êtes bonne, Mademoiselle, d’excuser mes défauts !

Mlle  du Tron. — Sire, je suis obligée de vous quitter ; Votre Majesté aura, s’il lui plaît, la bonté de me le permettre.

Le Roi. — Où allez-vous, ma Déesse ?

Mlle  du Tron. — Il faut que je sorte pour une chose indispensable.

Le Roi. — Je serois au désespoir de vous contraindre ; mais, mon cher cœur, revenez le plus tôt que vous pourrez si vous voulez me retrouver en vie.

Mlle  du Tron. — C’est à quoi, Sire, je ne manquerai pas.

Le Roi, en la quittant. — Ah ! qu’il est dur de se séparer de ce que l’on aime.

ENTRETIEN XVIII[78].

Le Roi, le mareschal de Duras[79], capitaine des Gardes du corps de Sa Majesté, Monsieur de Brissac[80], major des Gardes du corps, et deux Pages de la Chambre.

Le Roi. — Monsieur, je vous prie de ne laisser entrer personne aujourd’hui ; j’ai mes raisons de n’être point visible.

M. de Duras. — Sire, il suffit que Votre Majesté l’ordonne.

Le Roi. — Oui, je le veux ainsi, Monsieur ; vous m’obligerez.

M. de Brissac, à M. de Duras. — Le Roi le commande, il faut suivre ses ordres exactement.

Un Page de La Chambre[81], à M. de Brissac. — Monsieur, voici le carrosse de Son Altesse Royale Monsieur le Duc d’Orléans, qui vient au château.

M. de Brissac. — Dites que Sa Majesté n’est pas ici.

Le Page. — Eh ! où dirai-je qu’elle est, si ce Prince le veut savoir absolument ?

M. de Duras. — Vous répondrez, Monsieur, que le Roi est monté à cheval, mais que vous ne savez de quel côté Sa Majesté est allée.

Le Page. — Cela suffit.

L’autre Page de la Chambre, riant, à M. de Duras. — Monsieur, parce que le Roi ne veut voir personne aujourd’huy, voici encore M. de Noyon, qui vient rendre visite à Sa Majesté.

M. de Brissac, s’éclatant de rire. — C’est toujours de pis en pis ; faites à tous ceux qui viendront le même compliment.

ENTRETIEN XIX.

Monsieur le duc d’Orléans[82] ; Monsieur l’Evêque de Noyon[83] et les deux Pages de la Chambre.

M. Le duc d’Orléans. — Messieurs, le Roi est-il en haut ; peut-on lui parler ?

Un des Pages. — Non, Monsieur, Votre Altesse saura que Sa Majesté est montée à cheval, mais nous ne savons où Elle est allée.

M. de Noyon, arrivant, dit tout haut, à l’autre Page. — Monsieur, peut-on voir le Roi ?

L’autre Page. — Non, Monseigneur, il est sorti à cheval.

M. Le duc d’Orléans, à M. de Noyon. — Il me paroît que nous ne sommes pas plus heureux l’un que l’autre.

M. de Noyon. — Hélas ! tout de même ; il faut que Votre Altesse Royale se console aussi bien que moi ; la fortune nous favorisera une autre fois davantage.

M. Le duc d’Orléans. — Il faut l’espérer.

M. de Noyon. — Messieurs, vous présenterez mes respects au Roi, et direz à Sa Majesté que j’étois venu lui faire la révérence, et en même temps l’entretenir de quelques affaires importantes.

Les Pages. — Nous n’y manquerons pas, Monseigneur.

M. Le duc d’Orléans. — Vous lui direz aussi, je vous prie, que j’étois venu pour avoir l’honneur de La saluer.

Les Pages, faisant une profonde révérence. — C’est assez, mon Prince, nous suivrons vos ordres.

M. Le duc d’Orléans, à M. de Noyon. — Allons, mon cousin, remontons en carrosse.

ENTRETIEN XX.

Le Roi, dans son cabinet, seul avec Mademoiselle du Tron.

Le Roi. — Je viens, Mademoiselle, d’éviter un grand embarras par les ordres que…

Mlle  du Tron. — Eh ! quel est-il mon Prince ?

Le Roi. — Celui des visites qui m’auroient sans doute accablé de complimens ; mais j’en suis délivré, grâce au Ciel.

Mlle  du Tron. — J’en suis ravie, Sire ; quel chagrin de n’être point à soi quand on le veut ! En vérité, les personnes Royales sont exposées à mille et mille inquiétudes qui les rongent à tout moment.

Le Roi, en riant. — On trouve le moyen de s’en défaire quand on le veut, ma belle ; il suffit de le vouloir.

Mlle  du Tron. — Je n’en doute pas, Sire, mais…

Le Roi, en s’approchant d’elle. — Où avez-vous donc été, Mademoiselle, depuis que j’ai eu le chagrin de vous quitter ?

Mlle  du Tron. — Sire, j’ai été prendre l’air dans le parc, où j’ai goûté mille plaisirs.

Le Roi. — Quoi, Mademoiselle, toute seule en cet endroit solitaire ?

Mlle  du Tron. — Oui, Sire, je l’aime passionnément, et j’en fais mes délices ; je ne trouve rien de si agréable que la rêverie.

Le Roi. — En amour, Mademoiselle, c’est quelque chose de charmant quand deux cœurs sympathisent bien ensemble ; de petites absences ont je ne sais quoi de ravissant ; serois-je bien le motif de votre rêverie ?

Mlle  du Tron. — C’est quelque chose d’approchant, mon Prince.

Le Roi. — Parlez, belle mignonne, parlez, m’aimez-vous ? suis-je assez fortuné pour jouir d’un si grand bien ?

Mlle  du Tron. — Mon Dieu, mon illustre Prince, qu’il est inutile de vous le dire ! un monarque comme vous, le plus aimable du monde, peut-il en douter ? Il ne faut avoir qu’un cœur et des yeux pour sentir véritablement qu’on aime Votre Majesté, quand elle n’auroit ni sceptre ni couronne ; et l’amour se feroit un reproche sensible de ne pas faire adorer un grand héros comme vous.

Le Roi. — Ah ! Mademoiselle, que vous êtes honnête ! et qui peut reconnoître tant de bontés ! mais hélas ! que ne suis-je assez pénétrant pour démêler l’amour d’avec la civilité ! Ce mot « je vous aime », est fort facile à prononcer ; mais qu’il est difficile à remplir !

Mlle  du Tron. — Je l’avoue, Sire.

Le Roi. — Une véritable tendresse est hors de prix ; mais l’on s’en pique rarement aujourd’hui, où la politique et l’intérêt triomphent en tyrans des cœurs mercenaires.

Mlle  du Tron, rêveuse, ne répond rien.

Le Roi lui dit. — Où en êtes-vous, belle rêveuse ?

Mlle  du Tron, en remuant la tête. — Sire, j’en suis en l’île de Tendresse[84], que j’ai trouvée remplie d’un nombre infini d’amants, empressés, mais peu sincères.

Le Roi, en riant. — Vous n’éprouverez pas Mademoiselle, un pareil sort ; mais ce que vous dites dans le général n’est pas une fiction, la chose est plus réelle que vous ne pensez.

Mlle  du Tron. — Je le sais fort bien, Sire, c’est aussi pour cela que je le dis.

Le Roi. — Vos rêveries, Mademoiselle, sont si spirituelles, que je suis curieux de reconnoître cet heureux endroit de mon parc, que vous me marquez vous en avoir fait naître de si agréables.

Mlle  du Tron. — Sire, il est fort facile de satisfaire Votre Majesté, il ne tiendra qu’à Elle d’en être bientôt le témoin oculaire ; d’ailleurs, le temps est fort beau pour la promenade.

Le Roi. — Cela est vrai, et nous nous en trouverons mieux de prendre un peu l’air. Allons-y donc promptement.

ENTRETIEN XXI.

Le Roi, Mademoiselle du Tron, Madame de Maintenon et Monsieur Fagon.

Le Roi entre dans le parc avec Mademoiselle du Tron ; Madame de Maintenon, l’apercevant, va au-devant de lui, suivie de M. Fagon, et dit :

Mme  de Maintenon. — Quoi, Sire, toujours occupé avec les dames, pendant que vos ennemis prennent et bombardent vos villes ? Ah ! croyez-moi, Votre Majesté ne gagnera pas de batailles à Meudon, à Versailles ni à Marly ; il faut qu’elle fasse d’autres efforts pour cueillir des lauriers cette campagne. Voyez les dépêches qu’un courrier vient d’apporter, qui marquent que nos affaires sont en très-mauvais état par mer et par terre.

Le Roi, en colère et d’un ton fort haut. — Parbleu, Madame, de quoi vous mêlez-vous ? Vous êtes toujours sur pied. Et de qui viennent ces dépêches ?

Mme  de Maintenon. — Je ne sais pas bien encore, Sire ; voici le paquet que Votre Majesté aura la bonté d’ouvrir.

Le Roi ouvre un paquet de lettres et dit : — Voyons d’abord, en voici une du maréchal de Boufflers[85] ; l’autre, du duc de Villeroy[86] ; et cette dernière est du comte de Montal, qui m’envoie apparemment les étendards et les drapeaux de la garnison de Dixmude[87] ; la prise de cette place est un coup d’adresse, auquel mes louis ont eu un peu de part.

Mme  de Maintenon lit la première. — Ah ! Sire, le maréchal de Boufflers n’est point content des alliés ; il dit qu’il n’a jamais vu pousser un siége avec tant de vigueur ni de courage.

Le Roi. — Ne me parlez plus de lui, Madame ; ce n’est qu’un étourdi d’avoir laissé prendre Namur, qui étoit une place imprenable depuis qu’elle m’appartenoit.

Mme  de Maintenon. — Sire, il ne faut pas jeter toute la faute sur le Maréchal ; il n’étoit pas le seul commandant dans la ville. Prenons courage, nous avons encore le château.

Le Roi. — Ma foi, Madame, je n’estime plus une chose à demi partagée ; je veux tout ou rien ; qu’en dites-vous, monsieur le Médecin ?

M. Fagon. — A la vérité, Sire, les choses sont plus agréables quand on les peut posséder entièrement.

Le Roi. — C’est aussi ma pensée ; mais passons de la guerre à la médecine. Dites-moi, je vous prie, d’où me viennent de grandes oppressions de rate, et des palpitations continuelles que je sens ?

M. Fagon. — Sire, Galien nous dit que les oppressions de rate viennent d’une grande mélancolie, laquelle fait enfler cette partie interne par les vapeurs qu’elle renvoie au cœur, qui la mettent en cet état.

Le Roi, soupirant. — Galien est sans doute un habile docteur ; mais quel remède donne-t-il contre ce mal ?

M. Fagon. — Sire, ce savant ordonne contre tous les maux, et nous aussi, tout ce qui leur est opposé. Par exemple, la joie est opposée à la mélancolie qui fait son séjour dans la rate : pourquoi il la faut bannir si l’on peut ; et pour cet effet, on doit prendre dans la journée, deux ou trois onces de joie bien préparées[88], qui dissipent la bile noire que le chagrin fait naître.

Mme  de Maintenon. — Voilà un remède souverain, Monsieur ; ne voyez-vous pas que Sa Majesté le met en usage ?

M. Fagon, regardant Mlle  du Tron. — Le remède est bon et agréable, Madame, mais il faut craindre…

Le Roi. — Qu’y a-t-il, Monsieur, à redouter ? le breuvage est si doux.

M. Fagon, en riant. — Il est vrai, Sire, si Votre Majesté le prend avec modération, il ne lui fera point de mal ; mais si elle passe la dose du médicament, Elle est en risque.

Mme  de Maintenon. — Que je suis ravie, Monsieur, que vous avertissiez mon cher monarque de son salut ! A l’âge où il est, les efforts ne lui valent rien, non plus que de certaines agitations d’idées et d’imagination qui lui échauffent le cerveau.

M. Fagon. — Rien n’est plus sûr, Madame ; toutes les émotions ébranlent le corps et les parties sensibles qui se trouvent obligées de faire leur devoir par rapport aux passions qui les excitent, et si l’homme n’est bien fort, il succombe indubitablement.

Mlle  du Tron. — Quel langage parlez-vous donc, Monsieur ? l’on ne peut rien comprendre à votre discours.

Mme  de Maintenon. — Mademoiselle, le style vous est peut-être inconnu ; mais cependant j’en doute fort.

Mlle  du Tron, d’un air fier et dédaigneux. — Je ne suis pas si savante que vous, Madame ; mais le temps m’apprendra ce que je dois savoir.

Le Roi. — Si bien donc, Monsieur le Docteur, que pour se bien porter il ne faut point voir de femmes ? Et comment s’en passer ? Sans elles la vie est à charge, et nous devons au beau sexe les plus doux moments que la nature a formés.

M. Fagon. — Cependant, Sire, ces doux moments en font quelquefois naître de bien mauvais, et le tempérament foible et destitué de forces ne doit se servir des femmes et du vin que très-peu, seulement pour lui réjouir le cœur.

Le Roi, en riant. — Croyez-vous, Monsieur, que j’en use autrement ?

M. Fagon. — Je ne sais, Sire, l’excès que Votre Majesté fait, mais l’un et l’autre sont dangereux.

Le Roi, lui prenant la main. — Monsieur, reposez-vous sur ma conduite, j’ai du ménagement dans mes passions.

Mme  de Maintenon, à demi bas. — Pas trop.

Le Roi continue. — Je vous suis pourtant infiniment obligé de la part que vous prenez à ma santé.

M. Fagon. — Sire, ce n’est pas, comme Votre Majesté le peut croire, un autre motif qui me fait agir, que l’envie de voir régner plus longtemps votre personne Royale, tant pour la satisfaction de ses peuples, que pour la mienne ; quel coup sensible ne seroit-ce point pour nous, si nous avions le malheur de perdre un Roi si doux et si débonnaire ?

Mme  de Maintenon. — Ah ! Sainte-Vierge qu’entends-je ? Vous avez grand tort, Monsieur, de nous faire un tombeau de douleurs avant le temps. Hélas ! que deviendrois-je, mon Sauveur, si la mort m’enlevoit mon cher Prince ?

Le Roi, d’un air railleur. — Calmez vos ennuis, Madame ; eh ! monsieur le Médecin, je ne suis pas encore si près de la mort que vous pensez ; il me semble que je renais depuis quelque temps, je sens même augmenter ma vigueur de moment en moment.

M. Fagon, en riant. — Sire, Votre Majesté en a besoin.

Le Roi. — Je vous entends, Monsieur, nous en viendrons à bout avec le temps.

Mme  de Maintenon. — Saint Ignace me puisse-t-il abandonner, si avant qu’il soit un mois, Votre Majesté ne regrette la paix et la douceur qu’elle goûtoit dans l’indifférence.

Mlle  du Tron, au Roi. — Que cette vieille dame est ridicule avec son discours suranné, et ses expressions sanctifiées ! Plût à Dieu que Saint Ignace l’emportât d’ici, et qu’elle nous laissât en repos.

Le Roi lui dit tout bas. — Un peu de complaisance, Mademoiselle, je vais bientôt la renvoyer dire son chapelet.

Mme  de Maintenon. — Sire, Monsieur Erizzo[89], ambassadeur de Venise, est arrivé à Versailles ; il demande audience à Votre Majesté.

Le Roi. — Quelle diable de figure voulez-vous que je fasse, Madame, avec cet envoyé ? J’enrage de ce que les Turcs ont été défaits[90].

Mme  de Maintenon. — Sire, il faut dissimuler, et lui faire connoître que Votre Majesté prend beaucoup de part à la victoire que la République a remportée sur les Turcs dans la Morée.

Le Roi. — Comment accorder ces paroles à son cœur ?

Mme  de Maintenon. — Mon Prince, il faut s’accommoder au temps.

Le Roi, poussant un soupir. — L’étrange politique ! mais qui ne peut dissimuler ne peut régner. Madame, qu’on fasse mes compliments à l’Envoyé de Venise, et qu’on lui dise qu’en bref je lui donnerai audience.

Mme  de Maintenon. — L’on suivra vos ordres, Sire ; mais quand Votre Majesté viendra-t-elle à Versailles ?

Le Roi, d’une façon impatiente. — Je verrai, Madame ; allez seulement.

M. Fagon. — Sire, je prends la liberté d’accompagner, Madame.

Le Roi. — Vous ferez bien, de peur qu’elle ne s’amuse en chemin.

Mme  de Maintenon. — Adieu, mon cher Monarque, conservez votre santé.

Le Roi. — Adieu, Madame, conservez votre esprit.

ENTRETIEN XXII.

Le Roi et Mademoiselle du Tron.

Le Roi. — La pauvre femme n’en peut plus, la jalousie l’étouffe, elle croit que je suis mort, éloigné de ses yeux ; mais de la mort dont l’amour me menace, j’espère d’en revenir.

Mlle  du Tron. — Ah ! mon Prince, qu’une tendresse aussi outrée est peu agréable ! il y entre du dépit, de l’envie, de l’intérêt, de la rage, et enfin tout ce qui est de plus lâche, et de plus abominable. Le cœur de cette dame est un labyrinthe fort obscur, qu’il est bien difficile de pénétrer.

Le Roi, souriant. — Comme celui de toutes les dames, Mademoiselle, qui sont cachées au dernier point.

Mlle  du Tron, d’un ton sérieux. — Votre Majesté, Sire, doit mettre beaucoup de différence entre une femme et une femme, comme nous en mettons entre un homme et un homme.

Le Roi. — Je l’avoue, Mademoiselle, elles ont plus de mérite les unes que les autres, et sont beaucoup plus aimables ; mais cependant il faut demeurer d’accord que la feinte et la dissimulation sont toujours leur partage.

Mlle  du Tron. — Je ne m’aperçois point de cela, Sire.

Le Roi. — Oh ! que vous le savez pourtant bien, ma chère Demoiselle ! vous ne m’avez point encore fait un aveu tendre qui ait pu me contenter.

Mlle  du Tron. — Ah ! qu’il seroit peu à propos, mon cher Prince, de vous dire ce que vous pouvez faire naître ! de grâce, que Votre Majesté ne m’embarrasse pas davantage sur cet effet ; je sens trop la…

Le Roi. — Et pourquoi, ma belle ? expliquez-moi, je vous prie…

Mlle  du Tron. — Sire, je ne puis à présent ; permettez que je me retire.

Le Roi. — Adieu donc, charmante ; vous voulez me quitter ?

Mlle  du Tron. — Sire, un peu de repos pour rappeler mes esprits étonnés.

Le Roi. — Ah Ciel ! faut-il que le mien soit troublé par des doutes si fâcheux, et si embarrassants !

ENTRETIEN XXIII.

Le Roi, dans son cabinet, rêveur et parlant seul. — Ce n’est pas en vain que je m’inquiète, cette beauté ne m’aimera jamais. Elle est prévenue, à mon malheur, d’un autre objet qui la flatte, et qui l’entretient jour et nuit d’autres idées plus agréables ; mais que faire ? il est impossible de forcer les cœurs ; peut-être que le temps m’en rendra le maître. L’absence de cet heureux amant et mes soins assidus pourront me procurer l’avantage auquel j’aspire. Ah ! que la conquête d’un cœur est souvent difficile à faire, surtout lorsque l’amour en a disposé pour un autre ! Il est vrai qu’elle a lieu de se plaindre de ma foiblesse qui a si mal secondé mes désirs, et n’a pu répondre à son attente. C’est un affront pour cette belle, qu’elle ne me pardonnera jamais, quoiqu’elle n’ose me le témoigner, et je crains que son cœur ne refuse de se donner à un Prince si peu capable de remplir ses devoirs dans les occasions les plus importantes. Ah ! qu’il est dur de sentir tant d’amour, et de se trouver si peu en état d’en donner des marques sensibles ! Quelle honte n’en rejaillira-t-il point sur l’histoire de ma vie, et à quelles railleries ne serai-je pas exposé si cette belle n’est pas discrète ? il faut tâcher de réparer au plus tôt cet affront ; petit Dieu des cœurs, viens à mon secours ! hélas ! pourquoi m’as-tu cruellement abandonné ? Falloit-il laisser si peu de force et de courage à un Prince surnommé le Grand ?

ENTRETIEN XXIV.

Madame de Maintenon, et Monsieur Bontems.

Mme  de Maintenon, venant d’écouter à la porte du cabinet. — Monsieur, à qui parle donc le Roi ? qui est-ce qui est avec lui ?

M. Bontems. — Ma foi, Madame, je n’en sais rien.

Mme  de Maintenon. — Mais j’ai vu sortir votre nièce du cabinet.

M. Bontems. — Vous êtes donc plus savante que moi, car je puis assurer que je n’en sais rien.

Mme  de Maintenon. — Il faut avouer que vous avez grand tort de la laisser davantage ici ; elle trouble entièrement le repos de notre grand Monarque.

M. Bontems. — Je ne saurois qu’y faire, car c’est par l’ordre du Roi qu’elle demeure si longtemps à Versailles.

Mme  de Maintenon. — O fatalité sans égale ! quand elle parut à l’Opéra et que ce Prince la vit, il en devint d’abord amoureux. Depuis ce triste moment je ne fais que languir.

M. Bontems. — J’en suis bien fâché, Madame ; si j’avois prévu ce malheur, je ne l’aurois pas fait venir de Normandie. J’entre trop dans vos intérêts pour pouvoir jamais vous déplaire, du moins volontairement, et je suis au désespoir que sa présence vous chagrine.

Mme  de Maintenon, poussant deux ou trois gros soupirs. — Ah ! grands Saints, qui connoissez mes pensées, vous n’ignorez pas que j’enrage de la voir. De grâce, envoyez un de vos bons anges pour me consoler et me soutenir dans mes douleurs.

M. Bontems. — Madame, ne vous chagrinez pas, c’est un amour qui passera ; l’infidélité du Roi ne détruira rien de vos affaires ; ce Prince retournera toujours à vous comme à son souverain bien.

Mme  de Maintenon. — Dieu le veuille, Monsieur, c’est le vœu que je fais tous les jours ; mais hélas ! que votre nièce est redoutable.

M. Bontems. — Ce n’est pas, Madame, par ses caresses, car rien n’est si indifférent qu’elle, et jamais elle n’a fait d’amitié à personne qu’au duc de[91]… son galant, qu’elle aime assez tendrement.

Mme  de Maintenon. — Cependant, Monsieur, il faut vous avouer que je ne la trouve pas déplaisante en ses manières ; elle charme quand elle parle, et le son de sa voix est incomparable ; de plus, elle a beaucoup l’air de Cour, ce qui est un grand avantage.

M. Bontems. — Il est vrai, Madame ; avez-vous aussi remarqué ce souris ravissant, qui l’embellit extrêmement ?

Mme  de Maintenon. — Oui, oui, Monsieur ; ne me faites point son portrait ; elle n’est que trop peinte dans mon esprit, et vous voyez que quelque tort qu’elle me fasse, je ne laisse pas de rendre justice à ses bonnes qualités. Mais, pour revenir au Duc dont vous m’avez parlé, qu’elle aime, le Roi peut-il s’accommoder d’un amour partagé, lui qui est si délicat en tendresse ?

M. Bontems. — Je ne sais, Madame, comme cela va, j’en ai du chagrin aussi bien que ses tantes ; et si elle nous avoit voulu croire, elle n’auroit jamais écouté le Roi.

Mme  de Maintenon. — Son motif est, Monsieur, que le Roi fera sa fortune, et qu’il la mettra au rang de ses maîtresses, lesquelles à la vérité il n’a pas payées d’ingratitude pour leurs bons services.

M. Bontems. — La pensée est plus intéressée et plus maligne que je ne croyois. Quoi ! ma nièce, à l’âge où elle est, use de politique aussi fine ! De bonne foi je ne l’aurois jamais cru. Eh ! que deviendra donc son pauvre amant ? Il formera sans doute un ruisseau de larmes à ces tristes nouvelles.

Mme  de Maintenon. — Bon, le Duc s’en consolera, et l’épousera quand le Roi en sera dégoûté.

M. Bontems. — Mais cependant, Madame, son front ne s’en trouvera pas mieux.

Mme  de Maintenon. — Hélas ! Monsieur, comptez-vous cela pour quelque chose ? Dans le siècle où nous sommes, il n’y a point de familles distinguées qui ne joignent, même avec plaisir, l’aigrette de Vulcain aux armes que l’hymen leur donne, pourvu qu’elles y trouvent leur compte du côté de la fortune. Bon, bon, l’on fait semblant d’ignorer ce que l’on ne veut point connoître, sitôt qu’il nous apporte du bonheur.

M. Bontems. — En vérité, Madame, j’ai été fort heureux sur ce chapitre ; car j’ai l’imagination fort sensible à échauffer de ce côté-là.

Mme  de Maintenon. — Allez, allez, Monsieur, si votre sort avoit voulu vous faire cornu, vous auriez porté votre charge aussi bien que les autres ; rendez-en grâces à votre étoile qui vous a préservé de ce malheur, puisque vous l’appelez ainsi.

M. Bontems. — Quoi, Madame, vous n’estimez pas un malheur d’être cocu ?

Mme  de Maintenon. — Non, Monsieur ; il y a tant d’honnêtes gens qui le sont, que rien n’est plus à la mode. Combien avons-nous de princes, de comtes et de ducs, qui ne se font pas un déshonneur de dire : ma mère fut autrefois la maîtresse du Roi, ou celle du Dauphin, ou celle de l’Empereur[92].

M. Bontems, s’éclatant de rire. — Sur ma foi, Madame, vous êtes admirable en raisons convaincantes ; les maris aux aigrettes n’ont qu’à venir chez vous pour recevoir des consolations sur la démangeaison de leur front ; mais quant à moi, toute la plus belle rhétorique du monde ne pourroit me persuader de bonheur de ce côté-là.

Mme  de Maintenon. — Monsieur, changeons de thèse, et concluons que mademoiselle du Tron ne se mariera jamais, ou bien elle fera son époux de l’ordre des Chevaliers à la Crète[93].

M. Bontems. — Tant pis pour elle, Madame ; je ne veux point me mêler des affaires de Cour. Mais quittons la place, je vois venir monseigneur le Dauphin avec madame la princesse de Conty.

Mme  de Maintenon. — Mon Dieu, que je hais cette femme ! Je vous prie, Monsieur, de lui dire que je ne suis point à Meudon.

M. Bontems. — Je le ferai, Madame, si elle me le demande ; mais de l’humeur qu’elle est, vous savez qu’elle ne s’en souciera point du tout.

Mme  de Maintenon. — Cela m’est fort indifférent ; je me soucie aussi peu d’elle qu’elle se soucie de moi. Adieu, je vous quitte ; je la laisse avec son Dauphin aller à la chasse entre deux toiles[94].

M. Bontems, faisant un signe de croix. — Ah ! Madame, que dites-vous là ? la pauvre Princesse n’y pense pas.

Mme  de Maintenon, en riant. — Je crois qu’elle n’y pense que quand elle s’y trouve, ou quand la bête est dans ses filets.

M. Bontems. — Silence donc, Madame, s’il vous plaît, les voici.

Madame de Maintenon se retire.

ENTRETIEN XXV.

Monseigneur le Dauphin, la Princesse de Conti, et Monsieur Bontems.

Monseigneur. — Ah ! c’est vous, Monsieur Bontems, comment vous portez-vous ?

M. Bontems. — Monseigneur, comme le plus humble de vos serviteurs ; votre santé me paroît aussi très-parfaite.

Monseigneur. — Oui, Dieu merci, vous voyez un chasseur qui vient de descendre de cheval.

M. Bontems. — Eh bien, mon Prince, la chasse a-t-elle été favorable ?

Monseigneur. — Nous avons tué deux ou trois loups, ce qui nous est assez rare dans la forêt de Saint-Germain, qui n’est pas bien féconde en ces espèces d’animaux.

M. Bontems. — Parbleu, Monseigneur, voilà une belle victoire ! diable, deux ou trois loups ? la prise n’est point méchante.

Monseigneur. — J’en suis assez content.

M. Bontems, se tournant vers la Princesse de Conti. — Et vous, Madame, quelle est la chasse que Votre Altesse aime le plus ?

La Princesse, en riant. — Monsieur, c’est celle des plats et des verres.

M. Bontems. — Ma foi, Madame, c’est la plus douce, et celle qui fatigue moins le corps.

Monseigneur. — Monsieur, le Roi est-il ici ?

M. Bontems. — Oui, mon Prince, Sa Majesté est seule dans son cabinet.

Monseigneur, à la Princesse. — Madame, avançons, le Roi est sans compagnie.

La Princesse. — Allez toujours devant, je vous suis dans un moment.

ENTRETIEN XXVI.

Le Roi et Monseigneur.

Le Roi. — Vous voilà donc enfin arrivé ; je vous attends depuis hier. Comment vont les affaires à Versailles ?

Monseigneur, d’un air indifférent. — Ma foi, je ne sais, Sire ; Votre Majesté pouvoit le demander au Gouverneur, qui vient de partir de Meudon.

Le Roi. — Quoi, Bontems est ici ! Il y est donc venu sans que je l’aie su ?

Monseigneur. — Oui, sans doute, je viens de parler à lui.

Le Roi. — C’est que j’étois peut-être embarrassé quand il y est venu.

Monseigneur. — Cela se peut.

Le Roi. — Qui est donc avec vous, mon fils ? êtes-vous seul au château ?

Monseigneur. — Non, Sire, la princesse de Conty est avec moi.

Le Roi. — Où est-elle donc, qu’elle ne paroît point ?

Monseigneur. — Sire, elle est dans l’antichambre, où elle regarde quelques peintures de défunt Mignard[95], elle ne peut tarder à venir.

ENTRETIEN XXVII.

Le Roi, Monseigneur, et la Princesse de Conti.

La Princesse, entrant. — Il faut avouer, Sire, que Mignard étoit un habile peintre ; il a peint ici Vénus qui pleure son Adonis[96] si au naturel, qu’il n’y manque que la parole pour l’animer.

Le Roi. — Il est vrai, Madame, la Cour a beaucoup perdu par sa mort. Les derniers portraits qu’il a faits des trois jeunes Princes du sang[97], sont admirés de tout le monde.

La Princesse. — Particulièrement le duc de Bourgogne est si bien représenté, qu’il ne lui manque que la parole.

Le Roi. — C’est un bel art que la peinture ; mais qu’a fait la princesse de Lislebonne[98] du petit portrait qu’elle avoit, qui venoit de Mignard ? C’est à la vérité un chef-d’œuvre[99], où l’on voit Lucrèce qui se perce le cœur d’un poignard après avoir perdu sa virginité, que Sextus lui avoit enlevée en la violant.

La Princesse, en riant. — La pauvre fille étoit bien folle de se priver de la vie pour un mal où il n’y avoit point de remède ! Cette prude farouche n’a rien emporté de sa violence, que le péché de se défaire soi-même, lequel est criant devant Dieu. Ce n’étoit au plus qu’un fantôme d’honneur qui lui fit commettre ce crime.

Le Roi. — Il est vrai, Madame ; mais autrefois la vertu tenoit lieu de tout chez les Romains ; présentement les dames de ce pays sont plus apprivoisées, et l’on trouve rarement chez elles des Lucrèces dont la vertu fasse tant de bruit.

La Princesse. — Il en est de même parmi nous, Sire ; je ne crois pas que les femmes soient aujourd’hui moins sensibles à l’honneur, qu’elles l’ont été du temps que les Dieux venoient se promener sur la terre, et qu’ils avoient commerce avec elles.

Monseigneur. — C’est aussi ma pensée, Madame. Parbleu rien n’est si difficile à trouver qu’une fille qui ait gardé la fleur de sa virginité.

Le Roi, en riant. — Eh ! comment le savez-vous, Monsieur ?

La Princesse. — Sire, la dernière aventure que le Prince a eue à Marly, confirme ce qu’il dit. Le comte de Saint-Maure l’a trompé plaisamment[100].

Monseigneur, s’approchant de la Princesse. — Ah ! la méchante ! elle va découvrir le pot aux roses.

Le Roi. — Dites-moi donc, Madame, le tour qu’on lui a joué ?

La Princesse, regardant Monseigneur. — Parlerai-je, mon cher ?

Monseigneur, en souriant. — Tout comme il vous plaira, Madame, la chose m’est indifférente à présent ; je n’ai plus que faire de la provinciale aux yeux charmants.

La Princesse, malicieusement. — Voilà comme on parle, quand on s’est servi des dames.

Monseigneur. — Ma foi, Madame, la pauvre fille m’a très-peu servi ; car dès la première fois que je touchai son teton, je vis bien qu’elle n’étoit pas pucelle.

Le Roi. — Il vous en faut des pucelles ? je gage à coup sûr que ce comte de Saint-Maure lui avoit assuré que jamais on n’avoit forcé ses lignes.

La Princesse. — Voilà justement l’affaire, Sire, et il s’est trouvé que c’est la plus grande coquette du monde, qui n’a pas moins que six ou sept galants à sa toilette.

Le Roi, souriant. — C’est assez pour en être contente ; mais il me semble, mon fils, qu’il seroit plus glorieux pour vous d’aller attaquer quelque place considérable, ou d’aller secourir le siége de Namur, que de vous amuser à ces galanteries.

Monseigneur. — Puis-je manquer, Sire, en suivant l’exemple qu’on me donne ? Quand Votre Majesté parle de la sorte, il me souvient d’une fable que j’ai lue, où l’écrevisse d’Esope reprenoit sa fille de ce qu’elle marchoit à reculons ; mais cette fille plus avisée que sa mère, lui dit : Ma mère, vous me l’avez appris de la sorte, et vous ne pouvez marcher autrement, même sur la fin de votre vie ; trouvez donc bon que je vous imite.

Le Roi, confus. — Mon fils, vous avez raison de condamner mes actions à l’âge où je suis ; je défends ce que je fais ; mais aussi considérez qu’il y a bien plus de lauriers à cueillir pour un jeune prince comme vous, que pour moi qui suis sur le retour.

Monseigneur. — Il est vrai, Sire ; mais j’aurois eu aussi bien l’affront de voir rendre cette place à mon nez, que le maréchal de Bouflers qui a fait de son mieux pour la conserver.

Le Roi. — Je goûte vos raisons ; hélas ! nous avons tout perdu à la mort du maréchal de Luxembourg[101] ; ce général habile et consommé dans la guerre, auroit tout mis en usage pour préserver cette place de la fureur des ennemis, que l’on m’écrit s’être battus en diables.

Monseigneur. — Jamais siége n’a été poussé avec tant de violence.

La Princesse. — Avez-vous vu le prince d’Orange[102], Monseigneur ? la renommée le fait passer pour un grand capitaine, qui même ne craint point la mort dans les plus grands périls.

Monseigneur. — Je l’ai vu plusieurs fois ; c’est un prince fort généreux.

Le Roi. — Il ne l’est que trop pour nous, il seroit à souhaiter qu’il eût moins de courage, aussi bien que le prince de Vaudemont[103], qui tient toujours tête au duc de Villeroy.

Monseigneur. — Le dernier est vieux et n’a plus guère à vivre.

La Princesse. — Mon Dieu, que je voudrois bien que la guerre fût finie ! Il me semble que l’âge d’or reviendroit.

Le Roi. — Je ne ferai jamais la paix à mon désavantage, mes peuples en dussent-ils crever.

La Princesse. — La résolution est cruelle, Sire.

Le Roi. — Je n’y saurois que faire, Madame ; l’honneur du Roi marche à la tête de toutes considérations politiques et chrétiennes.

La Princesse. — Du moins c’est le sentiment des Révérends Pères Jésuites.

Le Roi. — Je trouve que les raisons sont bonnes, et que sans elles les États et les Royaumes périroient.

La Princesse. — Sire, ces saints Pères sont admirables en moyens.

Le Roi. — Qu’en dites-vous, Madame ? ces dévots religieux sont le sel de la terre.

La Princesse. — Sire, j’en croirai ce qu’il vous plaira.

Le Roi. — Madame, je vous quitte et vous laisse avec M. le Dauphin ; voici mademoiselle du Tron qui vient d’entrer dans cette chambre ; j’ai à lui parler.

La Princesse. — Il est juste, Sire, de lui céder la place, et nous nous retirons pour ne vous pas être incommodes.

ENTRETIEN XXVIII.

Le Roi, et Mademoiselle du Tron.

Le Roi. — Eh bien, ma belle demoiselle, sauronsnous aujourd’hui les véritables sentiments de votre cœur ? qu’avez-vous résolu en faveur d’un prince qui vous adore ? faut-il vivre, faut-il mourir ?

Mlle  du Tron, en riant. — Sire, il faut vivre ; la vie d’un grand monarque comme vous est si précieuse, que vous ne devez pas douter que je ne contribue de tout mon possible à sa conservation.

Le Roi. — Cela est fort obligeant ; vous voyez, ma belle, qu’elle ne dépend plus que de vous ; et si vous me refusez ce que je vous demande, qui est la préférence de votre cœur, je suis le plus malheureux de tous les hommes.

Mlle  du Tron. — Comme cette préférence est due au rang que tient Votre Majesté, c’est si peu de chose pour elle, que je crois qu’elle ne s’en inquiète pas beaucoup.

Le Roi. — Ah ! quelle injustice vous me faites, ma chère demoiselle, de me croire indifférent pour la plus grande de toutes les conquêtes ! Désabusez-vous, de grâce, d’une telle erreur, et croyez au contraire que c’est cette heureuse préférence qui fera toute ma félicité, si vous voulez bien me l’accorder. Oui, c’est un bien que j’estime infiniment. A quel désespoir ne me réduirez-vous point si vous me refusez ? Prononcez-en donc au plus tôt l’arrêt ; car je ne puis vivre plus longtemps dans cette cruelle incertitude où vous m’avez laissé.

Mlle  du Tron. — Eh bien, Sire, puisque vous voulez que je croie que votre déclaration est sincère, quelque sujet que j’aie de me défier de mon peu de mérite, je consens d’y ajouter foi, et veux bien me flatter que vous m’aimez ; mais souffrez en même temps que je vous dise que je ne donnerai mon cœur qu’avec de grandes précautions ; il faut, outre la sincérité, une longue persévérance pour l’obtenir véritablement.

Le Roi. — Je sais fort bien, Mademoiselle, que plus un bien est précieux, plus il doit se faire désirer longtemps ; ce seroit une grande témérité d’oser l’espérer entièrement du premier abord ; mais aussi il est certaines dispositions favorables, sans lesquelles un amant perd courage dès sa première poursuite. Dites-moi donc ingénuement, mon bel ange, sentez-vous quelque chose qui vous parle en ma faveur ? Ne me déguisez point la vérité.

Mlle  du Tron. — Hélas ! Sire, qu’un pareil aveu coûte à faire à une personne de mon humeur ! est-il nécessaire de m’expliquer sur un secret que je voudrois que l’on devinât ? mes yeux, qui sont les interprètes de mon cœur, ne vous ont-ils pas assez parlé ? un prince aussi spirituel comme vous, a dû dès le premier jour entendre leur langage à demi-mot.

Le Roi. — Le langage des yeux trompe si souvent, que l’on ne doit pas toujours les croire, et il est très-facile de s’y méprendre ! D’ailleurs, Mademoiselle, je vous avoue que je ne suis pas assez pénétrant pour pouvoir me flatter de bien développer leurs mystères. Faites donc, s’il vous plaît, comme s’ils ne m’avoient rien dit ; que votre bouche m’explique, de grâce, ce qu’ils ne m’ont pas fait comprendre assez clairement, et qui pourroit décider de mon repos.

Mlle  du Tron. — Souffrez, Sire, avant de vous satisfaire là-dessus, que je vous interroge à mon tour, et vous demande s’il est bien vrai que vous m’aimiez autant que vous le dites, si vous n’en aimez plus d’autre que moi, et si vous avez cette noble résolution que je demande à mon amant, qui est de m’être toujours fidèle ? car malgré votre autorité souveraine, j’ose vous déclarer que mon cœur ne se donnera véritablement qu’à ce prix.

Le Roi, l’embrassant. — Hélas ! ma belle enfant, pouvez-vous encore en douter, et ne vous l’ai-je pas fait assez connoître ? Douter de mon amour pour vous et de ma persévérance, c’est douter de la lumière du soleil. Oui, je vous aime et vous aimerai toute ma vie avec la plus forte passion ; l’expérience vous en convaincra à loisir, et s’il est nécessaire de vous en faire des serments…

Mlle  du Tron, en riant. — Non, non. Sire, ne jurez point ; j’aime mieux vous croire de bonne foi, que de vous rendre parjure.

Le Roi. — Si vous consentez à mon bonheur, ma chère demoiselle, sans me faire languir davantage, dites-moi donc aussi à votre tour que vous m’aimez véritablement, et récompensez toujours mes feux d’une ardeur réciproque.

Mlle  du Tron. — Je me pique, Sire, d’être judicieuse et reconnoissante de ce que l’on a fait pour moi. Mais si Votre Majesté, par un principe de délicatesse, ne peut souffrir le partage de mon cœur, il est juste que je sois aussi jalouse du sien. Eh ! qui me répondra que madame de Maintenon ne le possède pas encore tout entier comme elle a fait depuis longtemps ? Si cela étoit par hasard, comme j’ai lieu de le soupçonner, vous exigez beaucoup plus de moi que je ne puis espérer de vous, et vous voyez bien que la partie ne seroit pas égale.

Le Roi. — Ah ! de grâce, n’ayez aucun ombrage à son égard, et rendez plus de justice à vos charmes ; croyez qu’elle est morte dans mon cœur dès le premier moment que je vous ai connue ; je ne la souffre quelquefois que par politique ; parce qu’elle sait tous les secrets de mon État[104], et m’a donné assez souvent de bon conseils.

Mlle  du Tron. — Sire, elle est fort heureuse que Votre Majesté en juge si favorablement pour elle, car il est certain que le public en parle tout autrement et ne regarde au contraire cette femme que comme le fléau de la France, qui causera infailliblement sa ruine, si Votre Majesté ne se garantit de ses artifices, et se laisse conduire plus longtemps par ses dangereuses persuasions.

Le Roi. — Elle dit pourtant qu’elle ne travaille que pour le bien de mon royaume, et semble aller au-devant de tous mes souhaits.

Mlle  du Tron. — Sire, sa politique est bien fine, elle a ses vues particulières qui sont plus intéressées que Votre Majesté ne pense ; mais je n’en parle qu’en passant, et ce ne sont point mes affaires ; je vous dirai seulement que vous devez vous en défier, étant fort à craindre. Pour revenir à notre sujet, il faut que vous demeuriez d’accord que j’aurois eu peu de raison de vous avouer que vous possédez seul mon cœur, si elle étoit encore maîtresse du vôtre.

Le Roi, se passionnant. — Votre délicatesse me charme. Non, ma chère demoiselle, mon cœur est tout à vous, et elle n’y a plus aucune part ; cessez donc de vous alarmer sur de fausses apparences, et croyez que vous seule me tiendrez toujours lieu de tout ce que j’ai de plus cher au monde.

Mlle  du Tron. — Si vous ne me trompez point, mon cher prince, mon cœur est à vous à ces conditions, et je répondrai de ma part à tous les sentiments de tendresse que Votre Majesté aura pour moi ; mais ne me trompez pas.

Le Roi, la baisant. — Non, ma charmante demoiselle, j’en suis incapable ; que nos cœurs soient donc unis pour toujours, et goûtons en paix tous les plaisirs d’un amour réciproque. Cet éclaircissement me redonne la vie.

Mlle  du Tron. — Je n’ai pu le refuser à vos empressements et à la bonne opinion que j’ai de votre constance. Mais Votre Majesté m’a retenue ici plus longtemps que je ne pensois, et je n’ai pas fait réflexion que l’on m’attend.

Le Roi. — Je ne vous arrêterai donc pas plus longtemps. Adieu, ma chère enfant ! Ah ! qu’il nous sera doux d’aimer toujours de même.


Post-Scriptum. — La feuille qui contient les premières pages de la pièce qui précède étoit tirée, lorsqu’un mot, qui nous avoit échappé dans le Journal de Dangeau, est venu nous apprendre qu’il existoit un abbé du Troncq, « neveu de Bontemps ». La parenté de Mlle  du Troncq avec Bontemps nous étoit ainsi révélée, et, bien que l’auteur du pamphlet soit le seul écrivain de l’époque qui ait parlé de la passion tardive du Roi pour cette jeune fille, nous y avons vu une preuve de plus qu’il étoit très-bien renseigné. L’amourette elle-même est peut-être fausse, peut-être vraie ; en l’absence de renseignements qui confirment les dires du pamphlétaire, nous n’osons ni la nier ni l’affirmer ; mais il est certain, et nos notes en font foi, que tous les détails groupés autour du sujet sont d’une rigoureuse exactitude.


FIN.
  1. Voir la Préface.
  2. Louis le Grand. Le surnom de Grand fut donné pour la première fois à Louis XIV en 1672, après la campagne, célèbre par le passage du Rhin, dont il fut le prudent témoin. Le président Le Pelletier fit frapper une médaille avec ces mots : Ludovico magno.
  3. Louis XIV, né le 5 septembre 1638, avait alors 57 ans. Nous sommes, en effet, en 1695, ainsi que le prouvent plusieurs détails de ce récit, notamment la réception de l’ambassadeur vénitien Frizzo. Voyez ci-dessous.
  4. Nous avons fait de longues recherches pour reconstituer la parenté qui aurait existé entre Mlle  du Tron et M. Bontemps, son oncle. Le nobiliaire de La Chesnaie des Bois fait du célèbre valet de chambre du Roi le premier de sa race et ne lui donne ni frères ni sœurs : donc, aucune nièce de son côté. Il épousa Marguerite Bosc, sœur de Claude Bosc, chevalier, seigneur d’Ivry, conseiller du Roi en ses conseils, procureur général de Sa Majesté en sa Cour des aides, prévôt des marchands de la ville, prévôté et vicomté de Paris : de ce côté encore, aucun lien de parenté entre Bontemps et la famille du Tron.

    Mlle  du Tron a-t-elle existé ? Nous connaissons sous ce nom, mais avec l’orthographe du Tronc et du Troncq :

    1o Du Troncq, dont parle Dangeau (Mémoires, mardi 19 octobre 1706) : « Le Roi depuis quelques jours a fait brigadiers le comte de Melun et du Troncq, qui se sont signalés en Italie. » — Ce même du Troncq (Dangeau, 8 mars 1718), figure dans une liste de promotions au grade de maréchal de camp.

    2o N… du Tronc, femme de Savary, sieur de Saint Just, sur laquelle on trouve le couplet suivant dans le Recueil de Maurepas, t. XI, p. 325, année 1709 :

    Chanson sur l’air : ne m’entendez-vous pas ?
    2e couplet.
    De Saint Just à Paris
    La Savary fait course
    Pour attraper la bourse
    Du beau Towienski ;
    Mais Luxembourg l’a pris.

    Le beau Towienski était un polonais, alors de passage à Paris, qui avoit obtenu, d’après le chansonnier, les bonnes grâces de la duchesse de Luxembourg.

    S’il s’agit de Mlle  du Tronc, aimée de Louis XIV, elle pouvoit avoir en 1709 de 30 à 31 ans, soit 16 à 17 ans en 1695.

    L’abbé de Choisy, dans son Histoire de la comtesse des Barres, raconte que, lorsqu’il alla sous son déguisement, s’établir dans le Berry, il acheta les glaces de la marquise du Tronc, morte dans son château, à trois ou quatre lieues de Bourges.

  5. Sur Mme  de Maintenon, voyez t. III, pages 65 etc.
  6. Bontemps. Voy. ci-dessus, page 128, note 49. Premier valet de chambre ordinaire du Roi, servant par quartier, il prenoit le titre d’écuyer et de conseiller du Roi. Ce titre de conseiller du Roi, aussi prodigué que celui de maître d’hôtel, étoit purement honorifique : il en étoit de même du titre de valet de chambre, que prirent d’abord les tapissiers du Roi, et, après eux, jusqu’aux menuisiers du Roi. (Voy. les États de la France.)

    Alexandre Bontemps fut en outre secrétaire général des Suisses et des Grisons, gouverneur de la ville de Rennes, intendant des châteaux, parcs, domaines et dépendances de Versailles et de Marly. C’est à lui qu’est adressée, dans les termes les plus respectueux, la première lettre de Ch. Perrault (Œuvres diverses), qui lui demande une place pour son livre dans la Bibliothèque du palais de Versailles et surtout la fondation d’une Bibliothèque dans la ville.

    Alexandre Bontemps eut trois enfants, un fils aîné, Louis, qui eut encore plus de titres et dignités que son père ; Alexandre-Nicolas, qui fut premier valet de chambre de la garde-robe ; Marie-Madelaine qui épousa le riche Lambert de Thorigny, président en la Chambre des comptes, dont l’hôtel étoit et est encore un des plus riches de l’île St-Louis. — Voy. l’Erratum à la fin de ce pamphlet.

  7. Meudon. — « Mardi, 1er juin (1694). — Le matin, le Roi proposa à M. de Barbezieux l’échange de Choisy avec Meudon ; il lui demanda pour combien Mme  de Louvois avoit pris Meudon dans son partage. M. de Barbezieux lui dit qu’elle l’avoit pris pour 500,000 fr. ; sur cela, le Roi dit qu’il lui donneroit 400,000 de retour et Choisy qu’il comptoit pour 100,000 fr., si cela accommodoit Mme  de Louvois ;… qu’il vouloit qu’elle traitât avec lui comme avec un particulier et ne songeât qu’à ses intérêts. » (Journal de Dangeau.) L’affaire se fit, et dès le vendredi suivant M. de Villacerf étoit choisi par le Roi et Mme  de Louvois « pour régler le prix des tableaux, des statues et des glaces qui sont à Meudon et que Monseigneur voudra conserver. » (Ibid.) — A partir de cette époque, le Journal de Dangeau parle fréquemment des promenades du Roi à Meudon, et du séjour qu’y faisoit Monseigneur.
  8. La marquise de Louvois, arrière-petite-fille du maréchal de Souvré, petite-nièce de Mme  de Sablé, mourut en 1715 : « Ce fut, dit Saint-Simon, une perte fort grande pour sa famille, pour ses amis et pour les pauvres. Elle avoit la plus grande mine du monde, la plus belle et la plus grande taille ; une brune avec de la beauté ; peu d’esprit, mais un sens qui demeura étouffé pendant son mariage, quoiqu’il ne se puisse rien ajouter à la considération que Louvois eut toujours pour elle. — Au lieu de tomber à la mort de ce ministre, elle se releva et sut s’attirer une véritable considération personnelle… » La suite de cet éloge, surtout dans Saint-Simon, donne la plus haute idée du mérite de Mme  de Louvois, et de l’estime qu’avoient pour elle le Roi, la cour et la ville.
  9. Voyez ci-dessous. Ce trait paraît tout anodin si l’on se reporte aux œuvres des fondateurs ou des réformateurs d’ordres religieux ; il paroîtra bien plus inoffensif encore si on le compare à tel passage du Théâtre italien que nous signalerons, pour montrer à quelle hardiesse de langage on étoit arrivé depuis l’époque où le Tartufe avoit été interdit. Nous en citerons un seul exemple, tiré du Banqueroutier, « comédie en 3 actes, représentée pour la première fois par les comédiens ordinaires du Roi dans leur hostel de Bourgogne, le 19e d’avril 1687. »

    « Perrillet. — Ne t’aperçois-tu pas d’un certain jeune abbé qui vient fréquemment au logis, et que…

    « Colombine. — Qui ? l’abbé Goguette ? ah ! Monsieur, n’en prenez point d’ombrage… Je me connois un peu en gens. Premièrement, c’est un garçon de qualité qui a dix mille écus de rente en bons bénéfices, et qui est bien aise de manger son revenu avec quelque sorte d’éclat. Il voit tout ce qu’il y a de jolies femmes à Paris. Il joue gros jeu ; son train est leste ; il a une belle maison, des meubles magnifiques, et un cuisinier qui dame le pion au vôtre. Ha ! le joli homme d’abbé que c’est ! Je voudrois que Madame vous eût dit comme il fait bien les choses.

    « Perrillet. — Ouf !… est-ce que ma femme sait cela ?

    « Colombine. — Bon, ils ne bougent d’ensemble… Rêvez-vous de croire que cet abbé soit amoureux parce qu’il fait de la dépense ? Non moins que cela. C’est qu’il a de l’ambition : et, comme dans le monde on ne parvient à rien sans l’estime et l’approbation des femmes, il fait de son mieux pour les mettre de son parti. Il les promène, il les régale, aujourd’hui à l’Opéra, demain à la Comédie. De l’air qu’il s’y prend, c’est un drôle qui s’avancera en fort peu de temps et qui se va mettre dans une grande réputation.

    « Perrillet. — Mais, Colombine, crois-tu qu’il ne se feroit pas autant de réputation en donnant une partie de son bien aux pauvres qu’en le mangeant avec les femmes ?

    « Colombine, riant. — Et d’où venez-vous, Monsieur ? est-ce qu’on se fait abbé pour donner l’aumône ? je pense que vous perdez l’esprit. N’est-ce pas une assez belle charité de faire vivre de pauvres diables de parfumeurs qui ne gagnent rien avec les femmes et qui mourroient de faim sans messieurs les abbés ? »

    Cette cruelle satire est anonyme ; elle n’en fut pas moins jouée à l’hôtel de Bourgogne, vingt ans après le Tartufe, qui eut tant de peine à paroître.

  10. Monseigneur le Dauphin. — Cf. ci-dessous. — Voy. aussi t. III, p. 185.
  11. La princesse de Conti. — Cf. ci-dessous. — Voy. aussi t. III, p. 163.
  12. La campagne du Rhin à laquelle le Dauphin prit part fut celle de 1694. Le Mercure galant de juin 1694 (pp. 338-348) donne un journal de la marche de M. le Dauphin en France… « Je donnerois des louanges à Monseigneur, si je croyois pouvoir faire des éloges dignes de ce prince. Ce qu’il fait dit plus que je ne pourrois dire. Toutes les fois que l’armée campe, ce prince ne vient point chez lui sans avoir examiné le camp et vu si les gardes sont bien posées. Il donne des ordres fort exacts à tous les officiers, et fait publier des bans pour empêcher le cavalier et le soldat de courir, c’est-à-dire d’aller en maraude… Quoi qu’il n’aime point le jeu, il joue pour faire plaisir à ceux qui aiment ce divertissement. »
  13. Le goût du Dauphin pour la chasse et surtout pour la chasse aux loups étoit fort dispendieux ; pour le satisfaire, il entretenoit depuis 1682 une meute de cent chiens et soixante chevaux ; le personnel des chasses de la maison comprenoit six lieutenants ordinaires, à 1500 liv. d’appointements, payés sur la cassette par les mains du premier valet de chambre, un aumônier, quatre veneurs ou piqueurs, huit valets de limiers, six garde-laisse des levriers, à 1,000 liv. par an, huit valets de chien à 800 liv., un pourvoyeur de l’écurie des chevaux pour le loup : tout ce personnel servoit sous le commandement de M. le marquis d’Heudicourt, grand louvetier de France.
  14. Le 20 juin, le Roi étoit à Trianon, et c’est là qu’il recevoit le serment du sieur de La Tresne, nommé premier président du parlement de Bordeaux. Entre cette date et celle du 26 octobre que nous avons indiquée plus haut (page 4, note 5), le Roi alla à Fontainebleau.
  15. D’après la Gazette, quatre ducs étoient alors à l’armée du Rhin, dont les vers suivants prouvent qu’il est question ici : le duc de Bourbon, le duc de Roquelaure, le duc de Villeroy, le duc de Luxembourg.

    Le duc de Bourbon, né le 12 octobre 1668, marié le 24 juillet 1685, à Mlle  de Nantes, légitimée de France.

    Le duc de Villeroy étoit très-âgé ; il était marié depuis 1662 ; son fils ne prit le titre de duc qu’en 1696.

    Le duc de Roquelaure, marié aussi, avait épousé, le 20 mai 1683, Marie-Louise de Laval-Montmorency.

    Le duc de Luxembourg, né le 18 février 1662, épousa, le 28 août 1686, Marie-Thérèse d’Albert, fille aînée du duc de Chevreuse, qui mourut le 17 septembre 1694. Le duc étoit donc veuf à l’époque où se place ce récit ; il se remaria le 15 février 1696, et épousa Mlle  de Gillier de Clérembault.

  16. A l’armée du Rhin, comme on le voit dans la pièce de vers qui suit :

    … N’as-tu pu, sans le perdre, aller jusques au Rhin ?
    … Tu voudrois quelquefois aller, comme un tonnerre,
    Ravager la Hollande et terminer la guerre.
  17. Le Roi, vieux pécheur tout ruiné, se seroit assez bien porté, d’après le Journal de la Santé, pendant l’année 1695 ; cependant on ne manque pas de signaler ses purgations habituelles et quelques attaques de goutte, qui l’obligeoient à « se chausser d’un soulier moucheté. » — Le portrait qu’on peut faire de lui à cette époque ne ressemble guère à celui qu’on a pu lire, t. II, page 4. — Louis XIV tenoit de Henri IV et de Louis XIII cette odeur sui generis, qui faisoit dire au baron de Fæneste : — « Tenez, ye me devoutonne : vous sentirez. — Ho vertubieu ! quel parfum. — Et les pieds de mesme. » En outre, on lui avoit arraché une grande partie de la mâchoire gauche, et il en étoit résulté une plaie d’où s’exhaloit au loin une odeur cadavérique nauséabonde ; ses maux de tête et d’estomac l’avoient rendu fort taciturne et avoient assombri son humeur… Du brillant Louis XIV, quand on a lu le Journal de la Santé du Roi, il reste alors bien peu de chose.
  18. Voici ce que dit, à ce sujet, la Gazette de France… — « De Dinant, le 5 septembre 1695 : Le 30 du passé (août), à 11 heures du matin, les ennemis donnèrent un assaut général avec 15,000 hommes à la partie de la ville (de Namur) que les assiégés (commandés par Boufflers) occupoient au poste de la Cassote et au fort Guillaume.

    « Le 1er de ce mois, les alliés donnèrent un autre assaut général avec 20,000 hommes…; les brèches étoient si grandes qu’il pouvoit y monter un bataillon de front… Le carnage fut si grand qu’il n’y en a point eu de pareil en Europe depuis plus d’un siècle, puisque les ennemis eurent, dans cet assaut, 9,000 hommes tués ou blessés et les nôtres 3,000. Mais comme la garnison se trouva réduite à 5,000 hommes, dont il ne restoit que 2,300 en état de combattre, et que tous les ouvrages étoient presque entièrement renversés, on jugea à propos de capituler. Les articles furent arrêtés le 2 avec l’Electeur de Bavière. Ils contiennent en substance que la place seroit rendue le 5, en cas qu’elle ne fût pas secourue auparavant, et que la garnison sortiroit par la brèche, pour être conduite à Givet sous Charlemont, avec six pièces de canon, deux mortiers, armes et bagages, enseignes déployées, tambour battant, et toutes les autres conditions les plus honorables. La garnison est sortie aujourd’hui, mais le maréchal de Boufflers a été arrêté par ordre du prince d’Orange, au préjudice de la capitulation. Les ennemis ont demeuré soixante-sept jours devant la place, et on n’a jamais vu une plus courageuse défense. »

    « Du camp de Cambron le 10 septembre. » — Le maréchal de Boufflers fut transféré le 8 à Maëstricht ; la ville lui fut donnée pour prison.

    — « De Versailles, le 9 septembre : Le Roi, pour tesmoigner de la satisfaction qu’il eut de ses services dans la vigoureuse défense de Namur, l’honora du titre de duc. »

    — Ce triste événement est resté complètement et sans doute volontairement ignoré de l’abbé de La Brizardière dans son « Histoire de Louis le Grand depuis le commencement de son règne jusques en 1710 » ; il n’en dit mot.

  19. Nous avons dit, à la note précédente, comment s’étoit terminé le siége de Namur par les alliés, et la capitulation du maréchal de Boufflers. Quant à Casal, assiégé en 1629 par Gonzalve de Cordoue, délivré par les François, réassiégé en 1630, mais défendu avec succès par le marquis de Toiras, assiégé une troisième fois en 1640 par le marquis de Leganez et délivré par le comte d’Harcourt (Cadet la Perle), il fut pris en 1652 par les Espagnols et, depuis, rendu par eux au duc de Mantoue qui l’ouvrit aux troupes du roi Louis XIV en 1682. En 1694, le duc de Savoie, le prince Eugène et le marquis de Leganez en firent le blocus le 22 août ; au mois de novembre, malgré les conseils du marquis de Leganez, à qui cette conduite le rendit suspect, le duc de Savoie leva le blocus, effrayé par l’approche de l’armée de Catinat ; un incident curieux se produisit pendant le siége : les ennemis voulurent faire sauter les magasins à poudre de la place au moyen d’un ressort d’horlogerie caché dans la crosse d’un pistolet. (Mercure galant, octobre 1694.) Le siége fut repris en avril 1695. Trois mois après, en juillet, on lit dans le Mercure galant : « Sa Majesté vient d’ordonner à M. le marquis de Crenan, qui en étoit gouverneur, de remettre la place de Casal au duc de Mantoue, avec tous les droits souverains qui lui appartiennent, et de faire, pour cet effet, un traité avec M. le duc de Savoie et les généraux des alliés. Il est réglé par ce traité que la garnison en sera tirée aussitôt que la démolition tant de la ville que de la citadelle et du château sera achevée ; que la garnison sera conduite en toute sûreté à Pignerol avec les provisions et les munitions et la quantité d’artillerie stipulée ; qu’il sera permis aux François établis à Casal de sortir avec leurs effets. En conséquence de cette capitulation, les troupes du Roi et celles du duc de Savoie travaillent conjointement à ruiner les fortifications. » — Cf. Gazette de France du 23 juillet 1695 ; lettre du 16 juillet. — Deux ans après, la fille du duc de Savoie, âgée de 12 ans et un jour, épousoit le duc de Bourgogne, fils du Dauphin (7 décembre 1697), âgé de quinze ans et demi.

    Il est intéressant de remarquer que, dans cette guerre, Catinat compta parmi ses adversaires un Simiane établi en Savoie, le marquis de Pianezza, qui, après une vie aventureuse, servit plus tard en France avec le titre de maréchal de camp.

  20. Prière à saint Benoît. — Ni dans les livres de proverbes, ni dans l’Apologie pour Hérodote, où H. Estienne donne une assez longue énumération des attributions données à plusieurs saints, nous n’avons rien trouvé qui nous permette d’expliquer pourquoi l’auteur met en avant ici saint Benoît, et, un peu plus loin, saint Cyr et saint Hilaire.
  21. Le philosophe Thalès prétendait que l’eau était l’origine de toutes choses.
  22. Cabinet. Ce mot, dans le sens où il est pris ici, de petite enceinte d’arbres, est très-ancien dans la langue. On le trouve déjà dans Nicot : Cabinet ou Gabinet en jardin, suffugium.
  23. Le texte porte : la ; — les se rapporte à murailles.
  24. C’est l’idée exprimée dans la fameuse lettre adressée à Fouquet par Mlle  de Menneville, trouvée dans sa cassette et conservée à la Bibliothèque nationale parmi les papiers de Baluze : « Rien ne me peut consoler, lui disoit-elle, de ne vous avoir point vu, si ce n’est quand je songe que cela vous auroit pu faire mal. » — Chéruel, Mém. sur Fouquet, t. I, p. 480, appendice.
  25. Fagon (Guy Crescent), né à Paris le 11 mai 1638, étoit fils d’un commissaire ordinaire des guerres et de Louise de La Brosse, fille de Guy de La Brosse, le célèbre médecin de Louis XIII. Reçu docteur en 1664, il fut chargé par Mme  de Maintenon des soins à donner aux enfants du Roi et de Mme  de Montespan. Médecin de la Dauphine en 1680 et de la reine quatre mois après, il devint en 1683, après la mort de la reine, médecin des enfants de France. En 1693, il fut nommé premier médecin du Roi Louis XIV, en remplacement de d’Aquin, alors exilé de la cour, peut-être par les intrigues jalouses de Fagon lui-même. Saint-Simon, ordinairement si sévère, lui est très-favorable. Fagon fut reçu membre de l’Académie des sciences en 1699. Il quitta la cour en 1715, à la mort de Louis XIV, et mourut le 11 mars 1718, dans le jardin du Roi, où il étoit né, auprès de son grand-père maternel.

    L’éditeur du Journal de la Santé du Roi lui attribue à tort le volume intitulé : « les Admirables qualitez du Quinquina, confirmées par plusieurs expériences… etc. Paris, Martin Jouvenel, 1689, » in-12. Cet ouvrage, publié sans nom d’auteur, est précédé de plusieurs approbations de médecins de la Cour, et la première est celle de Fagon, qui, en retour, est cité plusieurs fois avec éloge par l’auteur anonyme.

  26. La maison de St-Cyr, à cette époque (1695), comptoit neuf années d’existence, les lettres patentes pour sa fondation étant du mois de juin 1686. — C’est le 3 août suivant qu’eut lieu l’inauguration de la maison, en présence seulement de quelques dames de la Cour et de Mme  de Maintenon. « Alors, dit M. Lavallée, commença pour elle un travail qu’elle a continué pendant toute sa vie avec un zèle égal à sa persévérance… Durant les premières années, elle fut obligée, à cause de l’ignorance et de l’inhabileté des jeunes religieuses, de remplir presque toutes les charges de la maison. » (Mme  de Maintenon et la maison royale de St-Cyr.)
  27. Sur le siége de Namur et la capitulation du maréchal de Boufflers, voyez ci-dessus, p. 144, note 63, et p. 145, note 64.
  28. Sur le Père de la Chaise, voy. t. III, p. 147.
  29. Aucun des ouvrages biographiques ou satiriques consacrés au Père de la Chaise ne parle du Père Bobinet.
  30. « Quoique les Papes se soient souvent opposés aux demandes que nos Princes ont faites au Clergé, celui-ci a, de lui-même, voulu contribuer à l’avantage public, et il n’y a plus aujourd’hui de difficultés, tout le corps de l’Église de France s’étant lui-même soumis à payer le dixième de ses revenus, sous le titre de décime, et de payer encore extraordinairement pour les neuf autres parts à proportion des besoins. — La répartition de ces deux espèces d’impositions est faite par les Prélats ecclésiastiques et autres ecclésiastiques de réputation, ce qui porteroit à croire qu’elle est toujours très-équitable ; mais l’expérience y est contraire… L’autorité et le crédit du clergé n’ont pas permis de penser que cette taxe pût être imposée par les laïques ; ainsi on l’a laissé se taxer lui-même. Cependant on voit communément qu’un bénéfice de 100,000 liv. de rente paye 1,500 liv. pour toutes décimes et qu’une communauté de 30,000 liv. de revenu paye 6 à 7,000 liv. Les curés sont encore plus vexés que tous les autres par proportion. » (Mém. de Boulainvilliers, 6e mém., 1727, t. II, p. 201.)

    Dès la troisième année de la fatale guerre de 1688 à 1697 contre le prince d’Orange, le Roi avait dû écrire à l’archevêque de Paris : « Mon cousin…, comme j’ay esté informé qu’il y a beaucoup d’argenterie dans les églises au-delà de celle qui est nécessaire pour la décence du service divin, dont la valeur étant remise dans le commerce apporteroit un grand avantage à mes sujets, je vous fais cette lettre pour vous exhorter à examiner ce qu’il y a d’argenterie dans chaque église de votre diocèse…, vous assurant que vous ferez chose qui me sera fort agréable et fort utile au bien de mon État, d’ordonner qu’elle soit portée dans mes monnoies pour être converties en espèces d’or et d’argent, la valeur en être payée comptant sur le pied porté par ma déclaration du 14 décembre dernier à ceux qui l’apporteront, et ce qui proviendra de ladite argenterie superflue être ensuite employé au profit des églises à laquelle ladite argenterie appartenoit. » (8 février 1690.) — Le 16 février suivant, l’archevêque de Paris écrivoit au clergé tant régulier que séculier de son diocèse pour l’inviter à se conformer aux ordres du Roi ; ce qui se faisoit dans le diocèse de Paris devait évidemment se faire dans tous les autres. — Voy. p. 156, note 79.

  31. M. de Pomponne. Voy. la table.
  32. M. de Harlay. Voy. la table.
  33. M. de Pontchartrain. La Gazette de France de 1693 parle du sieur Phelipeaux de Pontchartrain qui, déjà conseiller au Parlement, est nommé secrétaire d’État en survivance de son père : il est le septième de son nom qui ait été revêtu d’une semblable charge (Gazette du 26 décembre). — Il fut nommé chancelier et garde des sceaux de France le 5 septembre 1699. — Né le 29 mars 1643, Louis Phelipeaux de Pontchartrain était fils de Louis Phelipeaux de Pontchartrain, président à la Chambre des comptes, et de Suzanne Talon. Mme  de Sévigné, Saint-Simon, Dangeau, parlent de lui fréquemment.
  34. Dix millions de don gratuit. — Voy. la note 75 de la page 154. — L’assemblée du clergé s’ouvrit le 28 mai 1695. « Le 8 juin, le sieur Pussort, doyen du Conseil d’État, le sieur Le Peletier, le sieur d’Argouges, le sieur de Harlay et le sieur de Pontchartrain, ministres et secrétaires d’État, commissaires du Roi, allèrent à l’assemblée générale du clergé. Le sieur Pussort parla avec beaucoup de dignité et d’éloquence, et fit une proposition sur laquelle l’assemblée accorda tout d’une voix à Sa Majesté un don gratuit de dix millions. » (Gazette de France du 11 juin 1695.) — « Le grand objet d’une assemblée, c’est le don qu’on y fait au Roi ; mais, comme avant qu’elle commence, ce don ordinairement est réglé entre le ministre, le futur président de cette assemblée et le receveur du clergé, il ne reste, quand elle se tient, qu’à en faire la répartition et qu’à trouver les moyens de payer promptement la somme que l’on a promise. Cette commission est la plus recherchée, parce qu’elle donne occasion de témoigner au Roi le zèle qu’on a pour son service. » (Mém. de l’abbé Le Gendre, Paris, Charpentier, 1863, in-8o p. 102.) — En 1690, le clergé à qui l’archevêque de Paris avoit fait espérer qu’on ne demanderoit aucun nouveau sacrifice en 1695, avoit accordé 12 millions de don gratuit : on peut juger de la pression à laquelle il céda lorsqu’on lui demanda ces dix millions qui furent, dit la Gazette, accordés tout d’une voix. La stupeur, le chagrin furent d’autant plus grands que, lorsque parut, en janvier 1695, l’édit imposant une capitation dont personne ne seroit exempt et qui seroit levée tant que la guerre dureroit, l’archevêque avoit en quelque sorte racheté cet impôt en proposant un abonnement de quatre millions par an, supérieur de deux millions, d’après l’évêque d’Orléans, à ce que le Roi attendoit. — (Voy. les Mém. de l’abbé Le Gendre, p. 199.)
  35. La guerre étoit fort difficile à soutenir en effet, et voici des chiffres qui le prouvent : « Si l’on suppose que la guerre du prince d’Orange, commencée en 1688 et terminée en 1697, a employé au service du Roi, pendant les neuf années qu’elle a duré tant sur mer que sur terre, six cent mille hommes qui auront coûté chacun quinze sols par jour en vivres, en solde, habits, armes, chevaux, équipages, vaisseaux, artillerie, le tout par proportion, depuis le général d’armée, jusqu’au dernier tambour et au mousse du vaisseau, la dépense de chaque année a monté à 164,250,000 liv. ; mais le revenu ordinaire ne passoit pas 116,000,000. — Cela supposé, il fallut recouvrer de nouveaux fonds pour l’entretien de la dignité royale, les rentes, les gages et autres dépenses publiques. Cependant tout s’est fait ; mais, pour en venir à bout, il fallut emprunter par des créations d’office, des aliénations, des constitutions de rentes et de nouvelles impositions sur le public déjà chargé des impositions ordinaires, et de plus par la capitation imposée en janvier 1695. Ainsi cette guerre a porté ces charges à près de 600,000,000 de liv. au-dessus des revenus ordinaires pendant les neuf années de guerre. — Il est vrai que ces grandes sommes ne sont pas entrées en entier dans le trésor… Si, par exemple, un traitant se charge d’un recouvrement de six millions de liv., il en retient un pour son profit et a de plus 600,000 liv. pour les deux sols pour livre. Il y a encore les frais de recouvrement estimés à 20 pour cent ; et enfin, quoique le recouvrement soit souvent assez facile, si le traitant veut payer à titre d’avance, il retire les intérêts à 10 pour cent : d’où il arrive que le Roi ne tire que quatre millions et demi de ce dont le peuple paye sept à huit millions de livres. » (6e mém. de Boulainvilliers, t. II, pp. 128-132.)

    Du reste, plus étoient grandes les charges imposées au pays, moins le trésor royal avoit de ressources. Le comte de Boulainvilliers (ibid., p. 153) nous en fournit la preuve. En 1688, les tailles étoient de 32,486,911 liv. ; sur cette somme, le trésor a reçu 29,929,240 liv. ; en 1707, elles étoient de 36,755,985 liv. ; sur cette somme, le trésor n’a reçu que 23,538,408 liv. — Ainsi, les tailles ayant augmenté de 4,269,074 liv., la recette, entre 1688 et 1707, a diminué de 6,390,832.

  36. « Le péché, en tant qu’il blesse la raison, est appelé philosophique ; et, en tant qu’il offense Dieu, il est appelé théologique. » Un grand débat eut lieu dans le clergé à l’occasion de ce péché philosophique ; il eut pour origine une thèse qu’un jésuite nommé Meunier, professeur au collége de Dijon, avoit fait soutenir en 1686, thèse conçue en ces termes : « Le péché philosophique, commis sans aucune connoissance de Dieu et sans aucune attention à lui, n’est point une offense à Dieu ni un péché mortel. » — La Société le désavoua ; mais, en 1689, M. Arnaud la dénonça au pape, aux évêques, aux princes et aux magistrats comme une nouvelle hérésie ; les poètes en firent des chansons, dont quelques-unes fort jolies, dit l’abbé Le Gendre, sur l’air du Noël : Or, dites-nous, Marie. Les enfants, les femmes, les laquais apprirent par cœur ces vaudevilles ; on les fit chanter dans les rues. (Mém. de l’abbé Le Gendre, pp. 123-125.)
  37. Le Roi, ayant en quelque sorte codifié, par l’édit de révocation de l’édit de Nantes, tous les autres édits antérieurement portés par lui et qui, d’année en année, rendoient plus difficile en France l’exercice de la religion protestante, compléta son œuvre en envoyant, particulièrement dans les Cévennes, des missionnaires dont les prédications étoient soutenues par des dragons : « Nous envoyions dix, douze ou quinze dragons dans une maison qui y faisoient grosse chère jusqu’à ce que tous ceux de la maison se fussent convertis. Cette maison s’étant faite catholique, on alloit loger dans une autre, et partout c’étoit nouvelle aubaine. » (Mém. de Vordac, cités dans le Bulletin du protestantisme françois, 2e année, 1854, p. 203. — Ibid., passim.)
  38. L’hérésie détruite : deux médailles furent frappées à cette occasion ; dans la première, la Religion couronne le Roi ; l’inscription porte : Ob vicies centena millia calvinianæ ecclesiæ revocata, 1685 ; dans la seconde, la Religion foule aux pieds l’Hérésie. L’inscription porte : Hæresis exstincta ; edictum octobris 1685.
  39. La maison de Saint-Cyr fut fondée en 1686. Voyez p. 152, note 71.
  40. Les Aphorismes d’Hippocrate ne disent rien de semblable ; mais l’école de Salerne dit :
    Si vis incolumem, si vis te reddere sanum,
    Curas tolle graves…
  41. Le Roi avoit alors cinquante-sept ans.
  42. L’école de Salerne a, dit-on, formulé ce précepte ; mais nous l’avons vainement cherché dans son Régime de santé.
  43. Il est à remarquer précisément que, excepté Mme  de Montespan, toutes les maîtresses du Roi eurent cet air « précieux et languissant. »
  44. « Chirurgica tota continui divisione, divisi unione et extractione alieni comprehenditur. » La chirurgie étoit donc un métier tout manuel, et, dans le serment que les chirurgiens prêtoient, ils s’engageoient à ordonner seulement « quæ spectant ad operationem chirurgiæ. » S’ils pratiquoient à Paris ou dans les faubourgs, ils ne pouvoient le faire qu’avec un médecin, maître ou licencié dans l’Université de Paris, ou approuvé par la Faculté. (Decreta, ritus… saluberrimi medicorum parisiensium ordinis consuetudines. — Parisiis, Quillau, 1714, in-12, pp. 30 et 107.)
  45. La veine céphalique « est celle qu’on a coustume d’ouvrir pour les douleurs de teste, d’où son nom, du grec kephali, tête. — La veine basilique, ou hépatique, est une veine qui naît du rameau axillaire, va au milieu du pli du coude où elle se divise en deux rameaux. » (Furetière.)
  46. Vos peuples meurent de faim. — « Si, en 1688, on se plaignoit que les paysans n’avoient point de lits pour se coucher, aujourd’hui plusieurs manquent de paille (1707). » — Mém. de Boulainvilliers, II, 152. — « On ne sçauroit compter combien il meurt de pauvres paysans à la porte des plus riches bénéficiers, sans secours spirituel ou temporel, faute d’un peu de nourriture ou du plus simple remède. » (Ibid., p. 126.) — « Le règne de Louis XIV, — despotique, bursal, très-long et par conséquent odieux, — a détruit l’abondance en tirant des sujets au-delà de leurs forces et en détruisant la consommation intérieure… il a pareillement détruit la confiance en découvrant un fonds de mauvaise intention et d’artifice dans les ministres, digne d’une éternelle exécration. » (Ibid., pp. 1, 8-9.) — « Les fortunes subites des financiers ont excité plusieurs marchands à quitter le commerce,… et une infinité d’autres à quitter l’agriculture… De là vient que tant de fabricants et de laboureurs ou fermiers ont été ruinés, que les terres sont incultes ou mal façonnées, et que les banqueroutes sont si fréquentes. » (Ibid., p. 16-17.) — Les extraits qui précèdent nous dispensent de citer les passages si connus où La Bruyère, Vauban, etc., dépeignent la misère du peuple. — Cf. Vie de Mme  de Miramion, pp. 320 et sq.
  47. Dans ses Mémoires, Louis XIV, parlant des souverains, dit que « le Ciel les a faits dépositaires de la fortune publique. » (Édition Dreyss, I, p. 177) ; — il ajoute (t. II, p. 230) que « les Rois sont nés pour posséder tout et commander à tout. »
  48. La France soutenoit alors trois guerres, en Hollande, en Savoie et dans le Palatinat, — sans parler de ses guerres navales dans la Méditerranée, sur les côtes de France et dans les colonies. — Nous avons donné plus haut (p. 157, note 80) un aperçu des frais énormes de ces guerres.
  49. Un mémoire de Marinier, commis des bâtiments du Roi, sous Colbert, Louvois et Mansart, et reproduit en appendice dans les Mém. de Saint-Simon (Édition Hachette), nous donne l’état des dépenses faites par Louis XIV à Versailles, Saint-Germain, Marly, etc. — De 1679 à 1690 les dépenses pour Marly seul s’élevèrent à la somme totale de 4,501,279 liv. 12 s. 3 d., somme qu’il faut au moins quadrupler pour en avoir la valeur en monnoie actuelle. — A cette somme, il faut ajouter les frais d’une cascade en forme de rivière qui tomboit du haut de l’allée derrière le château : on estime, dit Marinier, qu’elle passe cent mille écus.
  50. La liste serait longue de toutes les mesures prises pour augmenter les ressources du Trésor. Nous citerons les principales qui furent arrêtées dans les cinq dernières années, de 1690 à 1695.

    1690. — 3 Janvier. — Déclaration du Roi : «… Pour mettre tout d’un coup dans le commerce une grande quantité de matières d’or et d’argent et la faire convertir en espèces à nos coins et armes, nous avons fait porter aux hostels de nos monnoyes une grande partie des ouvrages d’orfévrerie qui servoient d’ornements à nos palais (malheureusement, d’après l’abbé Le Gendre, ces ouvrages étoient dus au célèbre orfèvre Claude Ballin, dont on trouve la vie et le portrait dans les Hommes illustres de Perrault) ; et, après avoir donné cet exemple à nos sujets, nous avons, par notre déclaration du 14e du mois de décembre dernier, deffendu à l’avenir la fabrication de toute sorte d’ouvrages d’argenterie de pur ornement, et nous avons ordonné que ceux de nos sujets qui auroient de ces ouvrages deffendus les porteroient aux hostels de nos monnoyes…, sans aucun profit pour nous, puisque nous leur faisons payer la matière desdits ouvrages d’argenterie deffendus à 35 sols du marc de plus qu’elle n’est évaluée par les tarifs arrestez en nos cours des monnoyes. Nostre prévoyance et nos soins ont eu tant de succez que nous avons eu la satisfaction de voir que, depuis la publication de cette déclaration, nos sujets y obéissent avec tant de zèle et d’empressement qu’ils portent aux hostels de nos monnoyes, non-seulement les ouvrages d’argenterie deffendus, mais encore beaucoup de vaisselle plate (plata, esp., argent) dont l’usage leur étoit permis… »

    1690. — 8 Février. — Lettre du Roy à Mgr l’Archevêque de Paris : « Mon cousin,… comme j’ay esté informé qu’il y a beaucoup d’argenterie dans les Églises au-delà de celle qui est nécessaire pour la décence du service divin, dont la valeur estant remise dans le commerce apporteroit un grand avantage à mes sujets, je vous fais cette lettre pour vous exhorter à examiner ce qu’il y a d’argenterie dans chaque église de votre diocèse…, vous asseurant que vous ferez chose qui me sera fort agréable et fort utile au bien de mon État, d’ordonner qu’elle soit portée dans mes monnoyes pour estre converties en espèces d’or et d’argent, la valeur en estre payée comptant sur le pied porté dans ma déclaration du 14 décembre dernier… » — Semblable lettre dut être envoyée à tous les Evêques de France.

    1690. — 16 Février. — Lettre de l’Archevêque de Paris au Clergé tant régulier que séculier de son diocèse, pour l’inviter à se conformer aux ordres contenus dans la lettre royale du 8 février.

    1690. — Février. — Edit du Roi portant création en titre d’office d’un premier président et de huit présidents au Grand Conseil, qui payeront « en nos revenus casuels la somme à laquelle sera taxée chaque charge… »

    1690. — Novembre. — Edit du Roi portant création de deux présidents, seize conseillers et autres officiers au Parlement de Paris, Requêtes de l’Hôtel et Requêtes du Palais… « Les dépenses excessives que nous sommes obligez de faire pour faire garantir notre Royaume de la multitude des ennemis qui l’attaquent, nous engageant de suppléer par des fonds extraordinaires aux défauts de nos revenus, nous nous trouvons obligez, après les grandes aliénations que nous en avons fait, de recourir aux moyens dont on peut tirer des secours plus considérables avec moins de charge pour nos sujets et pour nos finances…

    »A ces causes…, nous avons fixé à 500,000 liv. au lieu de 350,000 liv. le prix des charges de président, et celles de nos advocats généraux à 350,000 liv. au lieu de 300,000 liv. » — Les nouveaux titulaires payoient le droit annuel sur le prix de l’évaluation des offices. D’où ce résultat que « les plus hautes charges de l’État ne rapportent pas le denier quarante, et celles des finances vont à dix et quinze pour cent, sans les autres facilités qu’elles procurent. » — 6e Mém. du comte de Boulainvilliers.

    1690. — Décembre. — Edit du Roi portant création de deux présidents, quatre maîtres ordinaires, quatre correcteurs, quatre auditeurs et autres officiers en la chambre des comptes de Paris. — La charge de premier président est taxée à 550,000 liv. au lieu de 400,000 liv., celle de président, à 300,000 liv. au lieu de 200,000 liv., celle de procureur général à 300,000 liv. au lieu de 250,000 liv.

    1691. — Mars. — Edit du Roi portant création de maîtres et gardes et de jurez syndics des corps des marchands et des arts et métiers dans toutes les villes du royaume. Les droicts de marc d’or desdits offices sont fixez pour la première classe à 30 liv. ; pour la deuxième à 24 liv. ; pour la troisième à 18 liv. ; pour la quatrième à 12 liv. En outre, pour les droits de réception, selon la classe, 15 liv., 12 liv., 9 liv. et 5 liv. ; plus, pour le droit royal rétabli en remplacement du droit domanial supprimé, les marchands et maîtres des corps et communautés payent 40 liv. pour la première classe, 30 liv. pour la deuxième, 20 liv. pour la troisième, 10 liv. pour la quatrième.

    1691. — 3 Mai. — « Les marchands bonnetiers se réunissent au bureau de la communauté, rue des Ecrivains, paroisse Saint-Jacques-la-Boucherie, pour délibérer sur les moyens de trouver les fonds de la somme [de 36,000 liv.] que la communauté doit offrir au Roi pour réunir au profit d’icelle les offices héréditaires de six maîtres et gardes de la communauté créés, ainsi que dans tous les autres corps et communautez des marchands et artisans des villes du royaume par l’édit du mois de mars… » — Il résulte d’un arrêt du Conseil du Roi en date du 8 mai, que les bouchers, après avoir refusé d’abord, auroient fait leur soumission.

    1691. — 22 Mai. — Extrait des Registres du Conseil d’État :… « Sa Majesté en son Conseil a ordonné et ordonne que la déclaration du 14 novembre 1689 sera exécutée selon sa forme et teneur ; en conséquence a fait et fait très-expresses inhibitions et défenses à tous ouvriers de luxe de dorer ou argenter des chandeliers à branches, girandoles, bras, chenets, grilles, brasiers, bordures de miroirs, balustres, bois de chaises, tables, bureaux, guéridons et autres semblables ouvrages… »

    1691. — 14 Août. — Déclaration du Roi… « Ceux qui ont acquis quelque domaine aliéné de bénéfices, communautez, colléges ou hôpitaux, à la charge d’en remplacer le prix en maisons ou héritages, seront tenus, à la réquisition des créanciers, d’en porter les deniers à nostre trésor royal, pour estre employez en acquisitions de rentes constituées sur l’hostel de nostre bonne ville de Paris… »

    1692. — Janvier. — Edit du Roi portant création des charges de surintendant général des postes et relais de France et de grand maître des courriers… « A l’égard de tous les droits utiles, profits et revenus appartenant auxdites charges…, nous les avons unis et unissons à notre domaine pour estre reçus par nos receveurs avec nos autres revenus, chacun dans leur généralité. » — Cf. 6e Mém. de Boulainvilliers.

    1692. — Février. — Edit du Roi portant création de lieutenants de S. M. dans toutes les provinces du royaume : « Si l’état florissant où nous conservons notre royaume au milieu de la plus grande guerre que la France ait jamais soutenue nous en a fait connoître les forces inépuisables, le zèle ardent et empressé avec lequel nos sujets et principalement notre noblesse sacrifient tous les jours leurs biens et leurs vies nous fait trouver en même temps notre puissance trop bornée, lorsque, voulant proportionner nos bienfaits à leurs services, nous voyons à regret que nous manquons de récompenses à mesure que les raisons d’en donner augmentent… » — Les lieutenants du Roi ne pourront être remplacés « sans que celuy auquel nous en aurons donné l’agrément n’ait actuellement remboursé les sommes que lesdits lieutenants auront financés en nos coffres… »

    1692. — Février. — Edit du Roi portant création de 200 notaires royaux dans l’étendue du Parlement de Tournay, etc.

    1693. — 17 Mars. — Tarif des droits que le Roi en son conseil veut et ordonne être payez pour le controlle et enregistrement des titres et autres actes qui seront reçus à l’avenir dans toute l’étendue du royaume. Exemples : contrats de mariage, jusqu’à 500 liv., dix sols ; — de 500 à 1,000 liv., 20 sols ; — de 1,000 à 5,000 liv., 40 sols, etc.

    1693. — 8 Mars. — Tarif des droits qui seront payez par les juges ou officiers de justice des seigneurs qui ne se sont point fait recevoir ou qui n’ont point esté immatriculez aux greffes de nos cours ou juridictions. Exemple : les juges des duchés-pairies et autres justices seigneuriales qui ressortissent immédiatement au Parlement, chacun 150 liv. ; procureurs desdits, 100 liv., etc.

    1693. — 16 Juin. — Tarif des droits que le Roi en son conseil veut estre payez à commencer du 1er juillet prochain par les communautez des marchands et artisans de la ville et faubourgs de Paris, pour avoir la faculté d’avoir chez eux des balances, romaines et fléaux de quelque poids que ce soit. Exemple : chacun des maîtres de la communauté des épiciers, apothicaires, grossiers, confiseurs, ciriers, 6 liv. ; — merciers, grossiers, joailliers, 6 liv. ; — bouchers, 10 liv. ; — boulangers, 3 liv., etc.

    1695. — Janvier. — On lit dans le Mercure galant : «Enfin la déclaration du Roi pour l’établissement de la capitation a esté publié. Il y avoit longtemps que cette publication étoit souhaitée, tant le zèle des sujets du Roi est grand pour contribuer à sa gloire et au bien de l’État : en sorte que les taxes ont paru fort modiques à plusieurs. »

    Comme complément de cette curieuse nouvelle, voici un extrait de la lettre (insérée au Mercure galant de mars 1695) par laquelle les États de Languedoc sollicitent la faveur d’être soumis à la capitation : « L’Assemblée des États de Languedoc a toujours donné des marques de la passion qu’elle a eue pour le service du Roi et pour le bien du royaume, en supportant les impositions dont cette province est chargée ; mais elle sent croître cette passion dans le cœur de ceux qui la composent, en ce temps où les ennemis de l’État se sont faussement persuadé que le zèle des sujets du Roi peut diminuer ou leurs forces s’épuiser, après le don gratuit de trois millions qu’elle vient de faire à S. M. et de plusieurs autres sommes considérables…, elle demande à Sa Majesté qu’il luy plaise de faire une subvention générale de capitation qui soit supportée par tous ses sujets, et demande que l’établissement en soit fait dans la province de Languedoc pendant la guerre… »

    1695. — 30 Avril. — Edit du Roi, registré au Parlement, portant aliénation de douze cent mille livres de rente au denier quatorze sur l’hôtel-de-ville de Paris.

    Nous pourrions multiplier ces extraits ; ceux qui précèdent peuvent déjà donner l’idée des souffrances que l’état de guerre faisoit supporter au pays.

  51. Messire François d’Argouges, conseiller d’État et du Conseil royal, ci-devant premier président du Parlement de Bretagne, mourut à Versailles le 16 de ce mois. (Gazette de France, 1695 : de Versailles, le 19 août) [quelques jours avant la perte de Namur.]

    Louvois étant mort le 16 juillet 1691, à 51 ans, son troisième fils, le marquis de Barbezieux, fut nommé secrétaire d’État, et prêta serment le 19 août entre les mains du Roi pour la charge de chancelier et garde des sceaux qu’avoit son père, le 25 août 1693 ; le 12 novembre il épousoit Mlle  de Crussol, fille du duc d’Usez et petite-fille de Montausier. Il mourut à Versailles le 5 janvier 1701, épuisé par une vie de plaisirs, après une courte maladie. — Lorsqu’il succéda à son père, il avoit 23 ans, « d’ailleurs nulle expérience, et il eut ordre de ne rien faire dans l’exercice de sa charge que par l’avis de Chanlay, qui lui fut donné comme collègue et comme modérateur. » (Mém. de l’abbé Le Gendre, p. 136.) — Voy. sur les griefs du Roi contre lui, Saint-Simon, édit. Hachette en 13 vol. in-12, VIII, 457.

  52. L’auteur veut sans doute parler du tarif imposé au Clergé le 10 juin 1693 pour les droits à payer à l’occasion des mariages, sépultures, baptêmes, etc. — Voici, par exemple, l’article relatif aux mariages : bans, 30 sols ; fiançailles, 40 ; célébration du mariage, 6 liv. ; certificat de publication des bans, 5 liv. ; honoraires de la messe de mariage, 30 sols ; pour le vicaire, 30 sols ; pour le clerc des sacrements, 20 sols ; la bénédiction du lit, tant pour celui qui la fait que pour le clerc qui l’assiste, 30 sols, soit en totalité 20 liv., soit de 60 à 80 francs de notre monnoie.
  53. Il y a peu de numéros de la Gazette de France de cette époque où il ne soit parlé des incessantes incursions des Anglois sur nos côtes ; mais nos nombreux corsaires leur faisoient bonne guerre, et ce que la Gazette enregistre surtout ce sont nos succès. — Voy. les notes suiv.
  54. Anne Hilarion de Constantin, comte de Tourville, célèbre par ses actions sur mer, fut fait lieutenant-général des armées du Roi et vice-amiral du Levant en 1689 (Gaz. de France). Souvent vainqueur des Anglois et des Hollandois, notamment en 1690 (Gazette du 27 juillet), il fut repoussé par les Anglois le 7 juin 1692. Maréchal de France en 1693, il mourut à Paris dans la nuit du 7 au 8 mai 1701.
  55. Gazette de France du 19 mars 1695 : « On a eu avis de Livourne que les vaisseaux du Roy le Content et le Trident, commandez par le comte du Chalard et le sieur d’Aulnay, avoient esté attaquez par six vaisseaux de guerre anglois, » et contraints de se rendre après une résistance désespérée qui ne dura pas moins de deux jours.

    Gazette du 2 juillet (Toulon, 19 juin) 1695. — « Les ennemis ne paroissent plus sur nos costes, et on a appris que leurs grands préparatifs et une flotte si nombreuse n’ont abouti jusqu’à présent qu’à transporter en sûreté quelques troupes en Catalogne. »

    Gazette du 17 septembre (Marseille, 5 septembre) 1695. — « L’armée navale des alliez, après avoir jeté inutilement 2,500 bombes dans Palamos, partit le 27 du mois dernier et parut le 30 devant Toulon avec environ cent bastimens, parmy lesquels il y avoit 55 vaisseaux de guerre ou frégates. » — A Toulon, à la Ciotat, à Marseille et dans les autres ports de la côte, le maréchal de Tourville, en Provence le comte de Grignan prirent toutes les mesures nécessaires pour empêcher le débarquement des ennemis qui, fort heureusement, furent éloignés par une tempête.

  56. Voy. ci-dessus, p. 133, note 54.
  57. Il n’étoit point question, à cette époque, de taxer les filles de joie, mais de les retirer du vice. C’est alors, en effet, que Mme  de Combé, hollandoise de nation, fonda le Bon Pasteur, qui, après des commencements modestes, fut définitivement établi en 1698. Voy. Delamare, Traité de la police, I, 530 et suiv.
  58. Ce qu’on reprochoit surtout à Pomponne c’étoit sa négligence ; l’abbé Le Gendre dit qu’il « laissoit quelquefois des dépêches deux ou trois jours sans les ouvrir. On disoit encore qu’il faisoit part aux jansénistes de tous les secrets de l’État, qui étoient son conseil, et qu’il ne faisoit rien par lui-même. » Ce fut là la cause avouée de sa destitution, mais « la principale peut-être fut que son emploi faisoit envie à M. Colbert qui étoit bien aise de l’exercer sous le nom de son frère de Croissy, à qui il le fit tomber. » (Mém. de l’abbé Le Gendre, pp. 137-138.) — Voir les Mém. de Louis XIV, édit. Dreyss.
  59. Sur Harlay de Champvalon, archevêque de Paris, voy. la table.
  60. Grande question que la question des siéges. Chez le Roi ou la Reine, les duchesses seules et les femmes d’ambassadeur avoient les honneurs du tabouret. Dans le monde, les femmes de qualité pouvoient avoir des fauteuils ; mais une femme plus qualifiée, comme la duchesse de La Meilleraie, par exemple, lorsqu’elle étoit à Nantes dans le gouvernement de son mari, s’asseyoit volontiers sur le dossier de son fauteuil pour être plus élevée que les autres dames. On se rappelle la colère de la comtesse d’Escarbagnas contre Criquet, son laquais, qui, lorsqu’elle lui dit d’approcher un siége pour M. Thibaudier, apporte une chaise. — « Un pliant, petit animal, » lui dit-elle tout bas. M. Thibaudier n’est que conseiller. Voici un passage bien curieux tiré de Polyandre, histoire comique (1648), attribué à Ch. Sorel ; il nous conduit au bal chez un riche financier : «… Force chaises et tabourets avoient esté mis partout. Les dames et les demoiselles les plus qualifiées estoient assises au premier rang, et il y avoit quelques femmes que la beauté et la jeunesse mettoient à l’égal des filles. Elles faisoient plus d’un demi cercle, qui laissoit de l’espace pour danser, et derrière il y avoit des dames plus âgées qui, par leurs ajustemens et leur contenance estudiée, témoignoient qu’elles prétendoient encore à la bonne mine et qu’elles ne pensoient point estre au rebut. Quelques hommes estoient assiz en confusion parmy elles, et vers la porte il y en avoit une grosse foule qui estoient debout. Les plus galands, refusans des chaises, quoy qu’ils fussent gens de condition, estendoient leurs manteaux par terre et s’alloient coucher aux pieds des belles dames, où ils se trouvoient encore trop honorez, et tantost les uns, tantost les autres estoient pris pour danser, » pp. 178-180. — Voy. l’Introduction à notre édition du Dict. des Prétieuses, de Somaize (Bibl. elzev.), et la préface de notre ouvrage Précieux et Précieuses, 1 vol. in-8o. Paris, Didier. — Voy. aussi dans les Mémoires de Louis XIV le refus d’une « chaire à dos » sollicitée par Monsieur, pour Madame, et les motifs de ce refus.
  61. L’Evêque de Noyon étoit de la famille de Clermont-Tonnerre. Saint-Simon a fait connoître la vanité de ce prélat, qui couvroit de ses armoiries tous les murs de son évêché, qui étaloit à une place d’honneur un tableau généalogique où on le faisoit descendre en même temps des empereurs d’Orient et des empereurs d’Occident, etc. Il a raconté son admission, par ordre du Roi, à l’Académie françoise où un discours amphigourique et emphatiquement louangeur, malignement prononcé à sa réception par l’abbé de Caumartin, fit de lui la risée de la Cour. « M. de Paris ne l’aimoit point. Il y avoit longtemps qu’il avoit sur le cœur une humiliation qu’il en avoit essuyée ; il n’étoit point encore duc et la Cour étoit à Saint-Germain, où il n’y avoit point de petites cours comme à Versailles. M. de Noyon, y entrant dans son carrosse, rencontra M. de Paris à pied ; il s’écrie, M. de Paris va à lui et croit qu’il va mettre pied à terre ; point du tout ; il le prend de son carrosse par la main et le conduit ainsi en laisse jusqu’aux degrés, toujours parlant et complimentant l’archevêque, qui rageoit de tout son cœur. M. de Noyon, toujours sur le même ton, monta avec lui et fit si peu semblant de soupçonner d’avoir rien fait de mal à propos que M. de Paris n’osa en faire une affaire ; mais il ne l’en sentit pas moins. » Premier grief ; en voici un second : « Cet archevêque… s’étoit mis peu à peu au-dessus de faire aucune visite aux prélats, même les plus distingués, quoique tous allassent souvent chez lui. M. de Noyon s’en piqua et lui en parla fort intelligemment. C’étoient toujours des excuses. Voyant que ces excuses durèrent toujours, il en parla si bien au Roi qu’il l’engagea à ordonner à M. de Paris de l’aller voir. Ce dernier en fut d’autant plus mortifié qu’il n’osa plus y manquer aux occasions et aux arrivées. » — Un troisième grief, c’est que Monseigneur de Harlay avertit charitablement M. de Noyon du ridicule que le discours de l’abbé de Caumartin avoit jeté sur lui. Tous ces petits événements sont de l’année 1694, à la veille de l’Assemblée du Clergé. Quel nouveau conflit vit-on éclater dans l’Assemblée entre les deux prélats si hautains ? Ni Dangeau, ni l’abbé Le Gendre n’en ont parlé ; mais on les devine. Saint-Simon parlant des dégoûts qui assaillirent Monseigneur de Harlay dans ses dernières années, ajoute que « les chagrins de cette assemblée l’achevèrent. » Le 6 août, on le trouva mort, étendu sur un canapé dans sa maison de Conflans… « M. de Noyon eut son cordon bleu. »
  62. L’abbé de Caylus, frère du chevalier de Caylus qui épousa Mlle  de Villette, fille du cousin-germain de Mme  de Maintenon. Il devint évêque d’Auxerre, après avoir été aumônier du Roi ; il avoit refusé l’évêché de Toul.
  63. Les Cordeliers dits du Grand Couvent avoient leur maison dans la rue de l’Observance, quartier du Luxembourg. Les Cordeliers de l’Ave Maria avoient leur couvent, rue des Barres, quartier Saint-Paul, et les Cordeliers, sans épithète, rue de Lourcine, quartier de la place Maubert.
  64. « La dispute du quiétisme est une de ces intempérances d’esprit et de ces subtilités théologiques qui n’auroient laissé aucune trace dans la mémoire des hommes sans le nom des deux illustres rivaux (Bossuet et Fénelon) qui combattirent. » (Siècle de Louis XIV.) — Mme  Guyon, la fondatrice illuminée de cette hérésie mort-née, s’étant mise, d’après le conseil de Fénelon, entre les mains de Bossuet, regardé comme un père de l’Église, l’Evêque de Meaux s’associa, pour l’examen de ses œuvres, l’Evêque de Châlons, depuis cardinal de Noailles, et l’abbé Transon, supérieur de Saint-Sulpice. Ils s’assemblèrent secrètement à Issy. L’Archevêque de Paris, jaloux que d’autres que lui se portassent pour juger dans son diocèse, fit afficher une censure publique des livres qu’on examinoit. (Ibid.)
  65. Ces trois livres étaient les ouvrages de Mme  Guyon et peut-être la Guide spirituelle de Molinos.
  66. Il étoit d’usage que les militaires et les valets prissent ainsi des noms de guerre. Nous avons sous les yeux un modèle du Registre journal du Directeur d’un hôpital militaire ; la septième colonne est destinée aux « noms de fiefs des officiers et aux noms de guerre des soldats. » Nous y relevons les sobriquets de Va de bon cœur, la Joie, la Grandeur, Boitout, le Tapeur, la Valeur, Tope à tout, etc.
  67. Mme  de Maintenon, née en 1636 (voy. t. III) avoit alors 59 ans.
  68. Bernier, chirurgien, nous est inconnu. Il ne peut être question, en effet, du célèbre médecin voyageur, François Bernier ; celui-ci étoit mort en 1688. Peut-être s’agit-il de Jean Bernier, auteur d’une Histoire de la Médecine et des Médecins (1688 et 1693) ; mais il n’étoit pas chirurgien du Roi.
  69. « On prend enfin ce mot mareschal pour un médecin de chevaux…, et Nicot dit que ces mareschaux avoient soin des chevaux du Roy, à la manière des Empereurs romains qui tenoient un médecin pour leurs chevaux, qui, après, parvenoient à de plus grands emplois. Ainsi Virgile fut médecin des chevaux d’Auguste et puis son favory. Et M. Heroart fut médecin des chevaux du roy Louis XIII, et après il le fut du Roy mesme. » — (Borel, Trésor des recherches et antiquités françoises. In-4°, 1655.)
  70. C’étoit le langage de la Reine parlant de Mme  de Montespan : « Il lui échappoit souvent de dire : cette pute me fera mourir. » (Saint-Simon.)
  71. Furetière admet la locution : « Saigner le pied en l’eau » et c’est ainsi sans doute qu’il faut lire.
  72. Le louis d’or valoit alors 12 liv., soit 60 fr. de notre monnoie ; ordinairement, le prix de la visite des médecins étoit d’un petit écu. Voy. le Trio de la Médecine, de l’abbé d’Aubignac. Les chirurgiens et les apothicaires étoient moins bien traités ; cependant, quand maître François du Tertre faisoit au Roi une saignée au bras, il touchoit 300 liv., et 600 liv. pour une saignée au pied.
  73. Je vous quitte, pour je vous tiens quitte. Le Dict. de Furetière donne ce sens qu’on ne trouve pas dans Richelet. Les lexiques de la langue de Corneille par M. Godefroy et par M. Marty-Laveaux ne le relèvent pas ; mais le lexique de la langue de Mme  de Sévigné (Collect. des Grands Ecrivains) en cite plusieurs exemples : « Je vous quitte de la peine de me répondre, » etc.
  74. Saint-Malo étoit d’autant plus exposé qu’il étoit plus redoutable aux ennemis. On lit dans la Gazette : « de Paris le 12 janvier 1692 : « on a reçu avis que les armateurs, principalement ceux de Saint-Malo, continuoient d’amener incessamment un grand nombre de prises.

    « 2 février. — Deux vaisseaux du Roi, l’un de 20 ; l’autre de 26 pièces de canon, attaquèrent le 24 du mois dernier à la hauteur de Jersey deux anglois, l’un de 50 et l’autre de 60 pièces de canon : après six heures de combat ils les obligèrent à se retirer assez maltraitez. »

    Les années suivantes, Saint-Malo fut bombardé deux fois par les Anglois, le 26 novembre 1693 et le 14 juillet 1695. (Cunat, Saint-Malo et ses marins.) Le Mercure galant (vol. de juillet) contient, de la p. 262 à la p. 275, un Journal du bombardement de Saint-Malo, avec des extraits de lettres sur le même sujet, de la page 275 à la page 280. A la fin de l’hiver précédent, les habitants qui se rappeloient le bombardement de 1693 et qui ne prévoyoient pas celui qu’ils devoient subir, sans en souffrir d’ailleurs, au mois de juillet suivant, avoient multiplié chez eux les divertissements ; un ballet, le Retour des plaisirs, dont la musique avoit été faite par le maître de musique de la cathédrale, fut dansé ; à la seconde entrée, un chœur de Malouins chantoit devant Neptune :

    Désormais sur ces bords vivons sans épouvante ;
    Neptune a de l’Anglois repoussé la fureur.
  75. Probette, boussole. Vieux mot que n’ont recueilli les dictionnaires ni de Nicot, ni de Cotgrave, ni de Monet, ni de Joubert, ni les dictionnaires flamand-françois de 1618 ou de 1634, ni le dictionn. françois-italien de 1648, etc.
  76. «Maletoulte, c’est-à-dire extorsion, imposts extraordinaires, et maltoutiers sont ceux qui lèvent ces imposts. Ce qui vient du mot tollir, c’est-à-dire oster. Ce nom fut donné à l’impost de 1296, selon M. Bignon sur Marculphe. D’où vient que maletoste, selon Ragneau, veut dire tout subside extraordinaire. » (Borel, Thresor de Recherches.)
  77. L’Empereur d’Allemagne était alors Léopold Ier, qui succéda en 1657 à Ferdinand III, mourut en 1705 et laissa le trône à Joseph Ier.
  78. Dans l’édit. que nous reproduisons, le texte suit, divisé par Entretiens ; dans une édition postérieure, l’Entretien XVIII est précédé d’un nouveau titre et des mots « seconde partie », qui ne semblent pas motivés.
  79. Jacques-Henri de Durasfort, duc de Duras, chevalier des trois ordres du Roi, gouverneur de Besançon et du comté de Bourgogne, capitaine des gardes du corps, fut nommé maréchal de France le 30 juillet 1675. Il avoit épousé Marguerite Félice de Lévis Ventadour, dont il eut un fils. Sa terre de Duras en Guyenne avoit été, dès 1668, érigée en duché avec cette clause que, faute d’hoirs mâles, cette terre reprendroit son ancienne qualité et ne retourneroit pas à la Couronne. Les lettres ne furent vérifiées en parlement que le 1er mars 1689. — Son frère Guy de Durasfort, fut duc de Lorge et aussi maréchal de France. Des filles de ce dernier, l’une épousa le duc de Saint-Simon, l’auteur des Mémoires, l’autre le duc de Lauzun.
  80. M. de Brissac, major des gardes du corps, chevalier de Saint-Louis depuis la fondation de l’ordre en avril 1693, étoit lieutenant-général depuis le mois de mars de la même année. Il étoit gouverneur de Guise. Saint-Simon fait de lui « un fort simple gentilhomme tout au plus, qui n’étoit ni ne se prétendoit rien moins que des Cossé… C’étoit de figure et d’effet une espèce de sanglier, qui faisoit trembler les quatre compagnies des gardes du corps, et compter avec lui les capitaines, tout grands seigneurs et généraux d’armée qu’ils étoient… Il s’étoit acquis toute la confiance du Roi par son inexorable exactitude… Avec tout l’extérieur d’un méchant homme, il n’étoit rien moins, mais serviable sans vouloir qu’on le sût. » — Voir à la suite dans Saint-Simon le récit du tour qu’il joua aux fausses dévotes de la Cour. Elles attendoient le Roi au Salut, toutes munies d’une petite bougie qui éclairoit leur livre pour elles, et leur visage pour le Roi. Brissac ayant dit tout haut aux gardes de se retirer, les bougies s’éteignirent et les dames quittèrent la chapelle. Le Roi arriva peu après, et rit beaucoup lorsqu’il apprit pourquoi l’église, ordinairement trop petite, étoit déserte ce soir-là. « Toutes ces femmes auroient voulu l’étrangler. »
  81. Les pages de la Chambre appartenoient à de très-bonnes familles nobles du royaume ; en échange des services qu’ils lui rendoient, le Roi se chargeoit de leur éducation et de leur avenir. Il a daigné leur consacrer une page de ses Mémoires. On lit dans l’État de la France de 1669 : « Le Roi entretient vingt-quatre pages de sa Chambre toute l’année, dont chacun des quatre premiers gentilshommes a six ; et Sa Majesté leur entretient des maîtres sur tous les exercices convenables à des personnes de qualités. Les Pages entrent avec la garde-robe le matin et le soir dans la chambre du Roi pour donner les mules à Sa Majesté. » — En outre, la grande écurie avoit 55 pages, bien qu’il n’y eût de fonds que pour 19 ; ils avoient un gouverneur, un sous-gouverneur, un aumônier, un précepteur. On leur enseignoit les exercices de guerre, la carte (géographie), la musique, la danse ; la petite écurie avoit 21 pages, dont deux à la vénerie, élevés dans les mêmes conditions.
  82. Le duc d’Orléans, frère du Roi.
  83. Sur l’évêque de Noyon, voyez ci-dessus, page 182, note 106.
  84. L’île de Tendresse appartient à la géographie des précieuses, comme ce pays de l’Amour-propre où La Rochefoucauld dit qu’il reste beaucoup de terres inconnues. Il existe un livre italien fort singulier, intitulé : «della Geografia trasportata al morale, del Padre Daniello Bartoli, della compagnia di Giesù. Milano, 1665. » 1 vol. in-18. L’auteur, dans les Iles Fortunées voit les espérances de Cour ; dans les cataractes du Nil, le domaine des grands parleurs qui assourdissent ceux qui les écoutent ; dans le mont Parnasse, la vie insensée de qui chante sur autrui et pleure sur soi-même, etc. Chaque pays est le sujet d’un long chapitre, bourré de citations et de préceptes moraux empruntés à toute l’antiquité.
  85. Voyez ci-dessus, page 144, note 63.
  86. Le maréchal de Villeroy avoit confié à M. de Montal la direction du siége de Dixmude. François de Neufville, duc de Villeroy et de Beaupreau, pair et maréchal de France, étoit fils de Nicolas, duc de Villeroy, aussi maréchal de France, et de Magdelaine de Créqui. Nommé chevalier des ordres en 1688, maréchal de France en 1693, il étoit alors commandant de l’armée de Flandres. Il dirigea en personne le bombardement de Bruxelles, malgré une armée de 25,000 hommes, et continua longtemps encore ses succès militaires, interrompus cependant en 1702, qu’il fut fait prisonnier à Crémone. Malgré la perte de la bataille de Ramilies, en 1706, il conserva la confiance du Roi, et fut nommé, en 1714, ministre d’État, chef du Conseil royal des finances ; après la mort de Louis XIV, il fut nommé gouverneur du jeune roi Louis XV.
  87. « En vous apprenant le siége de Dixmude, je vous apprends en même temps sa prise [après 36 heures de tranchée], dit le Mercure galant de juillet 1695. M. de Blanchefort en apporta la nouvelle au Roi le 30 de ce mois. M. de Montal en a fait le siége… Après quelques contestations, le gouverneur consentit à se rendre prisonnier de guerre avec toute la garnison, montant environ à 5,300 hommes… J’apprends en ce moment qu’aussitôt après la prise de Dixmude, Deinse ouvrit ses portes aux troupes du Roi, et qu’il y avoit dans la place cinq régiments faisant environ 2,500 hommes qui se sont rendus prisonniers de guerre. »
  88. C’est ainsi que Citois, médecin de Richelieu, lui ordonnoit parfois de prendre deux ou trois drachmes de Bois-Robert : Recipe Bois-Robert.
  89. Erizzo, ambassadeur de Venise, étoit reçu en audience le mardi, comme tous les ministres étrangers. Le 15 octobre 1695, la Gazette de France, d’accord avec Dangeau, rapporte que le Roi lui accorda le 5 du même mois une faveur sans précédent : il donna une audience à sa femme : « le Roi étoit debout auprès de sa table, dit Dangeau, et, dès qu’il vit l’ambassadrice, il avança deux ou trois pas à elle et la baisa ; et après quelques compliments qu’ils se firent, toujours debout, l’ambassadrice se retira. » Saint-Simon, dans ses notes sur Dangeau, donne les règles d’étiquette ordinairement suivies dans des occasions analogues.

    Quatre jours après, le dimanche 9 octobre « le Roi tint sur les fonts de baptême la fille du sieur Erizzo. Sa Majesté la nomma Louise, Madame fut la marraine, et la cérémonie fut faite dans la chapelle du château par le cardinal de Bouillon, grand aumônier de France. Le Roi et la Reine d’Angleterre y assistèrent. » (Gazette de France.)

    Erizzo ne se montra pas reconnoissant de ces faveurs répétées. Le jeudi 13 avril 1700, il arriva, dit Dangeau, un courrier de Rome envoyé par le cardinal d’Estrées, notre ambassadeur, pour rendre compte de ses démêlés avec Erizzo, qui continuoit à Rome contre lui les démêlés commencés en France ; il avoit même fait un écrit très-offensant contre le cardinal d’Estrées dont le Roi approuvoit la conduite (Dangeau).

  90. «Mercredi, 27 juillet 1695. — On a eu nouvelle que les Vénitiens dans la Morée ont repoussé les Turcs…; l’ambassadeur en doit venir donner part au Roi mardi prochain. — Lundi 19 septembre : Il court un bruit que les Vénitiens ont gagné un grand combat naval contre les Turcs dans les mers de Chio, qu’ils ont fait 6,000 prisonniers et entre autres l’amiral Turc : les nouvelles de ce pays-là méritent confirmation. » (Dangeau). — Dangeau ne dit rien des sentiments du Roi sur ce sujet ; la Gazette raconte les faits avec une indifférence marquée ; il semble cependant qu’on peut lui reconnoître quelque partialité en faveur des Turcs.
  91. Voyez page 138, note 60.
  92. La duchesse de Chartres, Mme  la duchesse (de Bourbon-Condé), et la princesse de Conti ajoutoient à leur nom légitimée de France. La princesse seule conserva cette addition, que les autres supprimèrent pour signer comme les princesses du sang. Elle ne perdoit point une occasion de faire sentir aux deux autres princesses qu’elle seule avoit une mère connue et nommée. (Mémoires de Saint-Simon, 1696.) — Elle assista à la mort de Mme  de La Valière, et obtint du Roi la permission d’en porter le deuil.
  93. Portant l’aigrette des chevaliers du pays de Cornouailles.
  94. Entre deux toiles, comme les braconniers qui font usage du drap de mort. — Entre deux draps.
  95. La Gazette de France du 4 juin 1695 dit : « Le 29 du mois dernier, le sieur Pierre Mignard, premier peintre du Roi, fameux par beaucoup d’excellents ouvrages, mourut en cette ville (Paris), âgé de 84 ans. » — Dangeau : «Dimanche, 29 mai : le bonhomme Mignard mourut à Paris ; il avoit 84 ans ; il étoit premier peintre du Roi, charge qui vaut 12,000 francs et des logements ; les ouvrages qu’il faisoit présentement étoient les plus beaux qu’il eut faits de sa vie. » — La charge de premier peintre fut supprimée par Louis XIV ; mais à sa mort, le Régent la rétablit en faveur de Coypel, honoré précédemment du titre de premier peintre de Monsieur.
  96. Ce tableau ne figure pas dans la liste des tableaux de Mignard.
  97. « Mignard ayant eu ordre alors de faire les portraits de la famille royale, peignit dans le même tableau Monseigneur, Madame la Dauphine et les trois princes leurs enfants… Il a été gravé avec ces vers de Santeul :
    Aspice venturos futura in sæcula Reges ;
    Gallia, quondam orbis sentiet esse suos.
    Dans ces jeunes héros dont l’auguste naissance
    Promet cent miracles divers,
    Tu vois tes Rois, heureuse France,
    Et peut-être y vois-tu ceux de tout l’Univers.

    (Vie de Mignard, par l’abbé de Monville, Paris, 1730, in-12, p. 137.)

  98. Voyez la table.
  99. « Revenu à Avignon, Mignard y trouva Molière… Pendant le temps que Mignard y passa encore avec son frère, il fit une Lucrèce pour un conseiller au Parlement de Grenoble. » (Vie de Mignard, pp. 56-57.) — C’est sans doute ce tableau qui passa aux mains de Mme  de Lislebonne.
  100. Le comte de Sainte-Maure étoit en grande faveur auprès de Monseigneur qui, d’après Saint-Simon, lui donna un jour jusqu’à 2,000 louis, à la prière de la princesse de Conty, pour payer ses dettes de jeu. Voy. t. III, p. 197.
  101. Le maréchal de Luxembourg étoit mort le 4 janvier 1695, peu regretté du Roi, qui ne l’aimoit point, dit Saint-Simon, et qui lui refusa ce qu’il lui demanda à son lit de mort.
  102. Les éloges donnés au prince d’Orange et au prince de Vaudemont, ennemis de la France, dénotent l’origine de ce libelle.

    Guillaume Henri de Nassau, prince d’Orange, fils de Guillaume, prince d’Orange, et de Marie d’Angleterre, laquelle étoit fille de Charles Ier et de Henriette Marie de France, se distingua dans toutes les guerres dirigées contre la France. Battu en 1672 à Charleroy par le comte de Montal, en 1674 à Senef par le prince de Condé, à Cassel en 1677 par Monsieur, en 1678 près de Mons, en 1691 à Leuse, en 1692 à Steinkerque, en 1693 encore à Steinkerque, toujours par le maréchal de Luxembourg, il fut, à plusieurs reprises, forcé de lever des siéges entrepris contre nos armées. Il mourut le 19 mars 1703.

  103. Charles Henri, légitimé de Lorraine, prince de Vaudemont, né en février 1649, étoit fils de Charles IV de Lorraine et de Mme  de Cantecroix, frère aîné de Mme  de Lislebonne, dont il a été parlé ailleurs. Il avoit épousé, le 27 avril 1669, Anne-Elisabeth de Lorraine d’Elbeuf.
  104. Nous saisissons ici l’occasion de protester contre la prétendue influence que Mme  de Maintenon auroit eue dans la conduite des affaires de l’État ; sa situation auprès de Louis XIV, qui voulut toujours être maître absolu, auroit été impossible si elle eût voulu le diriger ; les écrivains protestants eux-mêmes (Bulletin de la Société du protestantisme) reconnoissent aujourd’hui qu’elle n’eut aucune part à la révocation de l’Édit de Nantes, où l’on ne fit que codifier des édits et ordonnances dont beaucoup étoient antérieurs à son entrée à la Cour. Il suffit d’ailleurs de lire ses œuvres pour arriver à cette conviction d’abord qu’elle n’étoit pas bigotte, ensuite qu’elle étoit à peine assez catholique pour n’être pas protestante. En effet, elle conseilloit à ses jeunes élèves de Saint-Louis de soulager leur mère dans les soins du ménage plutôt que d’aller à la messe, excepté le dimanche ; ce jour-là même, elle les dispensoit, lorsqu’elles seroient dans leurs familles, d’assister aux vêpres : ce qui n’est pas d’une bigotte ; — elle n’admettoit ni le culte de la Vierge ni le culte des Saints : et ceci rappelle plutôt sa première éducation, toute protestante, que les leçons du couvent.