Histoire biographique et critique de la littérature anglaise depuis 50 ans/02b

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HISTOIRE BIOGRAPHIQUE
ET CRITIQUE
DE LA LITTÉRATURE
ANGLAISE
DEPUIS CINQUANTE ANS[1].

QUATRIÈME PARTIE. — LES ROMANCIERS ET CONTEURS.


Marie Russell Mitford[2]. — Ce n’est pas une sainte, une puritaine, une prédicatrice comme Hannah More[3]. Miss Mitford est gaie ; la vie humaine se présente à elle sous des couleurs brillantes. J’aime ses peintures domestiques, ses tableaux d’intérieur, ses chaumières en désordre, ses amusemens champêtres, ses bons fermiers et ses vieilles ménagères. N’a-t-elle pas mille fois plus contribué au bonheur et à la moralité publique, en consacrant son talent à de telles peintures, que si elle était venue, sermonaire violente, nous dire d’une voix terrible que nous sommes tous damnés, que le gouffre de l’enfer est là béant devant nous, et que la trompette du jugement dernier sonne ?

Non, non, sa muse n’est ni fanatique, ni inexorable. Elle se promène dans les petites rues du hameau, elle fait une excursion dans les champs fleuris, elle se perd sous l’ombre des vieilles allées verdoyantes, elle entre dans la cabane du vigneron dont le toit fume au-dessus des arbres ; elle vient s’asseoir, paisible, riante, au milieu des enfans joufflus et roses, au coin de la vieille cheminée noircie, auprès de la bonne femme qui file. Elle jette sur tout ce spectacle rustique un coup-d’œil bienveillant. Puis elle revient ; elle rentre dans le hameau, donnant un regard sur sa route aux épis qui se balancent, au berger sous son arbre, au villageois qui suppute le gain probable de sa moisson, aux jeunes gens qui font voler loin d’eux la boule retentissante, et au tavernier qui polit sur le pas de sa porte les brocs d’étain que remplira bientôt l’ale savoureuse. Sous le portique du château, voici le vieux seigneur qui sort pour aller examiner ses arbres séculaires que la hache doit bientôt abattre. Après un moment de causerie sur le bon vieux temps, elle le quitte, et je suis sûr que le lendemain matin la plupart de ses vassaux recevront du gibier, des fruits, une éclanche, un petit cadeau de leur propriétaire. C’est ce caractère de bienveillance et de philanthropie réelle qui nous charme dans les ouvrages de miss Mitford. Tout ce que l’Angleterre a conservé de saveur antique, de bonhomie patriarcale, miss Mitford l’a saisi. Elle nous a vengés des accusations de Crabbe[4].

C’est un auteur modeste, mais vrai, qui n’aime pas les rudes contrastes et les effets étudiés ; qui se contente de vous montrer le cœur du paysan et du pauvre dans sa réalité ; qui vous introduit à la veillée ; qui vous mène au milieu des glaneuses et des moissonneurs ; dont le coloris est pâle et doux sans être triste ; qui jamais n’a prétendu à la grande poésie et à l’élévation dithyrambique, qui n’a jamais reproduit de douleur fantastique ni créé d’héroïnes à grands sentimens, soupirant à la clarté de la lune et cherchant leur idéal dans les nuages. Il lui suffit d’être sensible et naïve, d’établir dans ses petits tableaux une unité parfaite, une complète harmonie. Douée d’un bon sens exquis, d’une pénétration vive, mais sans malice, et de ce talent admirable qui met tous les évènemens à leur place, tous les personnages dans leur attitude propre, elle a beaucoup d’art, mais un art caché, paisible et discret.

Ses premiers succès ont été dus à quelques poésies gracieuses. On retrouve dans sa prose ces images vives et condensées, cette rapidité et cette facilité de style qui ont appartenu à tous les bons poètes devenus bons prosateurs. Comme auteur tragique, elle a eu son triomphe, et selon l’expression singulière et pittoresque du poète Cowper, elle a pu voir avec joie un amphithéâtre de visages humides garnir la salle de Drury-Lane, où ses tragédies étaient représentées. Ritchie, l’un de nos plus sévères critiques, exceptait miss Mitford de l’anathème général qu’il jetait sur notre époque. Il me disait, peu de temps avant de mourir : « Marie Mitford parle à mon cœur et à mon intelligence. Ses paysages et ses acteurs ne sont pas d’un autre monde. Presque tous les autres peintres de la nature anglaise se contentent de jeter au hasard l’ombre et la lumière, l’éclat et l’obscurité. Chez elle, je retrouve le sol anglais et l’homme d’Angleterre ; aussi je l’honore profondément. »


Théodore Hook[5] est aussi vrai dans son genre que miss Mitford l’est dans le sien. Il ne lui ressemble qu’en cela. Il est citadin. Tous les goûts de miss Mitford sont rustiques. Les pages de Hook offrent le miroir complet de la vie de Londres : affectations de toute espèce, recherches, frivolités, vanité bourgeoise ; tout ce qu’il y a de factice et d’artificiel dans la cité, dans Grosvenor-Square et Pall-Mall, fausses politesses, faux toupets, embonpoint mensonger, prétentions ridicules, simulacres de bon ton et de bon goût ; le gros négoce de Londres enfin, son économie systématique et ses accès d’ostentation, sa morgue et ses faiblesses. Toutes ces misères ont en lui un fidèle analyste. Il n’a pas fait de grands frais d’imagination pour inventer ses fables, souvent confuses, obscures, mal liées ; sa narration marche au hasard : elle suit une route sinueuse, brisée, incertaine ; elle ne doit de prix qu’aux caractères vrais qui l’animent et qui s’y jouent.

Mais aussi voyez comme il saisit, comme il explique, comme il dégage de toutes ses enveloppes le riche marchand de la cité ; comme il le tourne, le retourne, lui ôte sa cravate et son habit, vous ouvre son portefeuille, vous associe à toutes ses craintes, à toutes ses espérances, basées sur son capital fixe et flottant ! Vous le suivez dans ses bureaux, marchant comme un potentat au milieu de ses maigres commis, appuyant sur un pupitre chargé de chiffres son abdomen proéminent, examinant avec un soin religieux la balance de ses comptes, souriant à un actif représenté par six ou sept colonnes de beaux chiffres, apposant à ces résultats sa vénérable signature ; enfin, prenant le bras de son premier commis, montant lourdement dans sa calèche dont les ressorts crient et gémissent sous son poids, et se laissant emporter par deux chevaux rapides vers sa belle maison de campagne, ancien château qui occupe le sommet d’une colline, et où, pendant une semaine, l’image de ses spéculations heureuses bercera sa pensée endormie.

Cet écrivain a passé toute sa vie à Londres ; il parle de ce qu’il sait. Tout son style est imprégné des mœurs et des idées de la capitale anglaise. Le dialecte qu’il emploie est une langue étrangère pour le fermier, pour l’artisan, pour le prolétaire et le campagnard. Quiconque n’a pas été élevé et perfectionné dans cette école de civilisation spéciale, ne comprend rien à cette école qu’on a nommée l’école de la fourchette d’argent[6], à ses graves frivolités, à ses vétilles, à ses niaiseries solennelles. En lisant Théodore Hook, vous déplorez cette société artificielle qui attache tant de valeur aux coutumes les plus puériles, aux modes les plus passagères, qui regarde comme importantes les moindres minuties de l’étiquette sociale. Où sont maintenant les robes à ramages de nos grand’mères ? où sont leurs paniers et leurs édifices de plumes ? où est le plomb qui leur servait à maintenir les vastes manches de leurs robes ? Toutes nos modes actuelles, tout ce dont Théodore Hook a pris la peine de conserver le souvenir dans ses pages, toute cette fatuité pleine de morgue, tous ces riens solennels passeront de même et feront sourire nos enfans.

Homme d’esprit et de talent, improvisateur agréable, fécond en calembourgs bizarres et en ingénieuses plaisanteries : donnez à Théodore Hook une bouteille de vin de Champagne et liberté entière, il vous improvisera de fort jolies chansons, dont la vivacité, la malice et la poésie ne manqueront pas de vous étonner. La plupart des bonnes épigrammes et des satires piquantes qui circulent dans le public passent pour être de Théodore Hook. Ainsi tous les exploits des vieux héros furent attribués au seul Hercule.


James Hogg[7] ne ressemble ni à miss Mitford, ni à Théodore Hook. Il a son genre à lui, son monde qui lui appartient, son atmosphère qu’ils n’ont jamais respirée, son langage qu’ils n’ont jamais parlé. Sans doute on trouve dans le cercle magique tracé par sa baguette, un ciel et une terre, des bergers et des bergères, des passions humaines, craintes et espérances, antipathies et sympathies, amour et haine, comme dans toutes les fictions. Mais l’horizon de Hogg se colore d’une lueur prestigieuse ; mais il y a de la magie, une aurore boréale, une lumière fantastique, une auréole de féerie, qui couronnent et dominent l’ensemble. Voilà ce que Hogg sait créer ; et cette création qui le séduit, le perd. Heureux de s’égarer dans de si étranges domaines, dans ces terres australes et merveilleuses, il oublie que son lecteur a peine à le suivre au milieu de tant d’obstacles, de landes inconnues, de roches aiguës et d’étangs limoneux. Devant lui voltige le feu follet d’une imagination capricieuse, qui le captive et qui l’égare.

Ses deux romans en prose, Dangers des hommes et Dangers des femmes sont loin d’être complets. La conception en est puissante, les élémens d’une belle œuvre s’y trouvent ; mais le monde invisible et le monde visible s’y entrechoquent, sans qu’une harmonie mystérieuse les unisse, sans que l’ensemble ait un caractère de grandeur et de simplicité. Entre la création de l’écrivain et le lecteur, des nuages s’élèvent, qui tantôt nous laissent entrevoir de hautes tourelles, des créneaux sombres, des colonnades magnifiques, tantôt se referment et nous cachent tout l’édifice pour se rouvrir ensuite et dévoiler à nos yeux une poterne, une tour, un portique, une fenêtre sculptée. Que ces échappées de vue vous suffisent. Vous n’en apercevrez pas davantage.

Hogg a plusieurs autres défauts encore. Il s’obstine à créer des personnages héroïques, et ne comprend rien aux sentimens chevaleresques, à la courtoisie, à la délicatesse, à l’honneur civilisé ; ses héros ressemblent aux héros de l’histoire et du roman, comme le sabot du vigneron ressemble au soulier brodé de la duchesse. De longues et inutiles conversations, qui ralentissent et même qui font rétrograder la narration, des allusions quelquefois grossières, des expressions souvent inconvenantes, déparent encore ses ouvrages. Ce dernier défaut lui sera difficilement pardonné ; de tous les dix-neuf siècles qui termineront leur cours en l’an de grace 1900, le nôtre est le plus prude et le plus sévère, du moins en paroles.

À cette critique méritée, joignons un éloge non moins juste. Ses qualités d’écrivain sont nombreuses et remarquables. Il est original ; il n’emprunte, il ne détourne, il ne copie, il n’achète rien à personne ; il vit sur son propre fonds. Son vol est libre et indépendant. Si on lui proposait d’aller à la picorée sur les domaines d’autrui, il répondrait simplement : À quoi bon ? Il s’élance d’une aile ferme et rapide dans l’espace qui lui est assigné : prières ou reproches ne le détourneraient pas de la carrière qu’il a résolu de parcourir. Dans toutes ses fictions, on découvre un sentiment d’innocence pastorale et de grace naïve, dont la Brownie de Bodsbeck est un modèle achevé. Quand il lui plaît de rester simple, personne ne le surpasse. Quelques-uns de ses Contes des nuits d’Hiver sont charmans ; son Wool-Gatherer (le Tondeur de laine) est un chef-d’œuvre dans son genre. Il n’est jamais plus grand ni plus poétique que lorsqu’il fait planer sur les scènes champêtres un monde surnaturel, rempli d’élégance et de charisme. Qu’il n’essaie pas cependant de demander aux cloches de Bow-Street et au bruit de la cité ses magiques inspirations ; les fées et les gnômes respirent malaisément dans cette atmosphère empestée et brumeuse. Qu’il reste campagnard ; qu’il s’en tienne à sa vieille Écosse, au seul pays d’Europe où le peuple ait encore assez d’imagination pour chercher un génie dans la caverne, pour avoir peur d’un vieux fragment d’église. Peut-être Hogg est-il le dernier poète qui doive servir d’organe à ces superstitions populaires. L’industrie et les machines nous envahissent ; la spéculation a jeté son chemin de fer à travers les domaines de la poésie ; les fantômes et les sylphides ont pris l’essor et se sont évanouis élevant la lumière du gaz ; et nos petites fées bocagères ont cessé leurs rondes magiques, effarouchées par le bruit des roues de nos diligences et la trompette rauque du conducteur.


Thomas Hope, auteur d’Anastase, ne doit pas être oublié parmi les romanciers modernes. Il s’isole de tous ses rivaux, et son style paraît modelé à la fois sur le goût hellénique et sur le type oriental. Élève des anciens plutôt qu’imitateur des écrivains nationaux, il se distingue par la vivacité et la grace de l’imagination, par la vérité des caractères et par l’habileté avec laquelle il s’est associé aux mœurs, aux idées, au langage des peuples étrangers qu’il a dépeints.

« Il serait difficile, dit Gifford, de tourner quelques feuillets de cet écrivain sans y rencontrer d’heureuses esquisses de caractère, des traits originaux, des idées renouvelées et rajeunies par la finesse et la grace avec lesquelles l’auteur les présente ou plutôt les laisse entrevoir. »

Il y a deux défauts dans Anastase. Le héros est un fripon consommé que nous méprisons du fond de notre ame ; la diction de l’auteur, suspendue entre la prose et la poésie, forme une espèce de jargon babylonien que les pédans aiment beaucoup. Hope cependant était homme de bonne compagnie. Amateur éclairé, riche, généreux et bienfaisant, il a laissé de vifs regrets après sa mort[8].

Le Vathek de Beckford n’est nullement anglais. Son inspiration est toute orientale ; aussi cet ouvrage n’a-t-il jamais été populaire, il n’a trouvé d’admirateurs que parmi les hommes lettrés, les savans et ceux à qui de longs voyages et des observations attentives ont permis d’apprécier le mérite et la fidélité du portrait[9].


John Galt. — Auteur des Annales de la paroisse, de Sir André Wyllie et de Lawrie Todd, Galt ne recherche pas l’élégance, s’éloigne de l’étiquette, a peu de prédilection pour les souvenirs chevaleresques, et ne s’occupe ni d’exalter, ni d’embellir, ni de défendre ou d’accuser la nature humaine. Qu’elle s’arrange comme elle voudra, qu’elle se défende elle-même ; la voici telle qu’elle est, vivante, naïve, sans plaidoyer pour ou contre. Galt s’en tient à l’ancienne façon des conteurs de fabliaux : « Il y avait un jour un homme qui… » et, là dessus, notre homme part, continue sa narration sans s’arrêter, sans faire de phrases, sans regarder à droite ou à gauche pour découvrir des tableaux pittoresques ou des pensées neuves. Nous l’écoutons, et, sans nous en douter, nous sommes captivés par cette magie si simple et si naturelle. À nos yeux les caractères se développent, des personnages que nous jugions communs, vulgaires, peu intéressans, nous attachent malgré nous. Leurs petites bizarreries, leurs particularités si bien analysées, si bien décrites, nous amusent et nous captivent. Celui-ci est niais, cet autre malin, ce troisième est habile, et ce quatrième à la fois sentimental et égoïste. Nous vivons avec plaisir dans le sein de cette petite coterie dont les acteurs ne peuvent nous faire aucun mal, et dont les ressorts nous apparaissent, dévoilés par une main si habile.

Nous avions commencé la lecture d’assez mauvaise humeur ; bientôt notre front se déride ; nous approuvons, nous sourions ; nous reconnaissons une veine cachée de causticité bonhommière ; nous nous habituons au langage narquois de l’auteur ; enfin, la gaîté nous gagne, le rire fou nous prend, et nous ne quittons l’ouvrage qu’à la dernière page du dernier volume.

Rien de plus complet et de plus vrai que les Annales de la paroisse. Les Héritiers d’Ayrshire et le Prévost se placent à peu près sur la même ligne. Ce sont des caractères soutenus jusqu’au bout, des hommes réels, qui sont sortis tout armés du cerveau de Galt. Voyez le révérend Balwhidder ; il n’a qu’un talent, qu’une expérience. Il sait diriger sa femme, ou plutôt ses femmes. C’est là tout son génie, toute son étude. Une théière se casse ; il est bien plus épouvanté que lorsque la révolution française éclate. Il vit dans sa retraite, étranger aux mouvemens du monde et tout entier aux petits incidens de son ménage pacifique. La première mistriss Balwhidder une fois morte, il jette les yeux sur une voisine qui se place à l’église dans la stalle numéro 3, et il épouse la voisine avec une ponctualité religieuse, un an et un jour après les funérailles de la défunte. Quand on lui apprend la mort de Louis xvi, il découvre, comme grand résultat de cet événement, un fait remarquable qu’il prophétise : c’est qu’il y aura hausse dans le prix des tabacs, comme cela était arrivé en 1777.

J’aime beaucoup moins Galt peintre d’histoire, que lorsqu’il se renferme dans la vie domestique et intérieure. Son originalité propre, c’est le ton du paysan caustique et madré. Il se gêne, il met un corset et une cotte de maille pour faire parler ses belles dames et ses chevaliers. Il fait la révérence comme son maître de danse l’a voulu. Il marche à pas comptés, il mesure ses mouvemens, et quelquefois toute cette régularité, tout cet effort, n’aboutissent qu’à prêter à ses personnages des actions sans rapport avec leur caractère. Son portrait de l’archevêque Sharpe est faux et exagéré. C’était bien assez de lui donner le vice qu’il avait : le fanatisme persécuteur. On peut adresser le même reproche à Southennann, à sir André Wyllie, à Stanley Buxton, à Ringan Gilhayze et à quelques autres romans de Galt. Mais laissez-lui raconter les aventures de la vie privée. Dans ce genre il n’a pas de maître. Une foule de caractères vrais et singuliers se développent et éclosent naturellement comme les bourgeons des arbres et des fleurs par une belle matinée de mai. Puis, commence un babil amusant et caractéristique, menu scandale, conversations familières, détails charmans qui nous entraînent et nous intéressent malgré nous.

Bien que le style dont se sert Galt soit spécialement écossais, son talent appartient à tous les pays. Il peint des situations et des hommes de tous les temps et de tous les lieux. Lawrie Todd est une conception aussi naturelle que poétique. Cet homme débile, maladif, qui se hasarde dans les grandes solitudes de l’Amérique, les défriche, les cultive, établit le règne de l’intelligence humaine et de la civilisation dans les lieux sauvages que l’ours et le renard habitaient, n’est-il pas un véritable héros et un héros plein d’originalité ? Rien de plus dramatique et de plus vrai que ses conversations. J’aime surtout ses femmes âgées pleines d’expérience, connaissant la vie et les hommes, parlant de leurs anciennes conquêtes, ayant pitié des jeunes femmes qui ne sont plus ni si jolies ni aussi bonnes ménagères qu’autrefois. Galt excelle dans ces peintures flamandes[10]. C’est un homme d’une grande taille, d’une physionomie mâle. Sa conversation est agréable et facile. Il est dévoué à ses amis et trouve des amis dévoués.


Je voudrais vivre dans un monde créé par John Wilson[11]. Quels charmans paysages il sait inventer ! quelles vallées ravissantes ! quelles montagnes pittoresques ! quels cieux rayonnans ! quels ruisseaux harmonieux ! quelles clartés douces s’échappent de l’orbe du soleil, à demi caché par la cime des monts ! C’est un paradis que le monde de John Wilson. Les chants du rossignol retentissent, le daim s’élance et traverse la forêt, l’épine et la ronce se dépouillent de leurs armes aiguës. Au milieu de ce théâtre enchanteur, une femme, type de la perfection, vient animer le paysage de sa présence : ange revêtu d’une forme humaine, pressant les fleurs nouvelles de ses pieds délicats et nus, jetant sur tout ce qui l’entoure, même sur les animaux sauvages qui perdent leur férocité en la voyant, le magique prestige de sa beauté. Tel est le domaine intellectuel dans lequel se joue l’imagination de Wilson. Il sait être spirituel, ironique, éloquent tour à tour. La palette de Wilson le peintre n’est pas aussi riche que la sienne en couleurs étincelantes et lumineuses. De tous nos romanciers, c’est lui qui a l’imagination la plus riante, la plus éthérée ; il aime à recueillir tout ce qui est aimable et gracieux dans les domaines de la réalité ou de la féerie. C’est là son charme et c’est aussi son défaut. Ce qu’il y a de divin dans l’intelligence et dans l’ame, ce qu’il y a de pur et de doux dans la nature inanimée lui appartient en propre. Il laisse au génie misanthropique et austère les ronces et les marécages, les landes et les déserts. Mais ce monde idéalisé, mais cette perfection abstraite, mais cette beauté angélique suffisent-ils aux créations de l’intelligence ? N’avons-nous pas nos folies et nos faiblesses ? Nos passions, nos opinions, nos goûts, ne sont-ils pas de temps en temps fort prosaïques ? Le positif de la vie n’est-il pas toujours prêt à fouler aux pieds les plus belles et les plus fraîches de nos fleurs, comme ces animaux indisciplinés dont la marche pesante écrase sur les plates-bandes nos violettes et nos œillets ? Le mauvais levain de la nature humaine est malheureusement un ingrédient nécessaire de ce monde. La rose est plus belle sur sa tige armée de pointes acérées qu’au milieu du bouquet composé par la jardinière ; et la vertu brille d’un plus pur éclat, environnée de tant de vices et de tentations.

Ce qui est étrange, c’est que Wilson, plus que personne, sait comprendre non seulement le côté poétique et idéal, mais le côté prosaïque et positif des choses humaines. Lisez ses critiques dans le Blackwood. Avec quelle finesse, quelle verve spirituelle, quelle fécondité vive et maligne il distribue l’éloge et le blâme !

Ombre et lumière de la vie écossaise[12], Épreuves de Marguerite Lindsay, le Bûcheron, tels sont les titres de ses principaux romans, que le public a eu le bon goût d’adopter. Ils respirent un sentiment tendre, délicat, naïf ; les personnages qui s’y jouent ne sont pas destinés seulement à figurer dans les quadrilles, mais à être femmes et mères, filles et frères, à aimer, à se dévouer, à souffrir, à remplir noblement et modestement leur carrière. Ses femmes surtout sont d’une modestie et d’une grace toute rayonnante, tout éthérée.

Wilson a les élémens du génie, dans toute l’étendue de ce mot. Sa puissance intellectuelle est forte et variée. Je ne sais quel genre d’ouvrage serait au-dessus de ses forces ; qu’il essaie tout, il accomplira toutes les merveilles excepté celle de se rajeunir. Mais, grace à Dieu, il est encore aussi éloigné de la vieillesse que de l’adolescence.


Horace Smith a débuté par la publication de quelques parodies qui ont eu beaucoup de succès et qui le méritaient. Jamais les vers de Crabbe et ceux de Scott n’ont été imités avec une plus étonnante exactitude ; ce n’était pas une imitation, mais un fac-simile complet.

Ensuite il a marché sur les traces de Walter Scott, et, sans atteindre le degré de perfection du maître, il a créé des ouvrages dignes d’estime, par exemple Tor-Hill et le Manoir de Brambletye, qui prouvent de l’habileté, l’art d’inventer des incidens vraisemblables, des caractères bien posés, des situations heureuses, et de jeter sur le drame une couleur de réalité locale. Mais le grand magicien d’Écosse avait quelque chose de plus encore, un talisman qui prêtait aux acteurs et à la scène une vie bien plus naïve, une existence bien plus vraie. Chez Horace Smith, c’est le costume qui domine ; c’est l’apparence extérieure, c’est la draperie qui attirent l’attention. Nous voyons défiler devant nous les cavaliers et les têtes-rondes, simples personnages de tapisserie, auxquels manquent la chair et le sang. L’auteur n’est pas entré dans leur intimité ; on voit qu’il les connaît à peine, qu’il se contente de les peindre à l’aquarelle sans les analyser, sans les anatomiser, sans leur demander tous leurs secrets. Plus heureux lorsqu’il met en scène des personnages subalternes que dans ses portraits historiques, il sait copier la nature quand il ne veut s’occuper que d’elle. Il sait décrire, mais il abuse des détails. Il compte toutes les parties d’une armure, tous les ornemens d’une chambre ; il ne nous fait grace de rien.

Homme d’esprit d’ailleurs, il trace avec talent des portraits grotesques. Il sympathise avec la noblesse et la générosité de l’ame. Ses essais en vers, qui lui ont valu de la célébrité, étincèlent de saillies ingénieuses et renferment quelques peintures piquantes de la vie bourgeoise à Londres.


John Banim passe, auprès de quelques juges, pour le premier des romanciers vivans ; alors même que Walter Scott existait encore, j’ai entendu quelques personnes placer le grand homme au-dessous de Banim. D’autres le condamnent comme le plus prolixe, le plus faible, le plus extravagant de tous nos écrivains.

Quelque difficile qu’il soit de concilier deux opinions si différentes, on ne peut s’empêcher de reconnaître à la fois dans les ouvrages de Banim une largeur de pinceau, une puissance dramatique, une audace de pensée rares, mais aussi une prolixité fatigante, un babil souvent oiseux et un singulier défaut de tact et d’habileté. C’est du point de vue irlandais qu’il faut juger John Banim, les passions fortes, la patriotique indignation, les élans de tendresse et d’enthousiasme auxquels il se livre. Les deux îles voisines ne se ressemblent guère ; pour comprendre les ouvrages qui reflètent comme dans un miroir le génie de l’Irlande, il faut devenir Irlandais. Quelque violens, quelque exagérés que soient à mes yeux les accès de rage, de désespoir, de joie et d’amour qui remplissent les Contes de la famille O’Hara, je suis persuadé que cette exagération et cette violence sont historiques et même nationales. Ajoutons que l’auteur aurait rendu sa gloire plus durable et plus pure, s’il avait adouci des teintes si rudes et si sauvages, s’il avait modéré cette frénésie ardente qui s’accorde rarement avec la grace, la convenance et la beauté[13].


Édouard Lytton Bulwer, doué de talens très variés, a donné plus d’une preuve de sa puissance intellectuelle. Il sait comprendre à la fois le sarcasme acéré et la plaisanterie légère, les mœurs du grand monde et les mœurs héroïques, le pathétique et le grotesque : on l’a vu reproduire avec le même bonheur les scènes des palais et celles des chaumières, faire agir et parler sur le même théâtre l’homme rustique et l’homme de cour. Maître de tous ces élémens disparates, il ne manque pas d’habileté pour les réunir, et sur cet ensemble bizarre une imagination pleine de caprice et de charme fait jouer sa lumière, souvent obscurcie, mais souvent brillante, mais toujours active et libre. Vous trouvez de tout dans les œuvres de Bulwer : le parlement et ses héros ; les salons, leurs frivolités, leurs diamans et leurs panaches ; Londres pendant la nuit, Londres souterraine, avec ses brigands de mauvais ton dans les carrefours et ses brigands couverts de soie dans les maisons de jeu ; la pauvreté dans ses tortures, dans ses crimes, dans ses remords. Bulwer est jeune, il sait beaucoup, il a beaucoup observé ; sa conception est presque toujours morale, et l’exécution de ses romans, le dessin de ses portraits sont dramatiques. Il a de l’audace dans le style, quelque chose d’expressif et de rapide ; des passages heureux, des traits brillans semblent s’échapper de sa plume sans effort.

Disons un mot de ce qui lui manque. Son esprit facile et vif court et s’égare sur tous les objets, rayonne sur les monts, passe sur les villages, éclaire le sommet des édifices, s’abaisse sur les marécages et les joncs des étangs, et continue cette route vagabonde, que guide la seule fantaisie. On s’étonne de rencontrer des conversations oiseuses à côté de discussions graves, des saillies grotesques à côté d’accès misanthropiques. On se rappelle involontairement ces Romains qui réparaient, avec des fragmens de porphyre et d’albâtre arrachés à l’autel des dieux, les brèches faites à leurs remparts de briques par les catapultes ennemies. Nous admirons tout ce qu’il y a d’étendue, de variété, de souplesse et d’expérience sociale chez cet homme remarquable ; et cependant je ne sais quel manque d’harmonie nous frappe et nous déplaît. Quelques notes nous semblent fausses ; quelques disparates nous choquent.

Il a pris en main la cause de la littérature. Homme politique, il s’est dévoué à cette cause. Il a déployé de l’éloquence, de l’audace, une spirituelle facilité d’invective pour réhabiliter la condition de l’homme de lettres en Angleterre. Honoré partout ailleurs, l’homme de lettres est méprisé parmi nous. M. Bulwer a beaucoup à faire, une montagne de préjugés à soulever et à renverser pour accomplir la tâche qu’il se propose. Dans la Grande-Bretagne, les relations de famille et les richesses sont tout ; le génie meurt inconnu sans les guinées ou le patronage. Napoléon, Shakspeare, Gibbon, ne seraient parvenus à rien parmi nous[14]. Que le ciel favorise les efforts de Bulwer, quelque téméraires qu’ils puissent être !


Jean Gibson Lockhart. — Les romans qu’il a publiés sont d’une nature si variée, que l’on serait tenté de les attribuer à des écrivains différens. C’est un de ces hommes qu’il est difficile de juger, tant les qualités dont son intelligence se compose sont hétérogènes. Il connaît la vie et le monde, la littérature et les anciens ; il a de la sympathie pour le beau comme pour le comique, pour le monde invisible comme pour le monde visible. Il a prêté à quelques-uns de ses acteurs le langage léger, facile et sémillant des coteries superficielles pour leur donner ensuite des paroles pleines d’émotion, de passion, de naturel ; mais depuis qu’il s’est livré exclusivement à la critique, il a jeté sur les créations de sa jeunesse un coup-d’œil de mépris.

Les Lettres à Pierre, son premier ouvrage, attestent en effet peu de maturité. C’est un singulier mélange de toutes les idées et de tous les sujets : l’auteur parle au hasard de tout ce qui a frappé son imagination et éveillé sa pensée, de la manière de couper et de servir le pudding écossais, de la parure des dames à Glascow, de poésie, de phrénologie, de critique, d’agriculture. Il y a de la vérité, de l’effet, beaucoup d’esprit et de vigueur dans ce livre, quelque incomplet qu’il soit. Valerius est un roman de mœurs qui reproduit la situation privée des Romains sous les Césars. Le vieux squelette des contemporains d’Auguste a repris des chairs, de la vie et du sang, et s’est ranimé d’une existence brillante et forte. Adam Blair, remarquable par la délicatesse des touches et la sensibilité, se rapproche sous quelques rapports de l’école allemande et de ses exagérations mystiques. Reginald d’Alton, le dernier ouvrage de Lockhart, est préférable sous plus d’un rapport à Adam Blair.

Tour à tour Lockhart est simple, concis, sans ornemens, et pittoresque, prodigue de métaphores, poussant jusqu’au luxe asiatique l’éclat des périphrases et la beauté des images. On dirait que lorsqu’il veut être simple, il ne trouve jamais que sa concision soit assez nue, assez âpre, assez dépouillée de parure ; et que lorsqu’il veut être poétique, il prenne à tâche de pousser aussi loin que possible la splendeur et l’éloquence du discours. Je préfère, je l’avoue, son style orné et embelli, à son style concis et nerveux. Ce dernier s’accorde bien moins avec le génie de la fiction qu’avec l’éloquence parlementaire.

Lockhart est poète dans toute l’étendue de ce mot. Depuis quelque temps il a déposé la baguette magique pour saisir la férule du critique, et je ne doute pas qu’il ne ressente quelque peine à se voir forcé d’analyser et de juger autrui, lui à qui la nature a fait le plus beau présent qu’elle puisse faire à un homme : le don de création.

Ses traductions des ballades espagnoles et mauresques sont des chefs-d’œuvre de simplicité, d’énergie et de beauté pittoresque ; toutes les œuvres du même genre pâlissent devant ce beau travail. Lockhart a emprunté à la vieille Bible anglaise cette diction forte et mâle qui s’accorde parfaitement avec le caractère de l’Espagne chevaleresque.


Benjamin d’Isarëli, auteur de Vivian Grey et de la Merveilleuse histoire d’Alroy, possède un sentiment poétique très élevé et très délicat : ces ouvrages seuls suffiraient pour le classer parmi nos écrivains remarquables. Il se plaît à essayer de nouveaux genres, à tenter des routes nouvelles : personne n’ignore le danger de ces tentatives hasardeuses. Novateur pour la pensée et la diction, il n’a pas obtenu tout le succès auquel il prétendait, qu’il méritait peut-être. L’Histoire merveilleuse d’Alroy est revêtue du costume asiatique : ce sont bien là les vastes draperies flottantes de l’Orient, les images fantastiques et éclatantes que le soleil d’Asie fait germer. On a blâmé l’audace de l’auteur ; mais est-on bien certain que notre costume européen moderne, si écourté, si étriqué, si dénué de grace, vaille mieux que le manteau, la robe et le dolman de Perse et d’Arabie ? Si M. d’Israëli, très jeune encore, s’est livré avec trop d’abandon à ce nouveau style, il est probable qu’instruit par l’âge et par la critique, il établira une espèce de compromis et de traité d’alliance entre son style oriental si exubérant et si prodigue de couleur, et le style européen moderne, si pâle et si timide.


Jean-Philippe Richard James appartient à l’école du roman historique : il aime à choisir dans les annales des peuples un nom, un personnage, à remplir les lacunes que l’histoire à laissées, à inventer mille petits détails vraisemblables, à colorer habilement ces détails, à nous montrer le héros dans sa robe-de-chambre et dans son intimité. Du goût, des connaissances variées, une ame faite pour comprendre tout ce qui est noble, généreux et héroïque : telles sont les qualités qui le distinguent ; ses meilleurs ouvrages sont Richelieu et Marie de Bourgogne.

Salathiel par le révérend Georges Croly est une fiction magnifique : c’est le conte populaire du juif errant. Ses aventures sont, comme on le pense, variées et presque interminables, car elles embrassent non seulement ses propres sentimens et les évènemens de sa vie, mais les destinées, la naissance et la mort des nations. Au milieu de passages éloquens et pathétiques et de descriptions sur lesquelles le romancier a jeté à pleines mains l’éclat du style, on trouve des passages froids, d’une solennité imposante, triste, ennuyeuse. Comment s’intéresser à un malheureux qui souffre pendant des siècles, sur lequel toutes les révolutions du monde roulent sans rien changer à son malheur, et qui, toujours étendu sur ce lit de torture, force le lecteur à partager sa longue agonie ? Lorsque pendant quatre-vingt et quelques années nous avons sympathisé avec Salathiel, tout ce que notre cœur renfermait de compassion se trouve épuisé ; le reste de ses aventures ne nous cause plus qu’une sorte d’étonnement stupide.

Le poème du même auteur intitulé May-fair est d’une gaîté très mordante, et se rapproche des meilleures compositions de Swift.


Mistriss Hall peint avec bonheur et détails la vie irlandaise. Personne n’a reproduit plus exactement la jeune fille, le rustre, le laboureur, le fermier d’Irlande. Rien d’exagéré dans ces peintures ; elles vivent, et l’imagination qui les a créées n’a prétendu ni les embellir ni les agrandir.


Peut-être ne trouvera-t-on pas exacte la liste des écrivains que je viens de citer. Je le sais, et le temps qui me presse me force de mentionner à la fois, et sans m’arrêter davantage sur chacun d’eux, plusieurs écrivains dignes d’estime : Lord Mulgrave, auteur de Mathilde ; Ward, auteur de Tremaine ; Lister, auteur de Gramby ; mistriss Gore, qui a publié plusieurs ouvrages pleins d’intérêt : ces derniers n’ont fait que reproduire les formes fugitives de la société actuelle. On peut ranger dans la même classe Grandes routes et chemins vicinaux, par Grattan ; le Kuzzilbash, par Fraser ; Hajji Baba, de Morier. Les Contes et Confessions, de Leitch Ritchie ; les Fêtes de Munster, par Griffin, les Légendes des Fées, par Crocker, sont d’un ordre différent. Ces derniers ouvrages sont empreints d’une couleur poétique, superstitieuse et populaire à la fois.

Je ne dois pas oublier l’auteur d’Élisabeth de Bruce[15], ouvrage charmant, dont l’introduction est inimitable. J’aurais tort également de passer sous silence les tableaux maritimes si vrais pour le fonds, si intéressans par la forme, qu’ont publiés Marryatt, Glascock, Chamier, Basil, Hall, et l’auteur du Patricien sur mer. Comme je n’écris que de mémoire, plus d’une faute doit m’être échappée, et je n’ai cherché qu’à exprimer les impressions qu’une lecture rapide a laissées dans mon esprit. Aussi est-il probable que j’aie oublié plus d’un nom que j’estime et j’admire ; mon appréciation doit être incomplète sous plus d’un rapport.

Des sommités de la fiction descendons maintenant dans les régions de la vie historique, de la réalité, de la vérité, de l’investigation laborieuse. Adieu aux belles féeries, aux créations bizarres et fantastiques ; il nous faut suivre la route macadamizée, la route droite et bordée de trottoirs que le génie de l’industrie moderne ouvre devant nous. Déjà j’ai rencontré dans les domaines de la fiction les traces malheureuses de cette tendance ; déjà j’ai trouvé la machine à vapeur, les roues et les leviers, les ressorts et les poulies dans le royaume aérien du roman et de la poésie. Tout change : l’utilité matérielle envahit le globe ; les plus belles rivières, celles que les anciens souvenirs de la gloire guerrière couvrirent de leur prestige, coulent emprisonnées dans d’étroits canaux ; le teinturier s’établit sur ses bords, et l’onde, autrefois limpide, emporte avec elle tous les débris de la fabrique impure. Tout devient machine, jusqu’à l’air lui-même, qui n’est plus bon qu’à soutenir un aérostat. Dans le cercle magique des fées, Vatt et Boulton ont placé une machine à vapeur de la puissance de soixante et dix chevaux. Le Parnasse ne résonne plus du bruit mélodieux des ruisseaux et du chant de Philomèle, et son écho ne répète plus d’autre bruit que celui des presses à vapeur, lançant dans le public leurs milliers d’exemplaires, leurs magasins à deux sous.


Allan Cunningham.


  1. Voyez les trois livraisons précédentes.
  2. Miss Mitford est la madame d’Arblay des villages. Chez ces deux écrivains, même esprit de minutie et de détail, mais aussi beaucoup de finesse, d’observation, de grace, de sagacité. Rienzi, tragédie de miss Mitford, a eu du succès.
  3. Voyez la notice sur Hannah More dans la 2e partie de cet essai.
  4. Voyez la biographie de G. Crabbe, dans la première partie de cet article.
  5. Sayings and doings (Ce qu’on dit et ce qu’on fait), tel est le titre d’un recueil de contes ou de petits romans, qui a fondé la réputation de Hook. Il a reproduit très minutieusement et très fidèlement les mœurs de la bourgeoisie qui s’enrichit, les prétentions de la demi-aristocratie qui se trouve suspendue entre le comptoir qui lui sert de piédestal et les mœurs élégantes qu’elle essaie d’atteindre. Tous ces écrivains, miss Mitford, Hook, Mme d’Arblay, etc., se rapprochent des peintres hollandais par la finesse et quelquefois par l’éclat, mais aussi par la puérilité de leurs peintures.
  6. Silver-fork school. Les classes inférieures se servent de petites fourchettes de fer et d’étain, à manche de bois, et armées de deux ou trois pointes seulement.
  7. Le berger d’Ettrick, James Hogg, nous semble traité un peu sévèrement par M. Allan Cunningham. Ses contes n’ont pas moins d’intérêt, de grace, d’invention et de facilité que ceux de Galt, et de plusieurs écrivains auxquels le critique prodigue les éloges. Hogg a même une originalité dont il faut lui tenir compte. Il fait agir et parler les gnomes écossais ; il met en mouvement et en action toute la mythologie de l’Écosse. Hogg a fait son éducation lui-même ; il était berger ; le soir il couchait dans une écurie, auprès de ses vaches. À force de lire et de relire un vieil almanach, il finit par connaître ses lettres. Après avoir composé quelques ballades rustiques, il essaya de les écrire : « Mes majuscules, dit-il, dans quelques pages curieuses consacrées à sa biographie, étaient grandes comme des portes cochères, et mes plus petits jambages n’avaient pas moins de deux pieds de haut. » Devenu célèbre dans son canton, il prit un beau jour le chemin d’Édimbourg, et tenta la fortune littéraire, qui, long-temps rebelle, a fini par lui sourire.
  8. Roman, voyage et peinture de mœurs, l’Anastase de Thomas Hope s’est emparé d’une place originale dans la littérature anglaise. Il a ouvert la voie à Morier, à Basil Hall et à beaucoup d’autres. Le héros d’Anastase, aventurier comme Gilblas, spirituel comme lui, est un Grec qui voyage à travers l’Orient moderne, exploitant les hommes et le hasard, jouant avec assez de malice, de grace et d’effronterie, son jeu de Panurge et de Figaro ; brave dans l’occasion ; héros par hasard ; raisonnant philosophie quand il est las de son rôle périlleux ; mêlé d’ailleurs à mille événemens romanesques, à mille scènes pathétiques, grotesques, terribles, qui reproduisent les mœurs orientales de la manière la plus vive et la plus vraie. Cet Anacharsis fripon qui explore l’Asie moderne, comme l’Anacharsis d’autrefois explorait la Grèce héroïque, n’aurait point trouvé toutes ces excellentes peintures, s’il eût été moral, grave, enfin honnête homme. Le style coloré, fin, animé, nouveau, qu’il emploie, est un mérite ajouté à tant de mérites différens ; c’est bien le langage d’un homme placé sur la limite de l’Occident qui juge, et de l’Orient qui se laisse vivre et se contente de jouir ; langage émané d’une sensibilité mobile et capricieuse ; idiome qui se ressent à la fois des mœurs de Constantinople moderne et des souvenirs classiques. Les qualités d’Anastase ne sont pas populaires. C’est un chef-d’œuvre que les gens de goût et de poésie savent apprécier.
  9. Beckford, contemporain de Walpole, et que M. Allan Cunningham, par une singulière confusion de noms et de dates, place entre Thomas Hope et John Galt, l’un mort il y a peu d’années, et l’autre qui existe encore, était un homme fort riche et un orientaliste fanatique. Pendant que Walpole s’enfermait dans ses tourelles féodales pour écrire un roman de chevalerie assez faible, Beckford faisait construire un palais asiatique, essayait en vain d’acclimater en Angleterre les arbres de la Perse et de l’Arabie, et composait son Khalife Vathek, livre dont on a beaucoup admiré la couleur locale, ce qui n’empêche pas qu’il ne soit très ennuyeux.
  10. M. Allan Cunningham ne parle pas de deux ouvrages remarquables de M. Galt, The member et The radical, satires politiques. La première est d’une gaieté et d’une vérité piquantes. La vie de John Galt a été fort aventureuse ; et ses livres portent un cachet spécial qui nous plaît beaucoup : l’homme de lettres ne s’y montre pas, rien n’y sent le métier. C’est l’expérience de la vie qui les a dictés. Vous croyez causer avec un paysan homme d’esprit, qui a vu le monde, qui est devenu matelot, colon, planteur, spéculateur, qui s’est ruiné deux ou trois fois, qui a trafiqué dans toutes les parties du monde, qui a soutenu de longs procès, défriché des terres, mis en mouvement je ne sais combien d’entreprises, qui s’est trouvé en relation avec toutes les espèces de la famille humaine, et qui enfin, dans sa vieillesse, s’est amusé à nous livrer toute cette expérience sous forme de roman.
  11. V. l’article consacré dans ces notices à John Wilson considéré comme poète.
  12. Ces ouvrages ont été traduits en français, et attribués par le traducteur, non pas à John Wilson, mais à M. Allan Cunningham lui-même, auteur de ces essais.
  13. Horace Smith n’est guère qu’un reflet pâle de Walter Scott, Banim s’est inspiré à la fois de Godwin, de Walter Scott et de Lewis. Ce mélange de tons différens n’a pas été toujours heureux. Pour peindre les caractères, comme l’ont osé faire Scott et Shakspeare, il faut une impartialité haute et froide, une finesse presque ironique qui ne s’accordent pas avec la misanthropie déterminée de Godwin, ni avec la fougue sombre de Lewis et de Maturin. Les portraits humains de Banim nous semblent souvent exagérés, et ses peintures de passion sont chargées d’une foule de détails qui en affaiblissent la puissance.
  14. Je ne sais jusqu’à quel point ce reproche peut être considéré comme exact. Le nombre des hommes célèbres de l’Angleterre actuelle, qui se sont frayé une route vers la gloire et la fortune, est fort considérable. M. Allan Cunningham lui-même n’a-t-il pas trouvé des protecteurs et des panégyristes empressés ? W. Scott n’a-t-il pas débuté avec un patrimoine très modique, et ne s’est-il pas placé de niveau avec les premiers noms de la Grande-Bretagne ? Lord Brougham grand chancelier d’Angleterre ; n’était-il pas un avocat assez obscur ?
  15. Mistriss de Bray.