Histoire chronologique de la Nouvelle France ou Canada/01/01

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CHAPITRE PREMIER
Idée generalle de l’Amerique & de la Nouvelle France.


C ette quatrième partie du monde, appelée Chriſtophle Colomb découvre l’Amérique. Indes Occidentales, Nouveau Monde, & communément Amerique, dans laquelle la Nouvelle France eſt ſituée, a été decouverte par Chriſtophle Colomb. Cet illuſtre Pilote Genois, né d’un petit Village nommé Arbiſola, près de la ville de Savone dans cette partie de la Riviere de Genes que l’on appelle la Riviere du Ponant, quitta l’Italie pour ſ’etablir dans l’iſle de Madere ſituée au ſeptemtrion des Canaries. Là ſ’appliquant à faire des Cartes Marines pour l’uſage des Pilotes qui navigeoient vers les coſtes d’Afrique fort peu connues en ce temps-là, il appriſt d’un Pilote Baſque qui relacha à Madere pour maladie que ſon vaiſſeau avoit été pouſſé par le gros temps ſur la Route d’oueſt vers des terres très eloignées qu’il ne pût aborder tant pour le vent contraire qui l’obligea de prendre le large, & de quitter ſa route, que pour les maladies & la faim que ſouffroit ſon équipage. Les avis de ce capitaine qui ne tarda pas à mourir fortifierent Colomb dans les conjectures qu’il avoit que les frequents Vents d’oueſt qui regnoient à Madere, venoient de quelques terres occidentales. Il ſe mit en tête le deſſein de cette grande decouverte. Il en écrivit au Senat de Genes. Il envoya ſon frere Barthelmy Colomb à Henry 7e Roy d’Angleterre. Il paſſa luy meme en Portugal & en parla au Roy Alphonſe qui le fit conférer de ſon deſſein avec deux Coſmographes, mais les uns & les autres le prirent pour un hableur & un chimerique. Colomb ne ſe rebuta point. Il vint en Eſpagne où il ſ’entretint de ſes projets avec le P. Jean Pierez, Religieux de l’ordre de Saint-François de la province d’Arragon, Geographe ; ce Père l’adreſſa à Henry Gufman Duc de Medina-Sidonia, & à Louys de Cerda Duc de Medina-Celi qui n’en firent aucun état. Il retourna vers ce Religieux qui luy donna des lettres de recommandation pour le P. Ferdinand Folabriſca, confeſſeur de Ferdinand Roy des Eſpagnes ; celuy-cy en confera avec le P. François Ciſneros ſon confident, du même ordre de Saint-François, confeſſeur auſſy de la Reine Iſabelle, & depuis Cardinal & Archeveque de Tolede. Ce dernier preſenta Colomb au Roy qui le receut aſſés benignement mais qui le remiſt toutefois à un autre temps, qu’il ne fuſt pas embaraſſé de guerres comme il etoit apres celles de Grenade. Il fallut qu’il attendit huit ans entiers qu’elles fuſſent terminées. Alors le conſeil du Roy reſolut qu’on tenteroit fortune. On luy donna un vaiſſeau & 2 brigantins avec ſeize mille ducats pour ſ’equipper. Il fit 1492 voile du port de Cadis le 3 aouſt 1492. Il alla mouiller aux Canaries d’où il priſt ſa courſe vers l’occident le 8e ſeptembre & au bout de 33 jours il découvrit ſix Iſles, la plus conſiderable deſquelles il nomma Hiſpaniola, où il laiſſa 38 perſonnes dans un fort qu’il fit faire & ſ’en revint après faire ſon rapport au Roy qui fut ravy de l’entendre ; il le renvoya une ſeconde fois l’an 1494 avec 17 vaiſſeaux dont il etoit Amiral. Il retourna une troiſieme fois d’où il ne revint que les fers aux pieds avec ſes frères, mais enfin après ſ’eſtre juſtifié des calomnies que luy avoient impoſé ſes envieux, il fuſt renvoyé pour une quatrième fois en 1502 & retourna enſuitte en Eſpagne jouir du fruit de ſes travaux où il mourut fort avancé en aage & fort conſideré l’an 1506.

Amérique, d’où elle tire ſon nom.Americ Veſpuce, marchand florentin, ne voyagea en ce continent qu’en 1497, mais les quatre voyages qu’il fit ſous les auſpices des Roys Ferdinand de Caſtille, & Emmanuel de Portugal, firent tant d’eclat, decouvrant le Breſil & autres terres de la ligne equinoctialle, que le nouveau monde en a retenu ſon nom.

Sa diviſion.L’Amérique qui au dela de la Ligne ſ’etend juques au 53e degré, & qui en deçà va autant long qu’on peut penetrer vers le nord ſe peut diviſer ſelon qu’elle eſt poſſedée par les Roys de l’Europe. La nouvelle Eſpagne. Comme le Roy d’Eſpagne y a envoyé le premier, & qu’il a trouvé ces terres d’un grand profit, il y a fait paſſer tant de monde que ſes etats ſ’en ſont affoiblis & que la pluſpart de ſes provinces en ſont devenues preque deſertes ; auſſy eſt-ce luy qui occupe plus de pays en ces Indes occidentales puis qu’il poſſede preque tout ce qui eſt depuis la Floride juques au detroit de Magellan, excepté le Breſil qui appartient au Roy de Portugal. L’on conte[1] dans cette nouvelle Eſpagne 10 ou 12 très belles provinces qui ont chacune leur[2] Gouverneurs généraux, meme quatre Evechés & quatre Archeveſchés, des villes ſans nombre très riches & peuplées. Le trafiq d’or, d’argent, d’indigo, & autres marchandifes pretieuſes y eſt grand, & le peuple à ſon aiſe.

Les Anglois ſ’attribuent les Terres qui ſont depuis La nouvelle Angleterre la Floride juques à Quinebequy, 44e degré de latitude. Ils ont bien quatre cents lieuës de coſtes le long de la mer, quantité de provinces en icelles, dont les plus connues font : la Caroline nouvellement commencée[3] & peu etablie accauſe que les habitants ſ’y portent mal pour les trop grandes chaleurs ; — la Virginie, ainſy appellée pour honorer Elizabeth leur Reine qui eſt morte ſans ſ’etre mariée après avoir porté 40 ans la couronne ; cette province eſt belle[4] ; — la baye de Merlande[5] où eſt l’egliſe de Sainte-Marie qui a bien cinq cents communiants catholiques. La Peſſilvanie[6] où eſt la Riviere de Deloire[7] ſur laquelle ſont baties quatre villes, ſcavoir Philadelphie, Nieucaſſel, Sainte-Jove, Brelincton. Philadelphie contient bien 400 maiſons, les autres ſont plus petites. La Nouvelle Gerfay ; dans la mer Statneland eſt Ambois[8] petite ville à ſept lieues de la Menade. La Menade[9] eſt une ville conſiderable pour ſon trafiq ; la Riviere qui y deſcend a deux Villes, ſcavoir Orange[10] à 60 lieuës, & Hyſſope[11] très petite ville à 30 lieuës ſeulement. Coſtoyant vers le Nort à 10 lieuës de la Menade ſe void la Nouvelle Rochelle[12] formée par les huguenots qui ſont ſortis de France depuis 2 ou 3 ans que leur preſches y ont été renverſés. À 50 lieuës eſt la ville de Rodeland[13] & à cent lieuës eſt Baſton[14] qui eſt une ville groſſe comme la Rochelle.

Il y a en toutes ces provinces 4 Gouverneurs généraux. Ils y content cent mille hommes portants armes ; leur trafiq vers la Virginie eſt de tabac, vers Baſton de farines, de chairs de bœuf ſalé qu’ils portent à la Virginie & aux Iſles Barboude[15] & Bermudes qui appartiennent aux Anglois. Leur travail aidé de la fertilité de la terre fait qu’ils ſont riches. Chacun vit dans quelle Religion il luy plaiſt.

La Nouvelle France ſ’etend depuis Quinebequi[16]La nouvelle France excluſivement juques à la baye du Nord[17] 63e degré de latitude. Sa ſituation ſous les memes degrés que la France, jointe à la poſſeſſion qu’en a le Roy Tres Chretien, luy donne à juſte tiltre le nom de Nouvelle France. Elle ſ’appelle encore Canada, d’une nation de Sauvages qui habitoient vers Gaſpey nommés Canadoqoua[18]. Comme ils ont été hantés les premiers, leur nom eſt reſté & devenu commun à toutes les terres qu’occupent les François. La Profondeur de la Nouvelle France du coſté de l’oueſt eſt encore inconnue ; on la croit devoir aboutir vers la Califournie, ou Indes Orientales. Mr de la Sale[19], par les ſoings de Monſieur le Comte de Frontenac, Gouverneur general de ce pays, a decouvert en 1681 ſa profondeur du coſté du ſud-oueſt ; il l’a trouvée finir au golphe du Mexique éloigné par dans les terres de plus de douze cents lieuës du golphe de Saint-Laurent.

La Cadie.Le Canada peut être conſideré comme ſeptemtrionnal, & comme meridionnal. Au midi eſt la Cadie[20] qui commence depuis Pemtagouet juques à Gaſpey, 48e degré. Le tour de la coſte eſt bien de 300 lieuës. Cette province a ſon gouverneur particulier qui releve de celui de Quebec. Il fait ordinairement ſon ſejour au Port Royal qui eſt une petite ville de 30 maiſons environ. Touts les habitants de la Cadie ne ſont pas nombre de plus de ſix ou ſept cents personnes, repandus en diverſes coſtes ; leur occupation eſt de travailler à la terre, & à quelques endroits à la peſche ; leur trafiq eſt de pelleteries & de bœufs dans les lieux où il y a des prairies.

La Nouvelle France ſeptemtrionnalle ſ’etend Le grand fleuve St.-Laurents le long duquel la colonie françoise eſt etablie. depuis Gaſpey juques à la baye du Nord. À Gaſpey commence l’embouchure du grand fleuve de Saint-Laurents, large de 25 lieuës. Les vaiſſeaux qui montent ce fleuve juques à Quebec le trouveroient toujours large de cinq à ſix lieuës ſ’il n’étoit ſeparé par quelques iſles qui luy donnent deux chenaux. Depuis Quebec juques au ſaut Saint-Louys, il a preque toujours ſa lieuë ; au deſſus de ce ſault ce ne ſont que rapides, chûtes d’eau, grands courants qui ne ſe peuvent monter qu’avec des canots d’ecorces qu’il faut ſouvent porter[21] par terre. Ces eaux qui feroient une très belle Riviere de quatre ou cinq cents lieuës de long juques à la mer ſi elles ne trouvoient les Roches qui briſent leur cours, viennent des lacs Ontario, Erié, des Hurons, du lac Superieur qui a plus de quatre cents lieuës de circuit. Comme ce fleuve ne ſe peut naviguer que cent quatre vingt lieuës, avec les navires & les barques, c’eſt aux quatre vingt dernieres lieuës & au dela que les François ont etabli la colonie, 25 ou 30 lieuës au deſſous de Quebec & ſoixante & dix lieuës au deſſus. Ils ſe ſont arreſtés là parce que les terres ſe ſont trouvées propres à faire du bled & autres grains. Des deux coſtés de la grande Riviere ſe voyent les habitations des François, dont les maiſons ne ſont point aſſemblées en village ou bourg comme en France, mais ſont diſperſées le long de la Riviere par les endroits où la terre ſ’eſt trouvée bonne[22]. Il y a quantité de ſeigneuries, dont quelques unes meme ſont erigées en comtés & en baronies, mais comme il y en a beaucoup de petites, Monſieur l’Eveque de Quebec a reduit toutes les habitations françoiſes à 36 Paroiſſes, aux Curés deſquelles le Roy fait un ſuppleement de trois cent livres pour chacun, afin qu’elles ſoient deſſervies, mais ſon intention eſt fruſtrée, & les Paroiſſes ne ſont qu’en idée parce que l’on employe ſon argent à toutes autres choses[23].

Il ne laiſſe pas d’y avoir trois villes dans l’eſtendueQuebec. de la colonie dont la principale eſt Quebec où demeure le Gouverneur general & l’Intendant du Pays. Cette ville eſt erigée en eveſché qui eſt le ſeul du Canada. Elle a un Conſeil ſouverain compoſé de ſept conſeillers & d’un procureur general, auquel preſide l’intendant, une Juſtice Royalle ſubalterne qui eſt adminiſtrée par un Lieutenant general ou un Procureur du Roy ; elle a encore un Major[24] & un grand Prevoſt.

La ville de Quebec eſt haute & baſſe. La villeVille baſſe. baſſe eſt la plus peuplée & la plus belle ; elle eſt batie tout à neuf depuis l’an 1682 qu'elle bruſla preque entierement. Elle ſ’eſt formée petit à petit le long du Rivage que l’on a etendu par les terres & les decombres que l’on a jetté pour ecarter la marée ; elle contient bien près de cent cinquante maiſons, dont les plus belles ſont occupées par l’Agent de la Compagnie, les marchands & les auſbergiſtes ; dans le reſte demeurent les ouvriers & les gens de mer. L'on y fait une egliſe qui ſervira d’annexe à la Paroiſſe. Les navires qui trouvent bon mouillage vis à vis rendent grandement marchande cette baſſe ville.

Ville haute.En montant de la ville baſſe à la ville haute l’on paſſe par une Rue où il y a une vingtaine de maiſons. Au haut de cette rue, à coſté droit, eſt le Palais epiſcopal, enſuitte le Seminaire qui eſt le plus beau & le plus grand logis du pays ; la paroiſſe eſt à coſté qui tient lieu de cathedrale qui devroit avoir ſeize chanoines, mais ils n’y ſont pas. Les jardins & les autres clos du Seminaire occupent le tiers de la ville ; tout cela appartenoit à Mme Couillard ou plutot à ſes enfans, elle ne laiſſa pas neantmoins de le vendre huit mille francs aux Meſſieurs du Seminaire. Cette place eſtoit donnée plutot que vendue ; les enfans euſſent pû rentrer dans leur bien, fils euſſent trouvé de la juſtice, & fils n’euſſent eu à dos de ſi puiſſantes teſtes[25]. Le College des Reverends PP. Jeſuittes eſt tout proche la Paroiſſe ; le monasſtere des RR. Mères Urſulines n’eſt pas eloigné des Jeſuittes.

À coſté gauche, en montant de la baſſe ville à la haute, paroiſt le Fort ſur la croupe de la montaigne. Monſieur le Gouverneur loge dedans, & une douzaine de ſoldats qui y font la ſentinelle y ont leur corps de garde. Vis à vis du fort eſt l’hoſpice des RR. PP. Recollects qu’ils ont bati dans une place que le Roy leur a accordé. L’envie a été ſi grande ſur cet hoſpice que toutes les puiſſances, ſurtout les Eccleſiaſtiques, ſ’y ſont oppoſées & ſ’y oppoſent encore touts les jours de toutes leur forces[26]. La choſe a fait tant de bruit dans le pays que je ſeray obligé d’en parler dans la ſuitte des temps. Le vuide eſt grand en la ville haute ; il n’y a qu’une rue un peu conſiderable où demeurent les officiers de juſtice. Le reſte des maïſons eſt aſſés ecarté & le tout ne fait pas un nombre de plus de cinquante. L’Hotel Dieu deſſervy par un monaſtere de Religieuſes hoſpitalieres eſt ſur le penchant de la côte vers la Rivière Saint-Charles, & au pied eſt le Palais, où Monſieur l’Intendant loge & où le Conſeil ſ’aſſemble. Le couvent des PP. Recollects[27] eſt à une demie lieuë de Quebec dans une aſſés belle prairie ſi quelques arpents de bois etoient abattus.

Les trois Rivieres.La petite Ville des trois Rivieres eſt à trente lieuës au deſſus de Quebec ; elle prend ſon nom d’une riviere qui en eſt proche, qui entrant dans le fleuve ſe ſepare par quelques Iſles en trois chenaux que l’on a appellé trois Rivieres. Quelques Sauvages deſcendent par cette Riviere & apportent leurs pelleteries aux habitants. Cette Ville eſt cloſe d’une paliſſade, elle a ſon gouverneur qui repond à celuy de Quebec, une Juſtice royalle tenüe par un lieutenant general, & n’a pas plus de 25 ou 30 maiſons & une egliſe.

Ville Marie.La Ville Marie[28] dans l’iſle du Montreal eſt plus conſiderable ; le trafiq des pelleteries qui viennent des nations ſauvages d’en haut[29] l’a rendüe plus peuplée. Elle eſt environnée d’une paliſſade & contient au moins cent cinquante maiſons, dont il y en a quelques unes aſſés belles. Le Seminaire qui eſt formé par les Eccleſiaſtiques de celuy de Saint-Sulpice de Paris, eſt ; nouvellement baty auſſy bien que leur grande egliſe qui ſert de paroiſſe. Il y a un Gouverneur & un Major. Les Meſſieurs du Seminaire ſont ſeigneurs de toute l’Iſle, leur juſtice eſt un baillage qui a son appel immediat au Conſeil. Ils y ont etably deux communautés de filles, l’une de Religieuſes hoſpitalieres & l’autre de Sœurs de la congregation. L’on conte dans toute la Colonie du fleuve Saint-Laurents treize mille perſonnes, y comprenant les ſoldats qui ont été envoyés depuis 1683. Juques à preſent, l’occupation de l’habitant L’occupation des habitants. eſt d’abbatre du bois pendant l’hyver qu’il bruſle ſur le lieu quand il commence à defricher une terre ; quand ſon deſſart[30] eſt avancé, il le meine pour chauffer ou vendre, ſ’il eſt proche de quelque ville ; pendant l’été il laboure la terre. Il eſt heureux quand il en trouve une avantageuſe & qu’il travaille, ſi non il eſt toujours miſerable & pauvre. Le nombre de ces derniers eſt grand, car encore bien qu’ils ne payent pas de taille[31], neantmoins toute l’eſperance de leur profit n’etant que ſur le bled qu’ils peuvent amaſſer, ils ont de la peine à ſe vetir & à fournir aux autres petites neceſſités de leur famille, parce qu’ils n’en amaſſent pas ordinairement plus qu’il leur en faut ; leur nourriture eſt aſſés ſimple : ils vivent pendant l’hyver de lard & pendant l’eſté de laict & de quelques œufs. La chaſſe eſt rare. Il n’y a pas d’autres fruits que des fraiſes & framboiſes & prunes ſauvages. Il y auroit des pommiers en aſſés bon nombre ſi on ſe donnoit la peine de les eſlever & de les conſerver.

Quels ſont les heureux et les malheureux.Les ouvriers qui ne ſont pas débauchés vivent aiſement & peuvent amaſſer du bien. Les marchands ſ’enrichiſſent en peu de temps. Le profit qu’il y a à faire ſur les marchandiſes fait que les Communautés rentées en font venir de France & ont chacune leur magazin. Les Seminariſtes & les PP. Jeſuittes ſont les heureux & les plus riches. Ils partagent enſemble le profit qui ſe peut faire tant parmy les François que parmy les Sauvages. Les premiers, outre la penſion que le Roy fait au Seminaire, ſont encore pour la pluſpart chanoines & curés dans les meilleures paroiſſes du pays, deſquelles ils ne laiſſent pas de recevoir un ſuppleement de trois cents francs que la Cour donne ; ainſy un preſtre qui eſt ſeminariſte, chanoine, curé, reçoit trois revenus tout à coup & fait un grand profit pour le Seminaire. Les PP. Jesuittes qui abandonnent le soing des paroiſſes aux eccleſiaſtiques ſe reſervent celuy des Sauvages qui leur apporte un plus grand profit temporel veu que en donnant quelques denrées à ces barbares, ils amaſſent quantité de Caſtor. Ils font aiſement ce petit trafiq veu qu’ils ſont ſeuls parmy eux & qu’ils permettent rarement & difficilement que les Francois les aillent trouver, à moins qu’ils n’y ayent leur part[32]. L’authorité qu’ils ſe ſont donnée dansEntre les mains de qui eſt l’authorité. le pays fait que les puiſſances qui ſont leur creatures & qui partagent avec eux le butin, ſuivent volontiers leur volontés. Il n’y a ny officiers de guerre & de juſtice ny gentilſhommes qui oſe raiſonner ſur ce qu’ils font ſ’il ne veut perdre ſon office & ſe voir reduit à la mendicité luy & ſa famille. Auſſy eſt-ce la politique du Canada de les tenir tous miſerables afin de les rendre ſujets & ſoumis ; ils ne ſont avancés qu’autant que les PP. Jeſuittes les avancent, & l’on peut dire ſans bleſſer la verité qu’ils tiennent tout le païs en ſervitude & en eſclavage. Une ſi grande ſujettion fait que tout le monde fait paroiſtre à l’exterieur beaucoup de devotion : pourvü qu’un homme ſoit de la Congregation, qui eſt une confrairie etablie chés les PP. Jeſuittes, il eſt dans les bonnes graces & à couvert de toutes miſeres ; une femme de meme, ſi elle veut être eſtimée, doit être de la Sainte famille qui eſt une autre confrairie etablie pour les femmes & filles dans la paroiſſe.

La Religion.[Il[33] n’y a perſonne qui ne se faſſe une neceſſité d’etre devot au moins en apparence, mais après tout jugés quelle peut etre la devotion d’un peuple dont les directeurs ſpirituels font une profeſſion ouverte d’empire, de politique, d’intrigues, de fourberie, d’équivoques continuelles, pour ne pas dire de menſonges, de chicanes, de calomnies, de vengeance ouverte, de vexations manifeſtes, de procès intentés malicieuſement & gagnés injustement, d’un trafiq accompagné d’une avarice infatiable ; qui flattent & adorent les vices de ceux qui entrent dans leur intereſt & qui perſecutent eternellement les perſonnes innocentes qui trouvent à redire à une conduitte ſi peu chretienne & raiſonnable. C’eſt là neantmoins l’eſprit principal & dominant de la Nouvelle France, qui ſans ceſſe fait gemir en ſecret un petit nombre de conſciences droittes & inflexibles à ces perverſes maximes, mais qui gaſte generalement tout un peuple qui ſe voit dans une neceſſité indiſpenſable de ſ’y accomoder.] Cette idée generale de l’Amerique & surtout du Canada m’a mené plus loing que je ne penſois ; deſcendons plus dans le particulier & conſiderons les iſles qui se preſentent avant que d’y entrer.


  1. Notre auteur écrit constamment conter pour compter. Nous avons respecté son orthographe, qui d’ailleurs peut se justifier, le mot conter dans son acception ordinaire venant du latin computare aussi bien que le mot compter. « On trouve souvent, dit Littré, dans les textes anciens conter et compter confondus. »
  2. Nous retrouvons à chaque page dans le manuscrit de notre auteur cette forme de l’adjectif possessif leur écrit sans s, alors même que leur est joint à un substantif au pluriel. Nous conservons cette orthographe, qui s’appuie sur l’étymologie du mot leur venant d’illorum. Voir Littré, au mot Leur, adj. poss. « Leur, représentant illorum, était toujours invariable ; on n’a commencé à le faire varier que dans le XVe et le XVIe siècle, encore sans uniformité ; dans leurs manuscrits autographes, Brantôme et Malherbe écrivent toujours : leur amitiés, leur guerres. »
  3. Les établissements anglais de la Caroline datent de 1622. Ce sont les Français, lors de l’expédition de Jean Ribaud, qu’on trouvera racontée plus loin, qui avaient donné à cette province le nom de Caroline qu’elle a gardé depuis, en l’honneur du roi Charles IX alors régnant.
  4. La Virginie fut la première province de l’Amérique colonisée par les Anglais. Leurs établissements sur ce point datent de 1607.
  5. C’est le Maryland, colonisé, comme on sait, tout d’abord par les Anglais catholiques et partisans de Mary Tudor, appelée « Marie la sanglante » par les protestants du Royaume-Uni.
  6. La Pennsylvanie, ainsi nommée de William Penn, le fondateur de cette colonie de Quakers.
  7. C’est la rivière Delaware, sur laquelle sont les villes de Newcastle et Burlington. Quant à Sainte-Jove, nous ne savons quelle ville l’auteur a voulu ainsi désigner.
  8. Amboy (ancien nom de New-Brunswick) près de l’Île-des-États (Staatsland), d’où le nom donné à la mer avoisinante. Amboy dépend aujourd’hui de l’État de New-Jersey.
  9. C’est Manhatte, le nom « indien » de la ville qui devait s’appeler ensuite New-Amsterdam, puis New-York.
  10. Aujourd’hui Albany.
  11. Est-ce Hudson ?
  12. Aujourd’hui encore New-Rochelle.
  13. Rhode-Island.
  14. Boston. Les Canadiens français d’aujourd’hui prononcent encore souvent Baston, comme écrivaient les anciens auteurs français.
  15. Les Îles Barbades.
  16. Ou Kennebek, nom du fleuve qui faisait autrefois la limite des possessions françaises et anglaises entre la Nouvelle-Angleterre et l’Acadie.
  17. Nom français de la Baie d’Hudson.
  18. Cette explication du nom de Canada est contestable. Jacques Cartier dans sa relation fait commencer la terre de « Canada » en amont de l’embouchure du Saguenay, à la Grosse-Isle ou à peu près. Le mot Canada, dans la langue des sauvages, désignait un village, une réunion de cabanes.
  19. Cavelier de la Salle.
  20. Notre auteur écrit ainsi le plus souvent ce nom qu’il orthographie pourtant aussi quelquefois l’Acadie. L’origine de ce nom reste obscure. On a supposé avec vraisemblance que cette appellation de Cadie ou Cady qui se retrouve dans plusieurs noms de lieux ou de rivières indigènes de cette partie de l’Amérique : Tracadie, Passamacadie, etc., a dû être considérée par les premiers colons français comme étant le terme général des indigènes pour désigner un pays.
  21. D’où le nom de portage donné à ces endroits, et qui est très commun dans la géographie du Canada.
  22. C’est en effet l’un des caractères qui frappent le plus les Européens voyageant en Amérique et spécialement au Canada que cette absence de villages, les maisons et fermes n'étant pas groupées, comme elles le sont d'ordinaire chez nous, en bourgades ou hameaux, mais éparses ou pour mieux dire alignées de distance en distance le long soit du Saint-Laurent, soit des autres artères fluviales, soit des routes qui ont été percées plus tard à une certaine distance de ces premières voies naturelles de communication. Plusieurs fois les gouverneurs ou intendants du Canada ont tenté, pour des raisons tirées de la sécurité des habitants, de leur faire adopter une autre disposition, mais ils se sont presque toujours heurtés contre les mœurs et les goûts des propriétaires agricoles et ont finalement échoué.
  23. Ce grief de l’auteur est appuyé pas la description que M. de Saint-Valier faisait, dans la relation de son premier voyage au Canada (1685), de l’état de dénûment où il trouva la plupart des églises qu’il visita. Sauf celle des Trois-Rivières, « toutes les autres, dit-il, étoient ou si prêtes à tomber en ruines, ou si dépourvues des choses les plus nécessaires, que la pauvreté où je les vis m’affligea sensiblement. » — M. Benj. Sulte dit dans une note : « La majeure partie des revenus ou dîmes des paroisses passait au Séminaire de Québec » (patronné par M. de Laval, évêque ami des jésuites).
  24. Ou maire.
  25. On sent l’animosité de l’auteur contre le Séminaire de Québec, que l’évêque, M. de Laval, favorisait de tout son pouvoir, en même temps qu’il faisait grise mine aux Récollets.
  26. Voir à l’Appendice les pièces relatives à cet hospice et à son clocher, que l’évêque de Québec, M. de Laval, voulait à toute force faire abattre.
  27. Il s’agit de leur couvent dit de Notre-Dame-des-Anges. Il en sera plusieurs fois parlé dans les pièces de l’Appendice.
  28. C’était le nom que M. de Maisonneuve, M. Olier et les autres fondateurs de Montréal avaient d’abord donné à leur ville. Mais le nom de Montréal, donné par Jacques Cartier à la montagne qui dominait l’emplacement de la bourgade d’Hochelaga et donné ensuite par extension à l’île sur laquelle Ville-Marie fut bâtie, s’est imposé aussi à cette ville.
  29. On appelait au Canada « pays d’En Haut » toute la région avoisinant les grands lacs d’Amérique et qui se trouvait en effet en haut, en amont, pour les Canadiens habitant les bords du Saint-Laurent.
  30. Défrichement, du verbe dessarter, essarter, défricher.
  31. Les habitants de la Nouvelle-France avaient été exemptés de cet impôt.
  32. Le tableau n’est pas flatteur pour les jésuites ; mais, malgré l’aigreur qu’on sent entre les lignes de notre historien, on ne saurait le révoquer en doute après tant de témoignages concordants de tous les chroniqueurs du temps. Voir Benj. Sulte, t. VII de son Histoire, ch. V. Il n’y a que La Hontan qui feigne d’en douter dans ce passage : « Plusieurs personnes m’ont assuré que les jésuites faisoient un grand commerce de marchandises d’Europe et des pelleteries du Canada ; mais j’ai de la peine à le croire, ou si cela est, il faut qu’ils aient des correspondants, des commis et des facteurs aussi secrets et aussi fins qu’eux-mêmes, ce qui ne sauroit être. » Mais on sent l’intention ironique de ces lignes.
  33. Ce passage est barré dans le texte avec cette mention à la marge : « Lisés si vous voulés ce qui estrayé cy-dessous ».