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Histoire comique/XIV

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 251-261).



XIV


Il l’alla voir le lendemain, dans le petit appartement du boulevard Saint-Michel. Ce n’était pas son habitude. Il n’aimait guère à se rencontrer avec madame Nanteuil, qui était pourtant à son égard très polie et même obséquieuse, mais qui l’ennuyait et le gênait.

Ce fut elle qui le reçut dans le salon modique. Elle le remercia de l’intérêt qu’il portait à la santé de Félicie, l’instruisit que la pauvre enfant avait été, la veille au soir, agitée et souffrante, mais qu’elle allait mieux.

— Elle travaille son rôle, dans sa chambre. Je vais l’avertir que vous êtes ici. Elle sera bien contente de vous voir, monsieur de Ligny. Elle sait que vous l’aimez bien. Et les vrais amis sont rares, surtout dans le monde du théâtre.

Robert observait madame Nanteuil avec une attention qu’il ne lui avait pas encore prêtée. Il cherchait à voir en elle la figure que sa fille aurait plus tard. Volontiers il lisait en passant sur le visage des mères la bonne aventure des filles. Et cette fois il déchiffrait obstinément les traits et les formes de cette dame comme une intéressante prophétie. Il n’y lut rien qui fût de mauvais augure, ni de bon. Madame Nanteuil, grasse, le teint reposé, la peau fraîche, n’était pas désagréable, dans le mol empâtement de ses chairs. Mais sa fille ne lui ressemblait pas du tout.

La voyant toute calme et placide, il lui dit :

— Vous n’êtes pas nerveuse, vous ?

— Je ne l’ai jamais été. Ma fille ne tient pas de moi. C’est tout le portrait de son père. Il était délicat, sans avoir une mauvaise santé. Il est mort d’une chute de cheval… Vous prendrez bien une tasse de thé, monsieur de Ligny.

Félicie entra. Les cheveux répandus sur les épaules, elle était enveloppée d’un peignoir de laine blanche, retenu très lâche à la taille par une grosse cordelière de passementerie, et traînait ses mules rouges ; elle avait l’air d’un enfant. L’ami de la maison, Tony Meyer, marchand de tableaux, quand il la voyait dans ce vêtement, d’aspect un peu monacal, l’appelait frère Ange de Charolais, parce qu’il lui trouvait de la ressemblance avec un portrait de Nattier représentant mademoiselle de Charolais dans l’habit franciscain. Robert restait surpris et muet devant cette fillette.

— C’est gentil à vous, fit-elle, d’être venu prendre de mes nouvelles. Je vous remercie. Je vais mieux.

— Elle travaille beaucoup, elle travaille trop, dit madame Nanteuil. Son rôle de la Grille la fatigue.

— Mais non, maman.

On parla théâtre, et la conversation fut pauvre.

Dans un silence, madame Nanteuil demanda à M. de Ligny s’il recherchait toujours les vieilles gravures de modes.

Félicie et Robert la regardèrent sans comprendre. Ils lui avaient naguère parlé de gravures de modes pour expliquer des rendez-vous qu’ils n’avaient pu cacher. Mais ils n’y songeaient plus. Depuis lors, un morceau de la lune, comme disait le vieil auteur, était tombé dans leur amour ; seule, madame Nanteuil, en son respect profond des fictions, se rappelait :

— Ma fille m’a dit que vous aviez beaucoup de ces gravures anciennes et qu’elle y trouvait des idées pour ses costumes.

— Parfaitement, madame, parfaitement.

— Venez, monsieur de Ligny, dit Félicie. Je voudrais vous montrer un projet de costume pour Cécile de Rochemaure.

Et elle l’entraîna dans sa chambre.

C’était une petite chambre tendue de papier fleuri, meublée d’une armoire à glace, de deux chaises de crin et d’un lit de fer à courtepointe de piqué blanc, surmonté d’un bénitier et d’un rameau de buis.

Elle lui donna un long baiser sur la bouche.

— Je t’aime, tu sais !

— C’est bien sûr ?

— Oh ! oui. Et toi ?

— Moi aussi je t’aime. Je n’aurais pas cru que je t’aimerais autant.

— Alors, c’est venu après.

— Ça vient toujours après.

— C’est vrai, ce que tu dis là, Robert. Avant on ne sait pas.

Elle secoua la tête.

— J’ai été bien malade hier.

— Tu as vu Trublet ? Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Il m’a dit que le repos, le calme m’était nécessaire… Mon chéri, il faudra que nous soyons raisonnables une quinzaine de jours encore. Ça t’ennuie ?

— Mais oui.

— Moi aussi, ça m’ennuie. Mais qu’est-ce que tu veux ?…

Il fit deux ou trois tours, furetant dans les coins. Elle le regardait avec un peu d’inquiétude, craignant qu’il ne l’interrogeât sur ses pauvres bijoux et ses pauvres bibelots, cadeaux modestes, mais dont on ne peut pas toujours expliquer l’origine. On dit ce qu’on veut, bien sûr, mais on peut se couper, avoir des ennuis, et vraiment ça n’en vaut pas la peine. Elle détourna son attention.

— Robert, ouvre ma boîte à gants.

— Qu’est-ce qu’il y a dans ta boîte à gants ?

— Les violettes que tu m’as données la première fois. Mon chéri, ne me quitte pas. Ne t’en va pas !… Quand je pense que tu peux t’en aller d’un jour à l’autre dans des pays étrangers, à Londres, à Constantinople, je deviens folle.

Il la rassura, lui dit qu’on avait pensé l’envoyer à La Haye. Mais qu’il n’irait pas, qu’il se ferait attacher au cabinet du ministre.

— Tu me promets ?

Il promit sincèrement. Et elle devint très gaie.

Lui montrant la petite armoire à glace :

— Vois-tu, mon chéri, c’est là que j’étudie mon rôle. Quand tu es venu, je travaillais ma scène du quatre. Je profite de ce que je suis seule pour chercher le ton juste. Je tâche de dire large et fondu. Si j’écoutais Romilly, je détaillerais et ce serait mesquin. J’ai à dire : « Je ne vous crains pas. » C’est le grand effet du rôle. Sais-tu comment Romilly voudrait que je dise : « Je ne vous crains pas. » Je vais t’expliquer. Je mets la main sous le nez, j’écarte les doigts et je dis un mot à chaque doigt, séparément, sur un ton particulier, avec une physionomie spéciale : « Je, ne, vous, crains, pas », comme si je montrais les marionnettes ! Un peu plus, je mettrais à tous mes doigts un petit chapeau en papier. C’est fin, c’est spirituel, crois-tu ?

Puis, soulevant ses cheveux et découvrant son front courageux :

— Je vais te montrer comment je fais ça.

Subitement transfigurée et grandie, elle dit avec un air de fierté ingénue et de tranquille innocence :

» — Non, monsieur, je ne vous crains pas. Pourquoi vous craindrais-je ! Vous avez pensé me prendre à votre piège et vous vous êtes mis à ma merci. Vous êtes un homme d’honneur. Maintenant que je suis sous votre toit, vous me direz ce que vous avez dit au chevalier d’Amberre, votre ennemi, quand il eut franchi cette grille. Vous me direz : « Vous êtes chez vous : commandez. »

Elle avait le don mystérieux de changer d’âme et de visage. Ligny était sous le charme du beau mensonge.

— Tu es étonnante !

— Écoute-moi, mon chat. J’aurai un grand bonnet de linon, avec des barbes qui me descendront en étages sur les joues. Parce que, tu sais, dans la pièce, je suis une jeune fille de la Révolution. Et il faut que je le fasse sentir. Il faut que j’aie la Révolution en moi, tu comprends ?

— Tu connais la Révolution ?

— Mais oui !… Je ne sais pas les dates, bien sûr. Mais j’ai le sentiment de l’époque. Pour moi, la révolution c’est d’avoir la poitrine fière sous un fichu croisé et les genoux bien libres dans une jupe rayée, et c’est d’avoir un petit feu aux pommettes. Voilà !

Il l’interrogea sur la pièce. Et il s’aperçut qu’elle ne la connaissait pas. Elle n’avait pas besoin de la connaître. Elle devinait, elle trouvait d’instinct tout ce qu’il lui fallait.

— Dans les répétitions, je n’indique pas un seul de mes effets. Je garde tout pour le public. Romilly en sera bleu… Ce qu’ils seront tous embêtés… Ah ! mon chéri, Fagette en fera une maladie.

Elle s’assit sur une mauvaise petite chaise. Son front, tout à l’heure d’un blanc de marbre, était rose ; elle avait repris son air de gamine.

Il s’approcha, il la regarda dans le gris charmant des yeux, et, comme la veille au soir, devant le feu de coke, il pensa qu’elle était menteuse et peureuse, méchante pour ses amies ; mais il le pensa avec indulgence. Il pensa qu’elle aimait les plus sales cabots ou tout au moins qu’elle s’en arrangeait : mais il le pensa avec une douce pitié ; il se rappela tout le mal qu’il savait d’elle, mais sans amertume. Il sentit qu’il l’aimait, que c’était moins parce qu’elle était jolie que parce qu’elle l’était à sa manière, qu’il l’aimait enfin parce qu’elle était un joyau vivant et une incomparable chose d’art et de volupté. Il la regarda dans le gris charmant des yeux, dans les prunelles où nageaient sous une eau lumineuse comme de petits signes astrologiques. Il la regarda d’un regard si profond qu’elle en sentit le fil la traverser tout entière. Et sûre qu’il avait vu en elle, elle lui dit, les yeux dans les yeux, en lui tenant la tête serrée entre ses deux mains :

— Eh bien ! oui, je suis une sale cabotine ; mais je t’aime et je me fiche de l’argent. Et il n’y en a pas beaucoup qui me valent. Et tu le sais bien.