Histoire comique/XVI

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Calmann-Lévy (p. 266-276).



XVI


Après quinze jours de patience, Ligny la pressa de reprendre la vie d’autrefois. Le terme était échu, qu’elle-même avait fixé. Il ne voulait pas attendre davantage. Elle souffrait autant que lui de ne plus se donner. Mais elle craignait de voir revenir le mort. Elle trouva des prétextes gauches pour différer les rendez-vous, et puis elle avoua qu’elle avait peur. Il la méprisait de montrer si peu de raison et de courage. Il ne sentait plus qu’elle l’aimait et il lui disait des paroles dures. Et il la poursuivait sans cesse de son désir.

Alors vinrent les jours âpres et les heures ingrates. Comme elle n’osait plus entrer avec lui sous un toit, ils montaient en fiacre et, après avoir roulé longuement dans les banlieues, ils descendaient sur de mornes avenues, s’y enfonçaient sous l’âpre vent d’est, marchant à grands pas, comme flagellés par le souffle d’une invisible colère.

Une fois pourtant, le jour était si doux, qu’il les pénétra de sa douceur. Ils suivaient côte à côte les allées désertes du Bois. Les bourgeons, qui commençaient à se gonfler à la pointe des branches fines et noires, faisaient aux arbres, sous le ciel rose, des cimes violettes. A leur gauche, s’étendait la prairie semée de bouquets d’arbres nus, et l’on voyait les maisons d’Auteuil. Les lents coupés clos des vieillards passaient sur la route, et les nourrices poussaient des voitures d’enfants. Un auto traversa de son bourdonnement le silence du Bois.

— Tu aimes ces machines-là ? demanda Félicie.

— Je trouve ça commode, voilà tout. C’est vrai qu’il n’était pas chauffeur. Il n’avait de goût pour aucun sport et ne s’occupait que des femmes.

Montrant un fiacre qui venait de les dépasser :

— Robert, tu as vu ?

— Non.

— Il y avait dedans Jeanne Perrin avec une femme.

Et, comme il montrait une paisible indifférence, elle lui dit sur un ton de reproche :

— Tu es comme le docteur Socrate : tu trouves ça naturel ?

Le lac dormait clair et tranquille entre ses murailles sombres de sapins. Ils prirent à leur droite le sentier qui longe la berge où les oies blanches et les cygnes lissent leurs plumes.

À leur approche, une flottille de canards, comme des nacelles vivantes, le col en forme de proue, cingla vers eux.

Félicie leur dit, d’un ton de regret, qu’elle n’avait rien à leur donner.

— Lorsque j’étais petite, ajouta-t-elle, papa me menait le dimanche donner du pain aux bêtes. C’était ma récompense, quand j’avais bien étudié toute la semaine. Papa se plaisait à la campagne. Il aimait les chiens, les chevaux, toutes les bêtes. Il était très doux, très intelligent. Il travaillait beaucoup. Mais l’existence est difficile pour un officier qui n’a pas de fortune. Il souffrait de ne pas pouvoir faire comme les officiers riches, et puis il ne s’entendait pas avec maman. Il n’a pas été heureux dans la vie, papa. Il était souvent triste. Il parlait peu, sans nous parler, nous nous comprenions tous les deux. Il m’aimait bien… Mon Robert, plus tard, dans longtemps, dans bien longtemps, j’aurai une maisonnette à la campagne. Et quand tu y viendras, mon chéri, tu me trouveras en jupe courte donnant du grain à mes poules.

Il lui demanda comment l’idée lui était venue d’entrer au théâtre.

— Je savais bien que je ne me marierais pas, puisque je n’avais pas de dot. Et de voir mes grandes amies dans les modes ou dans les télégraphes, ça ne m’encourageait pas à faire comme elles. Déjà toute petite, je trouvais joli d’être actrice. J’avais joué à la pension dans une petite pièce, pour la saint Nicolas. Ça m’avait amusée. La maîtresse disait que je ne jouais pas bien ; mais c’était parce que maman lui devait trois mois. Dès l’âge de quinze ans, j’ai pensé sérieusement au théâtre. Je suis entrée au Conservatoire. J’ai travaillé, j’ai beaucoup travaillé. C’est éreintant notre métier. Mais de réussir, ça repose.

A la hauteur du chalet de l’île, ils trouvèrent le bac amarré à l’estacade. Il y sauta entraînant Félicie.

— Ces grands arbres sont beaux, même sans feuilles, dit-elle ; mais je croyais que, dans cette saison, le chalet était fermé.

Le passeur lui répondit que, par les beaux jours d’hiver, les promeneurs aimaient à aller dans l’île, parce qu’on y était tranquille et qu’à l’instant même, il venait encore d’y conduire deux dames.

Un garçon, qui habitait la solitude de l’île, leur servit du thé, dans un salon rustique, meublé de deux chaises, d’une table, d’un piano et d’un divan. Les lambris étaient moisis, les parquets disjoints. Elle regarda par la fenêtre la pelouse et les grands arbres.

— Qu’est-ce que c’est, demanda-t-elle, que cette grosse boule sombre dans le peuplier ?

— C’est du gui, ma chérie.

— On dirait un animal pelotonné autour de la branche, et qui la ronge. C’est désagréable à voir.

Elle posa la tête sur l’épaule de son ami et lui dit languissamment :

— Je t’aime.

Il l’entraîna sur le divan. Elle le sentait qui, glissant à ses pieds, coulait sur elle des mains inhabiles d’impatience, et elle le laissait faire, inerte, découragée, prévoyant que c’était inutile. Les oreilles lui tintaient comme une clochette. Le tintement cessa et elle entendit à sa droite une voix étrange, claire, glaciale, dire : « Je vous défends d’être l’un à l’autre. » Il lui sembla que la voix parlait de haut dans une lueur, mais elle n’osa tourner la tête. C’était une voix inconnue. Involontairement et, malgré elle, elle chercha à se rappeler sa voix à lui, et elle s’aperçut qu’elle en avait oublié le son, qu’elle ne pourrait jamais le retrouver. Elle pensa : « C’est peut-être la voix qu’il a maintenant. » Effrayée, elle ramena vivement sa jupe sur ses genoux. Mais elle se retint de crier et ne parla pas de ce qu’elle venait d’entendre, de peur qu’on ne la crût folle et parce qu’elle discernait tout de même que ce n’était pas réel.

Ligny s’éloigna :

— Si tu ne veux plus de moi, dis-le franchement. Je ne te prendrai pas de force.

Assise le buste droit et les genoux serrés, elle lui dit :

— Tant que nous sommes dans la foule, tant qu’il y a du monde autour de nous, je te désire, je te veux ; et dès que nous sommes seuls, j’ai peur.

Il lui répondit par une moquerie facile et méchante :

— Ah ! si pour t’exciter, il te faut un public !…

Elle se leva et se remit à la fenêtre. Une larme coulait sur sa joue. Elle pleura longtemps en silence. Puis vivement elle l’appela :

— Regarde donc !

Et elle lui montra Jeanne Perrin qui se promenait sur la pelouse avec une jeune femme. Elles se tenaient enlacées, se donnaient l’une à l’autre des violettes à respirer et souriaient.

— Vois ! elle est heureuse, tranquille, cette femme.

Et Jeanne Perrin, goûtant la paix des longues habitudes, allait satisfaite et tranquille, ne laissant pas même paraître l’orgueil de ses préférences étranges.

Félicie la regardait avec une curiosité qu’elle ne s’avouait pas à elle-même et l’enviait de son calme.

— Elle n’a pas peur, elle.

— Laisse-la donc. Quel mal nous fait-elle ?

Et il la prit violemment par la taille.

Elle se dégagea en frissonnant. A la fin, déçu, frustré, humilié, il se mit en colère, la traita de sotte, jura qu’il ne supporterait pas plus longtemps ces façons ridicules.

Elle ne lui répondit rien et recommença de pleurer.

Irrité de ces larmes, il lui parla durement :

— Puisque tu ne peux plus me donner ce que je te demande, c’est inutile de nous revoir. Nous n’avons plus rien à nous dire. D’ailleurs, je vois bien que tu ne m’aimes plus. Et tu l’avouerais, si tu pouvais une fois dire la vérité : tu n’as jamais aimé que ce misérable cabotin.

Alors elle éclata de colère et gémit de désespoir :

— Menteur ! menteur ! C’est abominable ce que tu dis là. Tu vois que je pleure et tu veux me faire souffrir davantage. Tu profites de ce que je t’aime pour me rendre malheureuse. C’est lâche ! Eh bien, non, je ne t’aime plus. Va-t’en ! Je ne veux plus te voir. Va-t’en… Mais c’est vrai, qu’est-ce que nous faisons là ? Est-ce que nous allons passer notre vie à nous regarder comme ça avec fureur, avec désespoir, avec rage. Ce n’est pas de ma faute… Je ne peux pas, je ne peux pas. Pardonne-moi, mon chéri, mon amour. Je t’aime, je t’adore, je te veux. Mais chasse-le, toi. Tu es un homme, tu sais ce qu’il faut faire. Chasse-le. Tu l’as tué, ce n’est pas moi. C’est toi. Tue-le donc tout à fait… Je deviens folle, mon Dieu ! je deviens folle.

Le lendemain, Ligny demanda à être envoyé comme troisième secrétaire à La Haye. Il fut nommé huit jours après et partit aussitôt, sans avoir revu Félicie.