Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 1/Chapitre 10

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LIVRE 1 CHAPITRE 10

CHAPITRE X.

Des Troupes Estrangeres que l’Empire prenoit à sa solde dans le cinquiéme siécle, & des Létes en particulier.


Nous avons vû qu’avant Caracalla les cohortes auxiliaires qui servoient dans les armées romaines, étoient composées de ceux des sujets de l’empire qui ne pouvoient point entrer dans les cohortes prétoriennes, ni dans les légions, parce qu’ils n’étoient pas citoïens romains. Dès que cet empereur eut donné le droit de bourgeoisie romaine à tous les sujets de l’empire qui étoient de condition libre, l’entrée dans les légions leur fut ouverte. Ainsi les troupes auxiliaires que nous voyons servir dans les armées romaines sous le bas-empire, n’étoient plus composées de soldats nés ses sujets, mais d’étrangers qu’il adoptoit, pour ainsi dire, et à qui l’on donnoit le nom d’Alliés ou deConfederés  ; en prenant ce nom dans une acception bien differente de celle qu’il avoit euë sous le Haut-Empire.

Il n’y a point d’apparence que depuis Caracalla jusqu’à Constantin Le Grand, les empereurs n’ayent point pris quelquefois des étrangers à leur service ; mais ce fut sous ce dernier prince, si j’entends bien Jornandés, que cette sorte de Milice devint un pied de troupes toujours entretenu, et qu’elle fut connuë sous le nom de Confederés qui lui devint propre. Cet historien après avoir parlé des exploits des Gots dans les tems précedens, dit que Constantin Le Grand les rechercha, qu’il fit alliance avec eux, et qu’ils lui fournirent, moyennant une capitulation, quarante mille hommes dont il se servit dans ses guerres contre differentes nations. « La République entretient encore aujourd’hui, ajoûte notre Auteur, ce Corps de Troupes, qui porte toûjours son premier nom, c’est-à-dire, celui d’Alliés ou de Confederés. »

Les loix impériales mettent quelquefois en opposition le nom de soldat et celui d’ allié, parce que le premier étoit regardé comme propre à désigner le Romain qui servoit l’empire en qualité de son sujet, et l’autre comme propre à désigner le barbare qui le servoit, en vertu d’une convention faite volontairement. Un rescrit de Valentinien ordonne à Sigivaltus maître de la milice, de mettre des soldats et des alliés en garnison dans les villes de son département, et de garnir les rives et rivages de postes tirés des uns et des autres.

Sidonius Apollinaris pour exprimer que personne ne faisoit sa profession à Ravenne où étoit la cour de l’empereur, et qu’au contraire chacun y vouloit faire le métier d’autrui, écrit à son ami, « Les Vieillards s’y divertissent à jouer à la Paume ; & les jeunes gens aux jeux de Hazards. Les Eunuques y apprennent à faire la guerre, & les Alliés y étudient les Belles-Lettres. » Ce même auteur dit dans une autre de ses épîtres, en parlant de Petronius Maximus, que cet empereur après avoir exercé heureusement les plus grands emplois, n’avoit eu qu’un regne malheureux et troublé sans cesse, soit par des séditions populaires, soit par les révoltes des alliés ou des soldats.

Procope écrit au sujet de quelques érules : qu’ils entrerent au service de l’empire, et qu’ils furent enrôlés parmi les barbares qu’on nommoit les alliés ou les confederés.

On peut consulter encore sur la signification qu’avoit le mot faederati dans le cinquiéme siécle et dans le sixiéme, le glossaire de Monsieur Du Cange. On y trouvera plusieurs autres passages qui font foi que ce mot avoit alors l’acception que nous lui donnons. Je me contenterai donc d’ajouter ici que faederatus, qui veut dire en general celui qui est lié avec un autre par quelque traité de conféderation, avoit si bien été restraint à signifier spécialement les barbares qui servoient dans les armées de l’empire, qu’il étoit devenu leur nom propre et particulier. Aussi voyons-nous que les auteurs grecs qui ont écrit dans ces tems-là ne rendent point faederatus par un mot de leur langue qui signifie la même chose. Ils ne le traduisent point, et ils se contentent de lui donner une terminaison greque, en usant à son égard comme on en use à l’égard des noms propres des provinces, des peuples et des rivieres[1].

Rien n’a tant contribué à la ruine de l’empire romain que cet usage de prendre des étrangers à la solde de l’Etat. Il est vrai que dès le tems des premiers Césars, on tenoit dans Rome même un corps de Germains, destinés à la garde de la personne du prince. Mais ce corps étoit peu nombreux, et d’ailleurs rien n’empêche de croire qu’il ait été composé des Germains qui habitoient dans les Gaules, et qui étoient sujets de l’empire.

En effet, lever des corps de barbares, et les faire servir dans une armée romaine, n’étoit-ce pas leur enseigner ce qui avoit rendu les Romains les maîtres du monde, je veux dire, la discipline militaire et l’art de la guerre ? Si l’empire encore florissant s’étoit trouvé si mal de les avoir enseignés à des peuples domptés, mais non point encore assujettis, s’il avoit eu tant de sujet de se repentir d’avoir laissé servir dans ses troupes Arminius, Civilis, et quelques autres révoltés célebres, qui ne battirent les Romains que parce qu’ils avoient été leurs éleves dans l’art militaire, la raison d’état devoit bien empêcher l’empire dans le quatriéme siécle, de souffrir dans ses camps des corps entiers d’étrangers qui pouvoient d’un jour à l’autre devenir ses ennemis ? Ne devoit-on pas prévoir aussi, ce qui est arrivé dans tous les tems, ce qui arriva pour lors, et ce qui arrivera toujours ; c’est qu’en faisant connoître à des barbares un païs meilleur que leur patrie, on leur fait venir l’envie de l’occuper. Ne devoit-on pas faire réflexion que la superiorité que donne sur l’ancien habitant de ce païs-là, un corps plus robuste et plus capable de fatigue que le sien, en rend nos barbares les maîtres dès que cet avantage n’est plus balancé par une plus grande connoissance de l’art de la guerre. Mais Constantin et ses successeurs auront peut-être regardé cette milice barbare comme un des freins dont il falloit se servir pour retenir les troupes romaines dans la soumission, et les empêcher de proclamer de nouveaux empereurs. D’ailleurs, on ne trouvoit plus, quand il falloit lever la quantité de troupes dont on avoit besoin, un nombre suffisant de Romains qui voulussent bien s’enrôler. Nous avons vû que dès le quatriéme siécle on forçoit quelquefois les fils des véterans d’entrer dans le service, et nous verrons qu’il falloit souvent contraindre les communautés à fournir des hommes pour recruter les troupes romaines.

Quoiqu’il en ait été, il faut que les conjonctures qui donnerent lieu à introduire un usage aussi notoirement pernicieux que celui d’entretenir des corps de troupes composés d’étrangers, ayent été bien pressantes. Mais il survient quelquefois des occasions où l’on ne sçauroit sauver un Etat sans aller contre les maximes fondamentales du gouvernement. Telle aura été la conjoncture qui aura fait lever le premier corps de troupes étrangeres que les Romains ayent entretenus. D’autres conjonctures en auront fait lever un second. Enfin cet abus qu’on aura excusé par la raison qu’il falloit ménager le sang des sujets, et par celle qu’il valoit encore mieux que les barbares voisins du territoire de l’empire portassent les armes pour les Romains que contr’eux, se fortifia à un tel point, qu’il devint plus dangereux d’entreprendre de le changer, que de continuer à le souffrir.

Il y eut même des empereurs qui marquerent beaucoup plus de confiance et d’amitié aux troupes étrangeres qu’aux troupes romaines. Gratien qui regnoit environ quarante ans après Constantin, irrita les légions contre lui par sa prédilection pour les alliés. Toute son attention, dit Aurelius Victor, étoit pour un corps d’Alains qu’il avoit attirés à son service en leur donnant beaucoup d’argent, et il préferoit hautement ces barbares mercenaires aux vieilles troupes composées de soldats romains. Enfin, ce prince avoit tant d’affection, et même tant d’amitié pour nos barbares, qu’il retenoit toujours auprès de sa personne, qu’on le voyoit souvent dans les marches habillé comme eux.

Rutilius qui partit de Rome pour revenir dans les Gaules peu de tems après que cette ville eut été prise par Alaric, dit que Rome même avant sa prise, étoit déja remplie de soldats et d’officiers habillés de peaux, et qu’elle étoit aux fers avant que d’avoir été faite captive. Nous verrons dans la suite que les Romains qui s’habilloient d’étoffes, désignoient souvent les barbares par la dénomination d’ hommes vétus de peaux .

Quelles étoient les capitulations que les barbares qui s’engageoient à servir l’empire, faisoient avec lui ? Elles étoient apparemment que l’empire pourvoiroit à leur solde, qu’il leur donneroit une récompense, et qu’ils ne seroient point obligés à servir dans des provinces éloignées de leur patrie. Cette conjecture est fondée. On voit dans Ammien Marcellin que les Germains nés hors des limites de l’empire, faisoient, quand ils entroient dans son service, une espece de pacte, qui devoit ressembler en beaucoup de choses aux traités d’alliance qui sont entre les rois très-chrétiens et le corps helvetique, comme aux traités faits entre les états géneraux et l’état ou canton de Berne ; et qu’il y avoit dans ces capitulations plusieurs choses de stipulées concernant la subsistance, la discipline, et les récompenses des soldats et des officiers. Nous voyons, par exemple, que comme les Suisses sont exemtés par les traités qu’ils ont faits avec la France, de servir sur mer, de même les barbares, dont nous parlons, étoient dispensés par la capitulation qu’ils avoient faite avec les Romains, d’aller servir par tout où il plairoit à l’empereur de les envoyer.

Lorsque Constance eut pris la résolution d’aller faire la guerre aux Perses, il donna ordre à Julien qui commandoit alors les armées des Gaules, de faire passer en Grèce quelques-uns des corps de troupes étrangeres qui servoient dans ces armées. Julien lui representa qu’il convenoit d’executer cet ordre avec beaucoup de circonspection, afin de ne point donner un sujet de plainte légitime aux barbares d’au-delà du Rhin, qui servoient dans ces troupes, et qui n’étoient venus s’enrôler dans les Gaules, qu’à condition qu’on ne les obligeroit point à servir au-delà des Alpes. Julien ajoutoit qu’il étoit à craindre, si l’on usoit de violence ou de supercherie envers ces barbares, qu’on ne dégoutât du service de l’empire les étrangers qu’on n’y pouvoit engager que de leur plein gré, et qui exigeoient ordinairement la même condition avant que d’y entrer.

Tout ce que je sçais concernant la solde que les Romains donnoient aux barbares qui s’enrôloient dans leurs troupes, se trouve dans une lettre que Theodoric, roi des Ostrogots, écrivit tandis qu’il gouvernoit déja en Italie aussi absolument que s’il avoit été empereur d’Occident, et qui fut adressée à un essain de Gépides qu’il vouloit employer à faire la guerre aux Francs, qui pour lors étendoient les bornes de leur domination dans les Gaules. » Mon intention, leur écrit ce Prince, étoit d’abord de vous faire fournir l’étape en nature sur toute votre route ; mais après avoir fait réflexion qu’on pourroit bien vous délivrer des denrées de mauvaise qualité, ou vous les apporter trop tard, j’ai pris le parti de vous la faire donner en argent, en faisant toucher à chacun de vous par semaine trois sols d’or payés en especes. On vous accorde encore la liberté de vous servir des maisons qui appartiennent au Domaine, & qui pourla commodité de ceux qui voyagent par ordre du Prince, sont bâties sur toutes les grandes routes : Ces maisons sont toutes à portée de bons pâturages. Le peuple des environs vous y apportera des vivres en abondance, dès qu’il aura sçu que vous les payez bien. Au reste, faites diligence, & conduisez-vous sur la route avec une moderation qui donne à connoître, que c’est pour le Service de l’Empire Romain que vous portez les armes.[2] »

Comme il doit être parlé souvent de ces sols dans notre ouvrage, je supplie mon lecteur de se souvenir de ce que j’en vais rapporter. Les sols d’or que les derniers empereurs romains faisoient frapper[3], étoient à peu de chose près, du même titre que nos écus d’or, et ils pesoient un cinquiéme de plus que celles de ces dernieres especes qui avoient encore cours en 1689. Les sols d’or du bas empire, et ceux de nos premiers rois qui sont de la même valeur, passeroient donc aujourd’hui premier janvier 1730 s’ils étoient encore de mise, pour environ quinze livres tournois. Ainsi chaque Gépide touchoit par semaine, tant qu’il étoit en route, à peu près quarante-cinq livres de notre monnoye. Suivant toutes les apparences nos Gépides se contentoient d’une moindre solde lorsqu’ils campoient, ou lorsqu’ils étoient dans leurs quartiers. Quelle étoit alors cette solde ? Je n’en sçais rien, mais nous sçavons que dès le tems de Tibere le soldat romain touchoit par semaine la valeur de quinze francs de la monnoye qui a cours aujourd’hui, et dans tous les tems comme dans tous les états, la paye du soldat étranger a toujours été aussi haute du moins, que celle du soldat né sujet du prince qu’il sert.

On voit par la Notice de l’empire, qu’il y avoit un grand nombre de corps de troupes composées de barbares, qui servoient dans les Gaules au commencement du cinquiéme siécle. La multitude de ces cohortes ou de ces corps fait même croire qu’ils n’étoient pas bien nombreux. Il est très-probable que chacun d’eux n’étoit que de sept à huit cens hommes. Du moins il est certain que ce nombre étoit dans les tems précedens, celui des soldats qui composoient une cohorte, et nous ne sçavons pas qu’il y eût eu rien de changé à cet égard. Chacun de ces corps avoit bien un commandant de sa nation, mais il est certain que ce chef étoit subordonné à ceux des géneraux de l’empereur dans le département desquels il servoit. La notice le dit en plus d’un endroit.

Suivant la notice de l’empire, les troupes auxiliaires qui servoient dans les Gaules, étoient composées de Francs ou d’autres nations germaniques, ainsi que de celles qui habitoient à l’orient du Danube, et au nord du Pont-Euxin. La notice met au nombre des nations qui composoient les troupes dont il s’agit ici, les létes [4] dont il est fait aussi mention dans Zosime et dans Jornandés. Monsieur Du Cange et quelques autres de nos meilleurs auteurs, ont cru que ces Létes étoient une nation particuliere, et leur erreur, supposé qu’ils se soient trompés, n’est pas sans quelque fondement. Zosime dans un passage que nous rapporterons ci-dessous, semble dire que les Létes fussent alors un des peuples de la Gaule. Mon sentiment est néanmoins, que Léte n’étoit point le nom propre d’aucune nation particuliere, mais un nom qui marquoit l’état et la condition de ceux qu’on désignoit par ce terme-là ; enfin un nom qui se donnoit à tous ceux des barbares enrôlés au service de l’empire, ausquels on avoit conferé des bénefices militaires, ou quelqu’autre établissement, et cela de quelque nation que fussent ces barbares. En éclaircissant ce point de nos antiquités, qui semble d’abord appartenir à la geographie, nous ne sortirons point cependant de la matiere que nous traitons actuellement, parce que les faits que nous allons alléguer pour justifier notre sentiment, enseignent plusieurs choses concernant le service des troupes barbares qui portoient les armes pour les romains durant le cinquiéme siécle et le sixiéme.

Notre premiere raison, c’est qu’aucun auteur ancien ne dit quelle étoit la premiere patrie des Létes, ni dans quelle contrée particuliere des Gaules ils avoient leur seconde patrie. Notre deuxiéme raison, c’est qu’on trouve dans la notice de l’empire, dont l’autorité est ici décisive, des Létes de toute sorte de nation. Elle nous apprend qu’il y avoit des Létes teutons en quartier dans la cité de Chartres, des Létes sueves et bataves dans la cité de Bayeux, et des Létes francs dans celle de Rennes. Elle fait aussi mention de quelques autres Létes dont elle ne dit point la nation, peut-être parce qu’ils étoient tirés de differens peuples. Enfin, il est encore parlé dans la notice, des Létes de la cité de Langres, et des Létes du païs des Nerviens.

Il me paroît donc que le nom de Létes n’avoit d’autre acception que la signification propre du mot latin laetus, et qu’il vouloit dire simplement les contens. On leur aura d’abord donné indistinctement le nom de laeti ou de felices, et dans la suite celui de laeti aura prévalu, et il sera devenu le terme propre. Ce qui avoit fait donner le surnom de contens au corps de troupes auxiliaires qui le portoient, c’est que les officiers et les soldats de ces corps avoient été comme adoptés par l’empire, dans la collation des bénéfices militaires qu’il leur avoit conferés, et qu’ils joüissoient ainsi de l’état heureux de sujet de la monarchie romaine. On les aura nommé les contens, par rapport à ce nouvel état. C’est ainsi que par une raison contraire, on appelloit à la fin du dernier siécle les Hongrois qui avoient pris les armes contre l’empereur leur souverain, afin de n’être plus opprimés par ses officiers, les mécontens.

Il n’y a rien dans cette opinion qui soit contraire, ni à ce qu’on lit dans les auteurs anciens, ni à la vraisemblance, et d’ailleurs elle peut être appuyée par un passage d’Eumenius, et par une loi de l’empereur Honorius.

Eumenius d’Autun, dans son panégyrique prononcé devant Constantius Chlorus, dit à ce prince qui avoit pacifié la Grande-Bretagne : » Comme on vit autrefois Dioclétien changer en des Campagnes labourées les déserts de la Thrace, par le moyen des Colonies qu’il y transporta d’Asie ; comme on vit ensuite Maximien faire cultiver les Champs abandonnés dans le Pais des Nerviens & dans celui de Tréves, par des Peuplades de Francs qui s’étoient soumises à notre Gouvernement, par des Francs contens, & aussi satisfaits de leur condition que l’est de la sienne le Citoïen qui sortant de captivité rentre dans tous ses droits : Nous vous avons vû, Prince invincible, faire reverdir par les mains d’un Laboureur Barbare, celles des terres des Cités d’Amiens, de Beauvais, de Troyes & de Langres qui étoient en friche. »

Si laetus dans ce passage étoit le nom d’un peuple, et non pas le nom d’hommes qui joüissoient d’un certain état, s’il n’étoit point employé ici comme l’adjectif de francus, mais comme substantif, francus et laetus seroient deux peuples, et Eumenius ne diroit pas, comme il le dit, excoluit, mais excoluerunt au pluriel.

Voici la loi d’Honorius : » D’autant que plusieurs Etrangers de differentes nations continuent à s’établir dans l’Empire, pour y jouir du bonheur des Romains, & qu’il convient de leur donner des terres Létiques, nous réservons à nous seuls le pouvoir de les conceder : & comme il est arrivé que quelques Etrangers se sont approprié de leur autorité privée une portion de terre fort au-dessus de ce qui doit leur apartenir, & cela, soit par la prévarication de ceux qui étoient préposés pour l’empêcher, soit parce que ces Etrangers ont surpris des Rescrits du Prince qui sont trop avantageux pour eux, nous députerons pour Commissaire une personne capable, à qui nous donnerons pouvoir de dépouiller les premiers de ce qu’ils ont usurpé, & les autres de ce qu’ils se feront fait octroyer au-delà de ce qui leur étoit dû suivant l’équité. »

Les mêmes raisons qui dans le troisiéme siécle avoient fait donner le nom de laeti ou de contens aux Francs, à qui Maximien distribua des terres dans les Gaules, à condition d’y vivre comme sujets de l’empire, et de le servir dans ses guerres, auront aussi fait donner ce nom-là aux autres barbares qui se seront domiciliés aux mêmes conditions sur le territoire romain. Les létes n’auront donc été autre chose dans le quatriéme et dans le cinquiéme siécle que ceux des barbares servans dans les troupes auxiliaires, à qui l’on avoit donné des terres et un domicile dans l’empire. On les aura distingués par ce surnom des autres barbares qui servoient dans ces mêmes troupes, mais qui n’avoient encore aucun établissement fixe sur le territoire de la monarchie, et qui, pour parler suivant nos usages, n’y étoient pas encore naturalisés. Ainsi l’on pourroit en traduisant, rendre les francs létes et les bataves létes, par les Francs et par les Bataves naturalisés et domiciliés dans l’empire.

Quant au passage de Zosime, sur lequel les auteurs qui ont cru que nos létes fussent un peuple particulier, se sont fondés, il se peut très-bien interpréter en suivant mon opinion. Le voici. Zosime dit, en parlant du tyran Magnence : « Il étoit d’origine étrangere, et il avoit vêcu parmi les létes, nation gauloise. » Mais le mot grec etnos dont se sert Zosime, et que j’ai rendu ici par celui de nation, en me conformant à la version latine, ne signifie pas toûjours un peuple particulier. Il signifie encore quelquefois une societé, une condition, un état, un ordre de citoïen, et suivant l’aparence Zosime l’aura employé dans une de ces dernieres acceptions. Cet historien n’aura donc voulu dire autre chose, si ce n’est que Magnence avoit été d’abord au nombre des létes qui servoient dans les Gaules. On verra, lorsqu’il sera question de l’invasion d’Attila dans les Gaules, un passage de Jornandés qui parle de ces létes, et qui favorise encore notre opinion.

Les barbares qui servoient dans les troupes auxiliaires parvenoient aux premieres dignités de l’empire, comme nous aurons occasion de le dire plus d’une fois. Leurs fils nés dans son territoire étoient-ils réputés Romains pour cela ? Je ne le crois point. C’étoit le sang dont on sortoit, et non pas le lieu où l’on étoit né qui décidoit alors de quelle nation on devoit être reputé citoïen. Le fils d’un Franc, bien qu’il fût né à l’ombre du Capitole, étoit réputé Franc, et le fils d’un Romain étoit réputé Romain, quoiqu’il fût né sur les bords du Rhin. C’est de quoi nous parlerons plus amplement dans la suite. D’ailleurs nous verrons que la postérité des Teifales établis dès le commencement du cinquiéme siécle dans le Poitou, et que celle des Saxons établis dès le commencement du cinquiéme siécle dans le païs Bessin, étoient encore réputées une nation barbare au milieu du sixiéme siécle. Elles y faisoient toûjours chacune un peuple à part, et qui n’étoit point encore confondu avec les anciens habitans du païs, c’est-à-dire, avec les Gaulois devenus des Romains.

Voilà quelles étoient les troupes auxiliaires que l’empire entretenoit dans les premieres années du cinquiéme siécle ; mais les nouvelles disgraces qu’il essuya bientôt après, le reduisirent à faire aux barbares ou déja engagés dans son service, ou qu’il y vouloit attirer, des conditions qui lui étoient encore bien plus onéreuses, et qui porterent des coups mortels à ce corps politique dont les forces se trouvoient bientôt épuisées, par les maux et par les remedes.

Il paroît donc que sous le regne d’Honorius il arriva deux choses ; la premiere, c’est que l’état malheureux où tomberent les affaires de l’empire, empêchant le gouvernement de pourvoir à la subsistance des troupes auxiliaires, comme de leur tenir tout ce qu’on leur avoit promis, ces troupes se mutinoient et se cantonnoient dans une certaine étenduë de païs. Elles s’en emparoient comme d’un nantissement qui leur répondoit des arrerages de leur solde, de la sureté de leur récompense, en un mot de tout ce qui pouvoit leur être dû par l’empire. Elles se conduisoient en ces occasions comme les terces ou les régimens d’espagnols naturels qui servoient leur roi dans les guerres du Païs-Bas, en usoient à la fin du seiziéme siécle, lorsqu’ils n’étoient point payés. Ils se mutinoient, et après s’être choisi des chefs, ils s’emparoient ou d’Alost, ou d’autres places, et sans cesser pour cela de faire la guerre contre les ennemis de leur maître, ils gardoient le païs dont ils s’étoient saisis comme un païs de conquête, qu’ils ne remettoient à leur souverain, qu’après qu’il leur avoit donné satisfaction sur leurs demandes.

En second lieu, le désordre des affaires de la monarchie qui devenoit plus grand de jour en jour, et qui la mettoit souvent dans l’impuissance de faire les dépenses nécessaires pour lever dans un païs étranger des troupes auxiliaires, dont il avoit un besoin pressant, le réduisirent à traiter avec les rois barbares, et si j’ose parler ainsi, à les prendre eux et leurs peuples à son service. Ces princes passoient donc à la tête de toute la tribu sur laquelle ils regnoient, au service de l’empire, qui leur assignoit pour leur subsistance des quartiers stables dans un certain païs, avec la permission d’y vivre suivant la loi de leurs ancêtres, et dans l’indépendance de ses officiers civils. Ces colonies n’avoient à répondre qu’aux officiers militaires de l’empire qu’elles s’engageoient à servir. Une des premieres conventions de cette nature-là[5], dont j’aye connoissance, est celle que fit Honorius avec plusieurs tribus de la nation scythique et de la nation gothique après la prise de Rome par Alaric. Nous rapporterons dans la suite plusieurs passages des auteurs anciens qui serviront de preuves à ce qui vient d’être avancé.

Le mal s’accrut à proportion que le désordre des affaires de l’empire s’augmentoit. On n’avoit donné d’abord des terres à ces peuplades indépendantes des officiers civils, et qui faisoient un Etat dans un autre Etat, que dans les extrémités des provinces de l’empire. Ensuite l’on fut obligé de souffrir qu’elles en prissent dans l’intérieur des Gaules, et même dans l’Italie. On fut obligé, par exemple, pour sauver une partie des Gaules, d’en délaisser une portion aux Bourguignons et à d’autres barbares, qui s’en étoient emparés par force, et qui malgré l’empire se firent ses troupes auxiliaires. Il devoit être bien dur aux empereurs de souffrir dans le sein de l’Etat, des peuplades qui faisoient un corps politique indépendant à plusieurs égards de l’autorité impériale, et dont le séjour rendoit même précaire le pouvoir qu’elle conservoit sur les Romains du païs où ces peuplades s’établissoient. Mais, comme nous le verrons en parlant du progrès des colonies de ce genre, qui font le principal sujet de cet ouvrage, les conjonctures devinrent telles que les empereurs étoient souvent réduits à prendre le parti le moins mauvais. Le pouvoir des conjonctures obligea Rome, qui avoit autrefois envoyé tant de colonies s’établir sur le territoire des barbares, à recevoir des colonies de barbares sur le sien.

Les barbares, dont il est ici question, prirent le nom d’ hôtes de l’empire et c’est ainsi qu’ils se qualifient eux-mêmes dans leurs loix nationales. Le mot d’ hôte qui ne signifie parmi nous que celui qui loge un autre, ou celui qui loge chez un autre souvent à prix d’argent, avoit une acception bien plus noble chez les romains. On le donnoit aux personnes qui bien qu’elles ne demeurassent point dans le même lieu, étoient jointes néanmoins d’une amitié si étroite, qu’elles avoient droit de loger reciproquement l’une chez l’autre. Ce qui rendoit encore le nom que prenoient nos barbares, plus favorable, c’est que dès le tems du haut-empire les légions et les cités où elles avoient leurs camps, se traitoient d’ hôtes, et il étoit d’usage qu’elles s’envoyassent la figure de deux mains jointes ensemble, pour marque de leur amitié. Les barbares des peuplades établies dans le milieu du territoire de l’empire, ne pouvoient donc faire mieux que de s’arroger le titre d’ hôtes de l’empire. C’étoit un nom connu avec lequel le peuple de la monarchie étoit déja familiarisé.

Les tems devinrent mêmes si difficiles, que les empereurs furent obligés à conferer aux rois ou aux chefs de ces peuplades indépendantes, les plus grandes dignités de l’empire, et même à donner plus d’une fois à ces princes barbares la commission d’obliger par la voye des armes, les Romains révoltés, à rentrer dans leur devoir. C’est de quoi l’on verra plusieurs exemples dans la suite de cet ouvrage.

  1. Procop. de Bello Vand. lib 1 cap. 19. de Bello Goth. lib 3. Olympios apud Photium pag 117.
  2. Isidor. orig. liv. 16 cap. 24.
  3. Le Blanc, Traité Historique des Monnoyes, p. 3.
  4. Laeti & Laetiani.
  5. Procop. Bell. Goth. lib. 1. c. 1.