Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 1/Chapitre 14

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LIVRE 1 CHAPITRE 14

CHAPITRE XIV.

Des Gabelles, Péages & Doüanes qui faisoient la troisiéme source du revenu des Empereurs. Des Dons gratuits, & autres revenus casuels qui en faisoient la quatriéme source, ou la quatriéme branche.


On voit par une loi du Code, que les empereurs romains s’étoient attribué le droit de faire seuls la marchandise de sel ; en un mot, que ces princes pratiquoient de leur tems ce que François I a depuis introduit en France, lorsque non content des droits que ses prédecesseurs avoient imposés sur le sel, il en réserva la vente exclusive à lui comme à ses successeurs. » Si quelqu’un, dit cette Loi du Code, ou de la seule autorité, ou bien à la faveur d’une permission de nous, laquelle il auroit surprise, achete des sels, & si quelqu’un en vend sans un congé de ceux qui ont affermé les Salines, que les sels ainsi commerces, & l’argent reçu, soient confisqués au profit des susdits Fermiers. » On confisquoit donc en premier lieu tous ces sels de contrebande, et en second lieu, on obligeoit ceux qui les avoient vendus en fraude à payer aux fermiers le prix qu’ils en avoient touché. Nous ignorons quel étoit le prix du minot de sel, et quelle étoit la somme que ces fermiers rendoient au prince pour prix de leur bail.

La troisiéme branche du revenu imperial comprenoit, outre les gabelles, les droits de doüane qui se levoient à l’entrée de l’empire, et les droits que payoient les marchandises qu’on transportoit d’une grande province dans une autre. Cette branche comprenoit encore les droits de péage qui s’exigeoient au passage des fleuves et rivieres, et le quarantiéme denier qui se prenoit sur ce qui se vendoit dans les marchés. Je ne sçai point si ce dernier droit a été jamais plus fort que le quarantiéme denier. Peu de personnes étoient exemptes de ces impôts. Si les soldats étoient dispensés de payer cette sorte de droit sur les denrées et marchandises qu’ils achetoient ou transportoient pour leur consommation, ils étoient tenus de les acquitter sur les denrées ou marchandises qu’ils achetoient ou transportoient pour en faire commerce.

Le peu de mémoires que nous avons de ces tems-là, et les changemens arrivés dans tous ces droits et impôts, ne nous permettent point d’en faire une discussion éxacte et méthodique. Un empereur ôtoit souvent le droit que son prédécesseur avoit mis, et le successeur faisoit revivre aussi quelquefois le droit que son prédécesseur avoit éteint. Par exemple, on retrouve sous des successeurs de Galba l’impôt sur la vente des esclaves que cet empereur avoit ôté. Ainsi nous ne remonterons pas plus haut que le troisiéme siécle, et nous rapporterons simplement ce que nous pouvons sçavoir touchant les doüanes, les péages, et les droits que nous appellons droits d’entrée, lesquels se levoient sous les derniers empereurs.

Le droit de doüane que devoient acquitter toutes les denrées et marchandises qu’il étoit permis d’introduire dans l’empire, étoit le huitiéme denier du prix de leur estimation. Elles payoient ce droit à leur entrée dans le territoire romain, à qui que ce fût qu’elles appartinssent. La loi statuë même expressément, que les effets appartenans à ceux qui servoient dans les troupes, ne joüiroient d’aucune exemption ou diminution de ce droit de doüane.

J’ai dit les marchandises et denrées qu’il étoit permis d’introduire dans l’empire, parce qu’il y en avoit dont l’entrée étoit prohibée. Par exemple, il étoit défendu aux particuliers d’y faire entrer des étoffes de soye. Suivant une loi de Théodose Le Grand et de ses collégues, il n’étoit permis qu’au seul officier qui exerçoit l’emploi d’intendant général du commerce, d’introduire des soiries dans l’empire : ou l’on avoit voulu mettre en parti le commerce de cette marchandise, afin d’en faire entrer le profit dans les coffres du prince, ou l’on l’avoit cru si préjudiciable à l’Etat, que faute de pouvoir l’empêcher entierement, on avoit du moins tâché de le restraindre, en l’interdisant aux particuliers.

L’achat des soyes devoit faire sortir de grandes sommes de l’empire, parce qu’il les falloit tirer de Perse et des Indes. Il est bien vrai que dans le sixiéme siécle, il y avoit dans quelques villes de la Phenicie des fabriques d’étoffes de soye[1], mais il paroît en lisant l’auteur même qui nous apprend cette particularité, que les matieres qu’on y employoit venoient de Perse. Voilà pourquoi Tibére avoit défendu que les hommes portassent des habits de soye. C’étoit du moins diminuer de moitié un commerce si ruineux, et qui très-probablement étoit une des causes qui faisoient sortir chaque année de l’empire des sommes considerables d’argent comptant.

En effet la soye étoit alors d’un prix excessif, par rapport au prix qu’elle vaut aujourd’hui. Il falloit encore sous l’empire d’Aurelien[2], une livre d’or pésant, pour payer une livre de soye. Sous l’empire de Justinien, la livre de soye de douze onces, ne valut plus que huit sols d’or, c’est-à-dire, environ six-vingt livres de la monnoye qui a cours aujourd’hui[3]. Une si grande diminution dans le prix de la soye, venoit de ce que sous le regne de ce prince, les Romains d’Orient avoient appris la maniere d’élever les vers à soye[4], et de faire du fil avec le travail de ces insectes. Voilà, suivant l’apparence, ce qui l’engagea à la taxer du moins à ce prix-là.

Quant aux marchandises et denrées dont l’extraction étoit permise aux nations amies, elles ne payoient aucun droit à la sortie des terres de l’empire. Il n’est pas nécessaire qu’un Etat ait fait déja de grands progrès dans la politique, pour sçavoir, qu’en général il ne peut trop favoriser l’extraction de ses denrées et de ses marchandises. On ne peut, sans se declarer à demi-barbare, manquer à cette maxime de gouvernement.

Comme il y avoit des marchandises qu’il étoit défendu d’introduire dans l’empire, il y en avoit aussi d’autres dont l’extraction étoit prohibée. Il y avoit déja long-tems lorsque la loi que nous venons de citer, et qui est de la fin du quatriéme siécle, fut publiée, que les Romains avoient défendu de transporter dans les païs étrangers de l’or, des esclaves qui eussent certains talens, et des armes tant offensives que défensives ; cette derniere prohibition a même été souvent renouvellée par nos premiers rois. Nous verrons encore en parlant des motifs qui engageoient les barbares à faire si fréquemment des incursions sur le territoire de l’empire, quoique ces expéditions fussent très-périlleuses, que les empereurs avoient défendu de leur vendre du vin, ni de l’huile, ni des sauces composées, et cela pour leur ôter, s’il se pouvoit, la connoissance de ces denrées. Les magistrats qui délivroient des passeports aux vaisseaux qui alloient trafiquer sur les côtes des païs étrangers, étoient chargés du soin de les faire visiter, pour voir si l’on n’y avoit point embarqué quelques-unes des marchandises ou des denrées dont l’exportation étoit prohibée.

On trouve aussi des bureaux des doüanes impériales dans l’interieur de la monarchie romaine, et établis dans Marseille comme dans d’autres villes, pour y faire payer le droit de péage, et tous les droits que devoient les marchandises qui passoient d’une province à une autre. Nous entrerons dans un plus grand détail de tous ces droits, en parlant de ceux de même nature, que levoient nos rois de la premiere race.

Suivant une loi publiée par Constantin Le Grand en trois-cens vingt-deux, les droits de doüane et péages qui appartenoient au fisc, devoient être affermés après les publications convenables, au plus offrant et dernier encherisseur. La durée des baux qu’on en faisoit, ne pouvoit être moindre que de trois ans, et durant ces trois années, les fermiers ne pouvoient pas être dépossedés. Au bout de ce terme, les fermes devoient être mises de nouveau à l’enchere.

Outre les bureaux des doüanes impériales, il y en avoit encore plusieurs autres, où les cités particulieres faisoient lever à leur profit les droits que le prince leur avoit permis d’imposer, et qu’elles ne pouvoient pas multiplier sans son exprès consentement. Nous avons déja rapporté dans le troisiéme chapitre de ce livre une loi d’Arcadius et d’Honorius concernant ces octrois, dont le produit faisoit une partie du revenu ou des deniers patrimoniaux de chaque cité, et lui aidoit à faire les dépenses dont elle étoit tenuë.

Une des dépenses de ces communautés (nous avons parlé déja des autres) consistoit dans les dons gratuits qui se faisoient au prince en certaines occasions, et ces présens composoient une partie de la quatriéme branche du revenu des empereurs, de celle qu’on pouvoit appeller, leurs revenus casuels. L’autre portion de ces revenus casuels consistoit en partie dans les droits appartenans au prince en certains cas sur les successions ; en partie dans les biens dévolus au domaine de l’Etat, soit par confiscation, soit par déshérence, soit enfin par la mort du dernier possesseur décedé sans laisser un héritier capable de tenir le demembrement du domaine dont son auteur avoit eu la joüissance à titre de bénéfice militaire, ou autrement. Les terres qui revenoient de tems en tems au domaine, et dont il se mettoit réellement en possession, remplaçoient celles que les empereurs pouvoient donner aux Romains et aux barbares qui portoient les armes pour le service de l’Etat. Voilà pourquoi, comme nous l’avons déja remarqué, l’empire étoit encore propriétaire dans les tems de sa décadence, d’une grande quantité de métairies et autres fonds de terre.

Quelle étoit la somme à laquelle se montoit le produit de tous les revenus que les derniers empereurs avoient dans les Gaules ? C’est ce qu’on ne sçauroit dire. Nous voyons bien dans Eutrope que la subvention imposée par César à celles des cités des Gaules obligées en vertu de la condition dont elles étoient à payer tribut, ne se montoit qu’à dix millions de livres ou environ. Il faut que cette somme eût été considerablement augmentée bien-tôt aprés, puisque Velleïus Paterculus dit, que lorsqu’Auguste conquit l’Egypte quatorze ou quinze ans après la mort de Jules-César, Auguste augmenta le revenu de l’Etat d’une somme aussi forte que celle dont Jules-César l’avoit acrûë par la conquête des Gaules. Or Auguste en faisant la conquête de l’Egypte, augmenta de six millions d’écus ou de dix-huit millions de nos livres, le revenu de l’empire. Au rapport de Diodore de Sicile, qui vivoit du tems de ce prince, l’Egypte rendoit par chacune année aux Ptolomées sur qui les Romains la conquirent, six mille talens.

Au regard des Gaules, il y a deux choses à observer. La premiere est, qu’il n’est pas bien clair si Eutrope entend par le mot de tribut, le tribut public seulement, ou généralement tous les revenus que l’empire tiroit des Gaules. L’autre, c’est qu’il est très probable qu’Auguste augmenta encore ce revenu, quand l’an de Rome sept-cens vingt-sept, et deux ans après qu’il eût conquis l’Egypte, il fit en personne le recensement des Gaules dont nous avons parlé, et qu’il y établit le tribut tel qu’il se payoit encore sous Vespasien. Il faut qu’Auguste eût alors augmenté si considerablement les subsides que les Gaules avoient payés jusques-là, qu’on y ait regardé cette augmentation, comme ayant été le véritable établissement du tribut, qui devint alors onereux, de leger, d’insensible qu’il étoit auparavant. Ce qu’on païa depuis l’année sept cens vingt sept, aura fait regarder ce qu’on avoit payé précédemment, plûtôt comme une subvention, que comme un véritable tribut. Que pouvoit coûter à chaque particulier son contingent dans dix-huit millions de nos livres repartis sur toutes les Gaules ? Quoiqu’il en ait été, il est certain que les derniers empereurs devoient tirer des Gaules beaucoup plus que n’en tiroit Auguste, et cela par plusieurs raisons.

En premier lieu, les richesses des Gaules s’augmenterent tellement dès que leur assujettissement aux Romains y eût établi une tranquillité inconnuë auparavant, et dès qu’elles purent commercer librement dans tout l’empire, qu’on les citoit ordinairement comme sa province la plus opulente. Lorsque l’empereur Claude voulut faire approuver par le sénat, le dessein qu’il avoit de rendre ceux des Gaulois qui tenoient le premier rang dans leur patrie, capables de posseder les plus grandes dignités de la république, ce prince, parmi plusieurs autres raisons allégua celle-ci : « Ne vaut-il pas mieux pour nous, gager les Gaulois à venir dépenser leurs revenus dans Rome, que de les laisser jouir de leur or & de leurs richesses au-delà des Alpes ? » « Les Gaules, dit aux Juifs le jeune Agrippa en les haranguant, pour les dissuader de se révolter contre Néron, ont chez elles une source intarissable de toutes sortes de biens qu’elles distribuent dans le reste du monde. Cependant elles sont contentes de faire une des Provinces de l’Empire Romain. Elles sont persuadées que c’est de son bonheur que dépend leur félicité. » Comme le revenu du souverain consiste toujours, pour la plus grande partie, en redevances et en droits, qui se perçoivent sur les fruits qui se recueillent, sur les marchandises qui se fabriquent, et sur la consommation qui s’en fait, il faut que ce revenu augmente considerablement dans un Etat qui devient plus riche par le commerce, qu’il ne l’étoit auparavant, quand bien mêmeces redevances et ces droits ne se leveroient que sur l’ancien pied. Mais nous trouvons dans les Gaules, sous les derniers empereurs, une taxe par tête, et plusieurs autres impositions, qui très-probablement n’y avoient point été établies par Jules-César ni par Auguste, et qui auront accru les revenus qu’en tiroit l’empire du tems de leurs successeurs quand bien même ce païs n’auroit point été amelioré.

En second lieu, l’édit par lequel Caracalla donna le droit de bourgeoisie romaine à tous les citoïens des communautés, et des Etats soumis à l’empire, dut, comme nous avons déja observé, accroître de beaucoup le revenu dont il joüissoit dans les Gaules. En effet, les citoïens de plusieurs communautés ou Etats, qui avant cet édit de Caracalla, n’étoient point sujets aux impositions dont le citoïen romain commençoit déja d’être surchargé, parce que n’étant unis à l’empire, qu’en qualité d’alliés, leur condition les obligeoit seulement à lui fournir des soldats, et tout au plus quelque subside, ou quelque contribution en denrées, devinrent sujets par la publication de cet édit, à toutes les impositions payables par le citoïen romain. On croit même que le véritable motif qui fit agir Caracalla, lorsqu’il rendit cet édit célébre, fut celui d’augmenter les revenus de l’empire, en augmentant l’ordre des sujets qui païoit le plus au prince, par l’extinction des ordres qui ne lui païoient presque rien. La condition de citoïen romain qui faisoit, sous les premiers Césars, l’objet de l’ambition des autres sujets de Rome, étoit déja devenuë pire que l’état de plusieurs autres de ses sujets, qui peut-être ne l’eussent point acceptée lorsqu’elle leur fut offerte, s’il leur eût été loisible de la refuser.

Ainsi quoique nous ne sçachions point précisement quelle somme rapportoient annuellement les revenus domaniaux, et les droits que le fisc avoit dans les Gaules, nous ne laissons point de voir qu’elle devoit être très-considerable, et peut-être six fois plus grande que celle qu’en tiroit Auguste. Le païs étoit devenu fort opulent, et les redevances et les droits y étoient forts, et en grand nombre.

  1. Proc. hist. arc. pag. 110.
  2. En 270.
  3. En 1738.
  4. Pho. Bib. Cod. 64.